Le Soulèvement du ghetto de Gaza

Adi Callai

paru dans lundimatin#425, le 23 avril 2024

Ce texte est la retranscription d’une interview d’Adi Callai réalisée par Silver Lining sur WCBN 88.3 FM à Ann Arbor le 27 octobre 2023. Cette interview a été considérablement augmentée et mise à jour à la lumière des événements plus récents. Adi Callai, qui anime la chaîne youtube Rev & Reve, est une personne juive antisioniste engagée, née à Jérusalem, dont les recherches portent sur la philosophie militaire. [1]

Tout d’abord, pouvez-vous préciser le contexte de la situation à Gaza et la perception qu’en avaient les Israéliens avant le 7 octobre ?
Adi Callai (AC) : Oui. Gaza est une zone libre de tir (free kill zone) et un « camp de concentration » (je ne fais que reprendre les termes de Giora Eiland, directeur du Conseil national de sécurité israélien, en 2004) depuis bien longtemps, bien avant le 7 octobre.

Dans ces conditions, la position la plus radicale découle directement de la question la plus simple : les Palestiniens sont-ils des êtres humains ? Si vous répondez oui à cette question, sans ambiguïté et sans réserve, vous êtes une cause perdue pour le sionisme. Car si les Palestiniens sont des êtres humains, alors leur autodéfense est légitime et la défense de leur existence est, en permanence, nécessaire.

Gaza, cette boîte noire, ce parc à bestiaux où s’entassent les réfugiés du nettoyage ethnique de la Palestine de 1948. Peut-on penser à ses habitants comme l’on penserait à l’un des nôtres. Peut-on imaginer être enfermés, emprisonnés, dans une petite bande de terre pour toujours, sans autre raison valable que d’être nés au sein d’une ethnie spécifique ? Cet endroit a été coupé du monde à des degrés divers depuis 1948. C’est un endroit qui, depuis au moins 2003, a connu de multiples opérations militaires dévastatrices à grande échelle. Depuis 2003 et avant le 7 octobre, les habitant.e.s de Gaza avaient survécu à douze de ces opérations, avec un bilan de plus de 8000 morts. Depuis, ce nombre s’élève à plus de 40000. Et à chaque minute, on apprend qu’il y a de nouveaux morts à Gaza, victimes des tirs israéliens, mais aussi de la famine. Pas de carburant, pas de nourriture, pas d’eau, pas de médicaments. Tout ce qui arrive est comme « une goutte d’eau dans la mer », pour citer des responsables de l’ONU – un endroit que ces responsables avaient déjà déclaré « invivable », impropre à la vie humaine, en 2018, et qui, en 2006 déjà, a connu ce qu’Ilan Pappé avait alors appelé « un génocide progressif ».

Voilà le contexte auquel il faut se référer lorsqu’on pense aux attaques du 7 octobre. Puis, nous devons nous demander, que ferions nous en pareil cas ? Acquiescer et mourir ? Ou bien se battre ?

Et si vous vous battez, alors comment ? George Orwell a raconté l’histoire de Gandhi à qui l’on posa cette question, au sujet des Juifs d’Europe, en 1938, avant l’Holocauste. Gandhi déclara que les Juifs devraient organiser une sorte de suicide collectif massif pour montrer au monde la brutalité des nazis. Alors le monde serait obligé d’intervenir [2]. Orwell pensait qu’il s’agissait d’une proposition tordue. Mais les Palestiniens, en réalité, ont en quelque sorte fait cela en 2018-19, pendant la période de la Grande Marche du Retour, l’équivalent palestinien de la marche du sel en Inde. Le premier jour, environ trente mille Palestiniens ont marché en direction du mur, et des tireurs d’élite israéliens ont tiré et abattu des manifestants, non armés. Des milliers de personnes ont été blessées et plus de 60 personnes ont été tuées, rien que le premier jour. Le monde n’a rien fait. Les politiciens libéraux ont émis de vagues condamnations, souvent contre la violence survenue des deux côtés. Imaginez regarder cela et que la seule chose que vous fassiez soit de condamner la violence des deux côtés.

Donc que feriez vous ? L’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak – l’architecte du siège de 2007, que l’on considère généralement comme un sioniste libéral – a répondu lui-même à cette question en 1998, en déclarant qu’il aurait rejoint la résistance palestinienne armée s’il était né de l’autre côté.

Nous, « israéliens », pensons à Gaza comme à un lieu qui regorge de violence, qui stocke la violence en quelque sorte. Elle retient les réfugiés, lesquels doivent nous haïr terriblement pour ce que nous leur avons fait. C’est également ainsi que les Américains considèrent les prisons, comme des lieux où la violence est stockée, où elle est contenue, retenue, pour que nous n’ayons pas à y penser. Mais en réalité, la prison produit de la violence, et celle-ci déborde de la prison pour s’infiltrer dans nos vies qui, à première vue, en étaient tenues éloignées. C’est pourquoi les questions morales sur la violence sont hors de propos.

Pouvez-vous nous raconter les événements du 7 octobre ?
AC : J’essaierai autant que possible de m’en tenir à des observations vérifiables. Il est très facile de verser dans l’analyse moralisatrice, et de toute évidence nous ne pouvons pas l’éviter, n’est-ce pas ? Mais nous devons essayer de comprendre ce qui s’est réellement passé. Et ce qui s’est passé, dans la mesure où nous sommes capables d’extraire certaines choses de cet océan de désinformation et des opérations psychologiques en cours... Ce qui s’est passé donc, je l’ai recueilli grâce à des GoPros, des images de surveillance, des témoignages, et j’ai lu de manière compulsive tout ce que j’ai pu trouver : spécialistes militaires, témoignages, médias des deux côtés du mur. Ce qui s’est passé, c’est que les factions de la résistance armée à Gaza – en premier lieu, Harakat al-Muqawama al-Islamiyah, le mouvement de résistance islamique, le Hamas, mais aussi le Jihad islamique palestinien (PIJ), le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), qui est une organisation marxiste-léniniste, et d’autres factions – ont lancé une opération de guérilla méticuleusement exécutée, qui s’est immédiatement transformée en insurrection populaire, contre les bases militaires et les colonies entourant la bande de Gaza, le 7 octobre 2023.

Vers 6 heures du matin, heure locale, la résistance [3] a déployé un large éventail de forces – totalisant environ 3000 combattants – sur mer, sur terre, dans les airs et dans des souterrains. Ils ont commencé par ce que les Israéliens appellent une « diversion », en lançant une attaque de missiles d’une ampleur inhabituelle, ciblant ce que l’on appelle l’enveloppe de Gaza et la côte, jusqu’à Gush Dan (la zone métropolitaine de Tel-Aviv). Simultanément, ils ont attaqué les systèmes de surveillance panoptique d’Israël et leurs caméras au-dessus et autour de Gaza, à l’aide de ce qui semble être des drones commerciaux relativement bon marché dotés de capacités explosives bricolées sur le tas. Puis ils se sont approchés de la clôture et l’ont franchie grâce à de multiples unités de l’armée de guérilla, faisant sauter les clôtures autour de Gaza en de nombreux points à l’aide d’explosifs spécialisés, et posant des rampes métalliques sur lesquelles des motocyclistes armés, par groupes de deux, pouvaient rouler rapidement. Par la suite, des engins de chantier, tels que des bulldozers et des pelleteuses, sont venus élargir les brèches de manière à ce que des camionnettes et des voitures puissent passer, transportant d’autres combattants armés. Certaines vidéos montrent que bien avant 8h du matin d’autres factions (dans cette vidéo on peut voir les Mujahideen Brigades) étaient prêtes à participer au soulèvement, déjà en uniforme et armées. Ces forces ont complètement submergé les défenses israéliennes dans de nombreux endroits, de façon coordonnée, prenant le contrôle du poste de frontière d’Erez – qui est le principal point de contrôle séparant Gaza du reste du monde (avec Rafah, qui sépare Gaza au sud, de l’Égypte) – capturant des soldats en sous-vêtements dans leurs bases, s’emparant de colonies entières, tuant des centaines de soldats et de civils israéliens – le nombre de morts s’élève actuellement à 1563 [4] – tuant et enlevant de hauts responsables de l’armée, tuant également un maire, le chef de l’autorité municipale de l’enveloppe de Gaza, et faisant entrer plus de 200 personnes dans la bande de Gaza.

