L’onde

Arcadio Wang

paru dans lundimatin#277, le 1er mars 2021

L’Onde est une cité née lors de l’extinction de notre monde et les huit nouvelles qui seront ici publiées racontent les mille ans de son histoire et les menaces qui pèsent sur son modèle égalitaire. Vous retrouverez les Ondins et leurs aventures tous les quinze jours [1].

Illustration : Majorminuit
Pour télécharger ce second chapitre en format PDF, cliquez ici.

Fondation + 160

Quand l’enfant disparaît

« Il est vrai que l’homme primitif est impuissant face à certaines menaces, la maladie par exemple. Mais il peut accepter avec stoïcisme le risque de maladie. C’est dans la nature des choses, ce n’est la faute de personne, si ce n’est de quelque démon imaginaire et impersonnel, contre lequel il ne peut rien. En revanche, les périls auxquels l’homme moderne est exposé sont l’œuvre de l’homme. Ils n’ont rien à voir avec le hasard, ils sont provoqués par des hommes lointains et insaisissables, que l’individu est incapable d’influencer. Par conséquent, il se sent frustré, humilié et furieux. »

Theodore J. Kaczynski

L’histoire que nous rapportons semble s’être déroulée – si l’on croit les conteurs et chansonniers qui se la sont transmise depuis la fin de l’Onde – plus d’un siècle après le Grand Désastre. Plusieurs générations de ces Communaux, ignorés du monde extérieur et des horreurs qu’il engendrait toujours, acceptaient comme la seule possible l’existence que leurs ancêtres avaient instituée dans la plus grande incertitude. Plus familiers de la vie sylvestre que ces pionniers, ils avaient adapté sans ménagements la plupart des principes qui leur avaient été transmis, tout en conservant inchangée leur organisation égalitaire ; mais pour tout dire, ils avaient établi fort peu de lois.

Les habitants avaient donc décidé de laisser les maisons des Ondins trépassés lentement partir en ruines, pour éviter tout conflit entre les héritiers. Ils conservaient devant leurs fenêtres le souvenir décati de leur enfance, la maison parentale. Le cercle formé par les maisons autour de l’arbre primordial s’éloignait de son centre lentement ; déjà, un habitant situé sur un point du cercle formé par les habitations ne pouvait plus distinguer, à travers les arbres poussant sur les constructions des pionniers, le point opposé du rayon sur lequel sa maison était placée. On dénombrait désormais quatre quartiers, après une division arbitraire opérée entre les quatre points cardinaux, et de menues spécialisations professionnelles apparaissaient pour chacune de ces subdivisions, permettant d’octroyer à tous des denrées auxquelles les pionniers de l’Onde avaient dû renoncer (on pressait ainsi l’huile désormais dans le quartier sud-est de la communauté, tandis que le quartier sud-ouest consacrait une part de ce produit ainsi que de la cendre à la fabrication d’un malodorant mais efficace savon). Un « esprit » propre à chaque quartier apparaissait déjà, quelques années après la création de ces premières corporations, le travail informant la personnalité des travailleurs ; mais comme tous les Communaux se consacraient la plupart de leur temps à des tâches semblables (semer, récolter, laver, bâtir, chasser,..), ces différences infimes de mœurs n’auraient certainement pas été perceptibles pour un étranger se promenant de quartier en quartier.

Toutefois, la population n’augmentait que lentement de génération en génération (alors qu’elle poursuivait son déclin partout ailleurs dans ce que les Ondins nommaient l’Ancien Monde). Les maladies prélevaient de nombreuses vies prématurément. Par un moyen inconnu – étaient-ce les animaux qui les transmettaient ? – les épidémies se frayaient un chemin dans la forêt qui séparait les habitants de l’Onde du reste de l’humanité pour régulièrement plonger ses familles dans le deuil. Et la survie même de la communauté avait déjà plus d’une fois été menacée par des maladies qui auraient paru bien bénignes aux habitants de l’Ancien Monde, quelques décennies plus tôt.

À l’époque où notre récit se déroule, un de ces maux s’était ainsi présenté dans la petite ville – ou le gros village – de l’Onde, il avait pénétré sans frapper dans toutes les maisons ; et les tombereaux, ne transportant plus des matériaux pour la construction des foyers des jeunes mariés, mais des cadavres, ne s’arrêtaient plus guère dans leurs allers-retours entre les seuils des maisons où les pleurs résonnaient et la forêt, au-delà des champs, où l’on inhumait les victimes.

Mais ce qui rendait ces scènes plus tristes encore était que le témoin du passage d’un tombereau constatait souvent en se penchant au-dessus de lui que le cercueil transporté vers la terre froide était fort petit. Dans les maisons, les gémissements des moribonds étaient maintes fois poussés par des gorges juvéniles. Les Ondins étaient certes plus habitués que ne l’étaient les habitants les plus privilégiés de l’Ancien Monde à cette monstruosité consistant à voir des parents mettre en terre leurs enfants ; ils parvenaient même à vivre après leur mort quand beaucoup de leurs ancêtres de l’Ancien Monde se laissaient tout simplement mourir de chagrin dans ces mêmes circonstances. S’ils faisaient de nombreux enfants, c’est parce qu’ils savaient que tous n’atteindraient pas l’âge adulte. Mais cela ne les empêchait pas de chercher longtemps après la mort de leurs petits quelque destin à maudire pour tenter de s’expliquer cette révoltante anomalie dans le cours de leur vie.

Dans la maison du jeune Hector Kwilu, les parents ne pourraient cependant pas se consoler avec des bras chargés d’enfants de la mort prochaine du petit Jason. Car leurs deux enfants, l’aîné de douze ans et le malheureux cadet, auquel ils n’étaient parvenus à donner naissance que sept années après qu’Hector eut vu le jour, étaient les seuls qui égayaient leur foyer. Alors les parents comme l’aîné oubliaient tous les devoirs que la rude existence dans l’Onde exigeait d’eux pour veiller nuit et jour le pauvre Jason ; sa frêle poitrine se soulevait, accompagnée d’un inquiétant râle, et son petit visage aux yeux agrandis dispensait malgré la douleur des sourires à ses proches, entre deux poignantes crises d’exaspération face à ce méchant sort qui s’attaquait à lui sans que l’enfant ne lui eût rien fait en premier.

Hector aurait comme ses parents pris soin nuit et jour de son petit frère si ces derniers ne lui avaient interdit de veiller jusqu’à des heures trop tardives auprès de lui. Il montait donc se coucher à l’étage vide de leur trop grande maison, mais ne pouvait trouver le sommeil. Dans son lit, les yeux grand-ouverts, il écoutait inquiet les conversations étouffées sous son plancher ; dans les propos indistincts qui traversaient les lattes, son angoisse lui faisait entendre d’horribles nouvelles. Et lorsque Jason se lamentait sous sa couverture et poussait des cris, Hector l’accompagnait de ses pleurs inutiles et priait les divinités enfantines, que les plus jeunes habitants de l’Onde se créaient et transmettaient à leurs cadets pendant dans jeux : le Grand Sanglier, le Cerf aux Bois de Fer,...

Le jour, quand il n’en pouvait plus de voir son frère dans cet état, il partait dans la forêt, mais il lui manquait son fidèle acolyte et son plus grand admirateur pour jouer avec entrain à toutes ces fictions qu’il avait inventées. Il repensait avec regret aux mensonges avec lesquels il avait possédé le petit Jason, lui faisant peur et profitant de la merveilleuse capacité de son frère à croire aux histoires de brigands, de guerriers ou de monstres qu’il échafaudait... Souvent, Hector observait derrière un arbre, interdit, lorsqu’une procession venait accompagner un mort vers son dernier séjour, demeurant caché bien après que le convoi était retourné dans son quartier.

Une nuit, alors qu’il avait encore une fois été congédié contre son gré par ses parents, il n’en put plus et enjamba sa fenêtre pour retrouver les pavés de la rue, s’agrippant à la vigne vierge qui poussait sur la façade de sa maison. Sous une pleine lune qui contrariait son intention de commettre sa bêtise en toute discrétion, il entreprit sans difficulté la descente – Hector était un enfant fougueux. Ses parents l’avaient longtemps trouvé facile à vivre, mais il devenait plus rétif depuis que son frère était alité, ce dont il se désolait, sans pouvoir toutefois s’en empêcher. Parvenu en bas, il poussa un soupir de soulagement et frotta l’une contre l’autre ses mains endolories. Mais avant même d’avoir pu se retourner, il reçut une grande claque dans la nuque ; celui qui l’avait donnée l’avait voulue plus forte encore.

L’arrière-grand-père d’Hector affichait un regard courroucé lorsque l’enfant se tourna vers lui. Le vieil homme était un peu la fierté de la famille, car on considérait qu’il était le doyen de toute la petite ville ; on disait qu’il avait cent ans. On l’avait même contraint à quitter sa maison pour celle des grands-parents d’Hector, car plus personne n’habitait dans le cercle abandonné des maisons bâties à la même époque que la sienne ; longtemps, il avait chaque matin ouvert ses volets sur des masures inhabitées et en décrépitude, jusqu’à ce que ses enfants, qui avaient trouvé sinistre ce rappel constant du fait que l’aïeul avait décidément trop vécu, ne l’accueillent dans leur maison. Puis il se retrouva de nouveau dans une maison vide lorsque sa fille et le mari de celle-ci passèrent, mais les parents d’Hector ne purent l’en déloger. Lui-même ne cessait de répéter qu’il était importun parmi les vivants ; il interrompait les joyeuses discussions dans les réunions familiales en disant d’un air d’outre-tombe « Je vous vois loin ! Vous êtes trop loin déjà ! » ou d’autres formules de même farine, auxquelles ses enfants et petits-enfants préféraient répondre par un seul grand éclat de rire.

