L’onde

Arcadio Wang

paru dans lundimatin#275, le 15 février 2021

L’Onde est une cité née lors de l’extinction de notre monde et les huit nouvelles qui seront ici publiées racontent les mille ans de son histoire et les menaces qui pèsent sur son modèle égalitaire. Vous retrouverez les Ondins et leurs aventures tous les quinze jours [1].

Illustration : Majorminuit
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Le mouvement de l’Onde

« [Dans la société archaïque,] la coutume et la loi, l’éducation et le travail, la moralité ne sont pas des domaines distincts : ce sont des aspects d’un tout – saisi intuitivement parce que vécu intensément – et c’est seulement au sein de cet ensemble que chaque vie indépendante acquiert une signification. »
Lewis Mumford

Les années passèrent jusqu’à ne laisser dans le campement, devenu village, que deux anciens pionniers, qui avaient été menés par leurs parents dans la forêt alors qu’ils étaient en bas âge – ils ne conservaient que des souvenirs rares et confus de ce que chacun appelait désormais l’Ancien Monde. Des enfants étaient vite nés après l’installation dans la forêt, d’un désir de procréation souvent panique, d’une crainte de ne pas survivre très longtemps aux hypothétiques radiations qui traverseraient en silence la région. Puis vinrent au monde les petits-enfants des pionniers, qui grandirent à leur tour. Ils approchaient pour certains de l’âge adulte au moment du drame qui sera ici relaté, drame qui se trouve à l’origine de la plus remarquable particularité de l’Onde : à savoir qu’elle fut une cité sans chef-lieu central, un anneau d’habitations sur lequel les générations se succédèrent en construisant leur foyer devant celui de leurs parents, élargissant le cercle constitué par le hameau primitif.

Les enfants des pionniers avaient pour la plupart manifesté l’envie de fonder un foyer du vivant de leurs parents. Il n’était donc pas question de reprendre la maison familiale, d’autant plus que ces demeures primitives semblaient aux habitants de la seconde génération bien maladroites, ayant souvent été bâties dans l’urgence. Par ailleurs, la construction d’une maison prenait déjà dès ces débuts de l’Onde un caractère de rite de passage à l’âge adulte, qui faisait d’elle une entreprise très solennelle. Les enfants des pionniers avaient donc bâti devant la maison de leurs parents, à la place où ceux-ci avaient jadis établi leur potager – parents et progéniture adulte défrichaient alors une nouvelle parcelle, devant le cercle imparfait formé par le hameau, pour en faire un jardin.

Mais lorsque les petits-enfants des pionniers approchèrent de leur majorité, les pionniers étaient morts, et leurs maisons demeuraient vides autour du grand sapin. Certaines prenaient l’eau déjà ; elles formaient un spectacle bien mélancolique pour les habitants qui y avaient passé leur enfance, et ceux-ci préféraient se retourner le moins possible sur ce premier cercle intérieur, maintenant obstinément leur regard vers leur potager, qui précédait les champs de céréales cultivées par la communauté, puis vers la forêt, plus loin, qui les protégeait des hommes de l’Extérieur, s’il en demeurait. C’était là, dans cette zone nourricière, envahie par les plantes vivaces, que leurs propres enfants construiraient.

Mais si les plus jeunes habitants de cette jeune cité ne songeaient pas à réinvestir les maisons des pionniers, les pierres de ces dernières intéressèrent l’un d’entre eux. La zone rocheuse que les villageois avaient exploitée n’était pas loin et elle fournissait une pierre unie, plutôt facile à extraire. Mais ce travail était long. Hadrien, jeune homme précoce, orgueilleux, qui voulait précipiter depuis plusieurs mois déjà son émancipation par la construction d’une demeure, parvint ainsi un matin devant la maison de son grand-père, bien décidé à en extraire toutes les pierres de taille.