Il faut tout de même garder ceci à l’esprit : ce sont principalement des sources qui proviennent du gouvernement israélien. Sans une enquête indépendante, nous ne saurons probablement jamais ce qui s’est réellement passé durant ces premières heures. Si l’on a certaines images et des preuves de Palestiniens tuant des Israéliens non armés et des résidents étrangers qui se cachaient ou tentaient de fuir, nous ne connaissons pas l’étendue du phénomène. Israël affirme que les centaines de civils tués le 7 octobre l’ont été « par le Hamas », mais des publications israéliennes ont également confirmé que des dizaines d’entre eux ont été tués par des tirs israéliens. Israël ayant refusé de manière agressive toute enquête indépendante, l’on continue d’ignorer le nombre exact de civils israéliens tués par leur propre armée. Il est évident, aussi, que de nombreux gazaouis non affiliés ont rejoint l’attaque et ont kidnappé des israéliens. Ce qui s’est passé une fois les murs transpercés, une fois que les portes se sont ouvertes, c’est que des milliers de personnes résidant à Gaza, ont rejoint l’assaut, lequel est donc devenu une évasion de prison et un soulèvement. L’on peut voir des vidéos où des gens de Gaza sortant de l’enceinte, embrassent le sol de l’autre côté, et retournant à l’intérieur. Puis l’on voit aussi des gens à bicyclette, d’autres sur des béquilles, ou par tous les moyens imaginables, continuer à avancer du côté israélien. Des bases militaires et des colonies ont été pillées – des véhicules militaires et des chevaux ont été expropriés –, certaines personnes ont aussi directement participé aux attaques, des gamins ont jeté des pierres sur les postes de défense de l’armée israélienne (Tsahal) aux côtés de combattants portant des armes légères.

Dans mes lectures boulimiques, j’ai trouvé l’article d’un journaliste israélien d’Haaretz où il raconte qu’il s’est rendu dans un des hôtels près de la mer Morte où les habitants de l’Enveloppe furent relogé, et demande aux habitants ce qu’ils ont vu. Une personne dit avoir vu des ados avec des pierres et des machettes aux côtés de combattants très équipés portant l’uniforme du Hamas. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai, je n’ai jamais vu une machette en Palestine. Nous avons également vu des fake news provenant d’un peu partout à travers le monde, y compris d’Amérique latine. Je me rappelle en particulier d’une vidéo terrible datant de 2013 où l’on voit une femme brûlée. Il est donc possible que cette personne ait, là aussi, mélangé son récit avec des vidéos venues d’Amérique latine où l’on voit effectivement des machettes. Mais ce qui est certain c’est que l’on trouve les éléments d’un soulèvement populaire dans ces événements, une fois les portes enfoncées. Cela me rappelle d’autres rébellions, des révoltes d’esclaves, vraiment, où l’on voit une avant-garde organisée ou une clandestinité organisée mener l’attaque dans l’intention d’ouvrir les portes, s’emparer des armes, armer le peuple, et laisser s’exprimer la spontanéité des masses. Fanon parle de ça, dans le second chapitre des Damnés de la terre. Il y est question du déclenchement de la spontanéité des masses, laquelle est proprement incontrôlable [5]. Une fois que la rage des dépossédés se déchaîne, on ne sait jamais ce qui va se passer. Il se peut qu’une bonne partie soit atroce, n’est-ce pas ? C’est possible. C’est quelque chose que nous devons bien sûr examiner, qu’il faut affronter, sans verser dans une forme de panique viscérale qui justifie un génocide.

Par analogie, on peut faire le pont avec la révolte de Nat Turner, durant laquelle des dizaines de blancs de Virginie furent tués, y compris des femmes et des enfants. On peut penser à John Brown, où l’idée était de prendre l’arsenal de Harpers Ferry, puis de libérer les esclaves, tuer les propriétaires d’esclaves, armer les esclaves et enfin démarrer une révolte qui mettrait à bas l’esclavage dans le Sud. Certaines personnes y ont vu une sorte de répétition générale avant la Guerre civile américaine (dite Guerre de sécession en français). Mais cela a échoué, John Brown fut exécuté et de nombreux massacres terribles perpétrés. Reste qu’aujourd’hui, la manière dont on se souvient de cet épisode, n’a rien à voir avec la manière dont on en parlait à l’époque. Je veux juste que les lecteur.ice.s prennent la mesure de leurs propres réactions viscérales, qu’ils pensent à la manière dont ils ont pu voir les infos le 7 octobre, et qu’ils analysent ces réactions à la lumière de l’histoire.

Un autre cas très important pour moi en tant que personne Juive, qui a étudié l’histoire de nos persécutions et de nos révoltes, c’est le soulèvement de Sobibor. Le soulèvement du ghetto de Varsovie reste bien sûr le cas le plus célèbre d’une révolte Juive durant cette période, et de nombreuses personnes ont osé la comparaison, y compris Refaat Alareer, un poète gazaoui qui a créé la controverse en établissant ce lien en direct sur la BBC, et qui fut assassiné par Israël possiblement en conséquence de cette allusion. Le soulèvement de Sobibor, bien que moins connu, a tous les aspects d’une success story. Sobibor était un camp d’extermination où, en 1943, après avoir compris qu’ils allaient être assassinés, un petit groupe composé certainement d’une vingtaine de personnes, certains étant prisonniers de guerre, organisa en secret et conçut un plan sophistiqué pour tuer des dignitaires SS de haut rang, saboter le réseau électrique et de communication, prendre les armes des gardes, piller l’arsenal, armer les autres détenus, ouvrir les portes et laisser les gens s’évader et rejoindre les partisans. Lancé le 14 octobre 1943, le plan fonctionna dans une certaine mesure. La moitié des prisonniers environ parvint à s’échapper. Mais cinquante d’entre elles.eux, seulement, survécurent à la guerre. Le pourcentage de survivant.e.s reste largement supérieur à celui des camps. Il existe bien sûr des différences infinies entre ces cas, mais j’ai immédiatement pensé à cela lorsque j’ai eu des nouvelles de ma sœur, qui vivait dans l’une des colonies de l’enveloppe avant le 7 octobre, via le groupe Whatsapp de notre famille, où elle racontait comment le courant avait été coupé chez elle, qu’il y avait eu une sorte de sabotage du réseau électrique durant l’opération du 7 octobre.

Relevons aussi cet élément : le court-circuitage des capacités de surveillance israéliennes, la création d’un mirage, où l’on a essayé de faire croire que le Hamas ne chercherait pas à affronter Israël et qu’il n’avait pas l’intention d’attaquer. Selon des sources israéliennes et américaines, le Hamas a rassemblé plusieurs fois ses forces au cours de la période précédant l’attaque, en présentant la chose comme une suite d’exercices d’entraînement inoffensifs. Des conversations téléphoniques ont eu lieu entre des responsables du Hamas, où l’on entend dire – toujours selon des sources israéliennes – qu’ils ne sont pas intéressés par une confrontation avec les forces israéliennes. Apparemment, des renseignements égyptiens et américains ont été transmis aux Forces de Défense Israéliennes (FDI ou Tsahal), mais ils les ont ignorés, les considérant comme quelque chose de routinier et d’inoffensif. Ce court-circuitage de la surveillance remonte à plusieurs mois. Au cours des mois précédents, Israël a déplacé des divisions armées entières de Gaza vers la Cisjordanie, en supposant que le Hamas était contenu, misant sur la surveillance technologique et les systèmes d’enfermement : clôtures intelligentes et autres sentinelles robotisées, censées pacifier la bande de Gaza.

Pouvez-vous nous parler de la réponse d’Israël aux attaques du 7 octobre ?
AC : La réponse israélienne à tout cela n’a pris forme que plus tard dans la matinée. Il a fallu quelques longues heures aux FDI pour comprendre ce qui se passait. Et lorsqu’elles ont finalement réagi, elles ont grosso modo appliqué la directive Hannibal, comme en témoigne le colonel Nof Erez de l’armée de l’air israélienne qui a déclaré sur un podcast pour Haaretz le 9 novembre que le 7 octobre avait « été un Hannibal de masse ».

