L’onde

Arcadio Wang

paru dans lundimatin#287, le 15 mai 2021

L’Onde est une cité née lors de l’extinction de notre monde et les huit nouvelles qui seront ici publiées racontent les mille ans de son histoire et les menaces qui pèsent sur son modèle égalitaire. Vous retrouverez les Ondins et leurs aventures tous les quinze jours [1].

Illustration : Majorminuit
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Fondation +890

Le forestier

« L’impossibilité d’exercer le processus de puissance est le pire des outrages faits par la société humaine à l’individu. »
Theodore J. Kaczynski

Il n’était plus temps de réfléchir. La bête allait se dérober. Paul la vit filer entre les arbres ; étonnamment, elle s’élança droit vers la commune. Tout le monde dormait alors, l’aube teignait à peine le ciel nocturne ; dans le labour, la brume froide de cette fin d’août s’élevait des mottes. Paul suivit la biche dans le champ, sans égards pour sa monture qui risquait de se blesser en galopant sur les sillons. L’air frais le faisait larmoyer mais il était comme happé par le vacarme de son souffle, de celui du cheval, du vent froid, et plus encore par la bête dont il suivait les bonds, comme oublieux de lui-même, fasciné par cette croupe mouvante d’animal et par cet œil noir effarouché se retournant incessamment, terrorisé, fuyant son prédateur.

La bête et le cavalier qui la pourchassait écrasèrent les salades des jardins du quartier Charrettes, puis débouchèrent sur la grand-place encore vide à cette heure. Paul crut pouvoir abattre la biche à quelques pas de la maison de ses parents lorsqu’il la vit glisser sur le pavé brillant, peinant à se relever. Alors que le jeune homme avait déjà lâché la bride des deux mains pour la mettre en joue avec le fusil de son père, sa monture elle aussi manqua de s’effondrer sur les pierres glissantes. Paul dut se jeter contre le flanc de son cheval, qu’il agrippait en tâchant de ne pas se dessaisir de son arme, pour conserver son équilibre. Le vacarme que ces deux bêtes et le jeune garçon firent alors dut réveiller tout le quartier, mais personne n’eut le temps de réprimander le garçon, car la biche se faufilait déjà entre deux façades, vers les quartiers de l’Intérieur.

Le jeune homme s’était promis de rapporter dans sa commune le cadavre d’une belle proie. Il avait quinze ans, il était jeune et désirait la gloire. Ses aînés n’avaient pas su extirper de son esprit ce désir de se distinguer qui le rendait si ombrageux. Les parents du garçon craignaient même qu’il ne finît par quitter le village pour rejoindre l’une des villes de l’Extérieur – il était désormais impossible d’appeler Ancien Monde ces différents états, villes-Franches ou principautés qui entouraient l’Onde ; le nom de France était de nouveau apparu pour désigner cet ensemble, même s’il recoupait un territoire bien plus modeste qu’à l’époque où les premiers colons avaient fondé l’Onde ; la vie revenait de nouveau hors de la vaste forêt qui avait abrité les Ondins depuis plusieurs siècles et c’était bien l’Onde que l’on qualifierait bientôt d’ancien monde. En outre, l’Extérieur prêtait désormais moins le flanc à la critique car la concorde y régnait presque ; les différents territoires de la nouvelle France avaient recours à la diplomatie pour traiter les uns avec les autres ; on parlait de monarchie parlementaire et le mot démocratie faisait un retour triomphant après plus d’un millénaire passé dans l’ombre.

Nombreux étaient ceux qui désormais abandonnaient la vie dans leur commune et trahissaient leurs parents en monnayant les savoirs artisanaux qu’ils leur avaient transmis, ou encore en se faisant soldats, après avoir constaté non sans amertume que leurs voisines rêvaient de se voir enlevées par un amant à galons plutôt que par un manœuvre en bâtiment. Paul n’avait pas encore fait l’un de ces choix, mais tout récit remettant en cause la vie bourgeoise et sans éclat qui était désormais celle des Ondins l’exaltait. C’était pour cette raison qu’il avait entrepris cette chasse, seul, dérobant le cheval et le fusil de son père – Dieu sait quel châtiment celui-ci lui administrerait si l’animal revenait blessé. Il voulait laisser libre cours à cette énergie débordante dont il sentait ses membres pleins, il voulait laisser s’exprimer sa puissance.

Mais lorsqu’il vit la bête s’engager vers l’Intérieur, il hésita. Ces quartiers abandonnés étaient plus dangereux que jamais. Des bandes de pillards de l’Extérieur s’y étaient récemment insinués et, après avoir massacré les marginaux de l’Onde qui y avaient élu séjour, ils menaient régulièrement des pillages dans les quartiers avec une cruauté que personne depuis Titus Bringer n’aurait osé employer. Toutefois, Paul se dit que ces brigands seraient certainement en train de cuver leur vin à cette heure ; il ne risquait guère de les croiser. Il planta ses talons dans les flancs de sa monture et hurla sans voir que des volets s’ouvraient dans le quartier Charrettes, dont tous les habitants avaient bien été réveillés par ses frasques.

Paul suivit résolument la biche ; parmi les habitations délabrées de l’Intérieur, il contourna l’ensemble de bâtisses qui avaient jadis abrité les menées folles du Pensionnat. Un ivrogne tenta de lui jeter une pierre après qu’il eut manqué de le renverser dans une venelle presque entièrement dépavée, mais le vacarme que le garçon faisait n’était déjà plus qu’un écho quand la pierre lancée mollement retomba. Bientôt, Paul fut éclaboussé de boue dans des rues rendues à la terre ; leurs pavés avaient disparu on ne savait où ; sans prendre le temps d’observer ce cœur de l’Onde plus mystérieux encore pour les habitants des communes que le vaste monde qui les entourait, il ne vit pas d’abord toutes ces façades aux trois-quarts effondrées, qui avaient emporté dans leur chute les arbres parasitaires qui les avaient étranglées. Il ne vit ni les cabanes de bois construites çà-et-là par des va-nu-pieds désireux d’échapper à la violence qui régnait dans les rues de l’Intérieur plus proches des communes, ni leurs jardins de misère poussant dans l’enceinte d’anciennes maisons.

Il fut cependant bientôt arrêté dans son élan par sa monture, qui peinait à se dépêtrer des arbustes dont la rue, ou plutôt la piste désormais, était couverte. Des gravats et des buissons, voilà ce qui restait de l’Onde primitive. La biche fit trois bonds latéraux pour disparaître. Bientôt, seuls des arbres, toujours plus imposants, entourèrent le garçon. Il put enfin reprendre ses esprits après avoir vu ce gibier lui échapper et se maudit mille fois d’avoir suivi sa pente impétueuse. Où le menait-elle au juste ? Il avait quitté la forêt entourant l’Onde pour revenir en chevauchant dans son quartier et s’enfoncer toujours plus avant dans les rue de l’Intérieur. Et ne voyait-il pas devant lui de nouveau la forêt ? Avait-il bifurqué sans en avoir conscience dans les rues intérieures pour ressortir par un autre quartier ? Non, cela était impossible. En dépit de toute sa fougue, il aurait aperçu les façades en bon état de ce quartier, il aurait senti sous les sabots de son cheval la terre travaillée des potagers et des champs qui encerclaient l’Onde avant de regagner la forêt. En outre, alors qu’il s’enfonçait non sans appréhension entre les arbres, il s’aperçut vite que cette forêt n’avait rien de commun avec celle qu’il avait traversée tôt ce matin-là et qui lui était si familière. Celle-ci était tout à fait sauvage : les arbres n’avaient poussé là que grâce à leur lutte si lente pour s’étouffer les uns les autres et atteindre en premier les cimes. Certains dominaient vraisemblablement leurs congénères depuis des siècles, car ils avaient atteint une taille que l’on ne voyait pas dans la forêt extérieure à l’Onde, du moins pas avant d’avoir marché pendant plusieurs heures. Aucune main humaine n’était intervenue pour régenter ces êtres opiniâtres qui le plongeaient dans l’ombre.

Paul dut reconnaître qu’il était parvenu dans le cœur de l’Onde que nul Communal à sa connaissance n’avait foulé depuis l’époque de Titus Bringer. Il savait que ce noyau sylvestre avait grossi à mesure que les Communaux s’éloignaient des constructions de leurs aïeux, jusqu’à redevenir une véritable forêt. Depuis des centaines d’années, les enfants construisaient leur demeure à quelque distance de la maison de leurs parents ; et, après les avoir piétinées, ils laissaient derrière eux les sépultures de leurs ancêtres. Les premiers Communaux, poignée de fuyards pleins de doutes, avaient jadis établi, là où Paul se trouvait en ce moment, leur colonie, bientôt séparés du monde par le Grand Désastre. Mais nulle trace de leur passage ne pouvait désormais être décelée. Ils ne vivaient plus que dans la mémoire lacunaire de leurs lointains héritiers.

Paul se retourna : il fallait revenir vers sa commune, sans la perspective de rapporter sa proie sur le dos de son cheval, et dans la certitude de se voir ramené à son véritable état, celui d’enfant désobéissant, par son père courroucé. En dépit de cet horizon peu amène, il aurait souhaité dans l’instant se voir transporté en son quartier. La disparition de la biche qu’il convoitait l’avait ramené tout d’un coup à l’immense fatigue que sa tumultueuse escapade nocturne avait soulevée en lui. Il aspirait à son lit, au placard rempli de la maison familiale et surtout à s’éloigner de ces malveillants et immenses vieillards feuillus qui s’élevaient tout autour de lui. Mais pour cela, il fallait retraverser les quartiers intérieurs, en pleine matinée désormais. Là encore, Paul maudit son absence totale de prévoyance.

Soudain effrayé à l’idée de voir apparaître des habitants de l’Intérieur bien décidés à égorger le jeune excentrique qui avait traversé l’un des plus dangereux quartiers d’un monde alors très dangereux, et sur une monture très désirable, Paul se retourna de nouveau, préférant se mesurer à la peur que cette forêt lui inspirait. Il s’enfonça plus avant, manœuvrant difficilement sa monture prise jusqu’aux cuisses dans les épines. Dans sa panique toujours croissante, il s’emportait contre la pauvre bête qui ne pouvait avancer sans se déchirer les flancs. Celle-ci ne tarda pas à le jeter bas afin qu’il éprouvât lui-même les griffures des ronces. L’enfant pesta contre le cheval et ne cessa de l’injurier et de le battre que lorsque ses larmes parvinrent à sourdre. Il se recroquevilla alors pour pleurer accroupi, longtemps, avant de s’endormir.

*

Il s’éveilla comme saisi d’un malaise, un instinct semblant l’avertir d’une présence ennemie. Mais cette pensée inquiétante lui passa alors que le voile du sommeil se déchirait. Si le soir n’était pas encore tombé sur la forêt, le soleil n’était déjà plus visible au-dessus des arbres. Paul avait la tête un peu plus froide désormais, et il s’arrêta vite à une résolution. Il demeurerait dans le noir, à bonne distance de l’Intérieur, jusqu’à l’aube. Puis il retraverserait à la même vitesse ces quartiers délabrés dans le sens inverse, avant de regagner l’une des communes où il se trouverait en sécurité. Mais avant cela, il fallait qu’il redonnât des forces à sa monture, qu’il la fît boire en premier lieu. Il la détacha, puis se mit à la caresser.

« Pardonne-moi ! Tout est de ma faute ! » L’enfant demeura un moment à consoler la bête autant qu’il se consolait, versant alors des larmes apaisantes. Plus calme, alors que tout autour les ramures grises prenaient des formes irréelles, se détachant du ciel blafard précédant le crépuscule, l’enfant se reprit, avant de sentir l’angoisse de nouveau gonfler sa poitrine. Il entendait un bruit étrange ; c’était comme si un écho infidèle répétait le bruit de ses sanglots, mais plusieurs secondes après qu’ils avaient retenti et dans une gamme beaucoup plus grave que celle de sa jeune voix...