Après quelques décennies de vie ondine primitive, on peut dire que ces villageois n’avaient plus les mêmes pensées ni les mêmes rêves que les hommes de l’Ancien Monde dont ils étaient issus. Ainsi, l’orgueil dont les Ondins comme leurs ancêtres tiraient leur assurance comme leur sommeil paisible ne provenait pas des mêmes victoires : là où la plupart des habitants de l’ancienne société française tiraient leur fierté de leur accession à une place éminente, les Ondins primitifs tiraient leur vanité – ne nous leurrons pas, elle vivait aussi lovée en eux – de leur capacité à mener leur vie sans dépendre de personne ; et nous croyons bien d’ailleurs que cette différence est la raison pour laquelle les Ondins se tenaient un peu plus droits que leurs ancêtres.

Cependant, le jeune Hadrien avait senti très tôt croître en lui un désir de se distinguer de ses voisins. De les dominer même, bien qu’il eût d’abord étouffé avec horreur cette aspiration si étrangère à la morale de son peuple comme à celle de ses parents, en lesquels chacun voyait ce que l’on devait plus tard appeler de parfaits Ondins. Mais il avait fini par comprendre qu’à ce monstre qui grandissait avec lui, il était inutile de résister. À la différence des camarades de son âge, construire une maison un peu mieux ouvragée, un peu plus solide que celle de ses voisins ne suffirait pas à le contenter. Il voulait que la sienne fût achevée plus tôt et surtout qu’elle fût quelque chose de plus qu’une maison. Et pour que chacun vît sa demeure dans le cercle formé par le village, il la construirait non dans la périphérie de celui-ci, comme c’était l’usage, mais en son centre. Pour cela, il faudrait abattre le grand sapin que les pionniers avaient choisi de préserver lorsqu’ils s’étaient établis dans cette petite clairière. Cet acte serait perçu comme un grand crime, Hadrien ne l’ignorait pas. Mais il était prêt, il était désireux de démontrer par ce coup d’éclat que personne ne pourrait désormais l’arrêter dans cette ascension que ses scrupules n’avaient que trop retardée. Il leur faudrait se soumettre, et ceux qui accepteraient de le suivre et de l’aider à parfaire sa demeure bénéficieraient de ses bienfaits lorsqu’il en dispenserait.

Hadrien avait escaladé le sommet d’un des murs, derniers vestiges de la maison de son aïeul dont le toit s’était effondré. Avec sa pioche, il commença à desceller les pierres devant lui ; il n’avait pas prévenu ses parents de son intention, sachant qu’ils s’y seraient opposés, et se montrait bien imprudent dans sa manière de travailler. Naturellement, l’idée qu’il n’était pas le seul à pouvoir prétendre à la possession de ces pierres lui était venue, mais il était persuadé de les mériter par sa personnalité, avec laquelle ni ses frères et sœurs ni ses cousins ne pouvaient rivaliser.

Quelques villageois qui sortaient de leurs maisons pour se rendre dans les jardins, dans les champs ou dans la forêt s’arrêtèrent sur le chantier ouvert par Hadrien, désireux de savoir qui faisait un tel bruit dans les ruines des maisons de pionniers. Ils se grattaient la tête en voyant le jeune homme détruire ce vestige et risquer d’être emporté dans la chute de ces murs qu’il abattait. Mais il était considéré comme un adulte et ses voisins pensèrent avoir fait leur devoir lorsqu’ils eurent exprimé à Hadrien qu’il était déraisonnable – ils partirent en haussant les épaules devant ses réactions désobligeantes. Ils n’oublièrent pas pour autant le jeune homme : suivant l’habitude de ce village, ils informèrent leurs conjoints et leurs voisins de cette nouveauté lorsqu’ils les rencontrèrent. On laissa donc Hadrien s’éreinter et risquer sa vie sans le déranger, pendant que la communauté était traversée d’idées contradictoires sur son entreprise, recherchant lentement un jugement commun. Au cours de cette première journée, Hadrien ne fut retardé que par la venue de ses parents, qui l’invectivèrent, le menacèrent, le supplièrent avant de comprendre que leurs objurgations ne dissuaderaient pas ce garçon qui faisait leur honte.