La directive Hannibal est une sorte de politique de la terre brûlée censée répondre aux tentatives d’enlèvement. Mondoweiss a publié très tôt un article important à ce sujet. Depuis plusieurs décennies, les enlèvements ont été un moyen extrêmement efficace pour les Palestiniens de mettre la pression sur Israël. Cette politique culmine avec l’accord Gilad Shalit de 2011, à la suite desquels Israël a accepté de rendre 1027 prisonniers politiques palestiniens, dont le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, en échange d’un seul soldat. La directive Hannibal est une procédure de l’armée qui consiste à empêcher ce genre de situation, et tous les moyens sont bons pour y parvenir, même s’il existe un risque de tuer le ou les soldats kidnappés, ce qui finit presque toujours par se produire. L’exemple du soldat israélien Hadar Goldin et d’autres cas qui datent de 2014, en attestent suffisamment bien.

C’est donc la logique que suit Israël depuis le 7 octobre. L’armée de l’air israélienne a bombardé des bases militaires et des colonies israéliennes, ainsi que des dizaines de voitures circulant dans l’enveloppe. Le principal journal israélien, Yediot, a déclaré que « 70 véhicules » avaient été bombardés, sans confirmer qui se trouvait à l’intérieur. Cet article de Ronen Bergman, qui est rédacteur au New York Times, n’a pas été publié, le journal décidant apparemment que cette histoire ne méritait pas d’être lue par un public anglophone. Un témoin raconte qu’un citoyen israélien de l’un des kibboutzim, enfermé dans une pièce sécurisée (safe room), dit avoir reçu un appel téléphonique d’un conducteur d’hélicoptère des FDI qui lui a demandé : « Y a-t-il des terroristes chez vous ? Si c’est le cas, je fais sauter la maison ». (Je crois d’ailleurs que c’est la première fois que ce récit est publié en anglais).

À Sderot, une ville ouvrière, et non un kibbutz fermé, clôturé, comme le sont la plupart des colonies, les combattants palestiniens se sont emparés du poste de police et se sont barricadés à l’intérieur avec des otages. Les FDI n’ont pas négocié avec eux ; elles ont méthodiquement détruit l’immeuble et tué toutes les personnes qui se trouvaient à l’intérieur.

Amos Harel, journaliste à Haaretz, considéré comme l’un des analystes militaires les plus modérés, les plus tranquilles, et ce bien qu’il ait aussi fait circulé des idées fausses concoctées par les porte-paroles des FDI au sujet des décapitations et de violences sexuelles, a rapporté très honnêtement la manière dont la division armée du district sud avait « été contrainte de demander une frappe aérienne contre le poste de police afin de repousser les terroristes. »

Dans une interview accordée à la radio israélienne, l’une des survivantes de l’attaque déclare avoir été traitée de manière parfaitement « humaine » par ses ravisseurs, et raconte comment plus de cinquante personnes ont été tuées « sous les tirs croisés, incessants », ainsi que par des obus, et non par des combattants gazaouis, tandis que le présentateur essaie coûte que coûte de lui faire dire autre chose.

Dans une vidéo publiée par Ynet (Yediot), le plus grand site d’informations israélien, ainsi que par Channel 12, une chaîne israélienne, on peut voir des pilotes d’hélicoptères ouvrir le feu sur ce qu’ils appellent « 300 cibles » ce jour là, y compris sur des personnes qui fuyaient du festival de musique, admettant qu’ils étaient incapables de faire la différence entre militants palestiniens et festivaliers, déclarant que les dirigeants du Hamas avait donné pour consigne aux combattants de « marcher, afin de brouiller les pistes », confondant ainsi l’Armée de l’air israélienne, et qu’ils avaient donc du « affronter un dilemme, ne sachant pas sur qui tirer, puisqu’ils étaient si nombreux ».

On a appliqué cette même logique à l’intérieur de la bande de Gaza : bombardements catastrophiques, une série infinie de crimes de guerre ordonnés sans vergogne, et un mépris total pour les vies humaines, otages israéliens compris.

La plupart des médias mainstream ont été les complices de cette effacement de la réalité, réduisant aussi au silence les otages israéliens. C’est le cas de Yocheved Lifshitz, cette femme de 85 ans, faite captive puis relâchée, et qui a insisté pour raconter son histoire lors d’une conférence de presse donnée dans un hôpital israélien, entourée d’une cohorte de journalistes et de représentants officiels. Elle a eu beau dire qu’elle avait été très bien traitée pendant sa captivité, CNN, la BBC, le New-York Times, tous, soi-disant des sources d’informations fiables, ont sciemment omis certaines de ses paroles ou l’ont cité en-dehors de tout contexte, insinuant littéralement des choses contraires à ce qu’elle avait pu dire.

Dès le début, Israël a été incapable d’atteindre ses objectifs militaires et a donc réagi en attaquant et en massacrant des civils, tuant plus de 13000 enfants. Les combattants palestiniens, pendant ce temps, se cachaient dans des sous-terrain lorsque les bombardements ont commencé, pour émerger le plus près possible de l’ennemi et l’attaquer une fois celui-ci entré dans Gaza. Cette tactique est similaire à celle utilisée par Tchouïkov dont on dit qu’il « étreignit l’ennemi » à Stalingrad. Israël sait très bien ces choses là : en cas de bombardement, les insurgés se cachent, comme au Vietnam et ailleurs au Moyen-Orient, dans un réseau très complexe de tunnels. Israël est conscient de ce phénomène, mais continue de bombarder la population civile, dans ce qu’il est convenu désormais d’appeler un véritable « cas d’école de génocide » [6], comme l’a affirmé très tôt l’historien israélien Raz Segal. L’intention génocidaire est on ne peut plus claire, et elle est assortie d’un meurtre rituel.

J’emprunte le terme « meurtre rituel », une fois de plus, à ma propre histoire ancestrale. Ce terme fait spécifiquement référence au mensonge génocidaire selon lequel les Juifs utilisaient le sang d’enfants chrétiens pour fabriquer leur matsa (le pain azyme) pour Pessa’h (la Pâque juive), afin de justifier les pogroms et les pires atrocités. De la même manière, nous voyons des mensonges sur la décapitation d’enfants, le jet de bébés dans des fours, la nécrophilie, des histoires inventées et répétées au sujet de violences sexuelles, la circulation d’horribles photos datées de combattantes kurdes violées comme s’il s’agissait de femmes israéliennes, et ainsi de suite. Tout cela est apparu dès le premier jour et a été progressivement démenti [7], mais continue de refaire surface périodiquement. La Maison Blanche a du se rétracter et est revenue sur le mensonge pur et simple de Biden selon lequel il aurait vu des preuves photographiques d’enfants décapités, le LA Times a retiré une citation non fondée sur les violences sexuelles, le New York Times a quant à lui connu de gros remous internes suite à la publication de propagande atroce, mais les médias mainstream continuent d’être totalement complices, en diffusant des affirmations non fondées provenant en grande partie des porte-paroles israéliens. C’est un peu comme si le porte-parole des FDI disposait d’un bouton sur lequel il peut appuyer pour obtenir un nouvel article bidon du New York Times chaque fois qu’il a besoin de légitimer un peu plus son génocide. Cette propagande effroyable a été le moteur narratif de ce génocide. Comme l’a montré Frank Luntz – qui a rédigé le manuel confidentiel de la Hasbara en 2009 – sondages détaillés à l’appui, le public réagit plus que tout aux rumeurs de « viols et massacres du Hamas ». Et ce, alors que les soldats israéliens affichent clairement non seulement leur intention génocidaire, mais aussi leur intention de commettre des viols à Gaza. À l’échelle internationale, du moins dans le monde anglophone, j’ai l’impression que le récit des atrocités commises par Israël s’effondre. Cependant, on ne saurait trop insister sur les dommages qu’il a causés, tant à la lutte contre les violences sexuelles en général, en occultant les cas réels de viols de femmes palestiniennes par les FDI, qu’en donnant à l’Occident une raison de donner son feu vert au génocide.

