L’onde

Arcadio Wang

paru dans lundimatin#283, le 12 avril 2021

L’Onde est une cité née lors de l’extinction de notre monde et les huit nouvelles qui seront ici publiées racontent les mille ans de son histoire et les menaces qui pèsent sur son modèle égalitaire. Vous retrouverez les Ondins et leurs aventures tous les quinze jours [1].

Illustration : Majorminuit
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Fondation + 525

Le maudit

« Nous avons tendance […] à nous représenter la liberté comme ce pouvoir métaphysique qu’aurait l’homme de « nier » toute situation constituée, de « transcender » le donné, en un mot, de s’arracher à tout ce qui est. Ce pouvoir est généralement considéré comme le fondement de la dignité de l’homme. »
Jacques de Maillard

« Je te maudis, et tu ne m’es plus rien. »
Cette phrase fut la dernière qu’Edgar entendit prononcer par son père. Lorsque, des années après, il se perdait dans la contemplation de la porte d’entrée, il revoyait encore le vieil homme, sa main entourant la poignée de la porte déjà, son visage à peine retourné pour lancer son anathème. Edgar, entouré de vaisselle brisée et de livres renversés, ne l’avait pas retenu. Il n’avait bougé que lorsque la porte s’était refermée, pour se diriger vers la fenêtre et observer son père disparaître lentement, sans bagages, tel un promeneur, entre deux façades vieillissantes. Vers l’Intérieur, le cœur abandonné de l’Onde. Edgar avait alors quarante-neuf ans, et sept années avaient passé depuis.

« Je te maudis, et tu ne m’es plus rien. »
Cette porte, Edgar l’avait ouverte le moins possible durant ces dernières années : il y avait été aidé lorsqu’il eut atteint l’âge de quarante-cinq ans, après lequel sa commune prit soin de lui et de son père, sans qu’Edgar ne participât plus guère aux travaux collectifs ; la plupart des hommes continuaient de travailler jusqu’à des âges bien plus avancés, mais on avait décidé de laisser cet excentrique à l’isolement qu’il désirait. La plupart du temps, il restait assis dans son salon. Il lisait, rêvait et somnolait. Les heures, les jours et les semaines passaient, toujours semblables. Quand il sortait, il n’oubliait pas de glisser dans la poche intérieure de sa tunique, tout contre son cœur, un minuscule recueil de poésies qu’il sortait dans les moments d’attente qu’on lui imposait dans les assemblées ou chez les artisans, pour ne pas avoir à croiser le regard des autres – en réalité, il faisait semblant de lire depuis quelques années, se servant plus de cet ouvrage comme d’un talisman pour le protéger des autres.

Enfant, il se précipitait dès l’aurore vers la porte d’entrée pour sortir ; la lumière l’aveuglait un instant, puis au premier pas il était dans le jardin potager de son père, laissant derrière lui les limaces qui se repaissaient des feuilles de salade, qu’elles découpaient avec méthode. Puis c’étaient les champs labourés ou déjà semés, et enfin les exploitations forestières. Il était toujours seul quand il parvenait dans ces alignements de peupliers qu’il s’imaginait sauvages, mais qui le rassuraient par leur discipline. Bientôt, d’autres enfants semblables à des lutins apparaissaient entre les fougères pour s’adonner à des jeux champêtres encore et encore répétés.

Mais à l’époque de notre récit, quand il ouvrait cette porte, Edgar devait mieux serrer sa veste contre lui pour se protéger de l’humidité. Les maisons que ses amis d’enfance, à peine adultes, avaient construites devant celle de son père avaient commencé à plonger celle-ci dans l’ombre. Et les enfants de ses amis avaient achevé de condamner à l’obscurité la demeure familiale, désormais aspirée par la tristesse obscure et humide des quartiers intérieurs.