… Depuis un moment, un homme l’observait, un homme hostile qui ne venait cependant pas de l’Intérieur comme Paul le redoutait. Cet inconnu, que seuls quelques habitants des quartiers intérieurs avaient aperçu depuis de nombreuses années, avait été surnommé le Forestier. Il était l’unique hôte de ces bois, depuis plus de vingt ans déjà. Depuis qu’il s’y cachait, les habitants des ruines proches du centre de l’Onde redoutaient ce lieu au point de ne plus s’y aventurer, car le Forestier avait fait comprendre à chacun qu’il s’en estimait le maître. Plusieurs chasseurs n’étaient jamais rentrés de la forêt, le mystérieux solitaire n’ayant pas hésité à les percer d’une flèche dès qu’ils avaient pénétré un peu trop loin dans son domaine. Chose rare pour les quartiers intérieurs, dans lesquels l’égoïsme le plus féroce prévalait, une douzaine d’hommes étaient parvenus à s’entendre pour organiser une battue et déloger ce sauvage qui les empêchait d’agrémenter d’un morceau de viande les avortons de légumes qu’ils laissaient pousser dans leurs ruines. Seuls sept d’entre eux étaient revenus. Depuis, et sans que le Forestier ni les gens de l’Intérieur ne se fussent jamais rencontrés, chacun avait compris qu’il était permis de pénétrer jusqu’à une certaine distance à la lisière de la forêt intérieure, mais que l’on risquait sa vie dès que cette frontière invisible était franchie. Le Forestier semblait capable de repérer n’importe quelle intrusion dans le vaste cercle de son fief, si bien que ses ennemis s’étaient convaincus du fait qu’une tribu entière de sauvages vivait là. Leur curiosité n’allait pas plus loin. Ce n’était pas l’unique mystère enfoui dans cette cité-Onde à la géographie si singulière.

Le vieux chasseur s’apprêtait donc à décocher une flèche de sommation tout près du garçon, après l’avoir patiemment observé durant son sommeil. Depuis quelques années, il donnait ainsi une chance à ses antagonistes avant de les abattre ; il lui était arrivé une fois de mal viser, mais la mort dont il avait ce jour-là été responsable ne l’avait nullement affecté. Cependant, lorsqu’il vit Paul ainsi se pencher sur son cheval pour sangloter et se confier à son ami, le seul ami de valeur qu’il eût au milieu d’hommes indifférents ou hostiles, le Forestier eut la stupéfaction de sentir monter en lui une immense compassion pour ce garçon, où beaucoup d’apitoiement sur sa propre condition se mêlait. Pour la première fois depuis des années, depuis deux décennies précisément, le Forestier pleura. Il pleura pendant que l’enfant lui-même pleurait, et puis longtemps après. C’étaient ses larmoiements que Paul entendait, stupéfait ; sans distinguer encore leur origine, il s’imagina d’abord que quelque créature merveilleuse, génie sylvestre, sylphe, se moquait de sa faiblesse.

L’homme sortit alors de sa cachette, colossal, la barbe ruisselante sous un flot de larmes qui ne pouvait éteindre le feu de sa rousseur. Il avançait, essuyant encore et encore ses yeux de son bras velu, et poussant de grands vagissements. La scène aurait paru grotesque à tout autre, mais pour le garçon seul à plusieurs lieues de son quartier et séparé de celui-ci par des menaces innombrables, l’ermite manifestement fou, vêtu de grossières peaux de bêtes et qui marchait sur lui dans la pénombre était une vision d’épouvante. Paul épaula son fusil et le pointa dans sa direction, le sommant de s’arrêter d’une voix peu assurée. Que voulait ce sauvage en marchant ainsi sur lui ? Paul vit avant tout en lui un géant redoutable, si près de lui déjà qu’il serait bientôt impossible au garçon de lui décharger une balle – son fusil était sa seule arme, et le forestier portait un poignard à sa ceinture.

« Je ne vous préviendrai plus ! Je vais tirer ! », hurla-t-il de nouveau, et alors que l’homme tendait ses bras vers lui en poussant un autre cri lamentable, le doigt trop longtemps crispé sur la gâchette se referma sur lui-même, une balle alla s’enfoncer dans le flanc du forestier.

Étonnamment, celui-ci ne hurla pas mais continua de sangloter sans paraître d’abord affecté par ce projectile. Mais presque aussitôt il dut se mettre à genoux ; il se tenait recroquevillé, se balançant d’avant en arrière ;

« Ah ! Le petit jean-f... ! », gémissait-il désormais, encore et encore.

Paul tout à fait désolé d’avoir blessé cet homme qui ne lui voulait peut-être aucun mal, finalement, voulut s’approcher ; mais, même à genoux, sa victime mesurait presque sa taille ; il n’osait donc toujours pas venir à lui. L’homme, le regardant, comprit bientôt et rejeta poignard et arc loin de lui.

« Ah ! Que fais-tu là, petit Communal, voilà bien longtemps que je n’avais pas vu un cheval, ni des vêtements aussi bien coupés », s’enthousiasma-t-il avant de s’évanouir quelques secondes. Paul se précipita alors pour lui prêter assistance. Quand l’homme reprit conscience, il s’adressa plus sommairement au garçon :

« Emmène-moi. » Paul parvint à le relever et à le charger sur son cheval. Le Forestier lui fit alors emprunter un dédale dont lui seul devait connaître les murs intangibles. Dans la nuit, leurs halètements et les gémissements bas de sa victime semblaient pour Paul faire plus de vacarme qu’une famille de sangliers qui aurait déferlé, les animaux sauvages ayant depuis longtemps fui à l’approche de ces intrus bruyants. Manifestement, l’homme avait posé des pièges un peu partout, car il guidait Paul dans d’incessants détours. Plusieurs fois, le forestier tomba du cheval ; Paul pestait alors tout en pleurant, essayant vainement de retenir ce grand corps qui glissait de la monture ; mais l’homme qui n’était pourtant plus si jeune supportait la douleur et accomplit une vraie prouesse en parvenant à ne pas céder pour de bon à l’appel de la terre. Ils accédèrent enfin à une petite clairière dans laquelle une hutte très modeste, mais construite avec habileté, les accueillit. Le Forestier s’effondra sur sa couche et s’endormit aussitôt.

Il ne s’éveilla que vingt heures plus tard. En attendant, Paul ne sut quoi faire. Bien sûr, jamais il ne se serait enfui, mais, les heures passant sans que le géant meurtri ne se réveillât, le jeune homme se demanda s’il n’allait pas rester prisonnier de cette forêt piégée, à côté d’un cadavre. Le garçon se sentirait très coupable de devenir responsable de la mort du colosse. Il ne pensait pas même à manger et, craignant de tomber dans un piège du forestier, il n’osa pas se désaltérer près de la source dont il entendait le clapotement depuis le campement du blessé.

Quand le forestier s’éveilla, ce fut donc un immense soulagement pour Paul. Il aurait donné beaucoup pour voir l’homme se relever de sa blessure. Sous cette hutte trop étroite pour deux hommes, Paul passa sa seconde nuit dans la forêt à dormir avec la volupté de celui qui voit ses plus grands tourments disparaître : il n’avait pas tué l’inconnu, il pourrait le soigner et ce dernier allait l’aider à rentrer dans son quartier. Il aurait à son tour dormi vingt heures si le forestier ne l’avait pas réveillé dès l’aube.

*

« Mais non, tu n’y trouveras pas de pièges ! », marmonna-t-il au garçon qui s’éloignait sans entrain après avoir demandé s’il pouvait en toute sûreté se rendre à la source avec son cheval. Lorsqu’il eut bu, le forestier commanda alors à Paul de lui rapporter toute une série de plantes médicinales : du thym et de la lavande, de l’avoine qui poussait à l’état sauvage dans de petites clairières depuis que des hommes, jadis, en avaient semé dans cette forêt. Il lui indiqua aussi où trouver des fruits et des champignons.

« Et prends aussi mon arc, un lapin passera peut-être près de toi ; mais méfie-toi, ils sont plus difficiles à tuer qu’un vieil homme qui ne te voulait aucun mal ! » Le garçon, ignorant que son hôte avait d’abord songé à le tuer, rentra la tête dans ses épaules et sortit.

Il passa donc sa seconde soirée dans cette vaste forêt intérieure penché sur l’herbe, cueillant diverses plantes, des fruits et champignons, les trouvant en abondance dans les coins que le forestier lui avait indiqués. Et, alors qu’il était depuis un moment agenouillé pour recueillir les baies qu’un buisson fournissait généreusement, il entendit le roucoulement d’un couple de pigeons ramiers : lorsqu’il en eut abattu un, l’autre vint se poser fidèlement près du corps de son compagnon. Il l’abattit aussi et revint fièrement près de la hutte.

Un feu l’attendait dans la cabane ; Paul y fit rôtir les pigeons après les avoir vidés et plumés. Le nom de cet habitant sylvestre était Baptiste. Paul n’en sut guère plus ce soir-là, alors qu’il dut pour sa part renseigner son aîné qui voulait comprendre ce qu’un jeune habitant des quartiers pouvait faire là. Mais le Forestier ne put lui non plus pousser plus avant son investigation. Il sombra dans l’inconscience avant même d’avoir pu goûter la moindre bouchée de son pigeon.

Baptiste toutefois était un homme robuste. Au bout d’une semaine, il ne pouvait plus tenir sur sa couche. Il se mit à errer autour de sa hutte, sans quitter sa clairière encore, montrant du doigt à son jeune ami la direction des lieux de chasse ou de cueillette qu’il lui recommandait. La première chose qu’il ordonna fut de se séparer du cheval : il demandait trop de soins et l’herbe était rare dans la forêt ; les choses deviendraient plus difficiles encore quand la mauvaise saison s’installerait pour de bon. Mais cette raison, que son jeune compagnon trouvait cruelle, n’était pas la principale : Baptiste savait que certains hivers la forêt ne lui laissait qu’une quantité infime de nourriture, souvent peu réjouissante, et la tentation d’abattre ce cheval qu’il aimait lui aussi serait alors grande. Il ignora les supplications du garçon qui perdait là son seul ami et fit comprendre sans montrer le moindre attachement à celui qui l’avait veillé pendant tous ces jours qu’il ne le retiendrait pas s’il souhaitait suivre son cheval hors de ces bois. Paul et Baptiste abandonnèrent donc le cheval à l’orée de la forêt intérieure, espérant sans aucune certitude que les habitants de l’Intérieur qui le captureraient ne le mangeraient pas.

Cependant, au cours de la semaine où il avait veillé Baptiste, Paul avait pu agir de manière presque autonome et il s’était grandement réjoui de cette parenthèse dans sa vie d’habitant de l’Onde tardive. Il aurait peut-être dû songer à l’inquiétude de ses parents, mais il ne pensait pas à vrai dire que ces derniers étaient dévastés : sa famille était nombreuse et ses parents peu affectueux. En outre, de nombreux jeunes Communaux disparaissaient régulièrement, la plupart pour revenir plusieurs jours après leur fugue ; ils avaient voulu faire une grande chasse ou avoir un aperçu de ce à quoi ressemblait le monde en dehors de la forêt qui abritait l’Onde. Les autres ne revenaient pas ou rendaient visite à leurs parents plusieurs années après leur fuite, lorsqu’ils étaient devenus des gens civilisés.