À ce stade, nous voyons encore des sionistes libéraux, des gens qui se considèrent comme des progressistes, rabâcher ces histoires. Pour moi, c’est particulièrement tragique, parce que c’est aussi ma famille, mais aussi des activistes israéliens ou des écrivains de gauche que j’admirais lorsque j’ai commencé à perdre mes illusions sur le sionisme, qui suivent. Sur les réseaux sociaux, si on commençait à demander des preuves, on risquait de se retrouver bannis (« cancel »). Des universitaires et des conseillers (les rape crisis counselors, travaillent notamment sur tous les viols et les agressions sexuelles au sein de l’université) ont perdu leur poste pour avoir refusé d’adhérer à la propagande israélienne. On s’est servi du mouvement #MeToo pour justifier le génocide [8]. Si cette militarisation du discours féministe justifiant le génocide à Gaza semble nouvelle, la mobilisation des forces coloniales qui s’affichent ostensiblement comme défenseurs des femmes contre des hordes « sauvages » a en revanche une longue histoire. On retrouve ce phénomène dans toute l’histoire coloniale, et c’est même un des premiers leviers de légitimation génocidaire, avant et après les faits. C’est ce que montre parfaitement, de façon analogue aux images diffusées après le 7 octobre, cette peinture de 1892, La Vuelta del Malón, qu’on a parfois traduit en « Le retour des pillards Indiens ». Cette peinture a servi a légitimer la « conquête du désert » génocidaire en Argentine [9] et aujourd’hui considéré comme l’une des pièces fondatrices de l’art argentin et de l’art colonial en général. On y voit des guerriers Mapuche fictifs capturer une femme blanche nue [10]. Souvenez-vous de cela lorsqu’une exposition artistique israélienne fera escale chez vous.

Le public anglophone devrait reconnaître tous ces motifs, vu l’histoire du lynchage aux États-Unis. Dans son travail doctoral, Jameson Austin Leopold a montré comment dans un essai paru en 1981, intitulé « Viol et racisme : le mythe du violeur noir », Angela Davis décrivait déjà « la fabrique idéologique raciste de la “propagande sur le viol” » comme étant la « principale justification politique et socioculturelle de l’institution extrajudiciaire du lynchage » [11]. Cette focale mise sur le violeur noir fantasmatique fonctionne et rend invisible le nombre incalculable de viols, non recensés, mais aussi comme le dit Leopold, tous les viols étatiques subis par les 13 millions de prisonniers américains lors de fouilles corporelles de façon quasi quotidienne. De même, cette fabrication répétée et obsessionnelle d’histoires de viols le 7 octobre occulte les abus sexuels routiniers, étatiques, de nombreux.ses palestinien.nes. Il ne fait aucun doute que les images de trophées, montrant des femmes dénudées et tenues dans des positions de torture, par des hommes palestiniens, sont des images de violence sexuelle. De même, il ne fait aucun doute que l’effacement du viol d’innombrables palestinien.nes, fouillées au corps par les FDI, et violé.e.s lors de maraudes par des soldats israéliens, est conduite par un racisme anti-palestinien.

La déshumanisation de l’ensemble de la population de Gaza continue. Le ministre de la défense, Yoav Galant, a déclaré, de manière tristement célèbre, qu’il s’agissait de bêtes, d’« animaux humains ». En hébreu, l’expression est hayot adam, ce qui revient à dire que ce sont des bêtes, des animaux, des monstres. C’est la traduction idiomatique. Ils ont donc créé ce jeu à somme nulle, comme si c’était nous ou eux, ce qui est une pensée génocidaire. Tout au long de l’histoire, dans des conflits très différents, nous assistons à la création de ce faux récit selon lequel des personnes d’identités différentes ne peuvent pas coexister. C’est nous ou eux, et ils doivent être anéantis.

Pouvez-vous parler des divisions politiques au sein de la société israélienne ?
AC : Haaretz, le journal sioniste libéral considéré comme « le journal israélien de référence », continue de répandre des calomnies sanglantes [référence au meurtre rituel, blood libel] ; pas de problème. Mais l’esprit d’État derrière lequel il se réfugie est différent de ce que pense la majorité du public israélien. Tareq Baconi parle de ça, et, soit dit en passant, tout le monde devrait lire Tareq Baconi. Il a écrit un excellent livre intitulé Hamas Contained. Ici, pas de romantisation du Hamas, le Hamas n’est glorifié d’aucune façon. Baconi le critique, mais au moins le voit pour ce qu’il est et en discute ouvertement [12]. Depuis le 7 octobre, il a été courtisé par les médias anglophones grand public, y compris le New Yorker, où il raconte comment Netanyahu n’avait dans le fond aucune stratégie. Je pense qu’il s’agissait d’une stratégie, mais qu’elle était vouée à l’échec dès lors que le statu quo était perturbé. Et elle a échoué au moment où l’opération Déluge d’Al Aqsa a été lancée avec succès le 7 octobre. J’ai parlé ailleurs de la hiérarchie de la guerre selon Sun Tzu : d’abord, il faut attaquer l’ennemi au niveau stratégique [13]. C’est ce que le Hamas a fait immédiatement. Ils ont attaqué l’approche dite du « conflit gérable » de Netanyahou, cette idée que tous les deux ans, on pouvait aller à Gaza et « tondre la pelouse » en ayant relativement peu de pertes du côté israélien. C’est une expression qu’ils ont utilisé, « tondre le gazon ». Toutes les capacités militaires que la résistance palestinienne a développées, il suffit de les écraser, de les raser périodiquement. On tue quelques centaines, peut-être des milliers de personnes – en 2014, c’était des milliers – et on continue à vivre comme ça indéfiniment tout en renforçant ses capacités technologiques. C’est ainsi que Netanyahou a cherché à créer « une paix durable », qui est le titre de son livre, que, selon ses collaborateurs, il feuillette encore pour ses discours [14].

Cette stratégie a échoué. Et qui sait ce qu’il adviendra de Netanyahou à présent ? Il est encore très
populaire. Mais avec l’échec spectaculaire de son approche, il y a des visions concurrentes qui s’affrontent pour influencer l’avenir d’Israël. L’une d’entre elles est celle d’un génocide total, véritable, sans même prétendre attaquer uniquement le Hamas : rayer tout simplement Gaza de la carte. Cette vision est également très populaire. Elle est partagée par les principaux chefs militaires et politiques actuellement en fonction. Smotrich, qui est le ministre des finances, est considéré comme l’une des figures clés de cette tendance, simplement parce qu’au cours de la dernière décennie, il a élaboré un plan plus ou moins exhaustif appelé « le plan décisif », qui est en gros une idée d’expulsion génocidaire. Face à cette vision génocidaire, il y a la solution dite à « deux États », qui n’est peut-être plus appelée « deux États » dans la société israélienne car elle n’a plus aucune base populaire, mais qui est issue de cette tradition. Ce point de vue est plus aligné sur la contre-insurrection, plus sophistiqué. C’est un point de vue qui est beaucoup moins populaire, mais qui est fortement encouragé par les États-Unis, qui sont extrêmement impliqués, bien plus qu’en Ukraine – je rappelle que les États-Unis ont envoyé des porte-avions et des dirigeants militaires et politiques de haut rang presque tous les jours au cours des premiers mois. Les États-Unis prônent une forme de contre-insurrection, tirant les leçons de leurs échecs militaires au Moyen-Orient au cours des deux dernières décennies. La contre-insurrection repose sur une division des populations, l’isolement des insurgés, un contrôle de l’espace et, peut-être la donnée majeure de l’équation, sur la nomination d’un gouvernement qui travaillerait pour les « intérêts du gouvernement américain ». Je cite ici le manuel de terrain de la contre-insurrection américaine, le FM 3-24 [15].

La contre-insurrection ne s’encombre pas du bien-être des palestiniens. Elle cherche une manière plus sophistiquée et plus efficace d’accomplir les objectifs de l’État car, à long terme, la manière forte, la méthode brutale, avance-t-elle, plutôt que d’écraser la résistance risque de démultiplier ses forces. La contre-insurrection est peut-être encore plus génocidaire, si l’on tient compte des pertes humaines, de son incapacité à résoudre le conflit ou ses capacités à répondre aux besoins des gens (comme si tout le monde était humain). Mais la contre-insurrection réfléchit en termes d’efficacité. Dans un premier temps, Israël a pu recruter un peu plus de 300000 soldats réservistes, en fermant divers secteurs de son économie pour compléter son armée de 150000 conscrits, tandis que le Hamas disposait d’environ 40000 combattants. Le PIJ en comptait lui au moins 10000. Des milliers d’autres se sont battus aussi en Cisjordanie. Le Hezbollah, qui bombarde constamment Israël depuis le nord du Liban depuis le 7 octobre, compte environ 100000 combattants. Les maigres effectifs d’Israël ont donc été mis à rude épreuve. À l’heure actuelle, tous les réservistes sont rentrés chez eux. Les Américains savent qu’Israël est loin de disposer de forces suffisantes pour gagner une guerre urbaine sur un terrain aussi complexe que celui de Gaza. Il faut établir un rapport d’un pour dix ou même d’un pour vingt entre ceux qui attaquent et ceux qui défendent, selon John Robb et son livre Brave New War, mais selon John Spencer aussi, qui reprend une maxime qui remonte à Clausewitz, à la guerre, la défense est toujours la plus forte [16]. Ils se demandent donc, okay, alors comment pouvez-vous faire cela de manière réaliste ? Quels sont les objectifs réalisables ? On ne peut pas agir intuitivement et essayer d’éliminer 2,3 millions de personnes en pensant que l’on va gagner alors que les adversaires se défendent et semblent savoir ce qu’ils font.