Pourquoi n’avait-il pas construit sa propre maison ? Pourquoi avait-il connu prématurément le sort des grands-parents de la ville, celui de voir sa maison plongée dans l’ombre par de nouvelles constructions, pour n’avoir pas cherché une jeune fille dont le rez-de-chaussée demandait un toit protecteur ? L’ambiance familiale pesante était la seule responsable. À la première inconscience des enfants, qui lui avait permis d’ignorer que les choses n’allaient pas dans son foyer, avait succédé chez Edgar un assombrissement progressif de son humeur, à mesure que les disputes et les bizarreries cachées dans les murs de sa maison s’accumulaient sur ses épaules. Sa mère silencieuse et morne semblait l’ignorer, inaccessible à son affection. Il passait devant elle lorsqu’il sortait jouer et n’osait la regarder, toujours assise dans la bibliothèque, l’air absent, alors que le même livre reposait toujours sur ses jambes, ouvert aux premières pages. Il n’était plus serein lorsqu’il quittait la maison, il ne pouvait oublier que sa mère n’aimait pas le laisser s’éloigner. Il ne pouvait pas même ressentir la volupté que les enfants éprouvent à désobéir aux ordres maternels, puisqu’elle le laissait sortir quand il le voulait malgré ses discours de désapprobation. Bientôt, il ne parvint plus à se plonger dans son imagination avec les jeux qui l’avaient le plus exalté dans sa première enfance, car il entendait toujours, au moment où il cherchait à oublier avec ses amis les peines domestiques, l’un de ces jugements maternels méprisants répétés à satiété, sur le plaisir (« Tu n’as pas honte de toujours penser à t’amuser ? » ), sur les autres enfants (« On pense avoir des amis, mais ils finissent tous par vous trahir »), qui l’éloignaient des autres habitants de sa commune. Ne pouvant obtenir des gens un divertissement à ses peines domestiques, il avait alors demandé aux livres de le sortir de l’atmosphère étouffante du foyer. La porte déjà restait plus souvent close.

Elle se referma presque définitivement sur son père et lui lorsque sa mère disparut, après des obsèques au cours desquelles peu de voisins se présentèrent, retenus par les circonstances embarrassantes de sa mort. Edgar avait alors quinze ans, il devint un jeune homme timide, cachant sa peur des femmes derrière un romantisme alimenté par ses lectures : les noms des héros idéalistes dont il lisait les lamentations lui fournissaient un argument pour ne pas se risquer à aborder ses anciennes petites camarades devenues des jeunes filles à marier. Il ne sortait plus. Dehors, la commune était une entité vivace, s’ébattant dans un éternel printemps ; tout le monde s’affairait pour elle, et la place centrale était rarement vide, animée par des trocs, de longues soirées de bavardages ou de rendez-vous amoureux – ceux-ci se dissimulaient rarement dans les communes, de mœurs monogames, mais libres. Ce père et ce fils bientôt vieux garçon ne sortaient que contraints par la nécessité de se fournir en produits artisanaux, se montrant gauches, voire agressifs dans leurs courts échanges avec les habitants joviaux de la commune. On oublia vite de s’apitoyer sur leurs malheurs domestiques et les deux hommes devinrent plutôt pour leurs voisins deux excentriques méprisés, un peu craints, qu’on soutenait pourtant avec quelques offrandes.

Par conséquent, le jour où son père avait déclaré qu’il ne lui était plus rien, Edgar n’avait plus rien été pour personne. Il perdit ce sens de la dignité sociale que la vie à deux maintenait malgré tout, le contraignant à s’habiller et se laver régulièrement. Edgar portait semaine après semaine la même tunique sale, qui avait appartenu au père. Il avait pris la place de sa mère sur le vieux fauteuil de la bibliothèque, il y passait l’essentiel de sa vie. Comme elle, les mains écornant pensivement les pages d’un livre ouvert qu’il ne lisait pas, il ressassait les mêmes scènes tristes, ratées, irréparables de son passé, déplorant ses mauvais choix, ses silences dans les moments où il aurait dû dire quelque chose, ses exclamations blessantes dans les moments où il aurait dû se taire. C’était une cinquantaine d’instants de sa vie qu’il faisait encore et encore défiler devant ses yeux, comme possédé par eux.

« Je te maudis, et tu ne m’es plus rien. » À vrai dire, Edgar ne valait plus grand chose à ses propres yeux.

* * *

Lorsqu’il n’était pas avachi dans le fauteuil de sa bibliothèque, Edgar pouvait se trouver devant une lucarne percée en haut du mur de la cuisine, perché sur une chaise, à écarter le plus discrètement possible l’affreux petit rideau brodé qui la recouvrait. Il observait avec avidité et effroi l’activité publique de la commune, l’énigme posée par ces habitants bruyants pour qui le fait de vivre semblait simple.