Paul ne désirait pas pour le moment rentrer dans son quartier. Chez lui, son père, après l’avoir frappé, l’aurait sans nul doute remis à la fabrication de roues de charrette. En effet, devant la demande du monde extérieur pour les solides charrettes de l’Onde, le quartier Charrettes n’était plus le seul qui aurait pu porter ce nom. Presque un tiers des habitants de la ville travaillait à la fabrication de ces outils, contre de la monnaie, qui après plus de mille années où elle n’avait plus semblé indispensable, avait refait son entrée dans les poches des descendants de Guerman. Et sur les conseils de voyageurs venant de T..., la grande ville de France qui connaissait une nouvelle prospérité, les artisans-commerçants de l’Onde s’étaient organisés pour accroître leur production. Alors que chaque artisan naguère fabriquait intégralement sa charrette, désormais des associations de fabricants s’étaient constituées, au sein desquelles chacun concevait une partie de charrette, produisant encore et encore la même pièce. L’un des inconvénients de cet expédient résidait dans la perte de la variété des modèles auparavant produits par chaque artisan désireux de rivaliser avec ses voisins. Désormais, la même « Charrette de l’Onde » était produite par plusieurs quartiers. Et Paul, depuis plusieurs années déjà, fabriquait des roues pour ces charrettes, encore et encore. Son père, lui, aurait toujours su fabriquer une charrette à lui seul ; mais Paul ne l’avait jamais appris, et une part de son insatisfaction, de son avidité à chercher un moyen de s’illustrer venait sans doute de cette évolution de la vie sur l’Onde.

Paul était un Ondin de la plus pure tradition, mais l’Onde avait changé. S’il avait été considéré comme un apprenti par son père, il n’aurait pas commis la folie de s’enfoncer dans les quartiers intérieurs. Mais on l’avait traité en ouvrier, qui ne pouvait espérer maîtriser la production de ces objets complexes qu’étaient les charrettes ; et, cela, le jeune Communal n’avait pu l’accepter. Les réticences de la jeunesse devant ces évolutions dans la vie ondine étaient encore nombreuses ; elle devenait rebelle.

Baptiste se rétablissait. L’homme suivait son protégé, lui transmettant sans rien garder pour lui toutes ses connaissances sur la nature, sur la prise en compte du vent pendant la chasse, sur toutes les habitudes de ses voisins les animaux, sur les meilleurs moments du jour et de la nuit pour cueillir des plantes et abattre des bêtes. Mais sur son passé et ce qui l’avait conduit à quitter sa commune pour vivre en ermite, Baptiste ne voulait pas s’attarder.

Même en ce début d’automne où les fruits étaient variés et nombreux, les journées étaient longues et ne leur laissaient nul loisir : il fallait chasser, cueillir des baies, du bois ; les peaux attendaient d’être préparées, les vêtements et chaussures d’être taillés ; s’ils abattaient du gros gibier, la moitié de la journée était consacrée à la préservation panique de la viande. Dans des moments de fatigue, Paul aurait souhaité profiter de la belle arrière-saison, se coucher une après-midi entière dans l’herbe et dormir, puis tailler quelque bout de bois pour son seul agrément, plutôt que de guetter quelque proie qui, bien souvent, se dérobait...

Un soir que les deux compagnons retournaient au camp après une chasse qui les avait menés presque à l’extrême sud du cœur forestier, Baptiste, chargé d’une imposante pièce de gibier, proposa de s’asseoir quelques minutes ; il avait élu pour cette halte une clairière un peu surélevée, qui offrait une vue sur une bonne part de la forêt. La brume montait alors des arbres en sinueuses volutes, tandis que le soleil tardait à s’enfoncer en elle. Paul, qui côtoyait depuis plusieurs semaines ce précepteur improvisé sans percer son mystère, n’accordait de regard ni à ce crépuscule qui recouvrait de cuivre les feuilles des châtaigniers, ni au lent dandinement de leurs cimes. Baptiste pour le jeune Paul faisait de l’ombre à ce sublime paysage même ; sa large silhouette reposait accroupie sur un tronc abattu, auprès d’une de ces proies qui jamais ne lui échappaient. Il était tranquille. Nulle présomption de chasseur victorieux ne l’animait. L’homme et la bête morte semblaient au contraire partager en amis cette vue, se passant de mots dans leur complicité retrouvée. De cette forêt, Baptiste figurait pour Paul le monarque. Le jeune homme souhaitait savoir quel parcours son mentor avait suivi pour devenir cet homme plus homme que tous ceux qu’il avait croisés. Ses parents et tous les adultes de son quartier lui paraissaient pleins de peurs et de sentiments mesquins en comparaison de cet ermite si indépendant et sûr de sa dignité. Mais le Forestier était un homme silencieux, tout à fait indifférent à la volupté de se faire des adeptes.

Plusieurs semaines passèrent et les deux hommes apprirent à vivre ensemble. L’automne était bien avancé. Chaque jour ressemblait au précédent, constitué de chasse, de récolte (la cueillette des derniers fruits, châtaignes et nèfles, occupait ainsi une bonne partie du jour). Mais ils ne faisaient que très peu de réserves. Le menu de chaque jour devenait maigre et répétitif. Paul n’avait jamais connu la diète et l’irritation traversait chaque jour un peu plus ses nerfs.

Il suggéra un jour que le refus de couper des arbres pour faire sécher du bon bois de chauffage lui semblait une manie : « Nous ne risquerions pas à nous deux d’épuiser cette ressource », remarqua-t-il, tout en ramassant des branches mortes de mauvais gré. Il fut surpris de voir Baptiste s’empourprer au mot de ressource.

« Des ressources, s’emporta-t-il, voilà donc ce que cette forêt est pour toi. Tu n’es qu’un rejeton de ce peuple orgueilleux et aveugle ! » Paul sourit de cette emphase ; il lui arrivait de trouver son compagnon plus mûr que lui juvénile dans ses indignations.

« Tu ne comprends rien à ce que nous vivons ici. Je suis ces arbres ! Je suis le ruisseau qui coule en contrebas, je suis la terre et le ciel au-dessus. Couper un de ces êtres, éventrer le flanc d’une colline pour en tirer des pierres, épuiser la terre chaque année en lui imposant des plantes dont elle ne veut pas, je ressentirais tout cela comme une amputation, une diminution de l’espace même que mon corps occupe. Je ne prospérerai pas aux dépens de ma maîtresse. Mais toi, tu es un Ondin, tu crois que ma forêt est une ressource, tu parles comme un ingénieur...
— Les Ondins ne ressemblent pas aux peuples de l’Ancien Monde, ni à celui de L’Extérieur. Techniciens, paysans ou chasseurs, on nous apprend tous à nous passer du superflu. »
Mais Baptiste ne prenait pas même la peine de lui répondre.

« …Les machines sont à la porte de l’Onde, Paul. On entend déjà leurs moteurs vrombir à quelques lieues de notre cité. Et la nature sera de nouveau régentée toute entière dans deux générations. Je le sais, Paul, j’y ai participé, je me suis laissé aller au jeu du Progrès...
— Qu’avez-vous inventé ?
— Tu as entendu parler de moi », se contenta de dire Baptiste, qui avait l’air de regretter d’en avoir déjà trop dit.
C’était le cas en effet, et Paul rapprocha cet aveu d’un des nombreux récits qui couraient dans les quartiers. D’après ce dernier, un jeune Ondin particulièrement brillant dans le domaine de la technique, peu d’années avant la naissance de Paul, avait suscité l’intérêt de riches voyageurs, au point qu’ils lui avaient offert de très importants moyens afin qu’il conçût un modèle de machine capable d’avancer grâce à la vapeur. Les étrangers lui avaient fourni des documents de l’Ancien Monde, un grand nombre d’assistants venus exprès de la ville de T... et avaient fait construire un vaste entrepôt dans la forêt extérieure à l’Onde afin de permettre à ce garçon à peine âgé de vingt ans de concevoir ce chariot autonome, qu’il ne fallait plus que nourrir avec quantité de bois incandescent. Le jeune inventeur s’était montré tout à fait enthousiasmé dans les premiers temps, ceux de la table à dessin et des conversations avec ses assistants. Mais lorsque les ressources destinées à satisfaire l’appétit de la bête de fer qu’il avait conçue furent arrachées à la forêt environnante, il devint songeur, puis soucieux. Il passait de plus en plus de temps dans la forêt à contempler le cimetière sylvestre dont les souches figuraient les tombes. Lors des dernières vérifications, tandis que la machine avait déjà été assemblée selon ses instructions, ses assistants durent se passer de ses expertises. Il faisait désormais des calculs erronés et des propositions absurdes, quand il n’oubliait pas tout bonnement de se présenter dans le hangar. Enfin, le jour où la machine fut achevée, sa mise en marche donna lieu à une sorte de fête, rassemblant les habitants de tous les quartiers du Nord de l’Onde ; le gros engin de fer avait avancé trente mètres sur des rails, devant une vaste foule de curieux qui avaient délaissé leurs travaux agricoles et leur chasse pour assister à ce spectacle. Le lendemain, on avait retrouvé l’engin en pièces dans le hangar, détruit à coups de masse. Et le jeune ingénieur avait disparu, après avoir brûlé tous ses papiers. Les étrangers qui avaient financé ce projet firent charger tous les membres éparpillés de la machine sur plusieurs charrettes et s’engagèrent sur la grand-route qui reliait désormais l’Onde à l’Extérieur, sans plus faire parler d’eux.

*

« Et cet hiver ? », demanda Paul un autre soir d’automne, accablé, après une chasse infructueuse. Le gibier semblait depuis quelque temps se faire plus rare. Et le garçon sentait de manière indistincte comme une signification nouvelle, plus hostile, au silence permanent de son aîné. Depuis plusieurs heures, le brouillard s’étendait pour se faire toujours plus glaçant. Paul sentait l’appréhension monter alors que la froideur et la nuit s’associaient pour rendre leur présence dans cette forêt toujours moins aisée.

« Eh bien quoi, cet hiver ? », répondit Baptiste d’un ton bourru.

« Sans faire de réserves, sans cultiver quelques légumes, comment le passerons-nous ?
— Parce que tu te vois encore ici cet hiver ? »…
Paul accusa le coup. Son premier mouvement fut de s’emporter. Mais il préféra éviter de relancer une de leurs incessantes querelles. Il laissa retomber sa colère, en silence, puis il dit :

« Votre désir de retrouver la vie de nos ancêtres, les pionniers de l’Onde, vous pousse à des résolutions trop extrêmes, trop mortifiantes pour l’homme...
— Ces pionniers dont tu parles, je n’ai jamais réussi à les approuver. Ils n’étaient pas les pires des hommes, ils étaient bien meilleurs que d’autres, mais ils étaient dans l’erreur...
— Comment pouvez-vous désapprouver leurs vues ?, s’insurgea le garçon. Ils ont posé des principes que leurs descendants ont à peine modifiés, et grâce à ceux-ci les hommes ont vécu libres et égaux pendant des siècles.
— Laisse-moi illustrer mon propos... Quand tu t’apprêtes à décocher une flèche sur ta proie, si sa pointe est décalée de la largeur d’un ongle de la position parfaite pour atteindre sa cible, elle manquera la bête que tu voulais abattre. De même, les premiers hommes qui ont investi ces bois pour fonder leur village étaient presque dans la vérité, mais mille ans après qu’ils ont construit leur premier abri, nous nous sommes éloignés de plusieurs lieues de l’idéal qu’ils s’étaient fixé.
— Mais quelle erreur les pionniers ont-ils donc commise ?
— Eh bien, la technique, la propriété, et ces réserves dont tu me rebats les oreilles depuis plusieurs jours.
— Et comment donc voulez-vous parvenir à faire subsister une famille avec un mode de vie qui assure à peine votre propre survie ?
— Je ne laisserai rien derrière moi, si ce n’est cette forêt, toujours la même, éternellement juvénile.
— Et un ventre éternellement désireux d’une bonne miche de pain ! »
Baptiste ne songea alors nullement à ménager son cadet avant de lui annoncer la suite de ses réflexions : « ... Ta présence perturbe le lien qui m’unit à Elle. Aujourd’hui, nous n’avons croisé nul animal alors que nous avons marché sans discontinuer de l’aube au crépuscule ; la forêt ne te veut pas. Tu dois partir. »

Un silence s’ensuivit. Paul n’aurait pas imaginé que son mentor le chasserait avec aussi peu de scrupules.