En conséquence, environ tous les deux jours depuis le début de l’invasion terrestre, la résistance palestinienne a diffusé d’incroyables vidéos de guérilla, ciblant les FDI avec des snipers, des mines, des EEI (Engins explosifs improvisés), des mortiers, des armes thermobariques et d’innombrables attaques au lance-roquette, utilisant souvent des Al-Yassin 105, qui est un missile à deux têtes fabriqué à Gaza et qui désactive le blindage défensif des chars (le profil Twitter de Jon Elmer est actuellement un bon site d’archive pour ces images).

Le nombre de victimes israéliennes a augmenté en conséquence, l’armée publiant les noms de deux à cinq soldats morts par jour en moyenne au cours des deux premiers mois et des dizaines de soldats blessés chaque jour. Gardons à l’esprit que ce sont leurs chiffres, et que l’armée israélienne ment de façon patentée. Les citoyens font état d’un flux constant d’hélicoptères de secours venant de Gaza en direction des hôpitaux. Selon les registres des hôpitaux israéliens, le nombre réel de soldats blessés est environ dix fois plus élevé que les chiffres communiqués par les FDI [17] ; des milliers de soldats reviennent handicapés, un fonctionnaire du ministère israélien de la défense, parle d’une vague « sans précédent, une situation que nous n’avons jamais connue » [18].

Incapable de soutenir militairement et économiquement l’invasion terrestre massive, Israël a maintenant (fin mars) libéré toutes ses brigades de réserve, refusant toujours un cessez-le-feu progressif et un accord d’échange d’otages, même au risque de violer une récente résolution du Conseil de sécurité de l’ONU.

En Israël, nous avons assisté à la montée en puissance d’un certain Yitzhak Brik. C’est un général de réserve de premier plan qui a prédit l’effondrement total des défenses israéliennes, après avoir étudié en profondeur des dizaines d’unités israéliennes en 2018. Il a rencontré Netanyahu et Gallant, le Premier ministre et le ministre de la Défense, à plusieurs reprises en octobre. C’est l’une des nombreuses personnes qui les conseille, c’est un homme qui a été plébiscité par les militaires et dont la popularité est très élevée. Il a également mis en garde contre une invasion terrestre, qu’il n’a pas hésité à la qualifier de « piège », et a recommandé des bombardements aériens, la poursuite d’un siège renforcé ainsi que des « raids chirurgicaux » venant de la mer, utilisant des unités d’élite telles que l’« Unité Fantôme . Cette unité, créée par Aviv Kohavi, n’a d’ailleurs pas encore été utilisée dans des combats à grande échelle ; son chef, le colonel Asaf Hamami, a été tué le 7 octobre.

Combien de temps Israël peut-il tenir avant de trouver un accord autour des otages ?
AC  : A l’heure où j’écris ces lignes, les otages restent le joker palestinien. Israël s’est trouvé face à ce que j’appellerais un vide stratégique, réagissant par la rage et l’humiliation génocidaires et réduisant continuellement en cendres son propre contrat social en bombardant, en tirant et même en gazant ses propres citoyens retenus en otage à Gaza. Avec l’effondrement de ce paradigme, différentes approches stratégiques sont en lice pour combler le vide : la contre-insurrection, poussée par le principal complice génocidaire, les États-Unis, et le génocide messianique total, très populaire dans la société israélienne extrêmement fasciste et raciste. La vision contre-insurrectionnelle verrait essentiellement une Autorité palestinienne réorganisée tenter de prendre le contrôle de la bande de Gaza dans une sorte de processus menant à la création d’un État, mais le problème est que tout dirigeant israélien qui accepterait de suivre ce scénario a peu de chances de l’emporter parmi l’électorat israélien, qui a été conditionné pendant des années à considérer les Arabes comme des terroristes sous-humains auxquels on ne pourrait jamais faire confiance avec un État.

Le fait de prendre des soldats en otage a été une des manières pour la résistance palestinienne de forcer certaines négociations avec Israël depuis de nombreuses années. Le premier deal qui a mis fin au statu quo 1:1, un prisonnier pour un prisonnier, remonte, selon l’un des négociateurs israélien nommé Ariel Merari [19], à 1978 et l’accord avec le FPLP et General Command (un groupe de combat qui a scissionné avec le FPLP) pour l’échange de 76 prisonniers politiques palestiniens contre un soldat israélien. Depuis, la résistance est parvenu a faire monter le nombre de prisonniers échangé dans chaque transaction, l’Accord Jibril occupant une place particulièrement douloureuse dans la mémoire israélienne, le FPLP-GC parvenant à faire libérer 1151 prisonniers palestiniens en échange de trois soldats capturés durant la Guerre au Liban en 82, dont le militant japonais pro-palestinien Kōzō Okamoto issu des rangs de l’Armée rouge japonaise.

L’épisode autour de Gilad Shalit, enlevé en 2006, a marqué un autre tournant. Shalit a été capturé (tandis que deux autres soldats qui se trouvaient avec lui dans le même char étaient tués) sous le gouvernement d’Olmert, un Premier ministre israélien que l’on voit, dans un documentaire d’Al Jazeera, manquer de respect à l’égard de Shalit. Shalit, d’après Olmert, ne se serait pas défendu comme les autres qui ont été tués. Cet épisode n’a fait que révéler le fait que les dirigeants israéliens préfèrent des soldats morts que des soldats captifs.

La famille de Shalit, son père Noam en tête, a réussi à mobiliser un mouvement social pour faire pression en faveur de sa libération par le biais d’un échange de prisonniers – « quel que soit le prix ». Ce mouvement social a été repris et approuvé par les rivaux d’Olmert, transcendant les lignes politiques sionistes, de la droite aux sionistes libéraux.

Olmert était sur le point de trouver un accord – environ 350 prisonniers palestiniens en échange de Shalit – mais, selon lui, et c’est ce qu’il dit dans cette interview diffusée par Al Jazeera, son rival et ancien Premier ministre Ehud Barak a rendu visite à la famille de Shalit une nuit avant la signature de l’accord, signalant ainsi au Hamas qu’Israël était prêt à céder encore davantage.

Lorsque M. Netanyahou a pris le pouvoir en 2009, avec Ehud Barak comme ministre de la défense, il a promis à sa base de ramener Gilad Shalit à la maison. En 2011, un accord incroyable a été conclu (1027 Palestiniens en échange d’un soldat, dont Yahya Sinwar). Cet accord est perçu, de chaque côté, comme un énorme échec pour Israël et une incroyable victoire pour la résistance.

David Graeber, dans un article qu’il a écrit sur la Palestine après avoir passé du temps là-bas, a fait l’une de ces observations anthropologiques dont il a l’habitude, à la fois des plus simples et des plus profondes, en disant que l’hospitalité est « la raison majeure de la vie » (« l’hospitalité est tout ») dans la culture palestinienne. L’une des ironies tragiques de l’histoire selon lui est qu’Israël est le pire invité possible. Et c’est vrai, vous savez, quiconque a fait l’expérience de l’hospitalité palestinienne vous le dira : à bien des égards, le sens, le cœur de la vie sociale en Palestine est d’être généreux envers les invités et les étrangers. Et nous le voyons dans le traitement des otages, dans la façon dont ils racontent leur expérience les rares fois où ils sont autorisés à parler librement,
comme ce fut le cas pour Yocheved Lifshitz. Nous avons vu ça aussi avec Gilad Shalit – il n’a jamais raconté en détail, apparemment pas même à sa famille, l’expérience de ces cinq années passées en captivité –, le Hamas a diffusé des images qui le montrent en train de traîner avec ses ravisseurs, l’« Unité fantôme » du Hamas, discutant, buvant le thé, recevant des lettres de sa famille, faisant un barbecue à l’extérieur, et ainsi de suite. Je suis certain que la situation n’était pas agréable pour lui, mais comparez-la à celle des prisonniers palestiniens qui, depuis le 7 octobre, subissent des tortures punitives, sont battus, mis en position de stress psychologique, privés de sommeil par la diffusion de l’hymne national israélien dans leur cellule, et assassinés. Et dans les médias internationaux, nous voyons ce double traitement absolument raciste, aucun mot sur plus de 7500 prisonniers politiques palestiniens détenus sans procès équitable, dont beaucoup ne savent même pas quelles sont les raisons de leur détention administrative, sans parler des milliers d’autres, qui ont été enlevés depuis le 7 octobre. Jusqu’à présent, chaque accord sert de nouvel étalon dans les négociations d’otages entre Israël et la résistance. La question est de savoir si l’accord Shalit et le 7 octobre ont suffisamment ébranlé l’image qu’Israël a d’elle-même pour que cela change. Est-ce qu’Israël est capable, par ailleurs, de résister aux pressions exercées sur elle à l’internationale ? Le prix à payer pour ne pas céder pourrait être trop élevé, ouvrant la voie à une migration de masse.