Les conversations sur la maison détruite se poursuivirent le soir dans les maisons, entre toutes les nouvelles échangées sur les heurs et malheurs qu’avaient subis les arbres, les plantes des champs et des jardins ou encore les animaux depuis la veille ; mais on n’eut pas besoin de se rassembler sous la halle cette fois pour parvenir à un jugement car les villageois en vinrent tous à désapprouver l’initiative d’Hadrien. Seulement, le méfait ne nécessitait pas une réaction collective. C’était aux membres de sa famille de le ramener à la raison.

Le porte-parole de la famille d’Hadrien fut facile à trouver. Le lendemain matin, son cousin Antoine parvint devant la maison du grand-père, ravagée, tandis qu’Hadrien ôtait prudemment les dernières pierres de taille encadrant une fenêtre proche du niveau du sol, puis les portait à quelque distance de la ruine. Les deux cousins, dans l’aube à peine naissante et le silence, semblaient deux ombres se faisant face, découpées dans du papier noir et plaquées sur une feuille bleu nuit, illustrant pour les enfants quelque histoire menaçante.

Antoine avait le même âge qu’Hadrien mais tout ou presque les opposait. Alors que le fougueux Hadrien avait toujours fait le désespoir de ses parents, le village entier voyait en Antoine une fierté locale ; on se souvenait encore du discours plein de raison que le garçon réfléchi avait prononcé un soir de débat sous la halle, tout juste âgé de treize ans. Depuis, son jugement était respecté et lui ne semblait pas en tirer vanité ; pendant les réunions, il n’ouvrait la bouche que lorsqu’il était convaincu que les échanges de ses voisins n’aboutiraient pas à l’expression de l’idée qu’il souhaitait voir exprimée. Il n’avait jamais cherché à convaincre ses camarades ni ses aînés de ses grandes qualités et avait pour unique dessein de défendre la morale que les pionniers avaient souhaité transmettre aux villageois cachés dans cette forêt. Hadrien, naturellement, le détestait, lui qu’on avait dû tant reprendre au cours des assemblées pour ses coups de sang, pour ses sarcasmes insultants envers les villageois les plus simples, les plus faibles, et qui avait fini par décider de ne plus participer aux soirées de décisions sous la halle, malgré les remontrances de son père — « il veut grandir trop vite », avait dit l’un de ses oncles pour rassurer ses parents, sans comprendre à quel point Hadrien souhaitait se faire grand. Enfin, un an avant notre récit, ce jeune insatisfait avait tout à fait horrifié ses parents le jour où les villageois découvrirent qu’il avait manipulé un idiot de son âge afin que ce dernier accomplît les corvées qui lui avaient été attribuées. Les villageois avaient en réaction contraint le jeune esclavagiste à servir le simplet pendant plusieurs semaines – punition qu’Hadrien dut exécuter sous les regards moqueurs de ses voisins, ce qui les lui fit encore plus haïr...

Devant la maison de leur grand-père commun, Antoine attendait que son cousin cessât de feindre qu’il ne le voyait pas et arrêtât son travail. « Hadrien, tu dois renoncer à cette tâche », finit-il par dire après avoir attendu en vain.
« Essaie donc de m’arrêter ! », le défia son cousin.
Antoine ne releva pas cette provocation, connaissant les manières d’Hadrien ; il préféra poursuivre son discours, qu’il dut régulièrement interrompre toutefois, car Hadrien s’éloignait encore et encore pour poser les pierres de taille plus loin, et Antoine jugeait que suivre son cousin dans ses déplacements tout en le sermonnant nuirait à l’autorité de son discours. Parfois, un villageois matinal passait par là ; il s’assurait alors en passant, d’un regard, que l’orgueilleux garçon connu pour ses coups de sang ne s’en prenait pas à son cousin.