« A-t-on jamais vu un garçon pareil ? », fulminait-il devant Hector, penaud, qui se frottait encore la nuque. « Que fais-tu là ? »
— Je n’arrive pas à dormir. »
L’aïeul le fit répéter. Mais lorsqu’il comprit qu’Hector s’affligeait pour son petit frère, il dut feindre une colère qu’il n’éprouvait plus. Lui-même ne tournait-il pas comme un vieux volatile autour de la demeure de Jason en cette heure tardive à cause de l’inacceptable maladie de son arrière-petit-fils ? Il semblait chercher quelque esprit malin au détour d’un de ses murs afin de le chasser avec sa canne et ses poings noueux, mais hélas l’ennemi demeurait invisible. Les deux noctambules comprenaient que la même raison les rassemblait dans la ruelle en cette heure si tardive et l’aïeul se sentait presque aussi honteux d’être surpris là que le galopin. Ils restèrent un moment sans savoir quoi se dire, ni quoi faire, avant que le vieil homme n’éclatât pour enfin partager les pensées qui l’obsédaient depuis que le mal s’était déclaré dans le corps du jeune Jason, des pensées qui auraient été mal perçues par n’importe quel habitant de l’Onde, mais qui allaient au contraire éveiller la curiosité d’Hector.

« Dans l’Ancien Monde, ils l’auraient soignée, sa maladie !
— Comment le sais-tu ?
— Parce que mon grand-père, ton arrière-arrière-arrière-grand-père donc, était guérisseur dans l’Ancien Monde. Il me parlait beaucoup de sa vie avant le Grand Désastre. Les guérisseurs étaient non seulement capables de soigner cette maladie, mais leur potion avait même le pouvoir de la prévenir.
— Il suffisait de prendre une potion pour éviter de tomber malade pendant plusieurs années ?
— Pour toute sa vie même, parfois !
— Mais, de nos jours, nous sommes incapables de soigner ces maladies... J’aurais préféré vivre dans l’Ancien Monde ! » pesta le garçon, aussitôt réprimandé par son arrière-grand-père cependant.
C’est à ce moment que l’aïeul laissa ses souvenirs d’enfance et les longues conversations avec son grand-père miraculeusement resurgir de sa mémoire fatiguée ; heureux de pouvoir ressusciter ses premières années devant un auditeur si jeune, il ne voulut pas laisser ce refleurissement soudain de sa jeunesse lui échapper, et il poursuivit son récit avec une coupable inconséquence, sans imaginer les suites qu’elle aurait.

« Pour tout te dire, il se peut qu’il existe encore de ces remèdes. Mon grand-père m’a raconté que, près de toutes les grandes villes, lorsque les choses ont commencé à se gâter pour de bon, des personnes puissantes ont fait construire des espèces de grandes caves où elles se sont enfermées. Ces caves contenaient des denrées innombrables, toutes les machines de l’époque, et de l’énergie électrique pour une très longue durée. Tu sais ce qu’est l’électricité ?
— Oui, ils en parlent dans les livres de l’Ancien Monde. Je les ai lus à la bibliothèque.
— C’est bien. Ils avaient également trouvé le moyen de conserver ces remèdes que plus personne ne saurait élaborer aujourd’hui. Ton ancêtre aurait pu les rejoindre, car c’était un guérisseur très reconnu, qui savait ouvrir le corps d’un malade et remplacer ses organes ; il avait été sollicité pour entrer dans cette communauté ; mais il a refusé, préférant faire partie des fondateurs de notre cité.

— Il aurait mieux fait de choisir cette cave. Nous pourrions soigner Jason grâce à leur science.
— Qui sait ce que ces hommes enfermés dans leur trou sont devenus ? Et puis, ces produits étaient dangereux.
— Mais, au contraire, ils étaient merveilleux !
— Oui, c’est ce qu’on se dit dans notre situation, mais mon grand-père ne cessait de me répéter que c’était une mauvaise chose, finalement.
— Guérir les maladies serait une mauvaise chose ? » s’emporta l’enfant. Il imaginait déjà son frère se relever miraculeusement de son lit pour aller jouer dans les bois, à peine sa potion absorbée.

« C’est qu’être soigné constituait l’un des grands avantages de l’Ancien Monde, un de ceux qui vous attachaient à lui ; mais bénéficier de ce bienfait n’était possible que dans une société comme celle de l’Ancien Monde, et cette société était mauvaise.
— Pour que mon frère soit guéri, je serais prêt à tout accepter !
— C’est là tout le problème. Vous, les jeunes, vous ne voyez plus que les aspects de l’Ancien Monde qui font rêver. Il faudra que je parle à ton maître d’école pour qu’il insiste sur les méfaits de cette vie... »
Mais l’aïeul vit alors qu’Hector retenait des larmes de frustration en songeant à ces remèdes perdus, et il préféra ne pas trop le sermonner. Il l’envoya plutôt se coucher, lui permettant de repasser par la fenêtre de sa chambre, pour éviter d’être remarqué par ses parents. Tandis que l’enfant s’agrippait à la vigne vierge, après avoir essuyé ses larmes, le vieillard lui donna une tape amicale sur la cuisse avant de repartir dans son insomnie errante autour de la maison, invitant en vain le mal qui s’était lové dans ce foyer à venir le prendre à la place de Jason.

*

Chaque matin, les parents de Jason s’éveillaient en sursaut, dans la terreur, lorsqu’ils constataient qu’ils avaient finalement cédé au sommeil ; puis, après s’être penchés sur leur enfant pour s’assurer que le pire n’était pas arrivé, ils reprenaient leur souffle, prodiguant pour un jour de plus leurs soins inutiles et constants jusque tard la nuit suivante.

Mais ce matin-là, au faible soulagement de savoir leur enfant toujours parmi eux s’opposa l’inquiétude de voir que le lit d’Hector était vide. Ils se dirent, fâchés, qu’il était parti jouer dans la forêt sans même les prévenir – ce garçon devenait de plus en plus difficile, ils n’avaient pas besoin de cela en ce moment. Mais leur inquiétude grandit lorsqu’ils s’aperçurent que des vivres manquaient dans le placard. Que lui était-il passé par la tête ? Ce fut alors seulement qu’ils remarquèrent un papier, glissé sous la porte d’entrée ; le père, dans sa fatigue et ses chagrins, l’avait déjà plusieurs fois piétiné. Avec l’écriture incertaine d’un garçon de douze ans, mélangeant les caractères enfantins à d’autres plus fantaisistes qu’il associait au monde adulte, Hector y enseignait à ses parents la raison de son absence : il s’était rendu chez l’ermite, car il souhaitait lui parler de Jason.

L’ermite était un homme qui, quelques années auparavant, avait décidé de quitter la petite communauté pour tenter une vie solitaire et contemplative dans la forêt. Il s’était établi à une grande journée de marche de l’Onde. On ne comprenait pas bien pourquoi la vie dans leur ville avait fini par lui déplaire au point qu’il avait choisi de s’en éloigner. Mais il recevait de temps en temps de la visite, car il avait acquis la réputation d’être un sage. Parfois, des enfants de l’âge d’Hector entreprenaient bien ce voyage, mais ils étaient toujours accompagnés, et ne partaient jamais sans le consentement de leurs parents. Le père Kwilu, hors de lui d’abord, hésita finalement à quitter sa maison pour rejoindre son fils aîné et lui tirer très fermement les oreilles. Jason avait besoin de son père, songeait-il ; les deux adultes se calmèrent bientôt et finirent par reconnaître que leur fils avait peut-être effectivement besoin de quitter l’atmosphère pesante de leur foyer pour quelque temps ; si Hector n’était pas de retour dans six jours, le père partirait à sa recherche. Les proches de la famille Kwilu parlèrent donc beaucoup du jeune fugitif les jours suivants, espérant qu’il avait su s’orienter dans la forêt et éviter les bêtes sauvages, mais les mourants étaient si nombreux qu’ils étaient presque rassurés de savoir leur aîné loin du foyer de cette épidémie. Le seul qui se montra vraiment soucieux du sort d’Hector en ce moment fut son arrière-grand-père ; il regrettait de lui en avoir trop dit, et ce au pire moment, sur les bienfaits de l’Ancien Monde.

L’aïeul n’avait pas tort en effet : Hector avait menti sur le message qu’il avait rédigé pour ses parents, espérant qu’ils ne s’inquiéteraient pas, du moins dans les premiers jours de son périple. Il ne se rendait nullement chez l’ermite. La veille, après être docilement rentré dans sa chambre comme son aïeul le lui avait ordonné, il n’avait jamais pu trouver le sommeil. Ses jambes refusaient de rester tranquillement sous la couverture quand il se répétait que, quelque part, en ce moment même, il existait encore un remède capable de guérir son frère. Il s’accusait depuis tous ces jours d’être totalement inutile pour soutenir le jeune Jason ; il voyait même qu’il était plutôt une gêne pour ses parents, qui se dévouaient tout entiers à la survie de leur cadet. Il devait partir et trouver ce remède, même si personne avant lui ne s’était aventuré dans les ruines de l’Ancien Monde depuis que les pionniers de l’Onde étaient venus chercher la protection de cette vaste forêt.

Hector, plus impétueux que jamais, ne prit pas le temps d’élaborer un plan subtil pour lui assurer de plus grandes chances de réussite. Il emporta deux miches de pain, quelques victuailles, rédigea un petit mot, redescendit dans la rue en passant par sa fenêtre (après s’être assuré que l’aïeul avait cessé sa tournée d’inspection), puis glissa le mot sous la porte d’entrée. Il passerait bien par la cabane de l’ermite, mais seulement afin de demander au solitaire de transmettre à son père un mot contenant la véritable destination de son voyage, que ce dernier lirait lorsqu’il viendrait le chercher.

