L’onde

Arcadio Wang

paru dans lundimatin#281, le 29 mars 2021

L’Onde est une cité née lors de l’extinction de notre monde et les huit nouvelles qui seront ici publiées racontent les mille ans de son histoire et les menaces qui pèsent sur son modèle égalitaire. Vous retrouverez les Ondins et leurs aventures tous les quinze jours [1].

Illustration : Majorminuit
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Fondation + 430

Panopticon

« Dans la structure simple de la société primitive, les rôles et les activités professionnelles étaient dans une large mesure interchangeables : en dehors de la spécialisation biologique du sexe, chaque membre de la société, lorsque la situation le réclamait, pouvait jouer le même rôle que n’importe quel autre. »
Lewis Mumford

Un matin très froid d’avril, sur la grande plaine qui s’étendait au Nord de l’Onde, après les forêts exploitées par les Communaux, apparut une armée. Il s’agissait en réalité d’un rassemblement disparate, entre la troupe de brigands et la meute de mercenaires. À la surprise de ses membres eux-mêmes, la bande initiale avait vu ses rangs enfler, de taverne en taverne, de village pillé en village pillé, jusqu’à ce que cette masse d’hommes sans foi ni loi parvînt à renverser de petites villes franches fortifiées. Si l’un de ses hommes avait eu neuf cents doigts pour compter jusqu’à un nombre si élevé, il aurait pu dénombrer presque neuf cents soldats dans leurs rangs à cette date.

Des armées plus importantes dans le pays toléraient encore cette troupe, car elle évitait soigneusement de se confronter à des ennemis trop puissants, cherchant plutôt des victimes isolées à dévorer pour se constituer l’embryon d’un petit fief. Un chef de clan, soldat heureux, après quelques remous pour le pouvoir au sein de cette meute, après quelques duels, empoisonnements et assassinats aussi, parvint à se distinguer : c’était Sponz. Il se faisait déjà nommer général et cherchait maintenant une couronne. Il essayait péniblement de transformer son apparence de mercenaire hirsute en couvrant son corps rude et malodorant de quelques plumes et d’accessoires brillants censés le rapprocher de l’apparence d’un aristocrate en campagne.

Mais pour se gagner une couronne, il fallait de l’or. Voilà ce que cet homme était venu chercher sur ces terres de l’Onde pourtant éloignées de tout, peu prospères et fort discrètes. Des rumeurs d’ivrognes, semblables à celles qui faisaient traverser le globe aux pirates, avaient mené là ce général et sa troupe.

Les Communaux n’eurent pas même le temps de se préparer à l’attaque lorsque, vers neuf heures, plus de huit cents ennemis pénétrèrent dans un quartier au nord de l’Onde – le quartier « Linteau » – pour détruire, piller et violer. Les soudards euphoriques retinrent dans leurs bras des femmes pour la première fois depuis des semaines, et furent plus excités encore en découvrant que nul rempart n’était élevé derrière ce qu’ils prirent pour les faubourgs de cette cité bien plus vaste qu’ils ne l’avaient imaginée.

Un hurlement traversa la commune ravagée, repris par toutes les voix des brutes conquérantes : « Vers le centre ! ». Au pas de course et dans un long cri euphorique, la troupe encore entière pénétra plus loin vers le cœur de la ville. Cette totale absence de défense était l’aubaine que le général attendait depuis si longtemps : plus qu’un trésor, il allait pouvoir installer au cœur même de cette cité son trône.

Mais, l’Onde ne possédait pas de cœur, ou plutôt ce cœur était disséminé un peu partout sur le vaste cercle formé par les communes. Un sentiment de désorientation et de malaise traversa peu à peu la troupe. En effet, la forme des villes que ces pillards avaient pu voir au cours de leurs errances les avait accoutumés à découvrir des habitations toujours plus vastes et luxueuses à mesure qu’ils approchaient d’un centre urbain. C’était ce que l’armée du général Sponz avait en tête en se ruant vers l’intérieur de l’Onde. Or, c’était tout le contraire qui était en train de se dévoiler aux yeux des soldats : soudain plongés dans l’ombre de maisons plus humides, plus rapprochées les unes des autres et dans un état manifeste d’abandon, ils ralentirent le pas pour regarder plus prudemment, à travers les fenêtres aux vitres souvent brisées, derrière lesquelles rien ne semblait remuer. Un ou deux loqueteux fuirent en boitant à leur passage. Cela les inquiéta au point qu’ils resserrèrent bientôt les rangs, mais ils furent bientôt plus interloqués encore en voyant progressivement la ville se dissoudre en des ruines toujours plus anciennes à mesure qu’ils étaient censés se rapprocher de son centre.

Il était midi, un pâle soleil d’hiver éclairait les romantiques vestiges architecturaux du point le plus central de l’Onde, et les soldats parvenus là – un peu moins nombreux, on le découvrit bientôt, après la traversée des rues sombres de l’Intérieur – se croyaient maintenant ensorcelés par cette ville impossible. De rage, le général Sponz tua le seul habitant qui errait au milieu de ce décor de ville oubliée, un inoffensif vieillard dans lequel la tradition reconnaît ce grand philosophe cynique, qui n’eut pas même le temps de prononcer un dernier apophtegme sous le glaive du soudard. Puis un interminable colloque commença entre le général et ses lieutenants, ponctué de nombreux hurlements d’exaspération et de menaces, pour savoir quelle stratégie il fallait maintenant adopter.