« Mais... Je voulais rester auprès de vous... N’ai-je pas bien su me taire et apprendre de votre exemple ? Nous... Nous avons partagé ces chasses si exaltantes, ces découvertes, ces moments de contemplation... La voie que vous m’avez montrée, je ne veux pas l’abandonner.
— Ton sort t’appartient... »
Paul se leva, gagné par la colère.

« Vous finirez seul !
— Je ne suis pas seul. Et puis je n’ai jamais cherché de disciple... J’ai dit ce qui devait l’être... Tu partiras demain.
— Non ! » hurla le garçon, tremblant de rage et près de pleurer. Mais à la place des consolations qu’un autre Ondin lui aurait données, le Forestier ne lui adressa qu’un regard impassible, qui signifiait que s’il ne voulait pas comprendre, il n’éprouverait nul scrupule à le contraindre à quitter ce qu’il considérait comme sa forêt ; en cet instant, devant Paul, il semblait quelque mâle dominant sûr encore de pouvoir chasser un jeune rival loin de sa femelle.
Alors que Paul sanglotait, la tête baissée, Baptiste, songeur devant le feu, ajouta seulement. « Si tu avais été une femme encore, avec la perspective de procréer, j’aurais certainement été prêt à chercher un domaine plus vaste... Mais deux mâles dans un si petit territoire... À quoi bon ? » Baptiste rabattit sa couverture sur lui et trouva le sommeil aussi bien que n’importe quel autre soir.

*

Paul passa cette nuit-là dehors, pour ne plus voir cette silhouette indifférente à lui tranquillement se remettre des fatigues du jour. Il avait tant admiré son hôte et avait tout fait pour lui plaire. Jusqu’alors, il avait pensé qu’il devait montrer la plus grande patience avant de pouvoir espérer des marques d’estime, sinon de confiance en retour. Baptiste devrait juste réapprendre à exprimer ses sentiments... Mais c’était une erreur : Baptiste ne dissimulait rien, cette froideur n’était pas de la réserve ; il n’était en rien attaché à Paul et peu lui importait d’être admiré ou encore suivi dans ses choix ; il aspirait seulement à vivre ainsi qu’il l’avait entendu.

Paul retourna ces pensées dans son esprit pendant des heures. Le soleil se laissa bientôt pressentir. Baptiste, comme à son habitude, mangeait un morceau de viande séchée qu’il ne parvenait à faire descendre dans son estomac qu’avec une sorte de tisane, quand Paul revint dans la petite clairière. Trop furieux pour parler avec son aîné, il lui coûta déjà beaucoup d’annoncer, d’un ton brusque :

« Je partirai cette nuit. »
— Je peux t’escorter, si tu le souhaites.
— Non ! J’ai appris à ne pas me faire remarquer. » Ne sachant trop que faire après ce court dialogue, Paul demeurait près du forestier en piétinant des feuilles, gêné, prêt à exploser de nouveau. Après une minute à la fin de laquelle il sentit sa rage menacer de déborder, il annonça qu’il allait faire un tour. Baptiste acquiesça en poussant un grognement qui se voulait encourageant et en levant sa tasse de bois. Paul avait déjà rejoint les fourrés.
Mais il ne décoléra pas malgré ses foulées rapides, malgré toutes les écorces qu’il pela avec des badines effeuillées rageusement, jusqu’à s’écorcher les doigts. Alors que la nuit tombait, il n’avait rien mangé mais ne s’en apercevait pas ; il approchait de la clairière au milieu de laquelle le foyer du forestier brasillait, sans oser la rejoindre. Il songea même à quitter la forêt intérieure sans faire ses adieux à cet homme qu’il avait failli tuer, puis en lequel il avait trouvé le principe d’une existence noble, la seule qu’il avait considérée comme accomplie parmi tous les modèles qui lui avaient été présentés jusqu’alors.

Lorsqu’il réapparut devant la cabane du forestier, il fut surpris de le trouver tout à fait inquiet, tournant dans tous les sens malgré l’étroitesse de son abri.

« Oh, je craignais de ne pas te revoir avant ton départ ! », s’exclama-t-il en voyant son jeune protégé. Paul ne répondit pas, ému de vivre enfin la scène poignante à laquelle il avait aspiré la veille. Baptiste reprit :

« Je n’ai pas eu le temps de … de te donner cela !... » Il tendit au jeune homme une liasse de feuilles jaunies que le garçon parcourut à la lumière du feu. Il s’agissait d’une sorte d’essai dans lequel son aîné avait consigné tous les reproches qu’il adressait à l’Onde et toutes les sombres perspectives d’avenir qu’il entrevoyait pour elle, et plus globalement pour les hommes de la vaste société par laquelle l’Onde serait bientôt absorbée. « … Il faudrait que tu trouves un moyen de diffuser ce texte parmi les habitants de tous les quartiers à ton retour ! »

Paul comprit qu’il n’avait nullement été l’objet des inquiétudes de Baptiste durant les dernières heures. Il eut un instant l’idée de jeter au feu devant son aîné le tas de feuilles qu’il avait dans ses mains, juste pour voir une fois son mentor décontenancé par une réaction imprévue de sa part. Mais il restait trop curieux de connaître la pensée de cet homme qu’il continuait d’admirer pour oser un tel sacrilège ; cela ne l’irrita que plus. Il jeta le manuscrit sur la couche du forestier, en s’écriant :

« Je ne suis pas votre colporteur ! Et pourquoi les Ondins se soucieraient-ils des réflexions d’un homme qui n’a nulle sympathie pour eux ?
— Ils doivent prendre conscience de la menace que leurs choix font peser sur la nature, mais aussi sur leur propre liberté... » Baptiste, qui devenait véhément à mesure qu’il laissait sourdre le flot de ses pensées politiques, se reprit soudain pour regarder son jeune protégé, avant d’adopter le ton de la confession. « Écoute, je sais que tu vois en moi seulement un égoïste, mais cette assurance d’avoir choisi la vie la plus digne qui soit n’est pas venue dès mon arrivée dans cette forêt, loin s’en faut. J’ai dû renoncer à tant de choses pour m’abandonner à cette existence contemplative. C’est un sacrifice, qui explique que je ne peux revenir en arrière en m’attachant à toi. Mais ce n’est pas aisé... Tu me comprendras si tu suis mes préceptes, si tu rejoins les bois, toi aussi, une fois que tu auras accompli la mission que je te confie dans les quartiers de l’Onde... » Baptiste se saisit de nouveau de la liasse que Paul avait jetée. « Je t’en prie, Paul. »
Paul se saisit du manuscrit de son aîné en silence. Une fois de plus, il se sentait défait face à son interlocuteur dont l’emprise sur lui était si forte ; durant tous ces mois au cours desquels ils s’étaient côtoyés, Baptiste n’avait montré nul désir de connaître ses aspirations, alors que le garçon n’avait jamais cessé de vouloir comprendre quel homme le Forestier était. Paul se saisit du manuscrit, mais ne proféra pas un mot, pour opposer à Baptiste une dernière vaine résistance. Il sortit.

*

Paul fut expulsé de ce nombril de l’Onde jalousement conservé par le Forestier ; il se rendit à l’est, vers son quartier natal. La nuit était d’une noirceur parfaite, et nuageuse. Une pluie froide qui ruisselait depuis deux jours achèverait de décourager les moins-que-rien des quartiers intérieurs de sortir de leurs bouges.

Mais Paul ne craignait pas l’Intérieur ; il savait désormais se montrer aussi discret qu’un renard après avoir tant côtoyé ces bêtes, ainsi que toutes celles qui peuplaient la forêt centrale. Il ne craignait pas plus son père, se sentant désormais tout à fait détaché de sa pesante protection. Après sa traversée furtive du rayon reliant le centre de l’Onde au quartier Charrettes, Paul se retrouva sur la même place de sa commune, à la même heure qu’en ce jour, plusieurs mois plus tôt, où il avait sans réfléchir suivi la piste d’une biche trop leste pour lui. Mais il ne se sentait plus le même, il était sans cheval (celui-ci devait avoir nourri quelques gueux de l’Intérieur depuis bien longtemps), mais surtout sans désir de reprendre sa place dans les communes. Ses parents, il se doutait qu’ils n’étaient pas morts de chagrin et devaient plutôt continuer de maudire l’ingrat qui les avait appauvris en refusant de demeurer sous leurs ordres et en volant leur cheval, lui qui avait bénéficié du gîte et du couvert pendant quinze ans – réflexion d’hôteliers plus que de géniteurs. Il était donc tout à fait exclu qu’il reprît sa place dans la petite fabrique de son père.

Rester seulement pour se faire l’apôtre du Forestier alors ? Recopier patiemment son texte encore et encore, et frapper à toutes les portes afin de répandre sa bonne parole ? Paul sortit de sa besace le manuscrit pour le plier entre ses doigts pensivement, tout en continuant d’observer la place. Il sentait bien que ce texte ne serait une révélation presque que pour lui ; et si l’exemple de la vie du Forestier avait sonné la fin de ses errements, comblant toutes ces aspirations vagues qui ne le laissaient jamais en paix depuis la fin de son enfance, il n’en serait pas de même des Ondins qui subissaient la fièvre commerçante depuis la multiplication des rapports avec l’Extérieur. Comment de toute manière aurait-il pu convaincre ses voisins en reprenant cette existence quotidienne médiocre que Baptiste condamnait avec sévérité ? Il avait appris à être un homme et s’apprêtait en revenant chez les siens à redevenir un citoyen, citoyen de second ordre en outre, loin des grandes villes de l’Extérieur.

Lorsque, dès l’aube, les habitants les plus laborieux du quartier Charrettes ouvrirent leurs volets, ils regardèrent d’un air soupçonneux une silhouette qui, après être restée quelque temps immobile sur la place, reprit sa route hors de l’Onde, vers l’est. « Il s’agira d’un voleur », se dirent-ils, et ils interpellèrent l’intrus en tâchant de se souvenir de son air, dans l’éventualité où il aurait commis quelque forfait dans les limites du quartier. Mais il avait déjà disparu.

Paul avait rejoint la forêt extérieure à l’Onde, en sortant de la cité par l’est. Il avait progressé plus d’un jour en son sein avant de chercher une clairière un peu semblable à celle de son maître, souhaitant établir là son camp. La forêt extérieure à distance raisonnable de l’Onde n’était qu’une vaste exploitation sylvestre et Paul voulait dans sa fougue juvénile vivre l’expérience sauvage aussi purement qu’il était possible. Il finit par découvrir une menue prairie au cœur des bois, et en son centre une petite dépression ; dans son orgueil ascétique, il se contenta de rendre ce creux imperméable en construisant un toit soutenu par quatre solides branches effeuillées. Quatre heures après, son palais était aménagé, mais il ne lui servit guère en cet hiver. Le novice en érémitisme redoutait toutefois sans vouloir se l’avouer de devoir subvenir seul à ses besoins alors que la plus austère des saisons n’en était encore qu’à ses débuts.

Paul réalisa dès lors le rêve du Forestier : vivre la vie nomade des chasseurs-cueilleurs. Au lieu de demeurer au même endroit, il se mit à marcher chaque jour en tournant à distance autour de l’Onde. Cela le désavantageait certes dans sa connaissance du territoire, qui lui aurait permis d’obtenir de plus grands succès de chasse, mais il tirait plutôt bénéfice de cette résolution car les fruits et racines les plus simples à cueillir s’offraient chaque jour à lui. Cependant, il se sentit vite sous-alimenté, certains éléments essentiels à sa vigueur devant lui manquer, et il céda au bout d’un mois au découragement : il se rapprocha alors de l’Onde et, honteux, vola des légumes et même de la volaille pendant plusieurs jours dans les jardins ondins. Mais il s’en mortifia et reprit la direction de la grand-forêt pour poursuivre son tour. Lorsque la chaleur revint de manière assurée dans son domaine tout entier reconquis par la couleur vert tendre, Paul se rapprochait du nord de la forêt entourant l’Onde.