« Ce que j’ai à t’exprimer est l’avis de la communauté sur ton initiative, reprit Antoine. Il n’y a pas un villageois pour te défendre. Tu as entrepris cette destruction sans consulter personne, comme si ces ruines t’appartenaient...
— Je vois que tu es devenu la voix de la communauté désormais, la perle de notre génération ! répondit Hadrien, amer. Et moi, je suis sa honte, un échec éducatif ; et il me faut être repris, humilié par un cousin plus jeune que moi !... Laisse-moi te dire que tu es loin de me valoir pourtant ! »
Antoine, qui ne voulait ni alimenter la fureur d’Hadrien, ni abonder hypocritement en son sens, préféra se taire encore.
« Depuis qu’elles sont là, qu’avez-vous fait de ces vieilles pierres ? reprit Hadrien. Rien ! Ce que vous désapprouvez, c’est justement l’esprit d’entreprise !
— C’est ton absence de prudence que nous désapprouvons. Tu as bien dû penser que certains ne verraient pas d’un bon œil ta décision...
— Très bien ! Alors, maintenant que vous m’avez tous blâmé pendant vingt-quatre heures passées à parler d’un homme qui travaillait, peut-être peux-tu me dire ce que nos sages voisins ont pensé faire désormais de toutes ces ruines qui enlaidissent le cœur de notre village ?
— Nous nous sommes d’abord entendus pour juger que nous ne pouvions toucher à ces ruines sans nous consulter... ». Hadrien pestait déjà en entendant cette réponse (« Parler, toujours parler ! »), mais Antoine poursuivit : « ... Nombreux sont les descendants qui peuvent prétendre à la possession de ces ruines. Pour la seule maison de notre grand-père, douze cousins en sont les héritiers ; et il y a à peine quarante bonnes pierres à y récupérer... En outre, les anciens racontent que certaines de ces masures abritèrent jusqu’à trois familles pendant longtemps, ce qui rend le problème de la répartition des pierres presque insurmontable... Enfin, n’oublie pas que nos parents ont vu ces maisons occupées dans leur enfance... Nous, les jeunes, ne pouvons encore le comprendre, mais ils disent tous tenir à cette tristesse qui les gagne lorsqu’ils se tournent vers l’intérieur de notre village pour y regarder leur passé s’effritant lentement... »
Hadrien se tut un moment, le visage toujours assombri par la colère.
« Mais toi, finit-il par dire, les convoites-tu, ces pierres que je m’échine à extraire peut-être pour d’autres que pour moi ?
— Non, je préférerais qu’on laisse la nature reprendre ces ruines. Cette forêt nous protège depuis plusieurs décennies. Il est juste que nous la laissions ainsi repousser après notre passage, génération après génération. En outre, quand ma maison sera bâtie, je voudrais pouvoir la regarder en sachant que j’ai taillé chacune de ses pierres, que j’ai modelé chacune de ses tuiles avant de les cuire.
— Tout en sachant que cette grande œuvre sera bientôt laissée à l’abandon par ta progéniture ?
— Mon temps sera passé.
— Tu n’es pas le seul à vouloir réaliser tes rêves, et les miens dépassent de loin ta petite ambition ; cette différence suffit déjà à légitimer que ces pierres me reviennent ! Mes projets sont si nombreux et complexes que je ne peux perdre mon temps à me faire tailleur de pierre pendant six mois. »
Tandis qu’il se disputait ainsi avec son cousin, Hadrien enjamba le muret qui demeurait de la façade ouest de la ruine. Il entreprit de pousser les dernières pierres de taille qui l’intéressaient là à l’aide de sa pioche. De temps en temps, un villageois passait peu loin pour faire comprendre à Hadrien que ses voisins interviendraient s’il était pris d’un de ses célèbres accès de violence ; mais ce manège ne faisait qu’accroître son irritation... Séparés par le muret, les deux cousins poursuivaient.

« Il est une lenteur nécessaire, répondit Antoine. Ces six mois que tu ne veux perdre pour la construction de ta maison ôtent tout son sens à sa réalisation. La satisfaction que nous poursuivons ne vient pas de la possession de nos maisons, mais de la certitude que nous savons les bâtir. »
Depuis son enfance, Hadrien avait dû composer avec cette « lenteur nécessaire » et rien ne le mettait plus en colère que ce catéchisme égalitaire. Cette acceptation d’un destin si humble, presque semblable à celui des aïeux, et qui condamnait les générations nouvelles à vivre les mêmes peines que les anciennes, révulsait Hadrien. Il fallait en finir avec ces scrupules que les pionniers, ces perdants de l’Ancien Monde (cela, Hadrien n’aurait tout de même pas osé le dire à voix haute), avaient transmis à leurs descendants. Le destin les avait fait naître en un lieu où toutes les ressources nécessaires à l’établissement d’une puissante cité étaient à portée et eux n’aspiraient qu’à poursuivre leur existence obscure... Hadrien repensa aux quelques livres d’histoire emportés par les pionniers dans leur fuite ; il les avait consultés des soirées entières, fasciné par tous les grands personnages et les empires dont le destin demeurait célèbre.