Avant de quitter sa ville, Hector prit seulement le temps de se faufiler dans la petite bibliothèque, la première de la ville, qui avait été construite quelques années auparavant par les habitants du quartier sud-ouest afin de conserver les ouvrages qui avaient accompagné les débuts de la petite communauté : archives et critiques sur l’Ancien Monde laissées par les pionniers, chefs-d’œuvre qu’ils avaient sauvés de l’oubli, notices techniques, premières tentatives littéraires des membres de leur communauté, copiées sur un support rigide et friable qui avait remplacé l’ancien papier… Hector savait que la bibliothèque renfermait une carte de la région, une authentique pièce de l’Ancien Monde, d’une précision qui dépassait la maîtrise du meilleur dessinateur. Comme beaucoup d’enfants de l’Onde, il avait passé de longues heures à la contempler, voulant faire glisser ses doigts sur ses lignes rouges et jaunes (mais un adulte importun veillait toujours à ce qu’il la touchât avec les yeux ). Cette fois, il se dirigea vers l’étagère sur laquelle elle était soigneusement conservée, la plia sans ménagement afin de la faire passer dans sa besace déjà bien pleine ; puis il prit résolument la direction de la forêt. D’après les calculs très approximatifs qu’il avait faits dans sa chambre, visualisant en esprit la carte qu’il avait consultée de nombreuses fois, l’Onde était située à trente ou quarante lieues ondines de la ville de T… ; et on l’avait assuré du fait qu’il s’agissait d’une des plus grandes cités qui existaient en France avant le Grand Désastre. Il devait donc se diriger vers elle, dans l’espoir de trouver l’une des ces « caves » dont son aïeul lui avait enseigné l’existence.

Comment trouverait-il cette dernière dans l’immense circonférence de la cité qu’il allait approcher ? Quels hommes allait-il rencontrer dans ces lieux délabrés – s’il en existait encore ? Il n’en avait pas la moindre idée, et répondait intérieurement à ces questions en s’assurant que la solution viendrait d’elle-même ; sa quête était noble et le sort le récompenserait ; il refusait de songer au fait qu’il serait le premier à quitter l’ombre protectrice de la vaste forêt depuis la fondation de l’Onde, du moins s’il parvenait jusqu’à sa lisière.

L’aube approchait quand il dépassa les terres labourées pour pénétrer dans la forêt. Ce vaste territoire autrefois protégé de l’abattage mais aussi sévèrement régenté par l’homme avait regagné de son mystère après quelques décennies, effaçant les voies tracées par la main des arpenteurs pour laisser les bêtes décider des chemins les plus sûrs ; c’étaient leurs voies qu’Hector suivait, non celles de son peuple, et il marchait en hôte de passage qui souhaitait se faire discret. Aussi les vrais maîtres de ce territoire, les animaux, s’étaient-ils multipliés depuis plus d’un siècle au point que le jeune voyageur fut rarement seul durant les premiers jours de son expédition, croisant de nombreux animaux qui découvraient pour la première fois avec son intrusion la silhouette d’un humain, avant de se terrer.

En digne membre de l’Onde, et malgré sa jeunesse, Hector était loin de se trouver dépourvu dans ce paysage. Maintes fois, il avait accompagné son père et les autres Communaux dans leurs chasses ; il avait campé plusieurs nuits dans la forêt à la recherche de quelque grand arbre à abattre ; il y avait passé quelques-unes de ses rares journées de loisir à jouer pendant des heures avec ses camarades. Hector savait donc se repérer en observant le soleil et la mousse des arbres ; et, accoutumé à l’effort, il ne surestimait pas ses forces lorsqu’il estimait pouvoir marcher douze lieues ondines en forêt du matin jusqu’au soir. Pendant toute la première étape de son voyage, dans un paysage qui aurait paru uniforme et qui aurait bientôt égaré tout autre qu’un Ondin, lui reconnaissait tel arbre d’où l’un de ses camarades était tombé ; il s’asseyait un instant sur telle souche d’un merisier abattu pour fabriquer du mobilier de dot ; et il accédait sans surprise à telle clairière dans laquelle quelques galopins, au nombre desquels il s’était joint, avaient joué aux brigands de l’Ancien Monde. Mais lorsque la nuit tomba pour la première fois depuis son départ et que le petit foyer qu’il avait ménagé vit une modeste flamme s’élever en son centre, il constata que les arbres qui l’entouraient désormais lui étaient inconnus. Ceux-là avaient grandi sans jamais offrir aux humains quelque histoire à se remémorer. D’après ses prévisions, il devait marcher un jour de plus avant d’accéder à l’orée de la forêt, après quoi il lui resterait deux jours de voyage avant d’approcher de la périphérie de T…, la grande ville, à l’issue de deux étapes d’une dizaine de lieues – il prévoyait d’avancer plus lentement dans la plaine redoutablement nue, où il serait difficile d’échapper à la vue d’éventuels ennemis.

Il dormit profondément, demeurant un enfant dans sa faculté à céder au plaisir du sommeil même dans ces circonstances angoissantes ; mais lorsque le jour fut levé, il marchait déjà, tout entier consacré à la poursuite de sa très périlleuse mission, et en cela il se révélait un adulte. Désormais étranger au territoire forestier sur lequel il cheminait, Hector avança plus laborieusement, recherchant les sentiers inconnus dégagés par les bêtes.

Vers la fin de l’après-midi, épuisé, il crut rêver en franchissant le petit sommet d’une combe : à une cinquantaine de pas, il découvrit, occupée à traîner la carcasse encore remuante d’une biche, ce qui ne pouvait être qu’une lionne – il en avait vu une représentation dessinée dans un ouvrage de la bibliothèque. Le fauve rejoignait ses petits, au nombre de trois, qui sautaient et se chamaillaient, touchants et patauds. Ces animaux étaient autrefois parqués dans d’immenses prisons pour être montrés aux curieux, cela lui avait été expliqué ; Hector en déduisit que quelques-unes de ces bêtes avaient échappé à leur geôle pour trouver refuge dans la forêt et s’assurer une descendance. Attendant un long moment que le monstre se fût éloigné, il se grisa en imaginant la gloire qu’il se serait attiré s’il était revenu dans sa commune avec cette créature comme trophée de chasse. Puis il reprit son chemin, de moins en moins rassuré.

Son avancée pénible le rendait plus soucieux encore, et il peinait à trouver le sommeil le deuxième soir de son expédition, consultant encore et encore la carte volée ; il avait marché à vive allure ces deux derniers jours et d’après l’échelle fournie sur le plan, il aurait dû voir l’orée de la forêt avant le coucher du soleil ; cependant, il se trouvait toujours comme au cœur du domaine vert en ce moment, et nul signe n’indiquait qu’il dût en trouver bientôt l’issue.

Le lendemain, il repartit un peu plus tard, d’humeur plus morose, et peu s’en fallut pour qu’il ne commençât à dévier de sa direction, doutant progressivement que cette partie de la forêt obéît aux mêmes lois physiques que celles dont il était familier. Il comprit plus tard seulement que la forêt depuis un siècle avait étendu son aire de manière considérable, regagnant une partie du terrain que les hommes lui avaient volé.

Cependant, alors que le soleil approchait de son zénith, son œil exercé pour l’observation des arbres finit par déceler un changement dans leur taille et leur disposition ; les hauts arbres furent bientôt remplacés par d’autres plus modestes, qui luttaient avec une végétation rampante et piquante, empêchant le voyageur de progresser convenablement. Encouragé, Hector redoubla d’ardeur et parvint bientôt à l’orée tant attendue.

*

Sous le soleil ardent et l’azur dense, un paysage presque uniforme de plaines sauvages, couvertes de végétation basse, s’offrit à sa vue. Son cœur battit cependant plus fort quand il aperçut au loin pour la première fois de sa vie la ruine d’un bâtiment appartenant de toute évidence à l’Ancien Monde. Il osa s’en approcher, très prudent dans son avancée. Il s’agissait d’une de ces fermes composées de plusieurs bâtiments d’architecture hétéroclite ; une bâtisse en pierre résistait encore au temps, tandis que d’autres structures conçues dans des matériaux aussi laids qu’inconnus à l’Ondin étaient déjà presque retournées à un informe amas de gravats – il semblait qu’on les avait abattues, et Hector remarqua que l’on ne trouvait plus trace des poutres qu’on avait nécessairement employées pour accueillir leur faîte.

La ferme était vide elle aussi et Hector prit le temps de visiter ce qui demeurait de son intérieur délabré ; il restait cependant nombre d’objets dont il ignorait la raison d’être. Il caressa le papier détrempé qui recouvrait encore les murs par endroits et finit par découvrir plusieurs trous sur les murs – s’agissait-il d’impacts provoqués par une de ces armes à feu dont ils conservaient encore quelques exemplaires inutilisables dans sa ville ?

Résolu à ne pas pousser plus loin son enquête sur ce monde fascinant mais trop dangereux qu’il arpentait en pionnier, Hector consulta sa carte – une fois qu’il eut reconnu les traces de routes abandonnées, défoncées et laissées à l’emprise des végétaux – et décida de contourner toute ville ou tout village aussi longtemps qu’il le pourrait ; il espérait que les zones désertiques que le plan dévoilait l’étaient demeurées. Au cours de son périple, la question qui divisait régulièrement les Communaux lorsqu’ils songeaient au monde hors de leur forêt trouverait sa réponse : les Ondins étaient-ils les derniers des hommes ou d’autres étaient-ils parvenus à survivre sans quitter l’ancienne société livrée aux catastrophes et aux violences ?

Hector résolut bientôt ce mystère, trois heures à peine après avoir repris sa progression. Le soir tombait pour la troisième fois depuis son départ et il n’avait encore rien découvert d’autre qu’un paysage de vallons sur lequel les bruyères proliféraient. Sa fatigue augmentant, il ne maintenait déjà plus la même vigilance et marchait à découvert, lorsqu’il découvrit devant lui quatre hommes qui cheminaient à une distance de quatre-vingts ou cent pas. Il plongea promptement derrière un buisson, juste à temps. Ils venaient dans sa direction. Retenant son souffle, il osa alors à peine relever la tête pour contempler ces premiers hommes de l’Ancien Monde observés par un Ondin. Il put seulement se faire un faible aperçu d’eux, mais les quatre spécimens lui parurent bien loqueteux, et leurs armes de chasse d’une conception maladroite ; le seul détail qui l’impressionna fut que l’un d’entre eux laissait pendre un fusil à son épaule. Leur démarche mesurée et leur prudence, dénotée par le fait qu’ils se refusaient à se tenir droits, laissaient penser qu’ils craignaient eux aussi d’être découverts par un ennemi. L’Ancien Monde ne semblait donc pas avoir conjuré sa violence. Les hommes finirent par disparaître.