Paul était jeune et ce sentiment de toute-puissance commun à ceux de son âge lui fit d’abord prendre des risques inconsidérés. Plusieurs fois, il voulut comme le premier homme goûter certains fruits, certains champignons que ses parents et Baptiste l’avaient enjoint de repousser : peut-être s’agissait-il de vaines croyances, d’erreurs transmises depuis des générations ? Il eut plus d’une angoisse alors, se tordant le ventre dans quelque terrier qu’il avait creusé péniblement pendant des jours ; sa peau connut d’étranges éruptions, se transforma en carte dessinant des continents rouges, jaunes ou noirâtres, ou se mit à peler tant et tant que le jeune homme se demandait s’il allait finir écorché.

Mais sa plus grande peur, il la connut lors de deux orages. Il avait entrepris de s’adonner à la chasse dès qu’il entendrait les éclairs résonner ; en effet, un jour où le tonnerre grondait dans la forêt de Baptiste, Paul avait observé que les bêtes se croisaient en tous sens sans plus songer à leur guerre incessante, avant de s’enfouir dans leurs refuges, terrorisées ; les renards rencontraient les lapins, les loups les sangliers, mais ils s’ignoraient, se croyant tous menacés par le feu céleste. Baptiste, naguère, faisait comme ces bêtes et attendait dans ses troncs creux, dans ses terriers que ce moment terrible passât. Cependant, quand à la lueur du premier éclair Paul saisit arc, flèches et lance, il fit taire les avertissements d’une voix intérieure à laquelle il n’était pas encore prêt à obéir : la forêt refusait que le sang fût versé pendant l’orage, son territoire était un temps tabou...

Il confrontait ces avertissements avec les idées que son éducation dans la dernière Onde lui avaient fournies : si l’on s’en remettait à une déesse bien plus fiable que la Nature, la déesse profane des Probabilités, on devait se convaincre que les risques qu’il encourait s’avéraient presque nuls. Si Paul avait écouté en lui, il aurait choisi la prudence ; mais, en ces premiers mois de vie sylvestre où la chair était maigre, il préféra braver l’orage et cet instinct qu’il partageait avec les bêtes pour se livrer à la curée ; il rapporta un peu honteux de très beaux lièvres de cette expédition peu équitable envers ses proies, mais après une belle peur : un éclair avait embrasé un jeune châtaignier à quelques pas de lui. Comment ne pas penser qu’il s’agissait d’un avertissement ? Il se reprochait ces scrupules irrationnels qui le traversaient et passait de longs moments à méditer sur les mérites comparés de la pensée rationnelle et de la pensée mystique ; mais il était dangereux d’objectiver cette forêt, cette manière de l’appréhender ne pouvait être bénéfique que dans un rapport moins inégal entre la volonté humaine et l’ordre de la nature, c’est-à-dire dans la cité des hommes nombreux et ingénieux.

Paul laissa passer un second orage, une semaine après le premier. Il se le reprocha. N’avait-il pas quitté l’Onde pour s’affranchir des maîtres, pour ne plus opposer nulle limite à sa volonté ? Et il s’apprêtait à faire d’un être ou d’une chose immatérielle sans doute née de ses peurs seules son Seigneur ! Lorsqu’un troisième orage éclata, Paul écouta sa faim d’abord, puis la déesse des Probabilités qui lui jura que la foudre, s’étant déjà manifestée tout près de lui, le laisserait tranquille désormais. Paul se ceignit de ses armes et courut dans la forêt transfigurée, comme inversée par la tempête. Et alors qu’il bandait son arc pour abattre une biche apeurée, Paul fut renversé par un éclair, traversé par son feu. À son réveil, il avait évidemment changé. Cet ordre de la nature, il l’appela désormais Volonté, Volonté bien supérieure à la sienne ; il se soumit à Elle très solennellement, montant sur un beau promontoire pour prononcer un serment ; l’âge de se confronter à son Pouvoir afin de savoir jusqu’à quel point il pouvait imposer ses désirs était désormais dépassé.

Il adopta la plupart du temps ce mode de vie itinérant pendant toutes les années qui suivirent, reproduisant à distance la pérégrination que le légendaire Gabriel avait toute sa vie menée autour d’un cercle plus étroit ; mais la maîtresse de Paul s’appelait Nature, et il la trouvait tout à la fois rude et inépuisable. Le rapprochement avec l’errance de Gabriel n’est pas tout à fait exact d’ailleurs, car Paul deux fois par an faisait demi-tour lorsqu’il approchait de la partie nord de la forêt ; Paul se déplaçait plutôt comme la boule au bout du fil d’un pendule, tantôt de gauche à droite, tantôt de droite à gauche, sans jamais atteindre le point le plus au Nord du cercle invisible. L’Onde était désormais reliée à l’Extérieur par une grand-voie au nord ; celle-ci rompait l’anneau vert qui avait protégé les Communaux durant des siècles. Et cette route était toujours plus animée ; pour un habitué de la forêt, la présence des hommes civilisés se laissait sentir à une grande distance. En outre, depuis plusieurs années maintenant, le dessin formé par les quartiers se voyait modifié : les quartiers du sud tendaient à se vider, tandis que les quartiers du nord, qui entretenaient des liens commerciaux toujours plus vigoureux avec l’Extérieur, subissaient l’attraction de la grand-voie menant à lui. Le cercle ondin était presque rompu au sud de la cité, tandis qu’au nord il se formait comme un triangle dont la pointe était la grand-voie. La forêt était donc profanée dans cette zone, toujours plus vaste, et cela attristait Paul qui songeait alors au Forestier et relisait des passages de son œuvre.

Mais il lui restait encore de vastes domaines vierges, particulièrement au sud de l’Onde, dans cette zone qui, si on se dirigeait encore plusieurs jours vers le sud, menait à de hautes montagnes, presque esseulées. Paul s’attardait au sud une bonne partie de l’été et y croisait parfois avec plaisir quelques rudes montagnards en pleine partie de chasse. Ces hommes descendaient pour la plupart d’habitants de l’Ancien Monde qui avaient comme les premiers Ondins cherché refuge loin des villes alors que tout s’y effondrait. Leur histoire était différente, plus dure, plus primitive et proche de celle que Paul et Baptiste écrivaient en solitaires. Paul, qui n’était pas aussi sauvage que son ancien mentor, conversait longtemps avec eux, partageant quelques jours leur bivouac et les faisant bénéficier de son incroyable maîtrise de l’art de la chasse. Il pensait rendre hommage à Baptiste en amenant quand il le pouvait la conversation sur cette critique de la société qui ravageait déjà le nord de son ancienne cité ; son public était tout acquis à ses discours ; peu de montagnards éprouvaient une quelconque fascination pour les progrès techniques de l’Extérieur, qui n’avaient pas encore apporté ces irrésistibles inventions rendant la vie domestique plus oisive. Mais le plus souvent, ces rencontres servaient plutôt à échanger des connaissances sur la meilleure façon de préparer tel ou tel plat, et plus encore sur les vertus des plantes variées qui peuplaient cette forêt ; on parlait baumes, onguents, tisanes et cataplasmes.

Paul apprit ainsi à dépendre toujours plus des bienfaits secrets de sa forêt. L’expression « La forêt de Paul » s’imposa d’ailleurs parmi les montagnards et les Ondins encore après sa mort ; elle lui appartenait certes plus qu’à tout autre (il en était le plus grand connaisseur), mais il n’aurait pas songé à persécuter les montagnards respectueux qui foulaient son domaine comme Baptiste le faisait dans sa fragile et modeste forêt intérieure ; on voyait d’ailleurs moins en Paul le seigneur que l’oracle de ces bois. Il en avait année après année une connaissance plus intime, mais la considérait avec toujours plus de crainte et de vénération, se sentant recueilli par cette géante jamais tout à fait arpentée, ni tout à fait comprise. Elle demeurait pour lui mystérieuse, pleine de terreurs et de voix indistinctes.

Il méditait quotidiennement cette notion d’interdit qui le retenait d’entreprendre certaines actions susceptibles d’irriter la forêt : il connaissait la joie et se sentait comblé depuis qu’il avait accepté de déceler en ce territoire une âme ; sans cette pensée qui l’accompagnait chaque jour, il n’aurait été qu’un pauvre hère marchant seul, comme une sorte de loup-garou. Pour lui, la forêt le désirait, elle voulait se voir traversée encore et encore par son mouvement de pendule ; mais en certaines circonstances, en de rares lieux, elle souhaitait pouvoir se retirer. Lui-même avait établi qu’une certaine grotte au sud-est de la forêt échappait au contrôle de la divinité. Là, deux fois l’année, il passait quelques jours à redéfinir les contours de sa souveraine telle qu’il la concevait. De tout cela, Paul se faisait aussi l’interprète auprès de ses compagnons de rencontre, et les hôtes de la grandiose montagne, pleins de cette rigoureuse divinité minérale qui les tuait parfois et les nourrissait chaque jour n’auraient pas songé à le croire fou. Quant aux Ondins, la pensée d’une nature animée les avait toujours effleurés, eux qui vivaient entre deux forêts, mais séparés d’elles par les murs de leurs maisons. La tradition de leurs ancêtres les avaient protégés de toute soumission à des prêtres ou des gourous, mais ce pressentiment jamais exploré d’une nature mystique les avait longtemps retenus de devenir ses froids exploiteurs ; ils l’avaient seulement traversée génération après génération à mesure que l’anneau formé par leur cité s’élargissait, sans chercher à conserver leurs acquis sur elle.

Paul était persuadé qu’à quatre lieues de lui, s’il vivait toujours, le Forestier partageait ses idées sur une nature animée. Son essai par ailleurs si austère, dénué de tout effet de style, ne s’achevait-il pas par un tel vœu mystique le liant à sa forêt ?...

… Paul songeait parfois à la tâche que son ancien mentor lui avait assignée. Mais à quoi aurait servi de revenir dans la cité qu’il avait quittée pour réciter les pensées de Baptiste auprès des Ondins, qui subissaient alors sans réticences l’attrait du progrès technique ? Paul préférait plutôt transmettre ses idées à ceux qu’il rencontrait, s’il les y trouvait disposés à l’entendre. Il savait bien qu’un jour la forêt, la véritable forêt ensauvagée depuis la chute de l’Ancien Monde, redeviendrait un territoire administré... Quelques illuminés comme lui chercheraient un refuge en des lieux moins domestiques, mais ils ne seraient jamais qu’une poignée, sans poids dans les débats idéologiques qui traverseraient la Cité. Quand les hommes verraient une nouvelle fois leurs inventions se retourner contre eux, la forêt longtemps contenue relancerait ses feuilles, ses mousses et ses fruits pour une fois de plus ensauvager les cités désertées. L’histoire était pour lui un balancier oscillant entre deux directions, l’une rationnelle, l’autre naturelle, encore et encore.

*

Il fallut plusieurs années aux Ondins pour découvrir que l’un des leurs vivait dans l’anneau forestier qui les séparait encore en partie du monde. Mais quelques chasseurs plus hardis, trois ou quatre fugueurs repentis et certains montagnards venus dans les quartiers sud pour troquer leurs fromages les avertirent bientôt. Des curieux, insatisfaits de la vie qu’on commençait à leur imposer sur l’Onde vinrent entendre ce que Paul avait à leur offrir. Il ne fit pas secret de son identité, mais ses parents ne daignèrent jamais lui rendre visite – lui-même ne voyait pas vraiment ce qu’il aurait partagé avec eux.

Des enthousiastes, Paul en vit plusieurs, surtout dans les premiers temps où il fut découvert. Mais ces êtres souvent souffreteux, pleins de rancœur contre le matérialisme de leurs contemporains en étaient définitivement les premiers rejetons malades, destinés à mordre rageusement à la mamelle de leur cité, même s’ils se sentaient soulevés par des hoquets de dégoût. Ils étaient tout à fait incapables de suivre l’exemple de Paul et de quitter définitivement la ville. Ceux qui ne s’en retournaient pas déçus après avoir entrevu l’homme sauvage ne supportaient pas longtemps la vie dans les bois et revenaient vivre et se plaindre dans leur cité, rejoignant quelque groupe contestataire voué à la dissension et à l’échec.