Cette vue, depuis le côté de sa maison, offrait comme un plan de coupe des trois dernières générations de maisons communales : on voyait ainsi la famille des Grangier dans la demeure des grands-parents presque en face, celle de leurs enfants à droite et même, en se penchant bien, la mignonne maison de la jeune Élisabeth Grangier, que son galant époux Hector Hulot (venu du quartier voisin) achevait en sifflant toute la journée sous sa moustache fleurie. Edgar sentait son cœur se serrer en contemplant les divers échanges qui se faisaient entre les trois demeures : toute la journée, on voyait les Grangier de toutes générations porter chez les uns et les autres des légumes du jardin, des enfants à garder, des outils et matériaux de construction ou des draps bien repassés ; quand ils se rencontraient devant l’une de leurs maisons, leurs activités s’interrompaient pendant plus d’une heure parfois pour une interminable conversation, à laquelle se joignaient immanquablement un, puis deux, jusqu’à cinq ou six voisins qui lâchaient râteau, épingles et seau pour bavarder.

Edgar les observait lever la main vers le ciel pour commenter encore et encore le temps, il les entendait parfois, quand il s’enhardissait au point d’entrouvrir la lucarne, raconter une fois de plus les mêmes scènes et soulever encore le rire. Et il pestait contre eux, parlant tout haut sans s’en apercevoir. Comment parvenaient-ils à faire cela, à ne pas s’ennuyer les uns des autres, à ne pas s’ennuyer d’eux-mêmes et de leur monolithique constance ? Edgar les méprisait, Edgar les enviait, enviait cette capacité à évoluer dans le seul présent, sans souvenir pesant leur interdisant de pouvoir dialoguer attentivement avec leurs proches. Ce qu’il préférait, ce qui lui faisait le plus mal, c’était observer pendant des heures la mère Grangier étendre son linge sur le côté de sa maison : il l’avait connue, enfant gracile et souriante, la Madeleine Grangier ; il jouait avec elle dans la forêt et elle le rassurait avec son constant sourire, sa façon de faire semblant d’ignorer qu’Edgar était différent des autres ; elle montrait maintenant des bras robustes et sains quand elle portait des paniers pleins des vêtements de ses enfants, de son mari. Elle incarnait son rêve lointain et toujours un peu douloureux d’une vie normale, sur l’Onde.

De temps en temps, il devait précipitamment descendre de son poste d’observation pour chasser des garnements venus lui faire une farce – la plus répandue consistait à graver une insulte ou un dessin graveleux contre sa façade. Une fois, il parvint à capturer l’un de ces petits vandales ; comme toujours dans ces cas-là, c’était le moins hardi de la bande qui s’était fait attraper ; pour son malheur, il avait suivi ses camarades, seulement désireux de tenter de résister au rejet qui le menaçait ; c’était en somme un jeune alter ego d’Edgar, mais tout cela était indifférent au vieux misanthrope, il tenait enfin sa victime.

« Crois-tu que je n’ai pas essayé d’être comme vous ? », hurlait le vieil homme en secouant le frêle gamin, qui n’entendait rien à ses récriminations.Il observait le garçon malingre tout en continuant à l’agiter dans ses mains comme un petit nuisible enfin capturé : « Toi aussi, je souhaite qu’ils te rejettent, comme ils m’ont rejeté, que tu subisses, incompris, indifférent à tous, toute une trop longue vie sur l’Onde !... » Finissant par remarquer que des habitants s’assemblaient pour observer la scène, il lâcha cependant sa proie terrorisée pour retrouver son salon, son refuge.

* * *

Une après-midi, après plusieurs jours de marasme dans sa bibliothèque, Edgar parvint à la cuisine et traîna le tabouret jusque sous la lucarne en le faisant crisser sur le carrelage. Cette envie de voir la vie au dehors l’assaillait durant des jours dans son fauteuil, il y résistait longtemps, mais finissait toujours par y céder. Il se passait alors une petite minute avant qu’Edgar ne montât sur son poste d’observation, un moment d’angoisse lorsqu’il songeait au risque d’être pris en plein délit de curiosité. Il monta le plus doucement possible, cherchant à ne pas faire de bruit, puis il releva un coin du rideau brodé.