Il s’interdit de se procurer un peu de réconfort en allumant un feu ce soir-là et se félicita dans son malheur du hasard qui l’avait fait partir dans la période la plus clémente de l’année, celle où la chaleur et la sécheresse de la journée ne retombaient pas jusque dans la nuit la plus avancée. Les hommes semblaient peu nombreux dans cette contrée, mais il avait constaté dès ce premier soir que les vestiges de routes s’agrandissaient et se rejoignaient à mesure qu’il avançait, et que, dans les plaines, les marques laissées de toute évidence par des êtres humains se multipliaient. Il devrait progresser avec la plus grande prudence le lendemain, car, d’après la carte, il approchait de la périphérie de la ville de T… Mais il était fatigué, assommé par la chaleur et les émotions qu’il avait éprouvées au cours de cette première journée dans une contrée étrangère ; il céda bientôt au sommeil. Il n’eut pas même à regretter d’avoir négligé d’emporter une couverture avec lui dans la douceur de cette nuit d’été.

Hector fut d’autant plus surpris le lendemain matin d’être réveillé par une fine pluie glaçant ses os. Il se félicita de s’être muni de sa cape, dont il se revêtit. De fait, le temps jouait plutôt en sa faveur, puisque la visibilité se trouvait amoindrie par l’averse ; peut-être les hommes de cette contrée préféreraient-ils aussi rester à l’abri, le laissant errer incognito sur leur territoire.

Les vestiges de surfaces goudronnées sur le bord de l’ancienne grande route – sa largeur était d’au moins soixante pieds ! – devenaient toujours plus nombreux, dissimulant bientôt la terre de manière continue. En de nombreux endroits, on pouvait constater que de très larges bâtiments s’étaient élevés autrefois, mais là encore on avait dû subtiliser leurs matériaux, car il ne restait d’eux que des débris irrécupérables, amoncelés sur un sol de ciment craquelé d’où la végétation perçait. Hector comprit bientôt quel usage on avait fait de tous ces matériaux quand il découvrit un campement misérable manifestement construit exclusivement avec des objets récupérés ; il observa, dissimulé derrière un tas de gravats, l’hideuse petite ville pour s’assurer que son aspect désertique n’était pas une apparence ; et dans ses ruelles boueuses et couvertes de détritus, le jeune explorateur put constater que les descendants de l’orgueilleuse civilisation technologique avaient vécu depuis un siècle dans les conditions les plus viles. Des débris, Hector en vit partout désormais à mesure qu’il parcourait cette surface noire et goudronnée, heureusement reconquise par la végétation : l’intention des hommes de l’Ancien Monde avait-elle été d’en recouvrir le monde entier ? Il ne comprenait pas qu’on laissât tant de laideur se répandre.

Après un long moment, Hector put se convaincre que ce camp était désert. Il se remit à cheminer. De plus en plus saisi d’une impression d’irréalité, l’enfant fut progressivement persuadé d’évoluer dans une zone non plus seulement délabrée, mais néfaste, vouée à la mort. Quelque chose dans l’air, des différences imperceptibles dans la végétation, une sensation d’étourdissement : tous ces signes semblaient le prévenir du fait qu’il devait cesser d’avancer dans cette direction, qu’il encourait un grand risque à demeurer là. C’était décidément un enfant intrépide que cet Hector Kwilu ; malgré sa solitude, malgré le froid et les menaces qui l’encerclaient, il parvenait à rassembler toute sa volonté pour mener à bien sa mission fraternelle.

En milieu d’après-midi, un premier grand ensemble d’édifices fut visible au loin, en dépit de l’averse qui ne voulait cesser de tomber.

Deux colossales cheminées s’élevaient à une hauteur inimaginable pour tout Ondin ; la seconde avait commencé de s’effondrer, mais la première semblait encore intacte. Aucune fumée ne s’élevait d’elles cependant. À leurs côtés, deux bâtiments de taille plus modeste, conçus dans le même matériau que celui récupéré dans les campements pour construire les cabanes, présentaient leurs murs endommagés et leurs toits éventrés. On aurait dit que ces derniers avaient sauté comme la pointe d’une montagne décapitée par une éruption volcanique. Tout autour de ces deux ruines avaient été érigées des sortes d’échafaudages, qui de cette distance même semblaient bien peu sûrs – comme toutes les constructions postérieures au Grand Désastre qu’Hector avait croisées. À un moment, il crut voir une légère fumée s’élever d’une de ces deux ruines, à quoi des sons de cloches répondirent.

Tout autour de cet ensemble central s’étendaient plusieurs campements semblables à celui qu’il avait visité quelques heures plus tôt. Mais ceux-ci étaient habités : des fragiles cabanes s’élevaient çà-et-là des fumées. À quelques dizaines de pas de ces dernières, des champs de pommes de terre étaient entretenus par des personnes d’apparence famélique, en haillons, qui avaient l’air de travailler sous la surveillance de gardiens. Hector attendit que la nuit tombât, patientant en observant les mouvements qui se faisaient parmi les indigènes. Certains revenaient par petits groupes d’on ne savait où, transportant dans des charrettes divers objets indistincts depuis le poste d’observation qu’Hector avait élu. Un spectacle incongru s’offrit à lui : un homme était porté par quatre autres sur une large chaise, et l’équipe qui rentrait de son expédition semblait lui offrir les objets qu’il avait rapportés. Hector crut d’abord que l’homme surélevé était atteint d’un handicap quelconque pour être ainsi porté, mais il dut renoncer à son hypothèse quand celui-ci descendit de son siège pour observer les denrées dont on lui faisait présent. Il fut scandalisé lorsqu’il saisit que certains des hommes parvenus auprès du chef étaient ses prisonniers : l’homme les observait comme on s’assure de la vigueur de bêtes domestiques. Mais quelle horreur le saisit quand il vit l’un des prisonniers, qui s’était justement débattu en se voyant traité si indignement, se faire rouer de coups au point de ne pouvoir se relever par la suite. Quelle sorte de gens était-ce là ? Hector décida une bonne fois pour toutes de retirer la qualité d’hommes à ces êtres si vils et à les craindre bien plus que la lionne qu’il avait croisée quelques jours auparavant.

Plus tard dans la soirée, alors qu’il n’avait toujours pas bougé de son abri, un spectacle incroyable lui fut offert : un peu après que l’averse eut enfin cessé, un bruit inconnu et puissant se fit entendre, puis un objet que le chef vu plus tôt chevauchait s’avança ; la machine bruyante roulait sur deux roues, à une vitesse qu’aucun cheval n’aurait pu atteindre, sur une piste droite qui avait certainement été aménagée pour elle. L’engin perçait la nuit grâce à un œil unique qui répandait de la lumière. Les habitants du campement s’étaient rassemblés pour assister à cette démonstration, qui fut brève. Cela ne pouvait être qu’une machine de l’Ancien Monde, songea Hector en contemplant non sans mépris la bande de loqueteux rassemblés à une distance prudente de lui ; il ne devait plus en exister beaucoup en état de marche, vue la sensation que le chef créait en paradant.

La nuit était très avancée lorsque Hector se leva. La populace s’était saoulée toute la soirée – la distillation était le seul savoir-faire que semblaient avoir conservé ces charognards de l’Ancien Monde. Il pensait pouvoir ramper entre deux des campements sans être vu ; il lui fallait parvenir à l’imposant ensemble d’édifices entourant les deux cheminées, car il s’était mis en tête que la « cave » pleine des remèdes dont son aïeul lui avait parlé devait se trouver là. Il rampa donc, ignorant l’humidité comme les épines, pendant deux longues heures pour seulement parcourir la distance qui le séparait de sa destination. Il croyait voir les cheminées grandir à mesure qu’il en approchait, il avait l’impression qu’elles pouvaient d’un instant à l’autre l’écraser. Mais il ne comprenait pas que la vraie menace provenait des plus modestes bâtiments en forme de cubes qui avaient vu leur toit s’envoler, à quelques dizaines de pas des cheminées... À la stupeur et au mépris qui l’avaient saisi en contemplant les indigènes succéda l’horreur de découvrir tout autour de cet ensemble de bâtiments des ossements, des ossements empilés de manière savante, répétant des motifs formés avec des crânes, avec des fémurs croisés. C’était une construction terrifiante. Juste derrière ce mur d’enceinte formé de débris de squelettes, des cadavres attendaient d’être assez desséchés pour offrir de nouveaux matériaux à empiler au-dessus des milliers d’autres morts rangés là. L’odeur lui soulevait le cœur.

Hector n’avait plus toute sa tête alors, il avançait fébrile en songeant que quelque monstre devait avoir établi là son domaine, et qu’il allait bientôt venir le prendre, ronger sa chair et ne laisser que ses os pour jouer à les ranger sur sa muraille. En approchant de l’un des deux bâtiments cubiques, celui autour duquel on avait élevé un échafaudage bringuebalant, il s’arrêta. Un homme avait été lié par les poignets et les chevilles à une haute croix de bois. Les Communaux étaient naturellement portés à secourir leur prochain et Hector, après s’être assuré que le prisonnier n’était pas gardé, s’approcha donc sans hésiter de ce pauvre hère. Couvert d’hématomes et de plaies, il laissait sa tête pendre sur son épaule, mort, ou inconscient. Le supplicié, un jeune homme, ne bougea toujours pas même lorsque le jeune aventurier l’appela sans oser élever trop la voix ; mais il respirait bruyamment. L’enfant se résolut à jeter de l’eau sur son visage afin de le faire sortir de sa léthargie. L’entreprise fut longue, l’homme commença par légèrement remuer avant de geindre, dérangé dans son lourd et inconfortable sommeil. Puis il déraisonna, avant de comprendre ce qui lui arrivait. Mais lorsqu’ils purent enfin échanger des propos, Hector eut la surprise de voir qu’ils peinaient à se comprendre. Ils employaient beaucoup de mots semblables, mais le jeune homme commettait de nombreux tours grossiers ou incorrects, inconnus aux habitants de l’Onde, et sa prononciation extrêmement rapide faisait presque de leur langue commune deux idiomes étrangers.