Vers dix-sept heures, la troupe rebroussa prudemment chemin, dans l’intention de camper de nouveau à l’extérieur de cette cité et de relancer une attaque plus réfléchie le lendemain. Mais le retour, dans les ruelles de l’Intérieur déjà gagnées par la nuit précoce de mars provoqua un mouvement de panique dans les rangs et les hommes se dispersèrent bientôt en groupes plus restreints ; quelques assassins de l’Intérieur en profitèrent pour régler leur compte à ces intrus et s’emparer de leur équipement. La nuit était franchement tombée quand les soldats terrorisés, dispersés et décontenancés, réapparurent dans plusieurs quartiers de la périphérie. Entre le matin et le soir, les habitants avaient été prévenus de l’agression extérieure par les flammes qui s’étaient élevées du quartier rasé par les hommes de Sponz plus tôt dans la journée. Les arcs avaient été mis à l’épaule et les Communaux attendaient derrière leurs fenêtres. Beaucoup d’ennemis de l’Onde périrent traversés par des flèches. Les hommes de Sponz étaient entrés en hurlant et courant dans ce qu’ils pensaient être les faubourgs de cette cité le matin-même : ils en ressortirent de même en hurlant et en courant dans la nuit étoilée.

Le lendemain matin, plongés dans la brume, les cinq cents hommes qui lui restaient à Sponz voulurent quitter cette contrée, mais leur général ne pouvait plus reculer. Il savait que la moindre défaite affaiblirait sa position au sein de cette troupe et qu’il n’y survivrait pas. Il fallait donc en finir avec cette expédition.

Il mit trois heures à convaincre la majorité de ses lieutenants, qui firent pour finir quelques exemples parmi leurs hommes afin de remettre de l’ordre ; l’attaque put reprendre. Le plan était simple : puisque cette ville absurde n’avait pas de centre, Sponz et ses hommes investiraient par unités plus restreintes différents quartiers, jusqu’à la reddition de leurs habitants épuisés et terrorisés. On ramasserait ce qui restait d’or et de femmes pour se rembourser de la peine que ces manants avaient donnée.

Cependant, les habitants des quartiers avaient eu le temps de s’organiser et ce fut dans ce moment que le nom de Titus Bringer sortit de l’ombre. Titus Bringer devint dans ce bref conflit contre les troupes de Sponz le principal responsable de la victoire des communes. Cet homme encore jeune était jusqu’alors peu connu de ses voisins mêmes, car il avait consacré l’essentiel de son activité à la chasse et goûtait fort peu la vie communale, négligeant sa femme et préférant s’arranger avec ses frères pour échapper aux tâches agricoles. Il s’était distingué par ses talents de chasseur, menant avec quelques proches qui l’avaient accepté comme chef de longues et fructueuses expéditions très loin dans la forêt ; mais c’était surtout son esprit belliqueux et la violence de ses coups lors de plusieurs rixes que ses voisins retenaient de lui. Pourtant, en cette nuit de crise, il conquit sa réputation d’habile stratège, et même de sauveur. Il gagna d’abord de l’ascendant sur les habitants en inventant ce système de communication par feux d’artifices, qui permit aux conscrits de venir promptement en aide aux quartiers attaqués par Sponz. Bientôt, il fut celui qui organisa les effectifs de ces troupes de renfort, leur déploiement au sein des maisons des quartiers attaqués et leurs techniques de harcèlement de l’assaillant par des escarmouches. On peut lui reconnaître un certain génie lorsqu’on constate avec quelle célérité l’Onde se débarrassa de ce conquérant violent et acharné ; en à peine plus d’une semaine, la quasi-intégralité de l’armée ennemie avait disparu et seuls Sponz et une poignée d’hommes furent capturés vivants. Plutôt que de les pendre ou de leur trancher la tête, les habitants de l’Onde, bien contents de retrouver leur vie tranquille, contraignirent leurs ennemis à se défaire de leurs vêtements et les chassèrent en leur jetant des pierres jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent dans les quartiers de l’Intérieur. Les communes les avaient avalés, l’Intérieur allait les digérer.

Aucun soldat de Sponz ne revint donc de la campagne contre l’Onde et celle-ci gagna alors la réputation avantageuse de ville maudite, surnaturelle, cette rumeur lui assurant pour plusieurs décennies encore l’obscurité à laquelle ses habitants aspiraient.

Mais aucune guerre n’acquit jamais un statut de légende dans les textes conservés par les quelques bibliophiles de l’Onde. Comme nous l’avons déjà précisé, cet épisode belliqueux de l’histoire de la cité annulaire ne s’est maintenu dans la mémoire des habitants qu’à cause de ses suites immédiates, qu’on retint comme une menace plus essentielle aux quelques principes qui faisaient l’unité de tous les quartiers rassemblés en ce grand cercle.

* * *

Faudrait-il donc reprendre cette vie monotone d’habitant de l’Onde ? Titus Bringer ne pouvait s’y résoudre. Déjà la gratitude des Communaux se faisait moins vive, et Titus voyait la position éminente qu’il avait gagnée se dérober sous lui à mesure que chacun rentrait chez soi pour marier sa fille ou repenser à ses semis. Il agit donc promptement, sachant que la peur qui était née dans les esprits de tous les habitants avec Sponz allait vite disparaître derrière des préoccupations plus locales, celles liées à la vie des quartiers. Titus Bringer rassembla, après avoir informé ses plus fidèles alliés, tous les guerriers amateurs qui s’apprêtaient à quitter la carrière des armes, pour leur adresser l’un de ces discours emphatiques dont le style était encore inconnu dans cette ville :

« Communaux, prospères habitants de l’Onde, les derniers feux allumés par l’ennemi n’ont pas encore été éteints et vous vous apprêtez déjà à regagner vos quartiers... Avez-vous déjà oublié tous ces cadavres qui jonchaient les pavés du quartier Linteaux, lâchement surpris dans son sommeil par ces maudits étrangers ? Qui vous dit que vos filles ne seront pas souillées ou tuées par un nouvel assaillant ? Pouvez-vous laisser au hasard le soin d’épargner votre quartier et de laisser la violence retomber sur celui de vos voisins ? Ce méprisable Sponz, avant que nous ne lui ayons ôté ses plumes et son casque, ne nous a-t-il pas menacés en nous affirmant que le gros de ses troupes l’attendait à quelques lieues de notre ville ? Il est temps de songer à un semblant d’unité pour l’Onde... »