Si, jusqu’à présent, Israël a échoué dans ses objectifs de guerre déclarés (détruire le Hamas et restituer les otages), le génocide en cours à Gaza n’est pas de bon augure pour la résistance. Pouvez-vous envisager une issue réaliste pour l’une ou l’autre des parties ?
AC : En évitant de m’aventurer dans des prédictions qui pourraient s’avérer fausses, je dirais que nous devrions attendre cinq ans avant de tirer des conclusions dans un sens ou dans l’autre. Historiquement, Israël met cinq ans à céder après une défaite militaire, et ce n’est que le pouvoir et la violence qui lui forcent la main. Cinq ans après la guerre du Kippour en 1973, Israël s’est finalement engagé à restituer la péninsule du Sinaï à l’Égypte. Cinq ans après le début de la première Intifada, elle a permis à des milliers d’anciens combattants et réfugiés palestiniens, dont Yasser Arafat, de rentrer en Palestine et d’entamer ce que l’on appelle le processus de paix. Cinq ans après le début de la deuxième Intifada, elle a retiré ses colonies de Gaza. Et cinq ans après la capture de Gilad Shalit, un accord de libération a finalement été conclu en 2011.

Les gains réels de l’actuel levier que les Palestiniens détiennent avec leurs otages depuis le 7 octobre ne se matérialiseront que lorsque le terrain politique fragile d’Israël s’effritera de l’intérieur, sous l’administration de Netanyahou. Comme dans le cas qui opposait Netanyahou à Olmert, les partis d’opposition – dirigés par le centriste sioniste génocidaire Yair Lapid – prétendent aujourd’hui être les sauveurs des otages. Tôt ou tard, ils pourraient se retrouver à négocier eux aussi certaines concessions faites par Israël.

Le joker israélien est l’Autorité palestinienne (AP). L’administration Netanyahou est politiquement incapable de reconnaître l’AP comme son atout militaire le plus vital, mais, là encore, un successeur pourrait être en mesure de le faire et essaiera peut-être de redorer le blason de l’AP, de la réorganiser et de la désigner à nouveau comme organe directeur en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. À moins qu’un événement inattendu se produise, ce qui est loin d’être impossible, M. Netanyahou restera en place au moins jusqu’aux élections d’octobre 2026. Pendant ce temps, l’AP continue de s’effondrer. Aujourd’hui, la résistance – des factions armées (y compris la branche armée du Fatah, la Brigade des martyrs d’Al-Aqsa) aux jeunes qui se révoltent dans les rues – voit dans l’AP un bras armé de l’État israélien, et il faudrait de véritables prouesses politiques pour qu’elle recouvre sa légitimité. Toutefois, le succès de la contre-insurrection israélo-américaine en dépend.

La première Intifada, qui a débuté en décembre 1987, a été un soulèvement populaire massif contre l’apartheid israélien. Ce soulèvement a fait usage à grande échelle des outils de la lutte de masse – grèves, désobéissance civile, rassemblements de masse, émeutes, résistance fiscale – qui ont tous fonctionné de concert. Et malgré le fait que le soulèvement ait été en grande partie non armé, les réponses furent d’une brutalité indescriptible : plusieurs centaines de manifestants ont été tués, des dizaines de milliers ont été arrêtés et plus de cent mille Palestiniens ont été blessés par des soldats israéliens qui avaient reçu l’ordre exprès du Premier ministre Yitzhak Rabin de leur « briser les os ». Pourtant, cette génération de rebelles se souvient encore de cette période avec une tendresse incroyable. Mais ça n’est pas en leur « brisant les os » que le mouvement fut pacifié, c’est en faisant venir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui était en exil à Tunis, et en la désignant comme représentante légitime du peuple palestinien. Le Field Manual de l’armée américaine précise bien qu’une contre-insurrection réussie et durable « nécessite le développement d’institutions et de dirigeants locaux viables » [20]. S’il n’y a pas de dirigeants, si la résistance est décentralisée, la contre-insurrection a besoin de la création d’une direction centralisée. L’OLP, qui avait été créée par les États arabes en 1964 comme « outil pour contrôler les factions [palestiniennes] insurgées », selon les termes de Baconi [21], devait maintenant endosser le rôle attribué par les États-Unis et Israël et prendre la direction du soulèvement. Cela a permis à Israël et aux États-Unis de marginaliser et d’ignorer les comités populaires décentralisés qui, pour reprendre la terminologie de Fanon, guidaient l’insurrection en-dehors de toute « politique traditionnelle » récupérable [22]. Ensuite, par le biais des accords d’Oslo rédigés entre 1993 et 1995, l’OLP, Israël et les États-Unis ont formé l’AP qui deviendra bientôt le bras auxiliaire de l’occupation israélienne, fort d’un appareil de sécurité limité qui se consacrerait au maintien de l’ordre et à la répression des insurgés au sein des groupes de population palestiniens dans certaines zones de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Je ne saurais décrire l’ampleur du succès de cette initiative.

Des personnes bien intentionnées continuent de considérer les accords d’Oslo comme un véritable processus de paix plutôt que comme une opération sophistiquée de contre-insurrection qui a permis à Israël de poursuivre son projet de colonisation dans un calme relatif. Après l’effondrement du soi-disant « processus de paix » à l’issue des cinq années initialement prévues par l’accord, l’Autorité palestinienne est restée en place. La seconde Intifada a éclaté en octobre 2000 et, pendant un bref moment, le chef de l’OLP, Yasser Arafat, a fait un geste en libérant 350 prisonniers politiques, dont des membres du Hamas et du PIJ, mais les États-Unis et Israël l’ont ensuite renvoyé et un nouveau collaborateur en chef a été nommé, Mahmoud Abbas, alias Abou Mazen. L’AP a été évincée de Gaza en 2007 lorsque Abou Mazen a tenté ce que Baconi appelle un « coup d’État planifié par les États-Unis » [23], après la victoire du Hamas en Cisjordanie aux élections en 2006 [24]. Mais Abou Mazen a pu mener à bien le coup d’État en Cisjordanie et a grandement contribué à stabiliser le contrôle d’Israël sur la région [25].

L’AP donne l’apparence d’une autonomie palestinienne, mais en fait, tout comme les gouvernements des bantoustans en Afrique du Sud durant l’apartheid, elle n’est qu’une extension de l’État colonial, un outil de contre-insurrection très efficace pour la répression des rébellions locales, parce qu’elle oblige la population autochtone à s’auto-réguler. Le Fatah, qui était un mouvement révolutionnaire dans les premiers jours de la lutte armée, est aujourd’hui essentiellement contenu par l’AP. Les rebelles potentiels sont désormais des employés du gouvernement qui se battent pour conserver leur emploi de collaborateurs. Les chefs communautaires (community organizers) travaillent désormais pour des ONG, illustrant la catégorisation tristement célèbre de Colin Powell selon laquelle les organisations à but non lucratif « multiplient les forces » de l’Empire [26]. L’argent injecté par les pays de l’OTAN dans le secteur gouvernemental et à but non lucratif est la principale raison de la pacification relative de la Cisjordanie après la militarisation de la résistance palestinienne au cours de la seconde Intifada. Cela fait écho à la ligne directrice du général Petraeus qui consiste à utiliser « l’argent comme un système d’armes » à part entière [27]. Voici les principes éprouvés de la contre-insurrection : entrer avec une force écrasante pour contrôler l’espace, isoler les insurgés du reste de la population, nommer son propre gouvernement (mais, surtout, faire en sorte qu’il ait la même identité que la population générale) et fournir à la population des services afin qu’elle ne s’insurge pas pour satisfaire ses besoins fondamentaux (on retrouve ici le concept SWEAT-MSO
du général Peter Chiarelli [28] : réseaux d’égouts, d’eau, d’électricité et ramassage des ordures ; je recommande la courte vidéo de Greg Stoker sur la SWEAT-MSO). En résumé : « diviser pour mieux régner » + de l’argent – c’est ainsi que les empires gagnent les guerres.