« Non ! Steup ! Faites pas ça, gros ! J’fais partie de la Crou, chui un Vi-Aï-Pi ! Ils viendront me rivein’je.
— Silence ! Prenez garde de ne pas attirer nos ennemis ! Je ne suis pas l’un d’entre eux !
— T’e ki, toi ? Tu parles ouirde... Té dou ?
— Doux ?... D’où ? Eh bien, je sors de la forêt ! répondit Hector, qui peinait à saisir le sens des propos tenus par son interlocuteur, qui ne comprit lui-même rien à sa réponse, mais conclut vite cependant que cet enfant n’était pas l’un de ses ennemis.
— Fais-moi bas, gros, i von ête là castagne, fais moi bas !
— Il faut que je vous fasse descendre. Je veux bien vous libérer, mais je ne peux vous accompagner, car je poursuis une mission. Sommes nous là où des hommes se sont réfugiés dans une cave ?
— Cave ? S’toi, cave ! Kessta ? Jva niké témor ! »

Après un pénible dialogue à l’issue duquel ils s’entendirent pour remettre à plus tard leur tentative de se comprendre, Hector détacha le jeune homme, mais il ne put le retenir de tomber lourdement dans la boue étrangement violacée, une fois le dernier lien rompu. Il le releva et le soutint, marchant dans la direction qu’il lui avait donnée. Jouant contre le soleil, dont les premières lueurs faisaient déjà pâlir l’horizon, ils parvinrent à s’éloigner à quelques centaines de pas de ce territoire voué à toutes les horreurs et se réfugièrent dans un bosquet. À peine couché sur la terre inconfortable, l’homme s’endormit, bientôt suivi par Hector, lui-même épuisé. Les deux compagnons ne se réveillèrent qu’en fin d’après-midi, dans un sursaut ; après avoir profité des victuailles qu’Hector avait emportées avec lui, l’inconnu avait repris des forces ; ils firent connaissance en attendant le coucher du soleil, puis continuèrent leur conversation en marchant dans les terrains goudronnés et craquelés qui annonçaient l’approche de la grande ville ; un peu ragaillardi, il pesait moins désormais sur les épaules d’Hector. Il indiqua qu’il fallait suivre l’un des alignements de poteaux reliés à des fils, qui partaient de la centrale et couraient jusque derrière l’horizon. Ils étaient presque, avec la centrale, les seuls vestiges de l’Ancien Monde qui avaient été épargnés par les pillards.

Il disait s’appeler Freddy, avait « à peu près vingt-deux ans », mais semblait bien plus âgé, et se montrait très fier d’appartenir à une « crou », une sorte de tribu, comprit Hector, qui régnait sur une partie de la ville de T… On l’avait capturé alors qu’il était en train de livrer une marchandise hors du territoire contrôlé par sa tribu. Il s’étonnait grandement des manières et de tous les propos d’Hector ; ce dernier s’accoutumait peu à peu à entendre son compagnon ainsi écorcher la langue.

« J’pige pas que tu savais pas centrale, qu’tu connais pas la Crou T…
— Je vous l’ai pourtant dit, nous vivons dans la forêt dans une complète ignorance de votre monde ; je suis le premier de ma race à m’aventurer jusqu’ici... » Mais Hector se montrait particulièrement soucieux depuis quelques heures. « … Cet édifice que nous venons de voir n’était tout de même pas une centrale nucléaire ?
— Et tu voulais s’quoi d’aut’ ?

Le peuple décadent issu de l’Ancien Monde hantait la centrale parce qu’il ne vivait jamais assez pour être atteint par les maladies générées par ses radiations. Dès l’époque où les pionniers fondèrent l’Onde, une secte, baptisée atomiste, apparut dans le sud-Ouest de la France. Ses disciples suivaient en longeant d’anciennes lignes électriques hors d’usage ce que Freddy appelait des périnages, qui les menaient à l’ancienne usine. Persuadés qu’une terrible divinité nichée dans ses vapeurs était à l’origine du Désastre dans lequel le monde avait plongé, ils avaient instauré un terrible culte, qui avait pour point d’orgue des ablutions sacrificielles. Dans une eau contaminée à tel point que tout contact avec elle menait à une mort rapide, on avait plongé toutes les minorités persécutées dès cette époque : les minorités ethniques d’abord, puis les adeptes de sectes concurrentes, puis les gangs ennemis de ceux auxquels les Atomistes s’étaient associés.

« Y gueulaient Alé Louya en les jtant dans l’bouillon... »

Hector était horrifié. Quelles seraient les conséquences sur son corps de son passage en ce lieu ? Mais il n’était pas temps de se poser ces questions. Il était venu pour trouver un remède pour son frère. Freddy sembla le comprendre à la fin lorsqu’il lui demanda s’il connaissait le lieu où l’on avait caché les remèdes de l’Ancien Monde. La confiance du garçon envers son nouveau compagnon était nulle, mais il ne pouvait faire autrement que le suivre. Au rythme lent du blessé, ils s’éloignaient vers l’Est de la centrale.

*

« Sommes-nous encore loin de notre destination ?
— Quand soleil pousse... Wesh j’ai envie d’dormir moi », bâilla Freddy. « Mais t’te fçon s’sert à rin.
— Comment cela ?
— Bah p’pa ouvri. C’est p’ça qu’ connu, eu bounker. T’ceux qu’ont s’sayé s’fai buter... S’race y a pu psonne kiva... Ha Z’va. Wesh. Gro. »
Les événements avaient tourné en faveur d’Hector jusqu’alors. Il demeurait donc résolu à poursuivre sa progression sans trop penser à un expédient pour franchir ce nouvel obstacle. Freddy continuait de l’instruire sur ce monde si dangereux dans lequel il avait miraculeusement réussi à survivre si longtemps – malgré sa jeunesse, il était l’un des plus vieux de son clan. Mais ce pillard avait progressivement commencé à s’intéresser tout autant à ce qu’Hector lui révélait volontiers sur son monde – le jeune inconscient alla même jusqu’à lui indiquer la direction qu’il fallait prendre pour accéder à la forêt qui protégeait les siens des survivants de l’Ancien Monde. Freddy tâtait le cuir de l’habit dont Hector était revêtu et s’étonnait de la qualité de sa coupe – hors de la forêt, on se couvrait toujours avec les loques qui demeuraient de l’Ancien Monde à cette époque, rapiéçant maladroitement des étoffes de matières et de couleurs dépareillées. Il observait son arc savamment conçu, avait demandé deux fois à voir son couteau solidement emmanché, fasciné par la ductilité de sa lame ; il devenait presque impossible de trouver de tels objets, même dans la ville de T… dont les trésors avaient longtemps semblé inépuisables. Ce petit homme hautain le rendait de plus en plus curieux.

« V’zi sé quoi a story ch’vous ? »
— Je ne sais pas... Nous avons une vie simple, nous cultivons la terre, jardinons, maçonnons, construisons quelques objets de première nécessité ; nous aimons chasser aussi.
— Y a da bouf ?
— Pardon ? » Freddy fit un geste pour s’expliquer.

« Eh bien, suffisamment pour tous, ma foi. Nous faisons pousser des légumes pour toutes les saisons, nous nourrissons du lait de nos chèvres, des œufs et de la chair de nos volailles, de gibier. »

« É s’ki est wot boss ? » Hector dut faire reformuler cette question avant de pouvoir répondre.

« Nous n’avons pas de chef.
— Mais y a bien des choses qui doivent êt’ décidées !
— Chaque famille mène une vie très indépendante... C’est plutôt le déroulement des saisons qui décide de ce que nous devons entreprendre, quand les plantes doivent être semées, quand une fille est en âge de se faire construire une maison par ses parents et de quitter le foyer...
Hector ne comprenait pas. À mesure qu’il expliquait le mode de vie qui avait cours dans sa ville, Freddy devenait hilare et parlait de pigeons. La jeune brute considérait comme des signes de faiblesse tous les principes qui régissaient la vie des Ondins. Freddy à son tour évoquait avec son langage grossier et économe son existence de rodave, d’errance, parfois mélancolique lorsqu’il évoquait sa dépendance à l’alcool de patate, qui donnait l’oubli (oublier quoi ? Et pourquoi vouloir oublier, se demandait le garçon), parfois terriblement cruel quand il était question des rapports violents qu’il entretenait avec ses congénères (« Moi j’y dis fais-toi bas la bitch. Chui un lord, moi »), Hector se disait de nouveau que son compagnon de voyage appartenait à une autre race que la sienne, et trouvait d’autant plus répugnant l’orgueil de seigneur que ce dégénéré affichait. Il avait vu sur un très vieux livre de contes illustré ce qu’était un seigneur, un roi ou une reine, ainsi que leur demeure ; rien ne ressemblait à cela dans la vie des seigneurs tels que Freddy.

Leur destination approchait. Cent cinquante ans plus tôt, le bunker avait été protégé par un très grand grillage électrifié, qui fonctionnait encore lorsque les centrales s’étaient arrêtées de produire du courant et tuait instantanément toute personne qui osait le toucher. Les survivants trop attirés par ce dernier rempart du monde technologique avaient afflué ; ils étaient parvenus à franchir ce premier obstacle en renversant le grillage avec une grosse machine agricole encore en état de marche. Au centre du terrain protégé par le grillage, qui avait été planté de bouleaux, les pillards avaient alors trouvé un modeste bâtiment, très bas et étroit, qui, tel un vaisseau abîmé dans une mer peu profonde, sortait à peine du sol. Mais personne n’avait pu approcher de la solide porte en métal, car des armes à feu s’étaient mises à faucher tous ceux qui s’étaient avancés vers elle, sans qu’on pût déceler la présence de quiconque à l’intérieur. Et à chaque nouvelle tentative d’intrusion, pendant des années et des années, le même résultat avait été obtenu. Des hommes vivaient là-dedans à quelques kilomètres seulement de la grande ville, mais ils ne voulaient pas partager ce qu’ils avaient su conserver de l’ancienne civilisation. Plus personne n’avait dès lors osé approcher de ce terrain, mais son mystère alimentait encore les récits que les gens se transmettaient oralement.