On vit des sourcils se froncer dans l’auditoire méfiant. L’idée d’unifier ou de centraliser des décisions ne soulevait que suspicion parmi les Communaux, même les plus incultes. C’était comme un geste réflexe après plusieurs siècles d’histoire. Titus Bringer se reprit : « Je ne parle pas de créer un pouvoir supérieur à celui de chaque quartier ! Qui en voudrait ? Je parle seulement de vous servir, moi-même ainsi que quelques hommes, pour surveiller les alentours de l’Onde, par delà nos cultures forestières ; quelques postes de vigie ; quelques messagers, et voilà tout. »

Les hommes pressés de regagner leurs logis acceptèrent. Chaque quartier financerait le couvert et l’équipement de six à douze soldats, et enverrait quelques jeunes se faire la main sur la construction de huit modestes casemates à la lisière des exploitations forestières. Titus Bringer put alors continuer à jouer au soldat et organiser des rondes suivies de rapports circonstanciés qui auraient dû déclarer pendant plusieurs semaines que rien n’était à signaler. Mais Bringer ne voulait pas se contenter de jouer au soldat, et il savait que les denrées prélevées aux Communaux finiraient assez vite par ne plus être accordées.

Même dans la contrée la plus pacifique, on pouvait trouver une poignée d’esprits belliqueux ; les soldats de Titus Bringer appartenaient tous à cette engeance, s’étant portés volontaires afin d’échapper aux durs travaux de la vie quotidienne. Ils ne divulguèrent pas les intrigues qu’il commença alors à méditer avec ses hommes les plus fidèles pour maintenir et même développer l’influence de sa force de défense dans les quartiers de l’Onde. Alors que le calme régnait de nouveau aux frontières de la cité, des mouvements de troupes furent régulièrement signalés aux Communaux par des messagers qui s’improvisèrent crieurs ; des pillards avaient été vus, d’étranges machines avaient été repérées à l’horizon, traînées par des animaux colossaux.

Cela dura plusieurs semaines. Mais de nouveau les Communaux, dans leur désintérêt habituel pour tout ce qui pouvait se passer à plus de deux lieues de leur quartier, commencèrent à ne plus prendre au sérieux les cassandres qui s’époumonaient chaque jour pour les intérêts de Titus Bringer. À cette nouvelle désaffection s’ajouta celle d’une partie de l’effectif de la force de défense. Jouer au soldat sans ennemi finissait par ennuyer même nombre d’amoureux de l’uniforme ; une centaine d’hommes rassemblés autour d’un lieutenant de Titus Bringer, dénommé Melvil Hopt, menaçait de divulguer la manipulation de l’opinion à laquelle la force de défense s’était livrée depuis plusieurs semaines.

Désireux de réveiller les frayeurs de la population et de se défaire des plus modérés parmi ses troupes, Titus Bringer n’eut aucun scrupule en ce moment. Tout commença fort tard dans la nuit ; seuls quelques couples de jeunes gens croyant aller à l’encontre des décisions paternelles en se retrouvant aperçurent des feux d’artifices embraser le ciel de l’autre côté des exploitations forestières. Une trentaine de minutes plus tard, plusieurs dizaines d’ombres hurlantes apparurent dans le quartier Ciseleur, au sud-ouest de l’Onde. Leurs visages rendus méconnaissables par des maquillages barbares, ces étrangers mirent feu en un temps très court à presque toutes les habitations de ce quartier construit essentiellement en bois ; les habitants, hommes comme femmes, étaient assassinés lorsqu’ils fuyaient leurs maisons en courant. Mais au bout d’une petite heure apparurent de tous côtés des troupes de la force de défense, face à laquelle les ennemis sonnèrent immédiatement la retraite. Les habitants des quartiers voisins osèrent alors approcher pour sauver ce qui pouvait encore l’être. Un second quartier de l’Onde avait été effacé quelques semaines après la conquête avortée tentée par Sponz. Les gens se rassemblaient devant les quelques cadavres peinturlurés qui étaient restés dans les rues après l’action héroïque de Titus Bringer. Terrorisés, ils attendaient le retour soit de leur force de défense, soit de leurs oppresseurs. Ils respirèrent seulement en voyant Titus Bringer, taché de sang et un bras en écharpe, pénétrer dans les décombres du quartier Ciseleur vers neuf heures, avec une soixantaine d’hommes.

Dès son arrivée, il avança vers l’un des rares cadavres ennemis restés là, se pencha vers lui avant d’essuyer son visage avec un pan de son manteau.
« Cet homme s’appelle Yanis Bordeau. C’est un habitant du quartier Forge ! », hurla-t-il de sa voix tonnante en se relevant. « Des traîtres sont dans nos rangs ! ».

On mena alors sur la place du quartier Ciseleur une soixantaine de soldats entravés devant des Communaux qui ne comprenaient rien à ces événements. Titus Bringer prit la parole au milieu du peuple pour expliquer qu’une partie de ses effectifs avait fomenté des projets conspirateurs, que le massacre qui avait été perpétré cette nuit était l’œuvre de ces traîtres, et qu’ils étaient même en rapport avec les troupes de réserve que Sponz avait laissées derrière lui. Une fois pour toutes, la terreur gagna les Communaux, qui découvraient subitement que parmi leurs voisins, parmi les enfants de leurs amis se cachaient peut-être des individus prêts à renverser la souveraineté des quartiers, désireux d’asservir les êtres libres qui vivaient en paix sur toute la circonférence de la ville.

Les prisonniers de Titus Bringer essayèrent bien d’échapper à leur condamnation. Certains divulguèrent même les intrigues menées par le chef de la Force de Défense depuis plusieurs semaines : Titus Bringer avait répandu des rumeurs alarmistes, il était l’instigateur du massacre qui venait de se produire. Mais le maquillage qu’ils portaient sur leurs visages accusait ces soldats entravés de toutes ces morts, que chacun pouvait encore observer sur les pavés de la place en ce matin sinistre. Titus Bringer levait les bras d’indignation en haranguant le public.