Mais d’une manière ou d’une autre, bien que le monde ait fourni à l’Autorité palestinienne les institutions néolibérales qui l’ont conduit à la stabilité contre-insurrectionnelle étouffante d’un régime néocolonial, Israël continue de se tirer une balle dans le pied. Il est intéressant de noter que la littérature militaire israélienne ne reconnaît généralement pas l’efficacité de l’AP dans la poursuite de ses propres intérêts. Le terme de contre-insurrection n’a pas été traduit de manière exhaustive en hébreu, et lorsque les stratèges israéliens en parlent en anglais, ils confondent généralement la contre-insurrection avec l’« anti-terrorisme » [29]. On s’en rend compte en parcourant Insurgencies and Counterinsurgencies, une publication de Cambridge qui date de 2016 éditée par des auteurs israéliens : dans leur chronologie de la prétendue « expérience contre-insurrectionnelle » d’Israël, ils sautent tout simplement les années importantes qui ont suivi les Accords d’Oslo [30], révélant ainsi qu’ils ne conçoivent la contre-insurrection que comme application de la force, et non comme un ensemble d’« opérations de stabilisation » [31]. Comment peuvent-ils ne pas comprendre cela ? Peut-être que cela tient au fait qu’Israël soit une colonie de peuplement (settler-colony), et que l’idée fondamentale d’une telle colonie consiste à nettoyer et remplacer les populations autochtones plutôt que de les contenir et les contrôler. Mais la raison véritable tient, je pense, à l’incompétence de l’armée, et plus généralement, à sa cupidité. L’armée israélienne, comme l’a montré l’historien militaire Uri Milstein, est une institution profondément anti-intellectuelle. La dépendance accrue à l’armée et l’industrie militaire, générateurs de PIB, enfonce Israël dans des stratégies militaires suicidaires. Je suppose qu’on pourrait considérer cela comme des symptômes du système capitaliste en général, où la logique du marché peut être parfois auto-destructrice. La résistance palestinienne qui, par contraste, mise sur le sumud (la persévérance, la fermeté) et sur sa capacité à combattre à long terme, pourrait trouver tout cela encourageant.

Vous avez participé au mouvement de solidarité avec la Palestine aux États-Unis. Quel est votre sentiment actuel au sujet du mouvement ?
AC : Après six mois de guerre, la question demeure : quand le monde interviendra-t-il ? La résistance à Gaza continue d’infliger de lourdes pertes aux FDI, à un rythme soutenu, et entrave la machine génocidaire. La résistance continue aussi, de façon conséquente, au Liban, au Yémen et en Irak. Aux États-Unis, certaines entreprises israéliennes ont été prises pour cible, c’est le cas de la ZIM (transport maritime), du fabricant d’armes Elbit, et d’autres opérateurs logistiques ou armateurs. Malheureusement on constate que l’énergie populaire apparue durant les premières semaines après le 7 octobre est retombée, contenue principalement par les libéraux et les politiques identitaires (identity politics). Des anti-sionistes Arabes, Juifs et des organisations étudiantes ont pu canaliser la rage populaire durant certaines manifs et certains rassemblements, et continuent maintenant leurs opérations qui, de facto, sont contre-insurrectionnelles en planifiant leurs campagnes électorales. Dès lors que quelqu’un propose un genre d’action plus décisif, elles l’évincent en prétendant que ce serait trop dangereux pour les personnes marginalisées (people of a marginalized identity). Comme le dit Idris Robinson, leur faculté à organiser des manifs « repose sur le génocide palestinien ». Pendant ce temps, les tendances insurrectionnelles qui seraient capables d’appeler et de contourner la modalité contre-insurrectionnelle des organisations libérales et identitaires ne sont pas encore intervenues de manière significative pour la Palestine. Ces tendances ont participé au soulèvement de George Floyd en 2020 et sont visiblement réapparu sous la forme d’un réseau complètement décentralisé alimentant le mouvement Stop Cop City. Elles ont réussi à démanteler temporairement le site de construction de Cop City le 5 mars 2023 et ont fait pression sur de nombreuses entreprises de construction pour qu’elles abandonnent le projet, l’une d’elles a tenu bon avant de finalement abandonner après avoir été ciblée par des dizaines d’attaques et de sabotage clandestins dans tout le pays. Il est concevable qu’une campagne similaire puisse isoler, chasser les fabricants d’armes locaux, et les contraindre à arrêter de fournir Israël en armes. Il reste à voir si ces tendances auront envie ou seront capables de se relier matériellement et réellement aux forces populaires qui n’ont pas encore été entièrement cooptées par ce qu’Idris appelle « l’aile progressiste de la contre-insurrection ».

En février, l’anarchiste Aaron Bushnell a commis cet acte extraordinaire : il a tué un soldat de l’armée de l’air américaine en orchestrant sa propre auto-immolation diffusée en direct – un acte de solidarité qui a profondément ému divers groupes de résistance palestiniens. Bien que sa mort soit tragique et horrifiante, elle a donné un sens à ce qu’il avait à dire. Cela semble avoir donné un nouvel élan à la protestation aux États-Unis, en incitant les gens d’ici et d’ailleurs à avoir ne serait-ce qu’une fraction de son courage et à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour mettre fin au génocide. Son sacrifice nous pousse tous à faire un pas de plus.

Je trouve aussi un certain espoir dans la popularité croissante des écrits de Basil Al-Aʿraj dans les discours de la résistance palestinienne. C’était un combattant, un martyr de la résistance, tué par des soldats israéliens lors d’une fusillade en 2017. Basil a été fortement influencé par Fanon et a adopté son point de vue radicalement inclusif et anti-identitaire. Dans ses « Huit règles et réflexions sur la nature de la guerre », Basil a déclaré : « chaque Palestinien (au sens large, c’est-à-dire toute personne qui considère la Palestine comme un élément de sa lutte, indépendamment de ses identités secondaires), chaque Palestinien est en première ligne de la bataille pour la Palestine ; veillez à ne pas échouer dans votre tâche. » [32] Dans un texte moins connu qui n’a pas encore été entièrement publié en anglais, il a écrit :

« Je ne considère plus qu’il s’agit d’un conflit entre Arabes et Juifs, entre Israéliens et Palestiniens. J’ai abandonné cette dualité, cette simplification naïve du conflit. Je suis convaincu par la division du monde que proposent Ali Shariati et Frantz Fanon [entre un camp colonial et un camp de la libération]. »

« Dans chacun des deux camps, on trouve des gens de toutes les religions, langues, races, ethnies, couleurs et classes. Dans ce conflit, par exemple, vous trouverez des gens de notre peuple [de notre peau] qui se tiennent grossièrement dans l’autre camp, et en même temps vous trouverez des Juifs qui se tiennent dans notre camp » [33].

Il poursuit en critiquant les éditos de la journaliste israélienne Amira Hass, autant d’exemples insidieux de « l’aile progressiste de la contre-insurrection », en lui opposant des Israéliens comme Yoav Bar et Jonathan Pollak, exemples de Juifs qui, comme dirait Fanon, « changent de camp, deviennent ’indigènes’ et acceptent de subir la souffrance, la torture et la mort » en tant que membres du camp de la libération [34]. Si, selon Basil et Fanon, la résistance élargie est capable de distinguer les amis des ennemis eut égard aux « choix qu’ils font » [35], à leurs actions et à leurs engagements, plutôt que sur la base de leur identité et de leur « race », alors les opérations psychologiques contre-insurrectionnelles qui montent les gens les uns contre les autres et empêchent la diffusion de l’action collective pourraient être stoppées, permettant à une trajectoire plus redoutable du mouvement de se déployer au cœur de l’Empire.