Paul fut classé parmi les curiosités de l’Onde, avec d’autres excentriques célèbres qui avaient marqué l’histoire de la cité – tel cet ermite distingué qu’on n’avait jamais vu descendre des arbres ou cet autre qui prétendait avoir connu de merveilleuses aventures sans quitter sa chambre et y recevait ses auditeurs amusés. L’Onde n’avait pas tout à fait cessé encore d’enfanter des rêveurs. Paul rencontra même quelques touristes venus de l’Extérieur ; les dames tournaient de grands yeux sous leurs ombrelles et étaient secouées de rires nerveux en le regardant ; leurs maris l’interrogeaient avec emphase, désirant être bien entendus de leur auditoire, puis tiraient de graves conclusions qui sonnaient bien creux aux oreilles de Paul. Il devint plus bourru alors, se fit le plus ennuyeux possible pour ces curieux et s’éloigna encore plus de l’Onde, demeurant plus longtemps dans le Sud dépeuplé.

Parmi ces visiteurs, trois lui parurent plus remarquables ; tous trois étaient venus de la très grande et lointaine P... pour le voir. C’étaient des hommes étranges, dont l’érudition débordait constamment en discussions singulières, dans lesquelles la raison semblait céder le pas à une forme de parole inspirée, souvent sibylline pour lui. Leur démarche était apparemment de rechercher des dispositions psychiques favorables au jaillissement de paroles neuves, éclairantes pour leurs contemporains. Ils se disaient poètes. Le plus charismatique d’entre eux tentait de faire le lien entre l’essor technique rapide que connaissait l’Europe et la grandeur de la nature, dans une commune célébration. Paul ne comprenait pas comment ces deux forces pouvaient être comprises dans un rapport autre qu’antagoniste. Il comprit mieux quelles idées cimentaient la civilisation dont ce poète était un parfait représentant, même si ses concitoyens devaient pour la plupart le croire à demi-fou. Le poète repartit bientôt avec l’un de ses compagnons parmi les hommes de leur cité, dans laquelle ils étaient des sortes de célébrités ; Paul avait l’impression qu’ils n’avaient rien écouté de lui. Lui-même n’avait pas compris grand-chose à leurs imposants dithyrambes.

Mais le troisième homme décida de rester : il construisit dans une clairière bien enfoncée dans la partie sud-est de la forêt une maisonnette et y vécut seul pendant deux bonnes années. Il n’y vivait pas comme Paul, ressemblant plus à un fermier exploitant la terre d’un nouveau monde qu’à un chasseur-cueilleur. Il lui arrivait régulièrement de s’approvisionner dans les communes de l’Onde grâce à l’argent que sa mère lui faisait parvenir depuis P... Mais il finit par entrevoir des vérités dont Paul avait déjà fait l’expérience. Seulement, l’ancien disciple de Baptiste, qui s’était attaché à cet homme, fut fort déçu lorsqu’il découvrit plusieurs mois plus tard que son compagnon préparait son retour dans sa cité : l’œuvre qu’il avait enfantée pendant ces mois passés avec la forêt n’était qu’un discours péremptoire et ampoulé ; Paul n’aurait jamais su convertir en mots ce qui était entré en lui, ni exprimer l’expansion de son âme depuis qu’il s’était immergé dans la vie sylvestre, mais ce n’était certainement pas cette prose rhétorique qui y parvenait : jamais son ami n’avait oublié les hommes de la Cité, son retour triomphal en elle avait toujours été planifié ; il semblait dans ce livre ne jamais les avoir quittés en pensée...

*

Dix à douze années devaient s’être écoulées depuis que Paul avait trouvé refuge dans la forêt extérieure.

Il n’allait plus très loin vers le nord désormais, car il avait eu la tristesse de découvrir que la forêt avait été proprement ravagée afin de fournir le matériau nécessaire à la mise en place d’une monstruosité : une voie ferrée reliant l’Onde au reste du monde. La colère et la frustration, sentiments qu’il n’avait plus éprouvés depuis bien longtemps, l’avaient même envahi pendant plusieurs jours à la découverte de ce cimetière sylvestre. Devait-il laisser les hommes s’en prendre ainsi à son refuge, à ce lieu qu’il aimait comme un grand être ? Son rôle était-il de se sacrifier – vainement – pour lui ? Il lui restait certes les deux-tiers de la forêt pour continuer à mener la vie qu’il avait élue sans être menacé ; et il savait que cette zone resterait essentiellement vierge jusqu’à sa mort, car elle était éloignée des habitations du nord de l’Onde. Mais n’était-il pas lâche de se contenter de ce territoire que les civilisés négligeaient pour le moment ? À cette pensée, Paul se sentit soudain moins libre, comme parqué dans ce territoire non exploité, mais déjà approprié par les hommes de l’Extérieur et leurs alliés dans l’Onde. Il se demandait aussi si la vieille invention de Baptiste, que les ingénieurs de France avaient rapportée en morceaux cabossés trois décennies auparavant, était l’ancêtre de ce maudit train qui s’apprêtait à livrer l’Onde à l’assaut de la civilisation technique renaissante. Quelle ironie !

Cependant, après plusieurs jours de déraison, puis de méditation, l’ermite reprit confiance. Sa forêt ne souffrait pas, ses composants innombrables formaient un seul organisme capable de se rétracter pour reprendre son essor quand les conditions favorables se présenteraient. Quant aux sauvages qui souhaitaient vivre en elles, ceux qui naîtraient à l’époque où la marque de l’homme civilisé toucherait les moindres recoins du monde pourraient songer légitimement à l’action violente afin de conquérir un territoire. Mais Paul, lui, pouvait encore vivre là sans se préoccuper de la folie expansionniste de ses contemporains.

Un matin, il décida de se reposer dans l’un de ses trous couverts d’un semblant de toit. Ayant la veille dépassé le point cardinal ouest de la forêt, en la remontant depuis le sud, il s’apprêtait dans une ou deux journées à faire demi-tour. Il perçut alors à certains bruissements d’arbres, à de farouches pépiements d’oiseaux qu’un homme était tout près. Il le trouva bientôt : c’était un médecin de ses amis qui herborisait loin de l’Onde une fois l’an. Confortablement habillé d’un grand manteau au revers de velours, comme protégé par une armure de petites besaces ceignant son ventre et ses hanches, il se tint le dos en arborant un mélange de sourire et de grimace de douleur lombaire quand il se releva pour saluer l’ermite. Les deux hommes s’appréciaient ; le hasard les avait déjà rapprochés une fois, dans les mêmes circonstances. Paul aurait bientôt trente ans et l’herboriste avait presque le double de son âge. Mais ils se retrouvaient comme deux vieux compagnons.

Paul en effet n’avait rien à envier à l’herboriste quant à la connaissance des vertus et des dangers des plantes. Depuis leur première rencontre, les deux hommes avaient récolté autant de connaissances : l’un rapporta les trésors de ses explorations dans les ouvrages rares importés des grandes villes de France et l’autre fit partager les fruits de son étude du grand livre de la nature. Ils passèrent deux soirées ensemble et l’entretien tourna d’abord longuement autour de la passion du médecin. Puis on en vint aux nouvelles de l’Onde.

« Les constructions vont-elles toujours bon train dans les quartiers nord de la ville ?
— Oh, la forme de notre ville, ses vieilles traditions seront bientôt des récits pour les curieux de l’Extérieur ! Savez-vous que les habitants du nord ont décidé de reconstruire vers l’Intérieur ?
— Comment cela ?
— Eh bien, les maisons des familles les plus prospères dans ces quartiers ne sont plus délaissées par leur progéniture. Au contraire, elles sont agrandies, deviennent toujours plus cossues. Quant aux enfants qui ne demeurent pas dans la demeure familiale, beaucoup reprennent les demeures de leurs aïeux vers l’Intérieur plutôt que de continuer à avancer vers la forêt.
— Mais est-ce que cela ne suscite pas des dissensions dans les familles, comme cela fut le cas dans les premières décennies de l’Onde ?
— Mais non ! répondit-il avec ironie, nous avons désormais assez d’argent qui circule entre nos murs pour maintenir la concorde... Des spécialistes de cette question (des « notaires », fit-il sonner avec emphase) venus tout exprès de T... se sont installés chez nous afin de nous expliquer comment mener toutes ces petites affaires !...
« … Que voulez-vous, moi-même, quand j’avais vingt ans, je cultivais encore mon jardin entre deux cueillettes de plantes médicinales ou deux visites à des malades... Mes fils ne s’embarrassent pas de ces vieilleries... Le plus grand prête son terrain à un voisin pauvre contre une partie de ses récoltes ; quant au puîné, qui a pâti de ses études à T... (il fut l’un des premiers à partir), il laisse son terrain en friche et m’écrit qu’il souhaite en faire un « parc arboré » quand il reviendra... S’il revient seulement... » Puis le médecin conclut d’un air plus amusé que résigné : « Il n’y a pas vingt ans, j’étais considéré comme un médecin talentueux par tous mes voisins du quartier Plantes... On venait me chercher de loin dans la cité... Aujourd’hui, je suis pour mes enfants mêmes un demi-sorcier qui reproduit les erreurs de nos ancêtres en administrant les plantes inutiles, voire dangereuses, qu’on recueille depuis des siècles dans la forêt extérieure ! Me voilà devenu une pièce de musée ! Et s’ils savaient quel plaisir je trouve à m’entretenir avec une aberration telle que vous ! »

Les deux hommes rirent ensemble. Puis, après un silence, Paul reprit, quelque peu inquiet :

« Alors, le rattachement de notre cité à l’Extérieur ne fait que s’accélérer... À quelle vitesse l’Onde perdra-t-elle pour tout jamais son âme, dès lors que la voie ferrée sera posée !
— Les Ondins conserveront toujours quelque chose de ce millénaire passé ; d’après ce que j’ai lu sur l’Ancien Monde, beaucoup de vices qui proliféraient en son sein et qui sont pour le moment tout à fait inconnus aux Ondins paraissaient aux penseurs et moralistes de cette époque inhérents à la nature humaine... Les fondateurs de l’Onde ont fait germer quelques idées respectables et se sont départis de celles qu’ils jugeaient nocives dans l’Ancien Monde ; peu de perversions se sont manifestées dans nos murs (si vous savez ce que j’ai pu lire dans certains coins sombres des librairies de T...), peu de jalousie et d’esprit inquisiteur parmi nos Ondins, depuis des siècles. Ces vertus sont loin d’être éteintes chez nous. Aujourd’hui même, si certains répondent aux Sirènes de la vie moderne, la plupart des Ondins poursuivent plus ou moins la vie que leurs parents menaient ; mais cela fait d’eux des perdants dans le monde qui est en train de naître....
— Au jeu de la divination, je me montrerai plus pessimiste que vous. Quand les wagons du train s’ouvriront sur des fruits étrangers, des produits usinés ou encore de remèdes qui rendront vos activités caduques, bon nombre de nos Ondins seront mûrs pour devenir employés.
— Ma foi, j’espère que nous nous reverrons encore afin de confronter nos oracles !
— Très bientôt alors, j’ai crû comprendre que la voie ferrée était presque achevée et qu’elle approchait des premières maisons du Nord de l’Onde.
— Mais le train ne va pas s’arrêter là !
— Comment cela ? s’étonna Paul.
— Les délégués de l’Onde ont obtenu que la future gare soit construite à l’extrême bord de la forêt intérieure. Ils prévoient que la cité désormais grandira autour d’un centre situé dans les quartiers nord ; finies, les excentricités ondines. Il s’agit, disent-ils, de « désenclaver » les quartiers intérieurs trop dangereux pour nos prospères voisins ! Mais ce projet ne va pas sans quelque résistance de la part d’un grand nombre d’Ondins... »
Paul n’écoutait plus son ami, qui s’amusait de tous les changements de sa cité comme s’il n’en faisait déjà plus partie. L’ermite pensait à Baptiste... Il se prit presque à faire des vœux pour que son ancien mentor fût mort ; car il était certain que les constructeurs de la voie ferrée raseraient une bonne part de la forêt intérieure pour y réaliser leur abomination...