« Qui souhaite connaître les Étrusques après avoir découvert Rome ? », demanda-t-il pour lui-même, à voix haute, en guise de conclusion à ses pensées.
Antoine mit quelques instants à comprendre. À la fin, il hocha la tête dans une expression de réprobation. Tous deux avaient compris qu’il était vain de débattre.
« Cesse de détruire cette ruine, ordonna Antoine. Les villageois s’y opposent. »
Hadrien serra plus fort sa pioche et ses mains blanchirent. Depuis qu’il avait décidé de se laisser aller à sa pente ambitieuse, il savait qu’il devrait s’imposer par la force. Et il était tout à fait logique qu’il fasse la démonstration publique de sa supériorité face à son cousin, qui figurait comme une allégorie des valeurs de la communauté.

Antoine avança vers la ruine. Comme par hasard, les têtes de plusieurs villageois apparurent. Lorsque son cousin fut assez proche d’elle pour pénétrer sur le chantier, Hadrien leva son outil par dessus sa tête avant de proférer :
« Quiconque franchira ce mur subira ma colère ! » Une telle emphase aurait fait rire en d’autres circonstances ; mais, prononcée par cette personne, en ce moment, elle fit frémir tous ceux qui l’entendirent. C’était un écho de l’histoire, la menace d’une rupture, un de ces instants déterminants qui pouvaient modifier le cours des existences dans la jeune cité, sans retour possible.

Lorsque la pioche s’abattit sur Antoine, résolu à conjurer cette menace pour tout ce qui lui rendait la vie de son village si chère, celui-ci sut s’écarter à temps ; le coup lui écorcha seulement le bras gauche. Trois voisins retinrent aussitôt Hadrien alors qu’il relevait déjà la pioche au dessus de lui, dans l’intention de fracasser le crâne de son cousin.

*

Hadrien fut bien maîtrisé par ses voisins ; et ses projets grandioses furent heureusement contrariés dès les prémices de leur accomplissement. Mais il n’avait pas fini de perturber l’existence paisible des premiers Ondins ; car Hadrien ne décoléra pas, ni ce jour-là, ni les suivants ; il ne décoléra pas, car il devint fou, fou furieux, se débattant, tentant de mordre ou de saisir tout objet pour le lancer sur la face des villageois. L’immense frustration née du décalage entre le monde qu’il avait conçu en son esprit et la réalité qu’on lui opposait l’avait plongé dans une rage animale, qui ne cessa jamais. Les hommes qui l’avaient retenu face à Antoine finirent par reconnaître qu’il avait perdu la raison quand ils attendirent deux heures en vain qu’il cessât de se débattre. On eut beau lui enjoindre de partir se calmer dans la forêt, de s’enfermer dans sa chambre, il tentait d’agresser ses ennemis dès qu’on lui lâchait un bras. Alors, de très mauvaise grâce, on le ligota, en espérant qu’une nuit difficile le rendrait à la raison.

Il n’en fut rien cependant. Ses parents le recueillirent chez eux, mais le forcené hurla du soir au matin et frappa contre les murs encore et encore. Son père lui-même, qui était un homme connu pour son stoïcisme, finit par pleurer devant ce fils dont la vie était déjà gâchée ; et ses petites sœurs durent être rassurées jusqu’au matin. Hadrien ne s’endormit que lorsqu’il s’assomma contre un mur, après que son père épuisé l’eut laissé s’échapper.