« S’là wesh ! » déclara Freddy. Hector allait lui être utile à ce moment puisque lui-même était incapable de reconnaître un bouleau. Le bosquet se présenta en effet à la vue des deux jeunes hommes ; Hector marcha plus résolument encore, impatient de retrouver les ombres familières des arbres. Après quelques dizaines de pas seulement, le fameux bâtiment gris apparut devant leurs yeux ; mais la terre semblait l’avoir en partie recouvert depuis tout ce temps. Hector et Freddy restaient à l’observer, tentant de déceler un quelconque bruit, le signe d’une présence humaine. Tout ici donnait une impression d’abandon, mais ils remarquèrent, devant la porte d’acier que personne n’avait jamais réussi à franchir, qu’on avait enlevé l’excédent de terre qui s’y était accumulé peu à peu depuis des décennies. Le bâtiment était encore habité.

« Je vais approcher », déclara Hector.
— Té ouf s’rass ? Vazy atten. » 
— Je ne vois pas d’autre moyen. Je tenterai de les convaincre.
— Wesh moi je bouge T... Aboule a bouff ! »
Hector s’exécuta, donnant une généreuse portion des vivres qui lui restaient, sans songer à son retour. Les deux compagnons se serrèrent la main. Un beau jour se levait à travers les branches ; il invitait au courage. Hector posa son arc à terre et s’avança vers le bâtiment. Après quelques pas, il se retourna et vit que Freddy l’observait toujours, affichant un regard qu’il aurait qualifié de sournois, animé d’une mauvaise curiosité. Hector reprit sa marche sans plus se retourner. Il ne devint hésitant qu’en atteignant la zone où il pensait être à portée des armes des autochtones – en réalité, il l’était depuis bien plus longtemps. Enfin, l’aventurier de douze ans s’arrêta à une distance qui lui permettrait de parler de manière audible pour ceux en qui il avait placé l’espoir que son frère fût guéri.

Faisant fuir les oiseaux qui piaillaient autour de lui, il entreprit d’expliquer en criant devant un bâtiment peut-être déserté la raison pour laquelle il se trouvait là. Dans sa langue châtiée de Communal, il tenta de déployer toute l’éloquence dont il était capable, exposant la cause de sa venue, racontant ses aventures en insistant sur son jeune âge et son courage, et achevant sa tirade par une émouvante exhortation à sauver son petit frère. Il espéra alors avoir persuadé ses auditeurs, mais ses attentes furent trompées puisque son discours ne poussa les reclus du bunker à aucun acte. Y avait-il encore une âme là-dessous ? Hector sentait pourtant de plus en plus une présence l’observant et il considérait enfin qu’il était dangereusement à découvert. Il aurait aimé posséder une autre paire d’yeux derrière son dos, car il avait étrangement aussi peur du bunker que du bois.

Un coup de feu retentit soudain, tout près. Il crut défaillir – c’était la première fois qu’il pouvait entendre le vacarme que produisait la détonation d’un fusil. Cela venait de derrière lui. Il se retourna et vit Freddy se tordre sur le sol, son ventre fauché répandant du sang. Il courut vers lui en se baissant vainement, ne sachant pas où le tireur était posté. Freddy gémit et jura en voyant Hector. « J’va dead ! J’vas dead ! » répétait-il en pleurant. Hector tenta de le rassurer, il lui dit qu’il le mènerait dans un endroit sûr pour qu’il se rétablît, puis repensa soudain à l’ennemi ; sans considérer qu’il ne l’avait nullement posé là, Hector se saisit de l’arc qui reposait tout près de Freddy et se releva pour faire face à l’agresseur. Mais ce dernier avait déjà son arme pointée sur lui quand Hector tourna la tête ; il s’agissait d’un homme âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une étrange combinaison noire sans coutures, taillée dans une matière inconnue à l’enfant. Il fit comprendre au garçon qu’il devait poser son arme avant de s’avancer vers Freddy, qui l’insulta copieusement.

« Il voulait te tuer », commença l’homme en abaissant son regard placide vers sa victime. « Dis-lui ! », ordonna-t-il au mourant, son arme pointée nonchalamment vers lui.

« Ben ouais, s’tu veux ? Tu m’fais l’dos et t’laisses ta weapon.
— Mais je t’ai secouru, protesta Hector, inaccoutumé à tant de perfidie.
— Chacun sa m... ! » conclut le traître.
Il s’allongea sur le sol, sans forces, puis tourna son regard vers son agresseur.

« Vazi gro ». L’homme pointa son arme vers lui et suspendit son geste un instant. « Wesh. » La détonation retentit une seconde fois.

« Racaille ! », commenta l’homme avant de s’en retourner vers le bunker.

« Co... comment osez-vous ? Il était à terre, inoffensif.
— C’est une sale engeance, elle grouille partout ! Ils étaient déjà là, concentrés dans leurs quartiers quand la société tenait encore debout. Et personne ne s’en est occupé. Trop de scrupules. Racaille ! Quand tout s’est effondré, ces vermines se sont senties partout comme dans les rues de leurs cités ; ils étaient tout prêts pour l’ère suivante bien avant qu’elle n’arrive, et ils n’ont pas mis longtemps à tout dominer. »

Hector se serait volontiers jeté sur ce monstre d’insensibilité, mais, frêle et désarmé, il se reconnaissait impuissant. Ils continuaient à se rapprocher du bunker. L’homme, qui se nommait Lucas, se retourna vers l’enfant et lui dit :

« Tu es différent, toi. Tu parles différemment, tu n’as pas leurs vêtements, tu te tiens même différemment. D’où sors-tu ?
— Nous vivons dans une grande forêt, à l’abri de vos folies.
— Tu aurais dû y rester, alors.
— J’ai besoin d’aide.
— Je te la fournirai. »

Ils étaient parvenus devant la porte d’acier. Lucas ouvrit une trappe près de celle-ci et approcha sa tête d’une surface vitrée noire. La lourde plaque d’acier coulissa latéralement, ouvrant sur une antichambre obscure. Ils entrèrent et la porte se referma d’elle-même. Dans le noir, l’homme prit Hector par le bras et rejoignit le mur opposé. Une autre porte s’ouvrit après qu’il se fut identifié. Ils pénétrèrent dans une nouvelle salle, dont Hector ne put rien voir. Mais lorsque la seconde porte se referma derrière eux, un bourdonnement devint perceptible et, après plusieurs clignotements, la lumière se fit dans toute la vaste pièce qui les accueillait, une lumière blanche qui donnait un air cadavérique au visage du nouveau guide d’Hector.

« Ce costume que vous portez... s’interrogea l’enfant, vous êtes l’un des leurs, n’est-ce pas ?
— Oui et non. Veux-tu que je te fasse visiter ? »
Sans attendre la réponse d’Hector qui, comme un papillon nocturne, ne parvenait pas à détacher ses yeux des lumières au plafond, l’ermite le mena dans les différentes salles que renfermait cet énorme bâtiment souterrain.

« Après tout ce temps, s’étonna-t-il, vous maîtrisez toujours l’électricité ! »
— Ne me demande pas exactement comment ça marche, je sais seulement que les ingénieurs qui ont construit ce bunker l’ont établi au-dessus d’une source d’eau chaude ; c’est de cela qu’ils ont tiré une quantité d’électricité permettant à ce lieu de se suffire à lui-même.
— Et où sont les autres reclus ?
— Tous morts », répondit le guide d’un air indifférent.
Hector suivit ce sinistre personnage qui lui confia tous les souvenirs qu’il possédait encore sur ce lieu, tandis qu’il lui montrait les dortoirs, la vaste cuisine collective avec sa chambre froide encore en état de marche, ses serres souterraines où plus aucune plante ne poussait, l’armurerie dans laquelle des milliers de balles attendaient encore leurs victimes.

Il parvint à faire parler son virgile. L’assassin de Freddy était né dans le bunker, mais son père l’en avait fait sortir avec sa mère alors qu’il avait à peine sept ans, considérant que, du fait des dangereuses rivalités qui se déclaraient parmi la communauté des reclus, leur espérance de vie était moindre à l’intérieur que dehors. Lucas avait donc grandi à proximité du bunker, que plus personne ou presque n’approchait depuis des décennies.

Ce bâtiment avait été le théâtre d’une longue histoire de massacres, de viols et de bannissements pendant la cinquantaine d’années où il avait abrité des hommes ; de fait, à peine quelques mois après que les premiers hôtes s’y furent cloîtrés, la violence avait éclaté. On y avait vu des unions consanguines, de nombreux suicides, des missions d’enlèvement de jeunes filles afin de renouveler le sang de cette communauté, de mystérieux assassinats suivis d’exécutions d’innocents votées à l’unanimité. Certains avaient révélé leurs instincts pervers, enfermés dans ces murs de béton ; d’autres avaient tout bonnement sombré dans la folie. C’était un lieu mauvais, habité par des hommes prêts à tout pour conserver les privilèges que l’ancienne société leur avait accordés. Personne à l’intérieur ne souhaitait pourtant le quitter, car les hommes qu’ils avaient vu approcher avant de les abattre froidement ne leur paraissaient plus humains, avec leurs loques, leurs cris et leur attitude dégénérée. Ils avaient fini par se convaincre que l’humanité avait muté et que là-bas, dehors, elle était désormais autre chose, quelque chose de moins ; ce serait à eux, les habitants du bunker, de garantir la survie de l’espèce humaine, en attendant la retombée des radiations, et de reconquérir la Terre, un jour. Ceux qui s’étaient unis avec des femmes de l’extérieur furent donc massacrés avec leur progéniture. Quand, il y avait de cela plus de quarante ans, le père de Lucas l’avait exhorté à quitter le bunker, il ne restait plus qu’une vingtaine de résidents dans son enceinte, deux partis rivaux qui allaient une fois de plus tenter de s’entre-tuer. Craignant de voir son épouse et son fils lâchement assassinés pendant qu’il se consacrait à ces luttes intestines, il choisit de les faire sortir, le temps pour lui d’éliminer les derniers habitants qui l’empêcheraient de régir seul ce dernier refuge de la civilisation technologique. Il devait venir chercher les siens lorsqu’il aurait vaincu ses ennemis.