Personne. La placette était vide, en pleine après-midi. Aucun Grangier, aucun Hulot poussant son gros rire dans l’air, aucun marmot pour hurler, la morve au nez, se frottant le coude après une énième chute. Que voulait dire cela ?

Edgar s’était tant isolé dans sa maison et plus encore dans ses sombres pensées qu’il avait oublié que ce jour clair d’octobre était celui de la fête de la forêt. Les Communaux, des plus jeunes aux plus anciens, se réunissaient après trois semaines de coupe du bois, puis on répartissait les brassées d’arbres coupés entre les différentes familles. Suivait une grande fête champêtre arrosée de jus de pomme et de poire, de vin et d’eau de vie.

Le solitaire resta posté une heure sur son tabouret. Il découvrait maintenant franchement le rideau, tournant sa tête de tous côtés avec son cou mobile de vieil oiseau, fronçant les sourcils. Il descendit de son tabouret plusieurs fois en poussant des jurons, presque décidé à sortir dans la rue pour comprendre ce qui se passait, avant de remonter sur son perchoir pour répéter : « Mais qu’est-ce qui se passe ? », avec un nouveau froncement de sourcils. Après six descentes et ascensions de tabouret, Edgar redescendit plus doucement de son observatoire, avec l’air d’un conspirateur indécis, puis il se dirigea vers la porte d’entrée, non sans quelques retours en arrière guidés par la peur. Il parvint à toucher la poignée de la porte au bout d’une demi-heure, prit au passage son petit recueil de poésies qu’il glissa contre son cœur ; mais sa main resta alors figée. Edgar cherchait à percevoir un bruit derrière la porte. Enfin, la ruelle vide devant sa porte vit, spectacle rare, la porte de la maison du père d’Edgar s’ouvrir péniblement, par à-coups, frottant contre le plancher, chaque effort d’Edgar pour l’écarter sans bruit de l’encadrement ponctué d’un juron.

Silence à l’extérieur. D’abord lentement, puis comme poussé par son incrédule constat de l’abandon de la commune par ses habitants, Edgar traversa les ruelles jusqu’au bout de la commune donnant sur les potagers, puis les champs, puis, très loin, la forêt. Il entra dans les jardinets pour regarder aux fenêtres, il erra dans les rues les plus animées d’habitude, tenté de croire à des explications fantaisistes (une incroyable disparition collective ? une métamorphose ?). Soudain, une grande angoisse monta en lui : qu’étaient-ils devenus ? Il découvrait que malgré sa hargne quotidienne à leur encontre et son incapacité à leur parler, ils faisaient quand même partie de son monde, ils le rassuraient, lui faisaient oublier parfois la disparition de sa mère, le départ de son père. Il avait besoin d’eux pour leur montrer qu’il se passait d’eux. Eux aussi l’avaient abandonné... Il parvint alors devant la maison de Madeleine Grangier et vit son linge étendu. Edgar enjamba le muret pour empoigner une chemise qui devait lui appartenir. Enfoui en elle, il se mit à sangloter, libérant le désespoir de toute une existence ratée. Dans cette chemise humide il hurla, « Pourquoi ? Pourquoi ? » avant de la déchirer en s’effondrant. Doucement maintenant, se balançant comme un enfant chagriné, il continuait à demander au néant qui l’entourait pourquoi, pourquoi.

Il se releva bientôt, se retourna doucement et vit derrière lui ce sombre passage entre des façades vieillissantes que son père avait emprunté sept ans plus tôt, plus sombre encore dans l’obscurité tombante. Il l’observa un moment, sembla hésiter un peu en regardant la maison familiale peu avenante qui s’élevait à sa gauche, déjà fort endommagée. Puis il porta la main sur son cœur et sortit du revers de sa veste le petit recueil-talisman qui l’avait accompagné tant d’années ; il le jeta par terre sans lui accorder un regard. Il s’approcha alors à pas lents de cet intervalle sombre entre deux maisons, et, du pas mesuré qu’adopte le promeneur, il disparut vers le passé, vers l’Intérieur.

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