Le médecin vit la figure soucieuse de son ami et regretta d’avoir parlé si légèrement de ces bouleversements. Il tenta de ramener la conversation vers des sujets plus anodins mais Paul fut distrait tout le reste de la soirée. Les deux hommes se séparèrent le lendemain.

*

Le froid était de retour et Paul ne vit personne pendant plusieurs semaines. Il préférait cela. En son cœur, il souhaitait demeurer seul, car il lui semblait que toute sa bienveillance devait être consacrée à sa forêt, qui se voyait mutilée, modelée par la main des hommes sans qu’elle ne pût rien leur opposer. Il était déjà près de la zone sud de la forêt et rien ne laissait pressentir une quelconque modification dans ce domaine qu’il avait traversé maintes fois depuis toutes ces années. La forêt se figeait, rentrait en elle-même pour mieux supporter la venue de l’hiver. C’était le moment de l’année où elle songeait le moins à se faire belle pour son arpenteur – le flamboiement du plein automne était déjà passé, l’épure du paysage hivernal n’avait pas encore été réalisée, des feuilles grises et délavées achevant de pourrir un peu partout, enlaidissant encore les arbres, en attendant la bise qui bientôt les renverserait.

Mais cette mélancolique quiétude du forestier fut bientôt interrompue par un large groupe d’hommes bruyants, que Paul prit d’abord pour les organisateurs d’une battue – Paul s’irritait déjà en entendant de loin leur grabuge, car il détestait cette pratique. Il fut alors surpris de découvrir qu’il était le gibier recherché par ces inconnus, ce qu’il comprit dès qu’il aperçut les premiers visages de ses poursuivants, sur lesquels une rage contenue se dessina lorsqu’ils l’aperçurent. Il s’agissait d’un groupe d’Ondins qui s’étaient placés sous les ordres d’un « enquêteur » de T... convoqué tout exprès par les promoteurs de la voie ferrée pour résoudre une enquête.

L’homme au chapeau bas et rond, doté d’une imposante moustache remontante (qu’il avait entretenue avec soin même pendant les jours passés à traquer Paul dans la forêt), se présenta : il se nommait Delzongle. Puis il expliqua la raison de sa grande expédition, après s’être assuré avec ses hommes que Paul n’allait pas fuir ou s’en prendre à l’un d’eux.

« Vous ne connaissez vraiment pas le motif de ma venue ? » l’interrogea-t-il d’un sourcil soupçonneux.

Devant le mouvement négatif de Paul, il en vint enfin aux explications : « Il y a des morts sur l’Onde depuis que la civilisation vient à elle. »

— L’Onde n’a pas attendu que vous veniez à elle pour se montrer civilisée », répondit Paul avec douceur.
Il sembla à Paul que c’était précisément ce genre de réponse que son soupçonneux interlocuteur attendait ; l’enquêteur se tourna d’un air significatif vers ses compagnons, parmi lesquels plusieurs acquiescèrent avec une gravité affectée. Sa réponse était donc sans nul doute mauvaise.

« De quels morts parlez-vous ?
— Vous l’ignorez vraiment ? Eh bien, sachez que les travaux destinés à désenclaver votre petite cité sont retardés depuis qu’un illuminé s’est donné pour tâche d’assassiner ses planificateurs. Trois sont déjà morts.
— Mais comment ?
— Le meurtrier est un lâche, il n’a jamais voulu se montrer à ses victimes. Deux d’entre elles ont été tuées d’une flèche alors qu’elles s’étaient éloignés de leur lieu de travail, tandis que la dernière est tombée dans un piège mortel. Les trois hommes venaient de ce que vous nommez l’Extérieur, et de ce que je nomme pour ma part France. Comprenez-vous la noble idée qu’est la France, monsieur le sauvage ?... Bref, tous trois étaient ingénieurs, tous trois sont morts en s’enfonçant dans ce que chacun ici appelle votre forêt. Le meurtrier tente de décourager les défenseurs du Progrès et plus globalement les visiteurs étrangers de la fouler.
— … Il est peu probable que le coupable soit un Ondin. On dénombre à peine dix meurtres commis par des Communaux dans toute l’histoire de notre cité.
— Cela, c’est la rumeur publique qui le dit. Aussi ne vous croirai-je pas sur parole... Mais vous-même, monsieur l’homme des bois...
— Je m’appelle Paul.
— Si vous voulez, monsieur Paul, vous-même, vous sentez-vous un Ondin ?
— Je ne pense plus pouvoir me considérer comme tel, non.
— Dès lors, avec votre appartenance à l’Onde, vous devez avoir abandonné ces petits scrupules quant à la préciosité d’une vie humaine, en vrai misanthrope ?
— Ignorant ! s’emporta Paul, j’ai appris tout le contraire en vivant dans ces bois. Qu’elle soit végétale ou animale, je ne prélève une vie que pour subsister. Quant aux vies humaines, je ne me sens pas menacé encore au point de devoir me résoudre à tuer un autre homme.
— Pas encore, mmh.
— Il reste assez de territoires sauvages pour que je n’aie pas à recourir à une telle violence. Mais, d’après un médecin avec lequel j’ai discuté voilà quelques semaines, je ne suis pas le seul à condamner cette entreprise.
— Oui, le vieil excentrique nous a mis sur votre piste en effet... Nous avons interrogé ces opposants, mais je ne crois pas à la culpabilité de l’un d’entre eux. Ce sont des agneaux... Mais vous... ! Vous êtes le loup de ces bois... que nous allons mettre en cage, par précaution. »

Paul essaya vainement de résister. L’idée d’être ramené de force sur l’Onde (et peut-être même transporté jusqu’à la ville de T... pour être jugé) l’horrifiait. Mais il pensa tout bonnement devenir fou quand il songea qu’on allait l’enfermer, comme l’enquêteur s’était plu à l’évoquer. Il se démena violemment pendant deux bonnes heures avant de s’abandonner à cette détention. S’étant un peu calmé, il plaida pour qu’on le laissât dans ce domaine : sa vie en dépendait, clamait-il ; puis il tenta de détourner les soupçons de l’enquêteur vers d’autres pistes. Ne fallait-il pas d’abord s’intéresser à ces quartiers intérieurs connus pour abriter une vaste population de voleurs et de meurtriers ; cette entaille faite dans l’Onde par la voie ferrée, presque jusqu’en son noyau, ne pouvait que gêner leurs larcins et les contraindre à s’éloigner... Et ces allées et venues constantes de touristes et d’hommes d’argent venus de l’Extérieur pouvaient aussi avoir attiré quelque malfrat de T... ou d’une autre ville de France...

Mais Delzongle se montra intraitable. Pour ce citadin amateur de bon tabac et de confort domestique, il fallait être fou pour vivre comme Paul le faisait. Au fond, même s’il ne se formulait pas les choses de cette manière, criminel ou non, Paul était pour lui coupable. Il était providentiel que ces crimes eussent été commis car cela permettait de ramener ce perturbateur sous contrôle. Mais il ne s’accusait nullement de partialité dans cette affaire : il croyait fermement que Paul était le meurtrier.

Après trois jours, ils approchèrent de l’Onde – des troncs coupés dans la forêt, un certain agencement rationnel des arbres laissaient sentir sa proximité. Ils y pénétraient vers le sud et devaient rejoindre le nord, là où les collègues de l’enquêteur s’étaient établis afin de poursuivre leur investigation. Mais, bien entendu, ils ne se risqueraient pas à traverser l’Onde par son milieu jusqu’au nord et en feraient le tour par les communes, ce qui leur demanderait trois autres journées avec un prisonnier.

L’enquêteur s’avisa tout d’abord de trouver un messager pour prévenir ses collègues et leur demander de les rejoindre. Dès qu’il aperçut un garçon poussant sa charrue dans un champ, il le héla pour lui montrer trois beaux francs-or :

« Eh, gamin, ces trois-là pour toi si tu as de bonnes jambes ! »

Le garçon le regarda avec des yeux ronds, ne comprenant pas ce que l’étranger lui voulait, un peu effrayé aussi de voir un homme mené ainsi de force. L’enquêteur reformula comme s’il avait affaire à un crétin :

« Ces trois pièces d’or pour toi si tu vas délivrer un message dans le quartier des confiseurs.

— Mais, je suis en plein travail, répliqua le garçon timidement.
— Oui, rétorqua l’enquêteur en soufflant, mais ce que je t’offre là vaut bien un mois de travail pour un ouvrier.
— Je ne suis pas ouvrier...
— Bon ! Les veux-tu, oui ou non, ces pièces ?
Le garçon demeura coi pendant un instant, avant de redire doucement, mais aussi avec résolution : « Je suis en plein travail. »

Delzongle s’éloignait déjà sans saluer le gamin. Il enrageait ; sa pipe, qui remuait en tous sens entre ses dents, fumait aussi intensément que la locomotive dont l’arrivée avait été retardée par ces meurtres. Ses hommes le suivirent, l’un d’entre eux tenta de rire de cet enfant : « Ces Ondins du sud ! », tenta-t-il d’expliquer, visiblement honteux du peu de cas que le garçon faisait des belles pièces qu’on avait mises sous son nez. Mais le pire fut que d’autres refus succédèrent à ce premier ; ils finirent par faire friser l’apoplexie à l’enquêteur dont le teint fleuri tournait alors au cramoisi. Toutefois, un regard adolescent s’illumina enfin à la vue des trois pièces, et le jeune messager s’en fut sans même passer par sa maison pour prévenir ses parents de son départ.

L’expédition menée par l’enquêteur put enfin entreprendre sa lente remontée des quartiers vers le nord, en prenant par l’est. Le policier de l’Extérieur avait imaginé que les habitants seraient soulagés à la vue de ce dangereux criminel enfin menotté ; il avait même pris des précautions afin de défendre Paul de la vindicte publique. Mais les regards mauvais des habitants ne furent pas dirigés vers le prisonnier ; ce furent les geôliers qui se sentirent presque menacés par les habitants attroupés autour d’eux. La pression qui pesait sur le convoi fut particulièrement forte au début de leur trajet : dans les quartiers pourtant plutôt dépeuplés de l’extrême sud de l’Onde, les gens lançaient aux hommes de l’enquêteur des appels virulents à libérer Paul. On vit même un montagnard venu commercer là cracher au sol avec mépris, à quelques pas du policier – geste exceptionnel et très grave à l’époque.

« Ah, bien sûr ! C’est parce que le coupable est l’un des vôtres que vous voulez le libérer », finit-il par s’emporter en interpellant les habitants hostiles qui commençaient à leur jeter des fruits. « Mais c’est surtout parce que les victimes n’étaient que des étrangers ! Ah ! Elle est belle, la morale ondine ! », fulminait-il inutilement, ses opposants continuant de crier en canon « Libérez-le ! », « Ôtez-lui ses chaînes ! »

L’inspecteur, téméraire, retroussait ses manches et s’apprêtait à appliquer sur le premier Ondin qu’il pourrait empoigner les leçons de boxe qu’il avait prises quand un de ses hommes, un Ondin du Nord, le raisonna :

« Vous vous trompez, ce n’est pas parce que les victimes n’étaient pas de chez nous que ces habitants veulent libérer notre prisonnier. La seule vue d’un homme enchaîné suscite leur colère, quels que soient les forfaits qu’il a commis. Ils préféreraient jeter un homme d’un précipice plutôt que le condamner à l’emprisonnement. Ce sont des Ondins de la vieille mode, dans ces quartiers du sud. Pour eux, la pire peine qui puisse s’abattre sur un être humain est de se voir banni d’ici ; vous savez, ils en sont encore à penser que le monde hors de la forêt qui les cache n’est qu’un vaste désert tout juste traversé par des bandes de furieux anthropophages ! »

Toutefois, les choses s’arrangèrent à mesure que le convoi remontait vers le nord de la cité, plus peuplé, où les habitants se montraient plus traitables. Alors qu’il atteignait le quartier Charrettes, situé sur le point est du cercle formé par les quartiers de la cité, l’enquêteur se félicita de voir arriver vers lui trois de ses collègues de T..., qui étaient restés dans la cité pendant qu’il traquait Paul. Mais les nouvelles qu’ils lui apportèrent le déconcertèrent tout à fait.

« Cet homme n’est pas le coupable ! », dit l’un d’eux en désignant Paul, alors que les deux groupes venaient de se rencontrer. « Cinq travailleurs du chantier sont morts voilà deux jours. »
— Cinq ! Mais comment ? s’étonna Delzongle.
— L’eau du petit tonneau transporté sur le chantier a été empoisonnée. Il a fallu deux heures pour que deux premiers employés sentent leurs entrailles brûler. Le temps que tout le monde comprenne que l’eau était infectée, trois autres en avaient déjà bu. »
Delzongle demeurait coi. Il observait Paul (qui remerciait en silence sa divinité de le tirer de ce piège) tandis qu’on lui annonçait ces nouvelles. Puis, toujours tourné vers Paul, il demanda :

« Tous les morts sont-ils de chez nous ?
— Non, il y a quatre Ondins parmi les victimes. »
Il médita quelques secondes encore, avant d’être interrompu par l’un des porteurs de ces nouvelles contrariantes.

« Ce n’est pas tout ! Quand un des ouvriers a renversé le tonneau d’eau, une fois qu’ils ont compris qu’elle avait provoqué ces morts, il a trouvé, dissimulé sous celui-ci, un manuscrit... »

L’enquêteur se tourna vers le discoureur, l’appelant par son regard autoritaire à poursuivre. « … Il s’agit d’une sorte de pamphlet insensé contre la société. Je n’y ai rien entendu. Mais une lettre précédait ce torchon : l’auteur y menace de tuer encore si nous ne faisons pas crier son texte dans tous les quartiers de l’Onde, afin que la population puisse entendre ces absurdités ! C’est un fou, manifestement. »

L’enquêteur se détourna de son interlocuteur quand celui-ci se mit à émettre son jugement. Peu lui importait de savoir ce que ce subalterne pensait du meurtrier. Il préféra s’adresser de nouveau à Paul pour lui dire : « Voilà une lecture que vous pourriez certainement mettre sur votre chevet... Mais, j’oubliais, vous ne devez pas avoir de chevet, non, dans le trou où vous dormez comme une bête ? » Paul était prêt à essuyer toutes sortes de provocations tant que ses chaînes lui étaient ôtées. « De la manière dont il nous a été présenté, ce texte, vous auriez bien pu l’écrire... Mais il faut croire que vous n’êtes pas le tueur, malgré tout... Vous êtes libre, alors ». La mort dans l’âme, il fit un signe à l’un de ses hommes pour lui ordonner de le détacher. « … De toute manière, si nous avons besoin de vous, nous savons où vous trouver, non ? » L’enquêteur se retourna avec mépris pour ne plus regarder ce sauvage qu’il aurait tant souhaité voir enfermé.

« Je veux voir ce texte ! »

Delzongle montra sa surprise : « En quoi cela vous intéresse-t-il ? » Paul ne répondit pas, mais devant le regard résolu qu’il lui adressa, l’enquêteur n’insista pas et laissa l’habitant de la forêt les suivre. Mieux valait l’avoir sous la main.

Pourquoi Paul n’avait-il pas pensé avant à Baptiste, dès que ces crimes lui eurent été rapportés ? Il songeait la plupart du temps au Forestier en se disant qu’il devait être mort : dans son complet isolement, n’était-il pas probable qu’une maladie l’eût emporté, ou qu’un habitant de l’Intérieur eût fini par le tuer ? En outre, les années passant, Paul avait oublié la froideur de Baptiste, celle qui lui avait jadis fait abattre sans scrupules tous les intrus qui pénétraient dans sa forêt intérieure, celle aussi qui l’avait conduit sans aucun regret à chasser son jeune disciple de son domaine.

Baptiste en était capable, bien évidemment. Il était vivant, Paul en était assuré. Lorsque le manuscrit laissé par le tueur récidiviste se trouva entre ses mains, il reconnut sans surprise l’écriture presque enfantine, ne recourant qu’à des lettres capitales, qu’il avait déjà maintes fois parcourue dans l’essai que Baptiste lui avait confié des années plus tôt. Les mêmes idées s’y trouvaient exposées, mais moins clairement que dans son propre exemplaire – l’ermite avait dû recomposer ce recueil dans l’urgence. Tout y était, et toujours dans cette prose efficace d’entomologiste peu soucieux de disséquer ou d’écraser quelques milliers d’insectes au cours de son étude. C’était un regard d’étranger sur la civilisation, le regard d’un philosophe issu de l’aube de l’humanité.

Le soir où ce manuscrit fut mis dans ses mains, Paul ne dit rien à l’enquêteur et déclara qu’il allait se coucher. Il médita longtemps sur le lit confortable qu’un Ondin lui avait prêté, les yeux tournés vers la lumière d’une bougie qu’on avait posée sur sa table de chevet. Baptiste avait raison. Si la plus noble aspiration de l’homme était de rechercher une parfaite liberté, seule la vie que Paul et lui avaient élue pouvait prétendre à cette réalisation. La marche du « Progrès » assassinait ce qui était le plus précieux pour Baptiste comme pour Paul : la dignité humaine. Baptiste avait raison, oui, mais Paul ne pouvait le suivre. Il se leva.

Il couvrait sa bougie de ses mains quand il entra dans la chambre de Delzongle, qui dormait ; Paul souhaitait regarder un peu cet homme si antipathique, digne représentant de cette société technique dans sa phase industrielle ; ce paternalisme ; cette culture d’école à la fois très poussée, mais aussi si peu interrogée ; cette certitude de mériter d’être servi et honoré par ses subalternes, par sa femme, par ses enfants ; ... Ces hommes qu’il hésitait à sauver en dénonçant Baptiste étaient décidément bien laids. Un coupe-papier à manche d’ivoire se trouvait sur la table de chevet. Paul s’en saisit. Delzongle figurait une cible intéressante dans la guerre que Baptiste menait contre l’Extérieur. Peut-être son exécution enrayerait-elle la progression du train dans la cité pour plusieurs mois, la terreur gagnant bientôt les villes lointaines de T... et même de la capitale ?

Il resta longtemps dans cette position, avant de reposer lentement le coupe-papier. Aussi éloignés fussent-ils l’un de l’autre, Paul et Delzongle n’en étaient pas moins deux hommes qui, pensait Paul, pourraient un jour, dans des circonstances très spéciales, parvenir à se comprendre. Cela ne pouvait pas être absolument exclu.

« Inspecteur ! », murmura-t-il calmement. Delzongle, finit par sursauter quand il reconnut le sauvage penché sur lui.

« Je crois connaître le coupable », chuchota tristement Paul.

*

Paul était de nouveau dans sa forêt, seul ; il s’était réfugié en elle au plus près du quartier des Confiseurs avant de descendre aussi vite que possible vers le sud. Il désirait s’enfoncer dans les bois bien plus loin qu’il ne le faisait habituellement, près des montagnes, comme pour échapper à des poursuivants, même s’il savait que Delzongle et ses acolytes ne s’intéressaient plus à son sort. Baptiste avait été retrouvé, dans sa forêt centrale. Ses pièges avaient causé d’autres morts parmi les rabatteurs qui l’avaient poursuivi, et les Ondins si flegmatiques en toute autre occasion avaient fini par n’éprouver pour lui que haine. Ils ne s’étaient d’ailleurs pas opposés à son transport vers la ville de T... Ils n’ignoraient pas pourtant qu’il y serait exécuté. Quelle tristesse que Baptiste dût passer ses derniers instants dans la ville.

Lorsqu’il fut parvenu dans la zone forestière la plus esseulée qu’il connût et s’accorda enfin quelque répit, Paul s’aperçut qu’il avait fui Baptiste plus que quiconque ; il n’avait pu l’attendre à l’annonce de sa capture. Mais même si les geôliers du Forestier l’avaient laissé lui parler, quel bénéfice l’un comme l’autre auraient tiré de leur rencontre ? Paul était convaincu que Baptiste avait raison, que la logique de son action était incontestable ; mais c’était une vérité inhumaine qu’il avait voulu imposer par la force ; car Baptiste ne paraissait plus à Paul de la même race que le reste de l’humanité, Paul y compris. Baptiste aurait détruit toute la civilisation pour préserver son mode de vie, le seul digne de l’être humain dans son esprit ; et son ancien disciple pressentait qu’il lui aurait été indifférent après l’annihilation de l’humanité de ne laisser nulle descendance derrière lui. Le sommet de la chaîne alimentaire aurait simplement été redonné aux loups, aux ours, ou aux derniers lions qui peuplaient ce coin de France, si l’on en croyait les légendes. Paul soupçonnait que le vœu inconscient de Baptiste était de voir l’humain cesser de profaner plus longtemps la Terre. Le vent formant des vagues sur la cime des arbres, le frisson parcourant la peau d’un chevreuil, la fuite éperdue des bêtes quand un éclair allumait un incendie : être le dernier à contempler tout cela, voilà ce dont Baptiste rêvait sans nul doute depuis sa jeunesse. Être le dernier, puis savoir que ce miracle s’accomplirait incessamment pour le reste des temps, sans l’homme, et que les routes seraient bientôt éventrées par les racines et recouvertes par les feuilles, que les chiens redeviendraient des loups ; savoir enfin que nul importun après la mort de Baptiste n’aurait l’idée de soustraire son corps à l’assaut des insectes, à l’enrichissement de la terre par ses restes ; là était sa dernière aspiration.

Paul, pour sa part aurait choisi de se sacrifier lui-même plutôt de que s’en prendre à autrui, quand bien même cet autre aurait été le plus pervers exemplaire d’être humain jamais conçu. Dans ses plus longues plages d’isolement ces dernières années, Paul ne s’était jamais senti seul ; car il dédiait les moments les plus exaltants de sa vie érémitique aux autres hommes, et tout particulièrement aux Ondins. Chaque fois qu’il s’était émerveillé devant la grandeur de la nature, il avait fait un vœu pour eux. Et c’était parce que Baptiste, cet être autre, avait menacé ses frères que Paul avait précipité son arrestation.

Paul comprit alors que malgré son éloignement, il n’avait jamais cessé d’être un Ondin. S’il était né un siècle plus tôt encore, il n’aurait peut-être pas quitté sa commune...

… Non, l’Onde n’avait pas été un rêve. On s’y était parfois fourvoyé, certes, mais elle avait été un fidèle refuge pour ses pionniers, qui avaient apporté dans le creux de leurs mains comme une petite flamme d’humanité menacée d’extinction ; et cette flamme, leurs descendants l’avaient entretenue, puis fait grandir. En ces jours tardifs, elle menaçait d’être étouffée par une société dont l’ambition était de transformer l’homme pour l’adapter à ses innovations...

… Paul songeait toujours ; sur la terre humide, devant lui, ses yeux suivaient sans vraiment les voir des feuilles qui dansaient en cercle, avant de s’éparpiller aux quatre vents. Les Ondins avaient vécu dans la concorde, et sans chefs. Leurs remous concentriques sur le fleuve de l’histoire humaine s’estompaient déjà ; mais Paul, à distance d’elle, demeurait en paix, sûr que tout cela ne serait pas oublié.

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