[1Lundimatin n’a pas vocation à ne publier que des articles auxquels notre rédaction adhèrerait totalement et parfaitement. A vrai dire, si c’était le cas, nous ne serions pas un journal ou nous ne publirions qu’un ou deux articles par an. Notre travail, discret, consiste à agencer les écarts et articuler accords et désaccords, choisir de publier, d’amender, de ne pas publier. Le plus souvent ces décisions se prennent avec évidence et sans grande hésitation. Ce ne fut pas le cas concernant la publication de cette traduction d’abord parue chez nos collègues anglo-saxons de Endnotes. De nombreuses analyses contenues dans cet entretien nous paraissent lumineuses et finaudes : la critique de la solution à deux États en tant que dispositif contre-insurrectionnel, le décalage de l’analogie du soulèvement de Varsovie à l’évasion de Sobibor, l’historicisation de la violence du 7 octobre, etc. D’autres nous sont apparus comme une variation plus ou moins raffinée d’un campisme pénible qui s’affranchi du réel pour produire de l’idéologie, voire travesti les faits pour les redispatcher entre la pureté du bien et le mal absolu, les gentils et les méchants. C’est d’ailleurs sur ce point que le couplage sionisme/antisionisme trouve son divergeant accord. Il y aurait pourtant beaucoup à dire et penser de ce qu’un événement comme le 7 octobre appelle et enseigne. Non pas pour nuancer le massacre ou le génocide, au contraire, mais pour en complexifier l’analyse. Comprendre par exemple qu’un même événement peut contenir des gestes amis et d’autres purement hostiles. Ne pas confondre la joie de voir un mur effondré avec la terreur de familles abattues à l’arme automatique, l’audace d’un ULM qui traverse la frontière la plus sécurisée du monde et l’abjection d’un corps lynché par la foule, un soulèvement populaire et un attentat suicide de masse. C’est en tout cas ce que nous autorise et peut-être ce à quoi nous oblige notre distance avec l’évènement : « chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer. »

[2George Orwell, « Reflections on Gandhi », Partisan Review, 1949 [tr. fr. in Essais, articles, lettres t. 4 (1945-1950), Ivrea/Encyclopédie des nuisances, 2001].

[3Lorsque je parle de « la résistance », je parle de la pluralité des factions et des individus non affiliés qui s’opposent au siège, à l’apartheid et à la colonisation israélienne en Palestine et ailleurs.

[4Il fut difficile d’identifier de nombreux corps défigurés par les tirs indiscriminés des forces armées israéliennes dans l’enveloppe de Gaza ce jour-là. Les autorités israéliennes, qui parlaient au départ de 1400 morts, ont lentement revu leurs chiffres. Amos Harel, le journaliste militaire travaillant pour Haaretz, parle actuellement « de presque 1100 morts ». Voir Amos Harel, « Israel’s Army Makes Headway in Gaza, but Hamas’ Surrender Is Far from Imminent », Haaretz, 14 novembre 2023, sec. Israel News, https://www.haaretz.com/israel-news/2023-11-14/ty-article/.premium/israels-military-is-makingheadway-in-gaza-but-hamas-surrender-is-far-from-imminent/0000018b-ca6f-d8c7-a59b-df6f80560000.

[5Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.

[6Raz Segal, « A Textbook Case of Genocide », Jewish Currents, 2023, https://jewishcurrents.org/a-textbook-case-of-genocide.

[8« Inside the Campaign to Undermine DEI and Palestine Solidarity at the University of Minnesota : An Interview with Dr. Sima Shakhsari », Mondoweiss, January 31, 2024, https://mondoweiss.net/2024/01/inside-the-campaign-to-undermine-dei-and-palestine-solidarity-at-the-university-of-minnesota-an-interview-with-dr-sima-shakhsari/.

[9Lauren Kaplan, « Topographical Violence and Imagining the Nation in Nineteenth-Century Argentina », Hemisphere, Visual Cultures of the Americas 10, no. 1, 1er janvier 2017, p. 32.

[10Laura Malosetti Costa, « The Return of the Indian Raid (La Vuelta Del Malón) », Equipo de Desarrollo de la Dirección de Sistemas |Secretaría de Gobierno de Cultura, https://www.bellasartes.gob.ar/en/collection/work/6297/.

[11Jameson Austin Leopold, « Critique of ‘Sexual’ Violence », manuscrit non publié, 2024.

[12Tareq Baconi, Hamas Contained : The Rise and Pacification of Palestinian Resistance, Stanford Studies in Middle Eastern and Islamic Societies and Cultures, Stanford, California : Stanford University Press, 2018.

[13Sun Tzu,
L’Art de la guerre, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2000.

[14Binyamin Netanyahu, A Durable Peace : Israel and Its Place among the Nations, New York, Warner Books, 2000.
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[15Joint Publication FM 3-24 : Counterinsurgency, 2018.

[16Carl von Clausewitz, De la guerre, éditions de Minuit, 1955 ; John Robb, Brave New War : The Next Stage of Terrorism and the End of Globalization, Hoboken, NJ, John Wiley & Sons, Inc, 2008 ; John Spencer, « Mini-Manual for the Urban Defender », John Spencer Online, 2022, https://www.johnspenceronline.com/mini-manual-urbandefender.
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[17Yaniv Kubovich and Ido Efrati, « Discrepancies Arise between IDF and Hospital Reports on Numbers of Wounded
Soldiers », Haaretz, 10 décembre 2023, sec. Israel News, https://www.haaretz.com/israel-news/2023-12-10/ty-article/.premium/1-593-israeli-soldiers-wounded-since-october-7-idf-reveals/0000018c-5416-df2f-adac-fe3fbe6d0000.

[18חן ארצי סרור, “יותר מ- 2,000נכי צה’ל חדשים מתחילת המלחמה : ‘לא עברנו משהו דומה לזה, Ynet, 7 décembre 2023, https://www.ynet.co.il/health/article/yokra13707397.
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[19Lior Kodner, « Professor Ariel Merari : Ein Li Safek », הארץ, Haaretz Podcast, 12 novembre 2023, https://www.haaretz.co.il/digital/podcast/weekly/2023-11-12/ty-article-podcast/0000018b-c36d-dc2b-a3fb-e7fd6
1560000
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[20Joint Publication FM 3-24 : Counterinsurgency, 2018, 1–22.

[21Tareq Baconi, op. cit., p. 14.

[22« Les dirigeants de l’insurrection, qui voient le peuple enthousiaste et ardent porter des coups décisifs à la machine
colonialiste, renforcent leur méfiance à l’égard de la politique traditionnelle ». Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte/Poche, 2016, p. 127.

[23Baconi, op. cit., p. 331.

[24David Rose, « The Gaza Bombshell », Vanity Fair, 3 mars, 2008, https://www.vanityfair.com/news/2008/04/gaza200804.

[25Baconi, op. cit., p. 123.

[26Sarah Kenyon Lischer, « Military Intervention and the Humanitarian ’Force Multiplier’ » Global Governance 13, no. 1 (2007), pp. 99–118.

[27David H. Petraeus, « Multi-National Force-Iraq Commander’s COUNTERINSURGENCY GUIDANCE », Military Review, 2008, 211.
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[28Fred M. Kaplan, The Insurgents : David Petraeus and the Plot to Change the American Way of War, New York, Simon & Schuster, 2013, p. 185.

[29Efraim Inbar and Eitan Shamir, « Israel’s Counterinsurgency Experience », in Insurgencies and Counterinsurgencies, ed. Beatrice Heuser and Eitan Shamir, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, pp. 168–90.

[30Ibid., p. 178.

[31Joint Publication FM 3-24 : Counterinsurgency, 7-3 (89).

[32Basil Al-Aʿraj, « Eight Rules and Insights on the Nature of War », Resistance News Network, 2017-2023, https://t.me/PalestineResist/25227.

[33Basil Al-Aʿraj, Wajadtu Ajwibatī : Hākadhā Takallama al-Shahīd Bāsil al-Aʻraj, al-Ṭabʻah al-ūlá, Bayrūt, Bīsān lil-Nashr wa-al-Tawzīʻ, 2018, p. 146. Traduit par Adi Callai.

[34Frantz Fanon, op. cit.

[35James Yaki Sayles, Meditations on Frantz Fanon’s Wretched of the Earth : New Afrikan Revolutionary Writings, Chicago, Ill, Spear and Shield, 2010, p. 181.

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