« Comment ? Ces traîtres nous accusent, mes hommes et moi-même d’avoir causé la mort de nos concitoyens, de nos frères ? N’avons-nous pas déjà défendu l’Onde contre ceux qui la menacent, par deux fois, contre Sponz, puis contre les serpents qui se sont alliés à lui ? Qu’ils osent proférer de tels mensonges à quelques pas des cadavres de nos soldats les plus loyaux... » Et Titus Bringer se pencha un moment sur le corps d’un membre régulier du corps de défense mort pour la survie de l’Onde. « ...Nous ne nous diviserons pas comme nos ennemis le souhaitent, nous saurons frapper coup pour coup. »

Et ils frappèrent, les hommes de Titus Bringer, en exécutant la soixantaine de conspirateurs qu’ils avaient capturés. C’était la première fois qu’un tel exemple était donné. De fait, ce fut la seule fois qu’une telle exécution collective survint dans l’histoire de l’Onde. Mais aucun Communal ne voulut par la suite évoquer le souvenir de cet événement ; ceux qui osaient y penser sentaient qu’ils avaient comme quitté un monde pour pénétrer dans un autre le jour où le peuple avait laissé Bringer prendre une telle décision.

Dans la foulée, Titus Bringer obtint que le nombre des soldats de la Force de Défense se vît presque triplé (il atteignit presque mille deux-cents hommes) ; il gagna également une totale indépendance décisionnelle pour ce qui concernait les affaires militaires, créant notamment des tribunaux qui se chargeaient de châtier impitoyablement les traîtres, et il hiérarchisa son armée plus nombreuse en hissant au rang d’officiers tous les soldats qui lui avaient été fidèles lors de la nuit du massacre des Ciseleurs. Les habitants des quartiers s’habituèrent peu à peu à voir toujours plus de costumes militaires traverser d’un air bravache les rues pavées des quartiers ; les jeunes filles rêvaient maintenant de soldats et le terme de héros commença à ne plus susciter la saine indifférence avec laquelle on l’avait toujours accueilli dans le passé.

On ne découvrit que beaucoup plus tard ce qui s’était réellement passé la nuit du massacre des Ciseleurs. Les opposants à Titus Bringer au sein de la Force de Défense avaient été identifiés et dénombrés. Peu de temps avant la nuit des Ciseleurs, on les avait rassemblés dans quatre unités ; elles étaient toutes de repos, attendant leur tour de garde, au début de la Nuit des Ciseleurs. Les hommes les plus fidèles et les moins scrupuleux parmi les troupes de Titus Bringer se précipitèrent à l’heure prévue dans les casemates pour massacrer ces soldats ; cette tâche ignoble fut aisée et rapide ; le lieutenant Melvil Hopt, qui s’était imprudemment mué en porte-parole des opposants à Titus Bringer, fut l’un des premiers à mourir. Son corps fut enterré dans un lieu tenu secret par les plus fidèles hommes de Titus Bringer. Seuls huit soldats opposés aux projets de Titus Bringer furent épargnés, pour être enfermés dans une prison secrète creusée sous une casemate par ses hommes ; ils devaient servir dans la quête du putschiste pour le pouvoir.

Les cadavres furent ensuite fort utiles pour l’organisation de la mascarade qui allait duper les habitants de l’Onde. Une moitié de ces victimes allait servir à représenter le camp des traîtres (on peignit leurs visages avec les maquillages barbares qui allaient terroriser les habitants du quartier des Ciseleurs), tandis que l’autre figurerait les héros sacrifiés pour la défense de l’Onde. Puis plusieurs dizaines de conspirateurs se couvrirent le visage de ces mêmes peintures avant d’aller massacrer leurs voisines et voisins innocents du quartier choisi pour cette nuit d’affreuse mémoire. On avait emporté les corps des soldats exécutés plus tôt dans la nuit jusque dans le quartier des Ciseleurs, et on jeta indifféremment sur les pavés ceux figurant les oppresseurs et ceux jouant malgré eux le rôle des hommes fidèles au défenseur Titus Bringer – aucun habitant ne s’aperçut de la manœuvre dans la confusion de cette nuit. Lorsque les unités de Titus Bringer figurant les défenseurs de la cité parvinrent dans le quartier, ceux qui étaient grimés en barbares s’enfuirent sans combattre, jusqu’en un terrain situé à quelque distance de l’Onde, où l’on avait encore versé quelques cadavres de rivaux de Titus Bringer. Ce fut donc le hasard qui détermina pour longtemps qui avait été un ennemi de l’Onde et qui demeurait un héros, dont la mémoire devait être conservée par la jeunesse. Les familles des soldats dont les cadavres avaient été maquillés connurent l’opprobre, et elles eurent beau affirmer à chacun que leurs proches disparus n’étaient pas des traîtres, qu’ils avaient même eu pour projet de quitter la Force de Défense, et qu’ils avaient fait plusieurs fois comprendre sans oser s’expliquer ouvertement leur méfiance à l’encontre du chef de la petite armée, leurs discours apparurent seulement après cette nuit sanglante comme une preuve de leur manque de fidélité à la cause de l’Onde. Critiquer Titus Bringer attirait désormais les soupçons.

Le chef de la Force de Défense avait également répandu une rumeur selon laquelle Melvil Hopt s’était enfui pour rejoindre les troupes de Sponz, qui s’étaient établies non loin de l’Onde. Il avait en effet désigné Hopt comme le chef de la conspiration, tout en affirmant publiquement que ce soldat sacrifié à ses fins avait été tué lors de la Nuit des Ciseleurs. Mais lorsque des délégués parmi les habitants de l’Onde lui demandaient le cadavre de Hopt, il répondait, gêné, que celui-ci n’avait pu être identifié et qu’il devait avoir été jeté dans une fosse parmi d’autres, méconnaissables. Les gens virent dans cette gêne un mensonge maladroit destiné à rassurer la population : ils étaient persuadés désormais que Hopt menaçait la survie de l’Onde. Titus Bringer entretenait cette rumeur par quelques elliptiques et fallacieux aveux, distillés lors d’assemblées publiques (« Les menaces sont nombreuses et tenaces », avait-il une fois soupiré, d’une voix sombre, près d’oreilles attentives). Melvil Hopt joua malgré sa mort très efficacement son rôle d’épouvantail.