Mais lorsqu’il s’éveilla, bien tôt pour sa famille et ses voisins qui avaient tous passé cette nuit dans l’angoisse, il hurla et se démena. Dès lors, il fallut s’interroger sur un problème bien plus grave que ceux qu’Hadrien avait déjà posés dans le passé. Les habitants se rassemblèrent sous la halle et débattirent plusieurs soirs ; Hadrien, qu’on avait enfermé dans la ruine de la maison de son grand-père, pour apaiser ses sœurs, participa à sa manière aux débats en hurlant sans discontinuer pendant qu’on décidait de son sort. S’il avait conservé sa raison, on l’aurait certainement exilé loin dans la forêt pour sa tentative de meurtre. Mais c’était désormais le condamner à mort ; la morale commandait qu’on s’occupât de ce pauvre être qui ne pouvait désormais plus subsister seul.

Il fallut donc se résoudre à le garder au village, bien qu’il représentât une menace, si jamais par malheur il réussissait à s’échapper. La maison en ruines de son grand-père devint sa geôle. On remonta les pierres qu’Hadrien avait abattues, puis on doubla même l’épaisseur des murs de la maison, en espérant que les voisins seraient ainsi moins incommodés par les hurlements de l’aliéné ; les fenêtres furent bouchées et, enfin, afin de laisser entrer la lumière, un toit surélevé construit sur quatre piliers de bois couronna le sinistre édifice ; celui-ci, ainsi qu’Hadrien l’avait rêvé, dépassa en hauteur les autres maisons des villageois...

Les cris d’Hadrien étaient moins perceptibles désormais ; ils résonnaient moins souvent d’ailleurs car Hadrien ne hurlait plus qu’à la vue des hommes, dont il était devenu le farouche ennemi. Mais dès lors qu’on le nourrissait ou prenait le risque de le laver, il redevenait une bête fauve prête à déchiqueter jusqu’à ses petites sœurs, qui venaient parfois courageusement prendre soin de lui.

Il ne cessa jamais, jusqu’à sa mort précoce, de rendre sa famille soucieuse, évidemment ; mais il hanta aussi longtemps l’esprit des habitants les plus réfléchis du village, et en premier lieu celui d’Antoine. L’idée qu’un homme vivait nuit et jour ligoté, claustré, dans ce village, était difficile à soutenir ; savoir que la raison pouvait un jour vous échapper l’ébranlait tout à fait. Comme Hadrien avait failli le démontrer, tout l’édifice social si patiemment médité par trois générations d’habitants pouvait être renversé en un jour, en une heure même. La raison menaçait si souvent d’être mise en faillite...

Il lui arrivait désormais de douter de lui et des pionniers mêmes lorsque les hurlements d’Hadrien venaient à ses oreilles : son cousin n’était-il pas leur victime plutôt qu’une menace pour eux ? Dans cet Ancien Monde où des Alexandres, des Césars et des Napoléons continuaient de voir leur mémoire honorée pendant des siècles, Hadrien aurait peut-être suscité l’admiration de ses contemporains ; mais dans ce village caché dans la forêt, on l’enfermait, avec ses idées, de peur peut-être de s’y voir exposé...

Après ces événements, plus personne n’évoqua l’idée de toucher les ruines laissées par les générations précédentes de villageois. On s’abstint, mais cette fois sans parler. De manière informelle, on avait déjà avant toute cette histoire décidé de les laisser lentement disparaître ; et les débats qu’avait suscité l’égoïste intervention d’Hadrien avaient plutôt confirmé cette volonté commune. Mais, là encore, les villageois devaient bien reconnaître que leur choix n’avait pas uniquement été guidé par la raison.

Tandis que les jeunes depuis des décennies rêvaient et formaient des projets en regardant vers l’extérieur du village, là où leurs maisons et celles de leurs enfants devaient plus tard être bâties, les hommes qui approchaient du crépuscule de leur vie passaient encore beaucoup de temps à regarder ces maisons désertées de l’intérieur du village, dans lesquelles ils avaient vécu leur enfance, auprès de leurs parents désormais disparus.

Mais les choses avaient changé depuis Hadrien. L’intérieur du village était devenu pour beaucoup cette zone où l’on avait relégué ce que l’on ne voulait plus voir, et les ruines finissaient par être perçues comme un prédateur lent qui devait happer une nouvelle génération d’habitants tous les vingt ans...

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