Mais le père ne ressortit pas du bunker. L’enfant et sa mère attendirent, puis se convainquirent de la mort de leur seul protecteur. Lucas avait donc dû grandir très vite pour procurer à sa mère et à lui-même de quoi subsister. Ils s’établirent dans le bois de bouleaux, dans l’espoir que le père réapparût enfin, vainqueur. Habitués au confort offert aux habitants du bunker, ils survécurent à peine, se nourrissant de petit gibier et de plantes, osant quelque fois attaquer des voyageurs. Lucas désirait retourner dans le bunker mais sa mère refusait, persuadée que leurs ennemis disposaient désormais de cette forteresse souterraine. Il avait douze ans lorsqu’elle finit par céder à l’appel de la mort ; elle avait résisté longtemps pour son fils mais son corps malingre, couvert de vermines et de plaies l’abandonna. Elle lui fit jurer de ne pas tenter d’entrer dans le bunker. Fidèle à sa parole, il obéit trois ans à son serment ; mais un jour, alors qu’il souffrait une fois de plus de la famine, une bande de pillards pénétra dans le bois de bouleaux. Ils allaient le trouver et il ne pouvait leur opposer aucune résistance. Désireux de retrouver l’enceinte qui l’avait vu naître et l’avait si longtemps protégé, quitte à se faire assassiner par les siens, il se précipita vers la porte d’acier. Quand il pénétra dans la grande salle, il découvrit plusieurs cadavres reposant dans le noir depuis plusieurs années. Les deux partis dans la guerre intérieure s’étaient anéantis. Dehors, on entendait la porte d’acier résonner ; les pillards tentaient de la forcer. L’adolescent courut vers la salle d’observation, ne mit pas longtemps à comprendre comment on activait les armes de défense et laissa les intrus se faire massacrer ; il était le dernier habitant du bunker.

Il ne sut reconnaître son père parmi les corps desséchés et dut pour cette raison honorer tous les cadavres d’une sépulture, même ceux des ennemis de sa famille.

Depuis presque quarante ans, il vivait donc en solitaire dans ce lieu où les rayons du soleil lui-même n’avaient pas le droit de pénétrer, tuant les rares indésirables qui se présentaient dans son domaine et se permettant juste quelques excursions à l’extérieur pour s’adonner à la chasse, à laquelle il avait pris goût pendant les quelques années qu’il avait passées à l’extérieur.

« Mais tes manières différentes m’ont fait hésiter aujourd’hui, conclut le vieil homme. C’est pourquoi tu es là. Alors, de quoi souffre ton frère ? »

Hector décrivit les symptômes du mal dont Hector et nombre d’autres habitants de sa cité étaient atteints. Puis il répondit patiemment aux questions de Lucas sur la vie et les valeurs des Communaux, fier de voir l’homme les admirer pour leur vie simple et indépendante. Pendant ce dialogue, Hector le suivait sans comprendre ce que Lucas faisait exactement : l’ermite faisait le tour de toutes les salles et saccageait les nombreuses machines qu’elles renfermaient ; il fit même exploser une arme dans l’armurerie pour endommager tous les outils de guerre qu’elle contenait, provoquant une effrayante série d’explosions dans la salle, que la porte d’acier y donnant accès peina à contenir. Enfin, ils entrèrent dans une vaste pièce où une température très froide était maintenue artificiellement. Il donna à Hector un étrange sac dont l’intérieur devait rester froid pendant plusieurs jours et le remplit de différentes petites fioles et de seringues ; il prit le temps d’expliquer à l’enfant ce que désignait chaque étiquette et comment l’on devait administrer tel remède ou tel soin préventif ; enfin, avant de quitter cette salle, il jeta deux autres de ces armes qui firent exploser les instruments et les produits miraculeux réfugiés là.

« Mais pourquoi détruisez-vous tous ces trésors ? Peut-être est-ce le dernier endroit au monde où l’on peut les trouver ? »

Avec son regard las, mais esquissant pour la première fois un sourire, l’homme lui répondit.

« Pourquoi vouloir maintenir en vie ce grand cadavre de l’Ancien Monde, comme tu l’appelles ? Il n’y a plus d’hommes hors de ta forêt... Nous ne sommes plus capables de construire quoi que ce soit, ne serait-ce qu’une pauvre chaise de paille... Vous savez, vous, fabriquer de chaises en paille, non, petit ?
— Bien sûr, monsieur.
— Alors, vous êtes bien ces hommes qu’il fallait sauver... Il est temps que nous vous cédions la place... »

Le vieux misanthrope reconduisit Hector vers la sortie ; une bêche reposait sur son épaule.

« Es-tu loin de ta forêt ?
— À plus ou moins quarante lieues, si je ne me trompe pas.
— Vous ne mesurez plus en kilomètres.
— Nous mesurons à partir de nos pas et trouvons cela plus commode.
— Un monde à la mesure de l’homme... Adieu, jeune Hector. »

Il serra la main de l’enfant et, devant son insistance, lui promit d’enterrer le jeune Freddy, dont le corps gisait toujours à quelques pas. Puis il se dirigea vers le sommet du bâtiment qui émergeait de quelques pieds du sol, et entreprit de l’ensevelir avec son outil. Après quelques pelletées, il ôta son étrange combinaison noire, qu’il recouvrit de terre, et poursuivit son labeur complètement nu. Hector pensa que la solitude devait avoir dérangé son esprit ; il s’éloigna donc après avoir rendu hommage au jeune homme qui l’avait trahi ; l’après-midi touchait à sa fin ; avec dans son sac le remède dont son frère avait besoin, sa besace pleine de nouvelles victuailles, et ayant bien en tête le trajet qu’il avait suivi à l’aller, Hector sentit que le courage lui revenait.

*

La valeur de ce jeune héros n’est plus à démontrer. Pourtant, alors que l’accomplissement de sa mission devenait vraisemblable et qu’il s’en retournait chez les siens, l’intrépide, le valeureux Hector se mit à céder à la crainte. Ne se doutant pas que ses parents oublieraient leurs reproches en le voyant sain et sauf à son retour, il redoutait le châtiment paternel qu’il subirait pour avoir ainsi fugué. Il ne craignait ni les bandes de pillards si bruyantes qu’il n’aurait aucune difficulté à les dépasser sans être aperçu, ni les radiations auxquelles il refusait de songer, mais il reculait presque devant la perspective de la paire de gifles que son père devait lui réserver. En outre, il s’inquiétait du temps qu’il avait passé sur ces terres hostiles depuis son départ : Jason tiendrait-il tête à la maladie aussi longtemps ? L’attendrait-il jusqu’à son retour dans cinq jours ?

Le grand sac cubique qu’il portait derrière son dos l’encombrait, la pluie s’était remise à tomber la nuit après qu’il avait quitté le vieux Lucas et la fièvre commençait à parcourir ses membres raidis par l’eau froide. Le retour serait très difficile.

Pourtant, il parvint bien à traverser comme le décor d’un mauvais songe les plaines désolées, à contourner sans attirer un regard la centrale nucléaire et ses adorateurs, à se faufiler parmi les arbres familiers de sa forêt pour apparaître un matin devant le cercle formé par les maisons de l’Onde.

Une charrette avançait alors vers la forêt, portant un petit cercueil vers son trou. Hector retint son souffle et courut vers la procession ; mais il reconnut les parents qui pleuraient en cheminant derrière leur fille morte, il s’agissait de gens du quartier sud-est. Il s’éloigna d’eux en silence, gêné d’éprouver du soulagement face à leur désespoir, alors que tout le monde s’était un moment détourné de la charrette pour observer le fugueur – la nouvelle avait fait le tour de la petite ville.

Craintif, mais poussé par la nécessité de sauver Jason, il se dirigea vers sa demeure. L’aïeul fut le premier à le remarquer, il était comme à son habitude posté sur son banc contre le mur de la maison de sa petite fille, la mère d’Hector et Jason, et il arborait une expression maussade qui n’invitait pas à s’arrêter là pour échanger des nouvelles sur le temps. Au cri de l’arrière-grand père, les parents accoururent dehors ; le père, pâle de colère et d’inquiétude, fondit menaçant sur son fils avant de s’arrêter en voyant la triste mine que celui-ci faisait. Alors que l’état de santé de son cadet devenait plus préoccupant encore, il s’était rendu deux jours plus tôt chez l’ermite et avait appris la folie qu’Hector avait commise ; désespéré, mais ne sachant que faire, il était rentré et avait affirmé à sa femme qu’il avait conseillé à Hector de rester éloigné quelques jours de plus. Le père n’avait plus dormi un instant depuis. Mais Hector se tenait devant lui, ses jambes chancelant déjà, il était en sueur alors que la fraîcheur du matin donnait envie d’allumer sa cheminée et de se réfugier près d’elle, et ses yeux étaient allongés par des cernes démesurés. Le père oublia sa fureur.

« Tu es malade... Mais d’où viens-tu ?
— Jason !... Je suis allé chercher de quoi le soigner... »

Hector ouvrit enfin le sac dont l’intérieur s’était miraculeusement conservé à une température très froide ; son père se pencha sur l’objet mystérieux et ne put que croire ce que son fils lui disait. Il l’écouta tandis qu’il résumait son périple avec confusion et rassemblait toute sa lucidité pour donner des instructions, montrant quel produit il fallait inoculer à Jason, ainsi qu’aux autres malades, et expliquant comment il fallait l’administrer. Une fois sa mission pleinement achevée, Hector put enfin se blottir contre l’épaule de son père et perdre conscience.