* * *

Les réunions rassemblant des représentants de tous les quartiers de l’Onde se multiplièrent alors sous l’impulsion de Titus Bringer, qui prit pour prétexte d’annoncer chaque semaine quelles évolutions le « siège » de l’Onde connaissait – il employait ce terme désormais, sachant que personne parmi les habitants n’oserait se hasarder à la lisière des exploitations forestières pour s’assurer que l’Onde subissait bien une menace extérieure.

Il entreprit bientôt d’évoquer la création d’une Assemblée Représentative. Les habitants acceptèrent donc, sans trop se rendre compte qu’ils s’apprêtaient à déléguer leur pouvoir décisionnel à quelques voisins plus éloquents, plus aptes à défendre les intérêts de leur quartier. Les représentants du pouvoir allaient désormais travailler d’abord à son renforcement.

C’étaient pourtant de braves, de sympathiques voisins qui se rendaient à ces assemblées communales, et ils le faisaient même un peu en maugréant dans les premiers temps, fâchés de devoir quitter leurs chers quartiers. Mais cette sociabilité qui les rendait aptes à défendre avec aisance leurs positions en public s’assortissait hélas généralement d’une certaine pente aux plaisirs, dont l’habile Titus Bringer sut profiter. Avec une partie considérable des fonds alloués par les communes à l’entretien de la Force de Défense, on organisa des collations, qui devinrent bientôt des banquets, afin d’accueillir les délégués lors des réunions. Titus quittait son air martial pour un autre, affable, en accueillant ces représentants : « Le sujet est grave, mais pas au point de couper notre soif ni notre appétit ! » ; et les Communaux délégués dans ces réunions finissaient par saliver en cheminant chaque semaine vers le lieu de leur assemblée ; les réunions furent d’abord organisées sur la grand-place du quartier sinistré des Ciseleurs, mais les députés voyaient leur appétit quelque peu perturbé par ce désert où de nombreux crimes avaient été perpétrés. On organisa ensuite ces réunions à la lisière des exploitations forestières – parfois à l’ouest, parfois au nord, mais le trajet pouvait être long ...

Les délégués communaux commencèrent ainsi à trouver un avantage à participer à ces réunions décisionnaires. Ils en trouvèrent plus encore lorsque Titus Bringer proposa une motion fixant un dédommagement pour tous les délégués, qui prenaient ainsi de leur temps d’activité agricole ou artisanale pour le bien de la communauté. Les habitants des communes, en cette époque prospère, acceptèrent bien volontiers cette compensation lorsque leurs représentants revinrent dans les quartiers pour expliquer ce projet à la population, mais ils ne surent jamais exactement à quelle quantité de vivres et de produits artisanaux ce dédommagement était fixé. Il est probable que les délégués y gagnèrent, car ils ne tardèrent pas à se montrer beaucoup plus engagés dans la promotion des décisions prises lors des assemblées.

Malgré tout, ce regroupement de militaires et de représentants communaux n’avait jusqu’alors guère constitué qu’un ministère de la Défense, ne prenant que des décisions touchant l’armée de l’Onde ; mais Titus Bringer était bien décidé à former un véritable gouvernement qu’il surplomberait, un lieu où toutes les décisions touchant la cité seraient prises.

Les réformes suivantes passèrent dans la dissension. Titus Bringer savait qu’il opérait à l’encontre de cet esprit souverain du peuple de l’Onde qui, pour avoir été jusqu’alors abusé par ses manipulations, n’en était pas moins puissant. La voie de la force – le putsch – n’était pas accessible : malgré l’augmentation de ses moyens et la fidélité sans bornes de ses troupes, la Force de Défense ne représentait qu’une portion infime de la population. Grâce à l’organisation d’une autre mascarade sanglante, Bringer aurait pu renforcer encore sa puissance militaire, mais il ne pouvait de nouveau recourir à cette manigance dans l’immédiat.

Profitant de l’optimisme et même de la nouvelle fierté de la population face à la force dissuasive de l’Onde depuis la création d’une armée commune, des crieurs mandés par le général Titus Bringer (tel était le nouveau grade qu’il s’était fait attribuer lors d’une de ses réunions, ce qui avait soulevé plus de moqueries que d’inquiétude parmi les Ondins) furent mandés dans chaque quartier afin d’annoncer une consultation publique :

« Face à la déplorable perspective de la fin de l’époque pacifique qu’a si longtemps connue l’Onde, l’Assemblée, au service exclusif des Communaux, en est venue à constater le manque de préparation de notre cité aux temps de guerre qui se profilent ! La constitution de la Force de Défense ne peut assurer la protection de la population qu’en association avec d’autres réformes de la structure de notre très ancienne communauté ! Vos représentants vous consulteront par vote dans deux semaines pour deux projets :
— Collectivisation d’une part restreinte de la production agricole, gérée par une assemblée désignée par les quartiers, en vue d’un rationnement en cas de siège !
— sédentarisation de l’assemblée réunissant les délégués militaires et alimentaires au service de la population de la Périphérie, grâce à la construction d’un Office des Questions Relatives à la Prospérité de l’Onde (OQRPO) !
De telles décisions ne peuvent se faire qu’avec l’aval de la majorité de nos concitoyens ; nous espérons que ce vote sera précédé de débats nombreux et enrichissants, au nom de l’intérêt commun ! »

Quoique la constitution de la Force de Défense et les rassemblements de l’Assemblée Représentative eussent été acceptés tout naturellement, ces deux nouvelles propositions perturbèrent nombre d’habitants. À cette alarme s’ajoutait la moue dubitative avec laquelle la population acceptait le style emphatique et les abréviations si laides qui semblaient tant plaire à Bringer.

On demanda aux délégués participant aux assemblées quel lieu avait été choisi pour construire l’OQRPO, s’il devait absolument exister ; la distinction de l’un des quartiers par un tel bâtiment heurtait trop des principes passés dans le sang des habitants depuis des siècles. Les délégués répondirent que pour ne favoriser aucun quartier, l’Office devrait être érigé en un lieu équidistant à n’importe quel point de tous les quartiers : au centre. Lorsque des voix opposèrent à cette idée la distance considérable du centre par rapport aux quartiers et les dangers que l’on courrait en traversant l’Intérieur pour y accéder, Bringer ne révéla qu’une partie de ses projets en déclarant que les délégués siégeant à l’Office seraient escortés et que la Force se chargerait de sécuriser l’Intérieur. Il omit de dévoiler son dessein de destruction de toutes les ruines qui constituaient l’Intérieur.

La proposition de prélever des vivres pour effectuer des réserves souleva moins de débats dans les jours qui suivirent, car Titus Bringer avait eu soin de commencer par demander une quantité très restreinte de nourriture. Mais celle concernant l’Office anima les discussions dans les maisons et sur les places, jusque tard chaque soir. Il se trouva des gens assez lucides pour comprendre que l’idéal égalitaire de l’Onde se trouvait mis en péril avec le projet de construction de l’OQRPO. Ces derniers furent bientôt confrontés aux délégués communaux assujettis par Bringer lors des débats organisés dans les quartiers. Pour la première fois depuis des siècles, les habitants n’avaient pas le contrôle de la prise de décision collective ; ils l’avaient déjà laissée s’échapper et devaient désormais se contenter de choisir entre deux sortes d’individus pour les charger d’administrer leur vie. Les délégués, hommes affables, de plus en plus ventripotents depuis qu’ils avaient été mandés dans les assemblées, s’étaient préparés à ces résistances ; ils cherchaient à amadouer le public par les rires et les promesses ; ils plaisaient, mais sans convaincre toutefois. Leur argumentaire dérangeait : le nom de Titus Bringer apparaissait trop dans leurs discours et leur subordination si peu dissimulée au général laissait sceptiques les habitants, qui n’avaient pas été accoutumés à révérer qui que ce fût ; les diverses campagnes d’affichage faisant la promotion de la personne de Titus Bringer n’avaient pas encore eu d’effet perceptible sur les esprits des Communaux.

Lorsque le jour du vote arriva, il semblait donc à l’opinion publique que l’équilibre entre les pro-OQRPO et leurs opposants était presque parfait, mais que les fidèles à la tradition de l’Onde, remise en cause par Bringer, formaient une légère majorité. Les habitants des quartiers furent donc surpris d’apprendre, de la bouche des crieurs désignés par Titus, qu’après dépouillement des bulletins, il apparaissait que soixante-huit pour cent des votants s’étaient prononcés en faveur des réformes proposées par l’Assemblée Représentative. Chaque quartier allait envoyer cinq travailleurs pour construire les greniers à céréales collectifs et l’Office. Cela durerait douze semaines et les ouvriers seraient remplacés toutes les deux semaines.

À partir de ce jour, les tensions entre les habitants et les troupes de la Force de Défense se firent toujours plus vives ; des divisions apparurent au sein des communes entre les familles de serviteurs de l’Onde (soldats, administrateurs) et celles de producteurs et artisans. L’hiver approchait et les jours devenaient toujours plus courts et glaciaux. Les Communaux, peu enthousiasmés par la construction de l’Office n’envoyèrent d’abord sur le chantier que des travailleurs vieillissants, trop jeunes, fainéants ou malades. Ces derniers n’arrivaient sur le chantier au centre de l’Onde que vers neuf heures, et rechignaient à la tâche tout le jour. Par conséquent, des soldats furent postés sur le chantier pour s’assurer que les hommes travaillaient bien. De nombreuses disputes s’ensuivirent, mais Titus Bringer avait bien prévenu ses troupes qu’il ne fallait en aucun cas blesser les ouvriers. On abattit les vénérables conifères qui avaient paisiblement poussé au cœur de l’Onde depuis des siècles pour entreprendre de creuser les fondations de l’Office.

La grogne s’accrut encore lorsque les ouvriers parvinrent à voir les plans du futur Office : ils avaient accepté le déboisement et le terrassement d’un très large terrain dans le centre de l’Onde car on les avait persuadés que ce bâtiment serait construit de plain-pied. Mais le bâtiment, médité par le général lui-même, comprenait en réalité trois niveaux : le premier mesurant plus de deux-cents pieds de longueur, destiné aux futurs ministères que Titus Bringer voulait peu à peu organiser ; le second d’une longueur de presque cent pieds, dévolu à l’armée ; et pour couronner les deux autres un niveau long de cinquante pieds, qui abritait deux salles de réunion superposées, permettant une surveillance panoramique de tous les quartiers de l’Onde.

Les soldats faisant jusque-là leurs rondes aux alentours de la cité pour prévenir la population d’une nouvelle invasion eurent désormais pour tâche principale de s’assurer que des ouvriers bien-portants et travailleurs seraient envoyés sur le chantier. Les troupes commencèrent à désigner les personnes convoquées en choisissant les meilleurs travailleurs dans chaque commune. La troisième semaine après le vote, vers six heures trente, des membres de la Force de Défense vinrent dans toutes les communes réveiller ces ouvriers, ce qui souleva un vent de contestation dans tous les quartiers de l’Onde et retarda encore le chantier. Titus Bringer dut personnellement assurer une tournée dans chaque commune de la cité afin d’expliquer que ces travaux seraient courts si on les menait efficacement, et que les soldats chargés de se rendre dans les quartiers pour emmener les ouvriers étaient une escorte, car des disparitions avaient été constatées dans les dangereuses ruines de l’Intérieur : quelques morts avaient en effet endeuillé les travaux dans les toutes premières semaines, mais on ne sut jamais vraiment si elles étaient dues à des agressions par quelques assassins rôdant dans les quartiers intérieurs ou si des vengeances de soldats contre des ouvriers excédés par cette situation avaient ainsi été maquillées.

Toujours est-il que Titus Bringer jugea que le moment était venu de proclamer publiquement son second grand projet d’aménagement de l’Onde, après celui de la construction de l’Office, déjà si décrié pourtant. Il s’agissait, comme nous l’avons dit, de raser les quartiers de l’Intérieur, sans autre projet pour les quelques centaines de parias qui y vivaient qu’exiger d’eux de s’adapter ou de mourir. La centralisation de l’Onde passait par la construction de grands axes, Titus Bringer le savait : les tracés sinueux des ruelles de tous les quartiers encourageaient le secret et la flânerie. Les grands axes qui allaient être creusés sous les pierres accumulées depuis dix siècles autour du centre historique disparu allaient au contraire encourager l’efficacité et le contrôle. Les communes deviendraient des faubourgs, une vaste périphérie liée par huit axes bien dégagés au nouveau centre.

Titus Bringer joua une dernière fois la carte de la Terreur pour mieux rallier la population toujours plus rétive à ses desseins. Un matin, alors que la population avait été rassemblée devant le futur Office afin de voir l’avancée des travaux, huit hommes hagards, portant les costumes de la Force de Défense, huit hommes que l’on croyait morts lors de la Nuit des Ciseleurs pénétrèrent sur le chantier, entravés et poussés par les soldats de Bringer. Commença alors un interrogatoire public mené par le général lui-même, qui semblait aussi surpris que les Communaux par cette apparition ; il posait à haute voix ses questions à l’un des prisonniers. Et celui-ci donnait également en criant ses réponses, avec des intonations monotones trahissant le fait qu’elles avaient été répétées.

« Expliquez comment vous avez été faits prisonniers !
— Nous étions en train de montrer à l’armée de Sponz la meilleure voie pour traverser les montagnes jusqu’aux abords du territoire de l’Onde, lorsque vos soldats nous ont capturés.
— L’armée de Sponz ! Combien d’hommes la constituent ?
— Trois mille pour le moment, mais des émissaires ont été mandés pour recruter dans les campements des Rouintons... » Les Rouintons étaient une peuplade nomade apparue peu de temps après le Grand Désastre et redoutée pour ses mœurs violentes ; ils régnaient sur un large territoire à l’Est de l’Onde.
« … Nous espérons atteindre le chiffre de huit mille hommes ! » Un soupir d’effroi souleva le public. Devant cette annonce fracassante, le général prononça pour la première fois depuis la Nuit des Ciseleurs le nom de l’ennemi de l’Onde.
« Melvil Hopt est-il vivant ?
— Oui, c’est lui qui doit devenir le gouverneur de l’Onde lorsque vous aurez été conquis ! »

L’effet escompté obtenu, Titus Bringer cessa d’interroger le pauvre hère, auquel il avait enseigné ses répliques depuis plusieurs semaines, au fond du trou dans lequel il l’avait enfermé avec sept autres de ses anciens soldats mutins. Il avait promis à ses captifs que s’ils l’aidaient à duper les habitants de l’Onde, leurs sévices cesseraient. Les prisonniers croyaient qu’on les laisserait fuir. Bien évidemment, Titus Bringer ne voulait nullement courir ce risque. Aussi préféra-t-il demander aux Communaux quel sort ils voulaient réserver à ces traîtres, persuadé qu’ils exigeraient leur mort. Ne l’avaient-ils pas laissé pendre soixante condamnés après la Nuit des Ciseleurs ? Les Communaux avaient goûté, pour la première fois depuis fort longtemps, au spectacle de la condamnation à mort ; aussi le général estimait-il que plus rien ne les retiendrait désormais d’assouvir le désir de contempler une exécution. Mais les habitants y avaient cédé au milieu des décombres du quartier des Ciseleurs, encore jonchés des cadavres de leurs voisins. A présent, ils étaient dans le centre encore désert de l’Onde, dont la beauté sylvestre avait été ravagée par les décisions qu’ils avaient déléguées à leur « protecteur » ; ils étaient encore en sécurité et nombreux, face à huit hommes épuisés, maintenus à genoux dans la boue glacée de Novembre. Ils demandèrent la peine la plus lourde à laquelle on s’était arrêté depuis des siècles avanr la Nuit des Ciseleurs, l’exil – quelle pire sentence que l’éloignement hors de cette vie communale sans laquelle nul bonheur n’était possible ? Un vrai malaise avait suivi l’exécution des hommes de Melvil Hopt quelques mois auparavant, même si personne depuis lors n’avait osé évoquer ce souvenir entachant l’esprit de la vie sur l’Onde.

Titus Bringer fut stupéfait ; debout sur un tas de terre dégagé par les terrassiers, il ne put s’empêcher d’argumenter en faveur d’une sanction plus exemplaire. Sa voix, rendue plus puissante encore par une colère qu’il peinait à contenir, retentit dans ce paysage morne de chantier hivernal. Entouré de soldats groupés en rang autour de lui, puis d’une foule désordonnée de Communaux, qui désiraient seulement rentrer chez eux, il les exhorta.

« Communaux ! L’ennemi est à vos portes, et vous voulez généreusement lui renvoyer ses hommes ? Généreusement ! Inconsciemment plutôt, car ces traîtres pourront lui rapporter des informations sur nous, ils pourront lui décrire notre peur, notre manque d’organisation... Vous persistez à vouloir appliquer ces mesures nobles qui conviennent en temps de paix, et c’est tout à votre honneur. Vous souhaitez défendre les valeurs qui ont permis à l’Onde de prospérer dans la paix depuis des siècles, mais vous oubliez que les murs mêmes de vos maisons, que vos enfants sont menacés par la guerre, par la destruction totale. La seule résolution qui vous reste est la loi martiale ! La loi martiale commande la mort de tous nos ennemis, ou la nôtre !... Je sais faire la guerre, je connais l’ennemi, vous devez en ces temps troublés déléguer vos décisions à un homme d’action !... » Lorsqu’il vit que son auditoire n’était pas gagné à ses raisons et que le général s’était trop ouvert sur ses vues politiques, Titus Bringer sentit la colère se répandre comme un fauve relâché dans ses veines. Tous ces butors étaient lents, ils n’étaient vraiment que des bêtes de somme sans ambition, les mêmes depuis vingt générations. Il préféra abréger sa tirade en une phrase qu’il voulut fédératrice : « La mort pour ces traîtres ! »

Un long silence réprobateur suivit, lequel soudait une foule figée observant Titus Bringer sur son promontoire. Les Communaux entouraient la force de Défense, qui elle-même encerclait les huit prisonniers à genoux près du général, bien droit dans ses bottes souillées. Personne n’était attentif au seul bruit qui persistait alors, celui de la pluie, qui s’écoulait en chatouillant désagréablement les visages. On pressentait qu’un moment se profilait, plus fort que la volonté personnelle de tous les acteurs de ce drame, que les personnages étaient à la bonne place, que l’action menait logiquement à une issue imminente. Tout le monde était comme contraint de dévaler cette pente, la désirant et la craignant tout à la fois. La chaîne des événements allait reprendre dans un instant.

Un citoyen anonyme prit la parole dans la foule sans s’avancer, si bien que tout le monde tourna la tête pour savoir qui était cet orateur improvisé : « Nous ne devons pas tuer ces hommes, seulement les déshabiller et les laisser se perdre dans les quartiers intérieurs ou aux frontières de l’Onde. C’est ce que nos parents et tous nos ancêtres ont fait avant nous, et nous ne nous en sommes pas trouvés plus mal jusqu’à maintenant. » Ce fut le seul discours prononcé par la partie adverse après celui de Titus Bringer ; il était peu éloquent, mais beaucoup d’exclamations favorables à lui fusèrent en différents points du large cercle formé par le public. Épuisé par tous ses efforts de diplomatie, qui se heurtaient encore et encore à l’immuable esprit des Communaux, Titus Bringer se courrouça pour de bon, devant des visages toujours plus sombres :

« Bande de pleutres ! Vous ne voulez pas verser le sang, mais c’est le vôtre qui va couler sous peu ! Pourquoi faut-il m’embarrasser de tels ânes ? C’est bien moi qui vous ai défendus, et par trois fois, contre l’ennemi ! Je devrais vous laisser, rejoindre les troupes de Hopt, mes chances de survie seraient plus assurées... Mais non, pour mon malheur, j’ai juré de servir l’Onde, de mourir avec elle s’il le faut, pour défendre vos petites vies sans ambition... Laissez donc les gens plus compétents que vous gouverner, avant que... »
— Traître !... »

Tout le monde se retourna vers le prisonnier qui venait de se lever pour protester ainsi. « C’est lui qui cherche à déstabiliser l’Onde. Il n’y a plus d’ennemi ! Melvil Hopt s’était justement opposé à ses manipulations, une fois que les troupes de Sponz furent éradiquées... Il l’a supprimé, en a fait un épouvantail. Ne le laissez pas devenir votre chef...
— Comment ? »

Le général se précipita vers l’homme entravé et agenouillé dans un élan furieux. En descendant de la butte, il chuta dans la boue, mais personne n’osa rire. Tout en avançant, il ôtait sa ceinture, la faisant glisser en dehors des liens la retenant à sa culotte de soldat, pour finalement la tenir pliée en deux fermement dans sa main droite. Il l’éleva par-dessus le visage du captif, qu’il avait fait retomber par terre d’un violent coup de botte.

« Moi, un traître ? » Et il commença à fouetter. « Moi, un traître ! » Un autre coup de fouet. « Tu es le traître ! » Autre coup de fouet. Alors, Bringer écrasa de sa botte la face du soldat dans la boue. Un plaisir manifeste pouvait se lire sur ses traits à mesure que la tête s’enfonçait.

Il est difficile de comprendre vraiment quelle révolte ancestrale cette image d’une botte enfonçant un visage dans la boue réveilla dans l’esprit des Communaux, mais la population assemblée autour des soldats ne laissa pas le fouet retomber une quatrième fois sur les épaules du prisonnier. Toujours en silence, le peuple qui ne pouvait détacher ses yeux de la ceinture de Titus Bringer avança jusqu’à toucher les soldats, qui reculèrent, bousculés, rampant jusqu’à la fosse d’où l’Office des Questions Relatives à la Protection de l’Onde devait être érigé. Les Communaux auxquels la bride avait été lâchée pour la première fois depuis de trop nombreux mois ne purent plus s’arrêter alors, ils descendirent eux-mêmes dans la fosse et se battirent, aux prises avec les soldats, jusqu’à leur avoir arraché le dernier de leurs attributs militaires, les laissant presque nus. Quelques soldats périrent en chutant dans les fondations de l’Office, d’autres finirent étouffés dans la boue, ou piétinés. Mais aucun homicide volontaire ne fut perpétré cependant, et les troupes, en compagnie de leur général, nues et frigorifiées, fuirent terrorisées là où tous les parias finissaient par disparaître, dans les quartiers intérieurs, à la recherche de quelques loques dont elles pourraient se vêtir.

Lorsque les Communaux cessèrent leurs représailles, couverts de boue, et comme soulagés après une bonne journée de travail agricole, un homme parmi les pugilistes reconnut en riant l’un de ses voisins malgré son masque de terre ; soudain plus grave, il lui demanda, essoufflé, entre deux lourdes inspirations :

« Et si des ennemis pillent l’Onde à nouveau ? »

À quoi son voisin, en bon Communal qui retrouvait ses esprits après ces mois d’insidieuse aliénation, répondit :

« On verra bien. »

Les huit prisonniers furent enfin interrogés, et l’on comprit mieux alors ce qui s’était joué depuis plusieurs mois. Les seuls à regretter l’administration de Bringer furent les délégués communaux, qui durent perdre leur bedaine dans les champs et qui ne manquaient pas lorsqu’ils se rencontraient d’avouer à mi-mots leur nostalgie de l’ancien général : « C’était un monstre, cela va sans dire... Mais il savait recevoir ! »

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