Ce héros précoce resta quatre jours alité sans pouvoir se relever ; il revoyait sans cesse les empilements d’os qui décoraient l’enceinte de la centrale, entendait Freddy une fois de plus exprimer son credo individualiste en termes si grossiers, imaginait que le vieux Lucas s’enterrait lui-même avec sa bêche, et sursautait quand soudain la lionne lui bondissait dessus au détour d’un arbre. Au milieu de ce délire, il croyait entendre au rez-de-chaussée beaucoup de bruits de pas ; des conversations sourdes entre de nombreuses personnes et des éclats de voix ; et, le soir, le bruit des sanglots de sa mère pénétrait sourdement à l’étage pendant des heures. Puis ce fut le silence.

Un matin, Hector se leva enfin, même si ses jambes lui paraissaient peu fiables ; il s’étonna que, comme chaque matin, sa mère ne se fût pas trouvée un long moment près de son lit. Il ne se sentait plus fiévreux mais son esprit était tout engourdi. La maisonnée avait disparu. En découvrant le lit vide de Jason, il se dit un peu furieux que son frère était déjà guéri et qu’il n’avait pas même songé à rendre visite à son sauveur, préférant sûrement aller faire des bêtises dans la forêt en suivant les parents, qui devaient rattraper leur retard dans les travaux de la terre. La lumière à travers les petites fenêtres de la cuisine lui piquait les yeux. Lorsqu’il ouvrit la porte, il dut mettre la main devant eux pour supporter l’éclat du matin, mais il apprécia la chaleur douce qui pénétra immédiatement sous sa peau.

Alors qu’il clignait des yeux pour s’habituer au jour, il distingua des formes qui approchaient de lui, apparaissant l’une après l’autre au coin d’une maison. C’étaient ses voisins : chaque fois que l’un d’entre eux passait auprès de la maison d’Hector et apercevait le garçon devant le pas de sa porte, il s’arrêtait. Qu’attendaient-ils ? Hector, ébloui et troublé, n’arrivait pas à comprendre quels sentiments pouvaient se lire sur leurs visages comme effacés par le contre-jour. Bientôt, un petit attroupement resta là, à observer le jeune convalescent. Hector, après tous ces jours de fièvre et de délire, étourdi par la lumière aveuglante du soleil, n’osait interpeller ces curieux à l’attitude énigmatique, croyant encore rêver. Quand soudain une mère, le voyant, fondit sur lui pour le saisir violemment par sa chemise :

« Meurtrier ! Sais-tu combien de morts tu as causées ? »

Plusieurs voisins eurent tôt fait d’éloigner cette femme délirante du garçon, mais elle se débattait violemment, ne cessant d’essayer de se libérer que pour lancer des anathèmes sur le garçon. Hector était plongé dans la plus grande incertitude : cette voisine devait être devenue folle, n’était-il pas le sauveur de l’Onde ? Et lorsqu’il se tournait vers les voisins qui l’avaient arraché à ses griffes, il ne comprenait pas plus leur réaction : là où il aurait attendu d’eux l’expression de la plus grande indignation face à cette irrationnelle attaque, il trouvait bien plutôt de la gêne à croiser son regard, voire chez certains une expression d’hostilité. Les Ondins l’avaient-ils exclu de leur communauté parce qu’il avait délaissé pour quelques jours leur territoire et foulé le bitume de l’Ancien Monde ? Cela lui semblait bien ingrat.

Mais les parents d’Hector accoururent bientôt et l’exhortèrent à ne plus sortir de sa maison pour le moment. Devant ses demandes d’explications – « Pourquoi me traitent-ils de la sorte ? Mais où est donc Jason ? » – sa mère s’éloigna en pleurs ; Hector avait crû voir qu’elle-même ne savait comment le regarder, des élans de pitié, de crainte et de haine contenue se reflétant tour à tour sur sa physionomie ravagée par les veilles et les pleurs.

« Le... produit que tu as rapporté..., finit par avouer son père.
— L’antidote ?
— … Tous ceux qui en ont pris sont morts. »

Hector se sentit défaillir ; des larmes commencèrent à sourdre, soudain retenues. Hector pâlit alors. Jason était mort, le poison qu’Hector avait fait pénétrer dans sa ville l’avait emporté.

Son père se taisait, d’un silence terrible, révélant qu’il avait conscience des pensées de son fils et que toute absolution lui semblait vaine. Une fois ce moment d’impossible consolation passé, le père en vint à des explications :

« Ta découverte a semé le trouble dans la Cité, avant même qu’elle ne fût employée... Lorsque je me suis précipité sur la place pour la montrer à nos voisins, les réactions les plus enthousiastes des familles touchées par la maladie se sont vues vite tempérées par celles des autres Ondins : plusieurs voix se sont élevées pour s’opposer à cette infraction à nos règles. Alors que plusieurs familles imploraient qu’on les laissât administrer cette drogue à leurs proches, des voisins ont convoqué une assemblée pour débattre de son bien-fondé. J’ai dû raconter à l’assemblée tout ce que tu m’avais dit de ton périple.

Plusieurs Ondins sont ensuite intervenus tour à tour pour rappeler que notre cité avait été établie dans le mépris des valeurs et des inventions de l’Ancien Monde. Et les solliciter dans ce moment de crise créerait un précédent dangereux : comment résister à la tentation de trouver en lui la solution à tous nos problèmes s’il nous sauvait aujourd’hui ? Ta mère et moi avons alors supplié nos voisins à genoux. C’est notre faute, Hector », tenta de mentir le père.

« Ta potion, trop vieille, mal conservée, a dû tourner. Elle a précipité la mort de tous les malades... »

« … Et Jason..., commença le garçon après un temps.
— A-t-il souffert ? », comprit son père. Hector n’osait acquiescer. « Ton frère était déjà tout à fait inanimé lorsque nous lui avons enfoncé l’aiguille fatale... À mon avis, même si le remède avait été viable, le développement de sa maladie était trop avancé pour que l’antidote agît. Ton frère a simplement... cessé de vivre un peu plus vite, sans sortir de son sommeil ni souffrir... ». Hector se demanda si son père cherchait seulement à l’apaiser en lui mentant. Mais il lui sembla que l’homme était sincère, conscient que son fils aîné avait été promu par la malchance au rang des adultes de sa communauté ; comme un adulte il lui fallait tout savoir, car il devrait bientôt répondre de ses actes devant les familles de ses victimes.

« Cependant, reprit son père, je dois te prévenir : les autres ont souffert, cruellement : leur corps s’est couvert de perles de sueur tandis qu’il devenait glacial. Tels des esprits vivants dans un cadavre qui les emporterait bientôt dans le non-être, ils ont hurlé et se sont débattus dans d’invraisemblables convulsions, plusieurs heures durant, avant de retomber finalement sur leur couche, délivrés... C’était il y a deux jours ; presque tout le village se trouvait dans les bois hier, pour inhumer nos morts. »

« Mes morts... », commenta Hector d’une voix sourde. Sa mère était réapparue près d’eux depuis un instant ; ses sentiments antagonistes cessèrent de l’écarteler lorsqu’elle vit son dernier fils vivant, seul, si jeune et pourtant écrasé par une telle faute, impossible à repousser. Elle le prit dans ses bras et ils pleurèrent tous deux bien longtemps, tandis que le père demeurait près d’eux en silence. Hector était pardonné tout au moins entre ces murs. Il lui restait à se justifier auprès des victimes de son expédition hasardeuse.

*

Devant les malheurs de la famille du jeune Jason disparu, les Ondins les plus révoltés contre Hector, résolus dans les premières heures succédant au décès de leurs familiers à demander son bannissement, reculèrent. La plupart des familles conservaient encore plusieurs enfants malgré l’épidémie ; les parents d’Hector n’avaient plus que ce garçon, aussi coupable fût-il. Hector put donc demeurer près des siens et grandir parmi les Ondins, mais une aura de culpabilité l’entoura dès lors, dont il ne put se débarrasser, même si chacun s’efforçait désormais d’oublier.

À quatorze ans, il n’en put plus. Ses parents l’arrêtèrent juste avant qu’il ne commît un acte irréparable. Il fut décidé que le garçon s’éloignerait de la ville. L’ermite accepta de le prendre avec lui. Hector trouva auprès de ce vieux sage une façon de s’amender, menant une vie austère, consacrée à fournir à son ancienne cité tous les biens qu’il prélevait à la forêt et dont il se privait. À des heures où l’Onde dormait, il se rendait chez ses parents, les bras chargés de peaux, de diverses denrées et d’objets fabriqués ; il leur demandait de les offrir autour d’eux. Les distributions se faisaient en silence, sans que personne n’osât demander des nouvelles du garçon auquel presque tous avaient pourtant pardonné.

Plus tard, Hector se spécialisa dans la confection de tisanes, d’onguents aux vertus antiseptiques, calmantes, ou au contraire vivifiantes. Rien de miraculeux cette fois... Il lui fallut des années pour oser les montrer à ses parents. Quel horrible paradoxe que lui ose proposer aux Ondins des remèdes ! Ses voisins hésitèrent, gênés, avant d’y recourir. Mais bientôt, tout le monde reconnut qu’il avait trouvé un moyen d’aider durablement sa communauté – car pour lui comme pour eux, malgré la distance qui les séparait, il était toujours un Ondin. Il ne garda aucun de ses secrets pour lui, conscient qu’il mourrait sûrement plus tôt qu’il n’aurait dû. En effet, il fut emporté assez jeune par un cancer, dont l’origine se trouvait sans nul doute dans la centrale qu’il avait visité trois décennies plus tôt. De son périple, il n’avait ainsi rapporté que la mort, puis encore la mort. Ce furent les dernières pensées qu’il transmit, et les Ondins se confortèrent plus encore dans l’idée que l’on ne pouvait trouver rien de bon à sortir de la forêt qui les protégeait. Hector fut enterré dans un champ, devant la maison de ses parents qui n’avait été dissimulée par aucune construction, contrairement à celle de leurs voisins dont la progéniture avait grandi. Il avait désiré revenir près des siens ; au fond, il avait toujours continué à se sentir un Ondin.

[1Pour lire le premier chapitre c’est par ici, pour le second c’est par là

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :