L’onde

Arcadio Wang

paru dans lundimatin#273, le 2 février 2021

L’Onde est une cité née lors de l’extinction de notre monde et les huit nouvelles qui seront ici publiées racontent les mille ans de son histoire et les menaces qui pèsent sur son modèle égalitaire. Vous retrouverez les Ondins et leurs aventures tous les quinze jours.

Illustration : Majorminuit
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« Il faudrait donc répondre, avec plus de force qu’on ne le fait généralement, que le socialisme n’a pas pour objectif la perfection, et qu’il n’est peut-être pas même hédoniste. Les socialistes ne prétendent pas être capables de rendre le monde parfait : ils prétendent pouvoir le rendre meilleur. »

George Orwell

Les révoltés du quotidien

« Si nous devions, dans l’époque qui succédera immédiatement à la nôtre, recourir à des idées qui semblent n’appartenir qu’au passé, cela ne signifierait pas que nous rebroussons chemin, mais plutôt que nous recommençons à avancer à partir d’un point que nous avions un temps abandonné. »

William Morris

Il était encore temps de quitter la ville. Les rues étaient peu sûres, mais la police veillait encore bénévolement, tant bien que mal : la plupart des habitants refusaient de voir la sécurité dans laquelle ils s’étaient toute leur vie lovés soudain s’évaporer. Mais la propriété des biens et des âmes ne serait plus conservée très longtemps ; l’État n’était plus là pour les garantir, sa tête était presque tombée, sa voix ne parvenait plus dans les foyers de France et seuls ses membres remuaient encore dans un ultime soubresaut. La série de catastrophes climatiques puis industrielles était toujours en cours, et certains parlaient d’agressions depuis la frontière, d’invasions, de villages brûlés par des hordes. Il se disait aussi qu’une centrale nucléaire avait explosé, mais plus personne n’était capable de savoir quelle direction ses retombées toxiques avaient prise. De fait, plus personne n’était capable de faire le tri entre toutes les rumeurs qui se répandaient parmi les citadins cédant à la terreur, découvrant du jour au lendemain des maux exotiques tels que la malnutrition ou les lynchages organisés en toute impunité. Il était étonnant de voir comment, quelques mois seulement avant les jours où notre récit se situe, les gens pouvaient se quereller sur l’issue d’élections organisées de l’autre côté de la planète, sans aucune conséquence pour leur propre vie ; le lointain leur était proche et le proche lointain ; mais en ces derniers jours de l’Ancien Monde, les gens réalisaient avec terreur qu’ils ignoraient désormais tout d’événements graves situés à seulement quelques dizaines de kilomètres de leur foyer, des événements qui pourtant affectaient peut-être des proches, avec lesquels il n’y avait plus moyen d’entrer en contact. Les hommes vivaient de nouveau, mais on se serait bien passé de ce réveil.

Cela faisait deux siècles à vrai dire qu’au sein de la population de cette société technique, une partie infime mais toujours croissante d’insatisfaits trouvait la vie d’homme moderne suffocante. Cette minorité prise de nausée face à tous les aspects de la société dans laquelle elle était immergée rêvait de partir, de construire une vie décente de ses mains ; mais il lui était trop difficile d’abandonner un quotidien somme toute confortable. Or, à ce stade, le confort comme la sécurité étaient déjà des souvenirs. Il était donc temps pour les marginaux de quitter la ville ; bientôt, il ne le serait plus ; de cela, Jules Forceville était convaincu, et il avait su progressivement gagner ses amis à ses idées.

Les nouvelles dramatiques qui s’accumulaient jouaient en sa faveur. Aussi les dernières réticences parmi son entourage tombèrent-elles quand l’un des membres de sa petite communauté d’amis fut retrouvé mort, le corps mutilé ; c’était un paisible citadin, l’un de ces intellectuels sans le sou que les bandes ne daignaient pas même dérober auparavant ; pourtant, ce malheureux jeune homme avait cette fois été non seulement dépouillé de ses papiers, mais aussi torturé avec une sauvagerie des plus savantes, dans une rue qui n’était pas déserte. Aucune horreur n’était désormais inimaginable dans la ville. La police quant à elle était trop peu nombreuse pour apaiser les mânes d’un si obscur citadin, ramenant de toute manière l’ensemble de ses effectifs à sa tâche première : protéger les puissants.

Cependant, à quoi servait-il de quitter le vaste coupe-gorge que la ville était devenue, demandait Forceville, pour attendre dans quelque village que la violence vînt aussi jusqu’à lui ? Car lorsque les bandes qui déjà dominaient des quartiers entiers de la cité verraient les denrées manquer dans leur territoire, elles partiraient en expédition contre la campagne, et nul ne pourrait résister à cette absence de scrupules qu’ils avaient apprise du temps même où l’Ancien Monde prospérait encore.

Pendant plusieurs semaines, sans relâche, Forceville répéta devant ses amis rassemblés dans son salon que le temps était venu de renoncer à cette société qui avait si peu fait pour eux, qui ne leur offrait plus aucune protection. Au milieu de son parterre d’anciens étudiants attardés, certains trop frêles, d’autres rendus trop bedonnants par l’inactivité physique, cet intellectuel à l’allure de paysan, avec ses grosses mains et sa face carrée, parvenait à faire sortir de leur torpeur ces organismes trop peu sollicités ; c’était comme si la terre le rappelait, et ses discours agissaient tel un printemps sur ses auditeurs, remettant en mouvement la sève au cœur de poitrines qu’on aurait crues à jamais rétractées. La résolution ne demandait plus aucun sacrifice, ou presque ; elle exigeait seulement de ne plus se bercer de l’illusion d’une possible rémission de cette civilisation moribonde. Chaque jour, des catastrophes survenaient, chaque jour des voies étaient coupées, et ce mouvement s’accélérerait. On ne restait pas sous un immeuble dont le dynamitage était imminent ; on s’en éloignait au contraire en courant.

Mais où pourrait-on se réfugier hors de l’ombre de cet édifice grand comme le monde lui-même, demandaient les auditeurs de Forceville ?

L’emprise de la technologie et des idées qu’elle avait répandues allait se relâcher, Forceville l’assurait. Déjà, des routes n’étaient plus entretenues ; déjà, dans ces musées-entreprises qu’on osait encore appeler forêts, la population animale n’était plus recensée comme dans un vaste camp de travail, déjà les arbres n’étaient plus élevés ou rigoureusement marqués d’une fatale croix en vue de l’abattage. Forceville proposait à ses compagnons de ne prendre de leur monde que quelques bêtes, quelques outils et quelques beaux livres, et de coloniser l’un de ces lieux qui retrouvaient une seconde virginité, pour y bâtir une nouvelle façon de vivre en communauté. Ils allaient se faire oublier des survivants de l’Ancien Monde, trop occupés à se disputer son grand cadavre, en s’enfonçant jusqu’au cœur de la plus grande forêt encore accessible pour eux.

* * *

Et ce qui fut dit fut fait. Pendant plusieurs semaines, les amis troquèrent leurs ouvrages d’histoire ou de philosophie contre des manuels pratiques destinés à enseigner au néophyte les premières connaissances dans des domaines aussi variés que la menuiserie, la maçonnerie, la chasse, l’agriculture... On emmagasina matériel, vivres et graines. Et un matin, bien avant que l’aube ne se levât, une quinzaine de pauvres voitures bicolores et piquées de rouille, auxquelles des remorques avaient été attelées, se rejoignirent sur la première aire qui s’offrait à la sortie de la ville, et la procession s’ébranla sur l’autoroute cahoteuse. On établirait le camp dans la zone la plus centrale de la forêt, à une distance de plus de trois jours de marche de l’habitation la plus proche. Seuls trois compagnons manquaient à l’appel : parmi eux se trouvait Forceville lui-même ; il devait attendre le retour de sa compagne, retenue pour le moment dans une autre ville, avant d’entreprendre le voyage avec elle et quelques autres amis, une semaine plus tard, si tout allait bien. En son absence, son ami le plus proche, Olivier Guerman, devait mener le convoi et maintenir la motivation des voyageurs, tâche que Forceville prévoyait difficile. Guerman était un homme réfléchi, il était avide de connaissances aussi bien abstraites que concrètes, mais, très discret par nature, il ne se reconnaissait pas les qualités de meneur que son nouveau rôle requérait. Il espérait, malgré les perspectives pessimistes de Forceville sur son groupe d’amis, que ces derniers conserveraient l’enthousiasme débordant qu’ils affichèrent le jour où ils se retrouvèrent pour le départ.

Dans une ferme, assez loin de la lisière de la forêt pour que personne ne soupçonne le projet des citadins, ces derniers achetèrent pour une somme scandaleuse plusieurs animaux ; le fermier parvenait mal à dissimuler la flamme qui jaillissait dans son regard à l’idée de filouter cette bande d’illuminés ; Guerman riait aussi intérieurement en voyant tout cet argent dans les mains du fermier, tout cet argent qui deviendrait inutile très bientôt.

Les abords de la forêt demeuraient déserts. Plus personne n’avait l’esprit à flâner dans les bois pour y respirer peut-être quelques particules radioactives – les rumeurs sur un accident nucléaire croissaient dans la ville de T... juste avant leur départ et le convoi avait contourné la centrale qui alimentait leur ville en électricité. Forceville avait eu raison sur un premier point : cette zone était d’ores et déjà désinvestie par la civilisation, son influence diffuse n’était plus perceptible : dans le village le plus proche de la forêt, on ne trouvait plus d’agents, plus de percepteurs ni de postiers, et les épiceries avaient depuis longtemps expiré.

À l’aide de cordes et de sangles, les remorques furent attelées aux bêtes ; les pionniers étaient maladroits, ils durent s’y reprendre encore et encore, et furent enfin aidés par un chasseur qui passa par là ; il les voyait bien mal partis, ces explorateurs ne sachant pas faire un bon nœud et il ne se priva pas de leur montrer son mépris souriant, alors qu’eux se rembrunissaient, trempés et les membres gelés en cette première journée d’escapade. Guerman était d’autant plus fâché que leur entreprise devait rester secrète, mais son inquiétude dura peu, car l’homme paraissait indifférent à leur sort ; il devait penser qu’ils mourraient certainement de faim ou de froid, mais cela ne l’empêcherait visiblement pas de dormir.

“ D’autres sont venus...”, riait le chasseur en arrachant sans égards une sangle des mains qu’un des garçons gauches laissait pendouiller sans trop savoir quoi faire d’elle, “... On ne les a pas vus ressortir !” Guerman ne savait comment prendre cette nouvelle. La forêt était-elle déjà investie par d’autres hommes ? Allait-il falloir leur disputer ce refuge ?

Les voitures furent abandonnées à la lisière de la forêt alors que la nuit précoce de cette fin d’hiver approchait. Aussi les pionniers eurent-ils à peine le temps de voir la route disparaître derrière les frondaisons avant de devoir s’arrêter pour la nuit. Guerman n’avait que peu d’expérience dans les tâches manuelles, mais son enfance à la campagne lui avait permis d’observer et de participer modestement à des travaux mécaniques, à quelques tâches agricoles ; même si les études avaient vite accaparé l’essentiel de son temps, son caractère curieux de toutes choses devait lui permettre d’apprendre vite ces centaines de connaissances requises pour mener une vie simple. Cependant ses camarades, dans leur très grande majorité, n’avaient pas les mêmes dispositions : assis près du feu qu’ils avaient allumé avec un peu d’essence – cette solution ne durerait qu’un temps – ils échangeaient leurs vues sur les auteurs qui avaient connu la vie rustique, comparant les mérites d’un Giono, d’un Thoreau ou d’un London ; les plus exaltés citaient Nietzsche ; c’étaient les mêmes discours qu’il les entendait formuler chaque été lorsqu’ils partaient tous camper sur les bords de l’Ardèche ; il souriait habituellement pendant ces soirées chaudes en les entendant clamer, après quelques verres de vin, que la vie sauvage était décidément celle qui leur convenait et qu’ils allaient quitter la ville ; en effet, s’il s’agissait seulement de discuter à bâtons rompus en bonne compagnie, tout en se remplissant la panse de cochonnaille grillée achetée dans un supermarché, qui n’était pas fait pour cette existence ? Ses amis étaient toutefois bien contents après une semaine d’échapper aux bestioles, à la rosée et à leur couche inconfortable pour reprendre la vie qu’ils aimaient vraiment : une vie de rencontres toujours nouvelles, de petites ambitions littéraires et d’événements culturels, cette vie que la ville seule pouvait offrir. Oui, ses amis le faisaient bien sourire, l’été, lors de la parenthèse bucolique qu’ils s’octroyaient.

Mais il ne s’agissait pas d’une parenthèse cette fois et Guerman ne souriait plus. En ce moment-même, les pionniers, absorbés par la conversation, en oubliaient d’entretenir le foyer auprès duquel ils étaient affalés, et, lorsque le froid les interrompait dans leurs tirades, ils devaient de nouveau puiser dans le bidon d’essence, le seul qu’ils avaient. Guerman observait tout cela sans intervenir. Ils lui demanderaient tant d’énergie dans les semaines à venir – s’ils ne décidaient pas de repartir – qu’il valait mieux les laisser épuiser complètement les quelques ressources modernes qu’ils avaient emportées, afin de les confronter le plus tôt possible à la rude seconde existence qui commençait pour eux en ce jour. Il comptait sur l’arrivée de Forceville pour entretenir leur motivation.

* * *

Les deux journées qui séparaient encore le convoi du lieu dans lequel on devait établir le camp se déroulèrent sans heurts, même si les quelques personnes qui ne souffraient pas des suites de cette première soirée trop arrosée eurent bien du mal à réveiller et mettre en mouvement les autres. La veillée près du feu fut grandement écourtée les soirs suivants, les voyageurs exploitant surtout la lueur des flammes pour dénombrer le nombre d’ampoules qui avaient poussé sur leurs pieds endoloris, avant de sombrer dans un sommeil chagrin, traversé de rêves qui exprimaient leur regret précoce de la vie citadine. Les femmes s’étaient pour la plupart montrées moins excessives lors de la première veillée et affichèrent plus de constance que leurs compagnons dans leur pérégrination. L’une d’elles était enceinte, sans être toutefois accompagnée du futur père, qu’elle avait depuis longtemps quitté ; on la laissait monter régulièrement sur l’une des remorques lorsqu’elle le désirait ; à mesure que les difficultés se multipliaient, elle devint taciturne, perdant progressivement confiance dans les ressources de ses camarades. Les pensées de Guerman allaient dans le même sens.

Ce qui les irritait surtout progressivement, c’étaient ces bêtes qui se refusaient la plupart du temps à avancer et qu’il fallait toujours pousser, toujours aiguillonner, généralement sans résultats. Exaspérés, épuisés déjà, certains de ces compagnons de voyage, de réputation si paisible, se surprirent autant qu’ils étonnèrent leurs proches en finissant par battre ces pauvres mammifères rétifs avec quelque branche ramassée, dans un élan de fureur. Et lorsqu’une pluie froide et insidieuse s’invita, il devint difficile pour Guerman de promouvoir encore l’idéal d’une vie rustique mais saine, alors que ses amis et lui-même tombaient la face dans la boue en essayant de faire sortir une remorque de quelque ornière, sans pouvoir espérer une aide de la vache placide à laquelle elle était attelée. Meneur malgré lui, il avait estimé dès les préparatifs de leur expédition qu’un certain nombre de ses compagnons renonceraient à leur ambitieux projet et retourneraient à la civilisation, quitte à prendre le risque de se voir tués ou enrôlés de force dans quelque milice à leur retour ; mais, devant la mine déjà très renfrognée des colons, après seulement trois jours passés dans la forêt, il craignait de devoir renoncer à son rêve communautaire pour une vie d’ermite ; tous ses amis allaient-ils le quitter ?

Les voyageurs avaient fort heureusement décidé de recourir à un GPS pour trouver la direction de leur future colonie ; ils rencontreraient bien assez de difficultés une fois qu’ils seraient établis pour ne pas se refuser de bénéficier de cet instrument technologique pendant leur traversée ; il serait détruit une fois leur destination atteinte. Ils n’approchèrent de cette dernière que le soir du quatrième jour après leur incursion dans la forêt, soit plus d’une journée après la date qu’ils avaient prévue. La faute en revenait aux bêtes, mais aussi aux réveils tardifs et aux pauses répétées des voyageurs.

Ils avaient tant peiné ces derniers jours qu’ils avaient presque oublié le chasseur qui avait évoqué l’existence d’un autre groupe de voyageurs. Guerman trouvait trop étrange que d’autres gens eussent conçu précisément la même idée que Forceville ; en cela, il se montrait assez naïf, car la chute de la civilisation technologique représentait bien moins qu’une vision de prophète désormais, bien plutôt une conclusion lucide, et l’idée de se dérober à la violence généralisée en s’enfonçant dans la plus vaste des forêts était la première que des hommes résolus puissent concevoir.

Ils purent s’en apercevoir en découvrant des volutes de fumée s’élever à quelques dizaines de mètres d’eux en ce soir où ils pensaient enfin pouvoir achever cette trop pénible avancée et se procurer peut-être un peu de confort. Ils avaient gravi une dernière pente douce très péniblement, seulement poussés par les numéros affichés sur le GPS, qui se rapprochaient lentement de ceux qu’ils avaient élus comme points d’établissement de leur colonie ; et lorsqu’ils atteignirent son sommet peu élevé, ils se trouvèrent à portée de voix de leurs prédécesseurs en ce lieu. Les voyageurs épuisés et nerveux n’ouvraient presque plus la bouche depuis deux jours, mais on transmit par signes la directive de ne faire aucun bruit. Allaient-ils devoir se battre ? Guerman y songeait avec angoisse et tristesse. La violence était précisément le premier des maux auxquels ils avaient désiré se soustraire... Ils se révéleraient de toute manière de piètres lutteurs s’ils faisaient usage de leurs poings. Non, il fallait que deux d’entre eux aillent discrètement observer qui étaient ces hommes et s’assurer que l’on pouvait les aborder sans crainte. Si leurs prédécesseurs dans ce lieu s’avéraient belliqueux, ils rebrousseraient immédiatement chemin, ou le poursuivraient, pour trouver un refuge plus isolé encore et réaliser leur projet.

Mais où devaient-ils se rendre désormais ? Serait-il possible de demander à ses compagnons, après trois jours de plus passés à cheminer pour ressortir de la forêt, de se relancer sur la route pour une autre destination sauvage ? Et que feraient-ils des bêtes ? Un instant, Guerman se détourna de la volute de fumée qui s’élevait au- dessus des arbres pour observer ses camarades. Tous prenaient garde à ne faire aucun bruit et semblaient plongés dans les mêmes sombres réflexions que lui. Le vent mêlé de pluie soufflait dans leur dos, semblant les pousser malicieusement afin de les mettre à découvert. Fallait-il voir un signe d’avertissement dans tous ces obstacles que le sort opposait à la réalisation de leur projet ? En considérant cette pensée irrationnelle, Guerman comprit qu’il perdait espoir. Mais voyant que personne d’autre que lui ne se chargerait de redonner de l’élan au groupe, il se força cette fois encore à masquer ses vraies pensées en affichant autant de résolution qu’il le pouvait ; il ouvrit la bouche pour chuchoter à ses amis son projet d’aller espionner leurs rivaux.

Ce fut à ce moment que la bête de loin la plus bornée de tout le petit bétail qu’ils avaient auprès d’eux (l’un d’eux l’avait baptisée Bartleby lorsqu’ils étaient encore capables de plaisanter), une vache qui avait depuis son premier pas dans la forêt opposé un stupide silence et de solides appuis aux ordres du jeune homme auquel elle avait été confiée, ce fut à ce moment donc que cette vache ouvrit pour la première fois sa gueule molle pour lancer un interminable beuglement, dont l’écho sembla se répercuter à des kilomètres à la ronde. On dut retenir son frêle maître pour qu’il ne la roue pas de coups ; il était persuadé qu’après son long beuglement, elle lui avait souri.

Très vite, un silence plus angoissé encore s’installa dans les rangs des pionniers, qui fixaient maintenant le paysage devant eux pour découvrir leurs ennemis, oubliant soudain la pluie froide comme la fatigue. Quatre hommes apparurent bientôt, vêtus comme des chasseurs, avec de grosses vestes imperméables, et encapuchonnés. Ils progressaient lentement, semblant les observer même si leurs visages restaient indistincts, précédés de leurs fusils qu’ils portaient à bout de bras, à un geste de faire feu. Guerman et ses compagnons n’avaient pas même songé à emporter des armes.

Des regards paniqués parmi les citadins poussèrent presque littéralement Guerman à s’aventurer vers ces quatre inconnus. Ses jambes se mirent à avancer, tandis que son esprit restait vide, entièrement absorbé dans la contemplation des fusils qui s’approchaient. Peu de mètres séparaient Guerman des porteurs d’armes désormais ; ils avaient cessé de marcher. Mais le silence n’était toujours pas rompu.

« Nous voulions nous installer ici », finit par confier Guerman sans assurance, du ton qu’on emploie pour exprimer que l’on regrette déjà la phrase que l’on est en train de prononcer.

Les hommes échangèrent des regards surpris. L’un d’eux formula la question qui les préoccupait tous d’un ton bourru :

« Comment vous saviez qu’on était là ?

–Nous ne le savions pas. Nous voulions juste échapper aux violences en nous réfugiant dans les bois. »

L’émissaire fut alors interrogé sur les évolutions en cours hors de la forêt ; il parla des meurtres impunis, des rumeurs de catastrophes en tous genres et de la régression rapide de la technique. Guerman semblait si dépité, ses compagnons faisaient si mauvaise figure, tous boueux, désarmés, que les quatre inconnus ne mirent pas longtemps à se rassurer quant à la force de la troupe en présence. Ils prirent tout de même le temps de vérifier si les voyageurs étaient armés, échangèrent des regards en découvrant que l’une des intruses était enceinte, inspectèrent brièvement le contenu des remorques. Les bêtes semblaient particulièrement les intéresser. Ils portaient maintenant leurs fusils en bandoulière ; l’un des hommes posa même le sien pour fouiller l’une des remorques, mais il fut d’un regard sommé à plus de vigilance par l’un de ses acolytes. Les compagnons n’osaient pas bouger, reculant maladroitement lorsque l’un des porteurs de fusils les approchait trop. Guerman craignait de voir ces hôtes de la forêt leur confisquer tout leur équipement et leurs bêtes avant de les renvoyer ou de les tuer. Mais était-il possible encore de rebrousser chemin ?

« Nous pouvons repartir, si vous le voulez », osa-t-il.
— Venez vous mettre un peu à l’abri. Les autres vont vous parler aussi ; on verra ce qu’il faudra faire ensuite. »

Guerman observa ses camarades pour deviner quelle était leur opinion à ce sujet, mais il ne put distinguer aucun signe de refus ou d’assentiment dans leur silence embarrassé. L’un des inconnus lança : « Allez, on y va ! », et tout le monde s’ébranla. Les auraient-ils vraiment laissés repartir ? songea Guerman, tandis qu’ils avançaient tous sans oser rompre leur silence.

Il fut décidé que les compagnons pourraient déposer leur chargement près du camp, en attendant de savoir s’ils souhaitaient rester avec leurs prédécesseurs. Ils s’exécutèrent et pénétrèrent en claudiquant dans une clairière qui avait été élargie et où des matériaux de construction s’entassaient. Plusieurs cabanes très rudimentaires entouraient un chantier plus ambitieux, presque au centre de la clairière.

Les autochtones étaient tous dispersés dans la clairière où le camp avait été établi, d’autres un peu partout autour. Une source se faisait entendre à peu de distance. Hommes, femmes et enfants, ils n’étaient pas plus de vingt-cinq personnes, si tout le monde était présent ; ils étaient apparemment tous occupés à des tâches diverses peu de temps auparavant, mais ils demeuraient en ce moment figés dans l’observation des nouveaux venus, une observation que Guerman sentait hostile, alors qu’elle était avant tout craintive, semblable à celle que les compagnons leur renvoyaient. La construction en cours était une sorte de halle, ouverte aux quatre vents, mais dont les piliers étaient en pierre ; elle était habilement assemblée, autant que Guerman put en juger du moins. En son centre, une ou deux personnes demeuraient pour entretenir un foyer large qui vivotait en cette heure du jour. En dépit de leur appréhension, plusieurs compagnons ne pouvaient s’empêcher de convoiter cet abri où ils pourraient se sécher, alors que la pluie cessait enfin.

La halle n’avait pas été construite tout à fait au centre de la clairière, car en ce lieu s’élevait un sapin colossal qui aurait été à même de protéger plusieurs dizaines d’hommes sous son ombre et que l’on n’avait pas eu le cœur de couper. Plusieurs arbres tout autour avaient été abattus afin de construire la halle. En ce début de printemps, la forêt essentiellement peuplée de chênes et de châtaigniers n’avait présenté aux voyageurs que la vue d’arbres en sommeil, incapables de les protéger des intempéries. Le conifère devait avoir été planté dans cette forêt d’arbres caduques plusieurs centaines d’années auparavant.

Guerman ne prit pas le temps de trop considérer cette question. Ils furent menés vers le centre de la clairière, puis le cercle des habitants se referma bientôt autour d’eux. À vrai dire, les nouveaux arrivants étaient légèrement plus nombreux que leurs hôtes. Mais les fusils, et plus encore les physionomies plus dures, plus robustes, des femmes et des hommes qui les entouraient, auraient dissuadé les inoffensifs amis de Guerman comme leur meneur de tenter quelque acte de bravoure.

Les quatre hommes résumèrent pour la petite troupe des premiers arrivés les explications qui avaient été fournies par Guerman. L’assemblée écoutait en silence, les visages affichant toujours une peu amène circonspection. Un des autochtones demanda si ces nouveaux-venus avaient un chef : Guerman répondit qu’ils étaient bien décidés à ne se donner aucun chef, mais il s’embrouilla un peu dans sa proclamation anarchiste en expliquant qu’ils attendaient la venue d’un dénommé Forceville, qui, sans être leur chef, se montrait le plus convaincant dans leurs débats et montrait le plus souvent la voie à suivre ; l’un des premiers-venus conclut en affirmant avec son élocution bourrue et un peu railleuse : « Ils n’ont pas de chef, mais ils ont un chef, quoi ! » Guerman fronça les sourcils. Il songea non sans une légère angoisse que s’ils étaient en ce moment au beau milieu d’une forêt inhospitalière, peut-être menacés par des inconnus qui leur demandaient tant d’explications, c’était seulement à cause de la puissance persuasive de Forceville, cet infatigable orateur ; à cause de Forceville, qui n’avait peut-être pas même quitté la ville à l’heure où son ami priait pour qu’il vienne les sauver. Guerman se surprenait à progressivement douter de celui qu’il n’aurait pas hésité à nommer son mentor auparavant.

Devant l’aspect pitoyable des intrus, qui grelottaient sous la bruine, jetant de temps en temps un regard vers le feu qui crépitait sous la halle en construction, on finit par s’approcher du foyer. Les voyageurs se détendirent vite, assez imprudemment, ce qui éveilla les premiers sourires parmi les premiers-venus. En outre, le spectacle de quelques-uns des citadins, chez qui tout trahissait leur nature d’intellectuels urbains, amusa assez vite plusieurs personnes parmi les premiers- arrivés : comment ces Parisiens – ils n’étaient pas Parisiens en réalité – avaient-ils pu nourrir un projet aussi hasardeux ?

Assez vite, les deux partis comprirent qu’ils n’avaient rien à craindre des inconnus qui leur faisaient face ; s’ils avaient eu la même intention de fuir la civilisation, ils devaient partager nombre de critiques à son encontre, mais aussi plusieurs valeurs qu’ils n’avaient pu voir respectées dans leur vie précédente. Les premiers-arrivés accueillaient aussi d’un bon œil l’arrivée de bêtes, de vivres et de matériel supplémentaires ; d’un autre côté, ils craignaient de découvrir dans ces nouveaux venus de piètres travailleurs et d’inutiles bouches à nourrir. Or, il était évident qu’il n’y aurait pas de surproduction, qu’aucun inactif ne pourrait être entretenu par la communauté. Les derniers-venus quant à eux se sentaient quelque peu rassurés devant cette halle bien construite, devant ces silhouettes d’hommes forts et pratiques qu’ils découvraient ce soir-là ; mais certains craignaient d’être traités avec mépris dans ce nouveau monde inversé où un savoir manuel valait infiniment plus que les connaissances abstraites ; d’autres allaient jusqu’à imaginer qu’on les reléguerait même au rang de manœuvres et de souffre-douleur, sentant remonter en eux des souvenirs de brimades remontant aux difficiles années de collège. En réalité, personne parmi la cinquantaine d’adultes rassemblés là n’avait encore décidé si les deux communautés devaient s’allier ou se séparer le lendemain.

Cependant, toutes ces appréhensions ne faisaient que traverser brièvement les esprits des personnes rassemblées sous la halle ; on mangeait à l’abri, relativement au chaud, et l’on échangeait des nouvelles : chacun passait un moment agréable, ce qui ne s’était pas produit depuis plusieurs jours parmi les deux communautés. Tous avalèrent une modeste bouillie de graines, mais une bouillie chaude. Quelques plaisanteries soulevèrent des rires prudents encore. Les nouveaux-venus sortirent enfin leurs dernières bouteilles, qui purent à peine remplir pour chaque convive le fond d’un verre, mais ce peu de vin partagé finit par rassembler tous ces exilés pour un moment au moins. En réalité, tous étaient plutôt satisfaits d’être divertis un moment des tensions qui poignaient depuis plusieurs jours dans chacun des deux groupes, du fait de la fatigue et des difficultés.

Désormais rassurés en partie, les derniers-venus purent à leur tour se renseigner sur les hôtes de ces bois. Les constructeurs de la halle leur apprirent qu’ils étaient arrivés quatre semaines auparavant, qu’ils venaient tous du même village, situé à une cinquantaine de kilomètres à peine de ce lieu et leur décrivirent leurs projets : ils avaient commencé par se mettre à l’abri de la pluie en érigeant les cabanes, puis une partie d’entre eux avaient entamé le chantier du premier bâtiment public de leur communauté, tandis que la majorité travaillait à défricher, à semer et cueillir. Ils avaient encore une certaine quantité de vivres, les derniers issus de leur ancienne vie. C’était le début du printemps. Assez vite, il faudrait aussi construire des greniers bien hermétiques pour les récoltes, avant de songer à monter les murs des premières masures en pierre en vue du prochain hiver. L’autre activité qui avait dévoré beaucoup de temps et d’énergie était la chasse. Guerman commença à reconnaître des gens avec lesquels ils pourraient traiter quand il apprit qu’ils ne chassaient pas avec ces fusils qui avaient tant effrayé les siens quelques heures plus tôt, mais qu’ils s’exerçaient à la chasse à l’arc. À vrai dire, la principale frustration parmi les premiers venus était liée à ce choix, et ils avaient dû se retenir de ne pas gaspiller leurs cartouches, à force de voir leurs flèches immanquablement passer à côté de leurs proies ; mais ils s’étaient donnés pour but de se départir dès leur installation dans ces bois des outils de la civilisation, car il ne s’agissait pas d’un séjour vacancier, mais de l’organisation d’une nouvelle existence. Guerman ne put s’empêcher de s’étonner que ces hommes qu’il jugeait frustes fassent passer ces principes avant la facilité ; cependant, il en ressentit immédiatement cette honte familière aux intellectuels sensibles aux idées de gauche.

Il les écouta alors avec une grande attention et en vint à apprécier les scrupules de ces pionniers, leur volonté d’interroger ainsi le bien-fondé de leurs choix, de considérer qu’ils auraient valeur d’exemples dans la suite du développement de leur village, si celui-ci était destiné à croître. Il ne s’agissait pas seulement pour eux de fuir la violence et les vapeurs nocives de la civilisation en déroute, pour retourner en son sein lorsque la situation se serait améliorée, mais de méditer en action une manière de vivre en rupture avec le monde qu’ils avaient fui. On pourrait discuter avec ces gens, se répéta Guerman, alors qu’il venait de trouver avec plaisir un modeste morceau de lièvre dans sa gamelle. « Mais qu’est-ce qui vous a décidé à délaisser votre village ? Avez-vous subi des agressions ? », finit par demander l’un des nouveaux-venus. Avec leur éloquence un peu rude, les villageois entreprirent alors de raconter leur histoire. Ce fut un récit collectif, avec des interruptions, des disputes, des interprétations contradictoires. Mais il permit aux auditeurs de mieux découvrir les liens qui unissaient ces étrangers manifestement très familiers les uns des autres, en même temps qu’ils écoutaient leurs aventures.

* * *

Lorsque les premiers-venus eurent fini de parler, la nuit était bien avancée et des sanglots réprimés s’entendaient çà-et-là autour du feu, dont l’intensité était allée décroissant. Guerman, affecté par ce récit, trouva aussi étonnant que pour ce groupe de fuyards comme pour le sien, leur présence en ce lieu ait eu pour origine la volonté d’une personne qui n’était pas en ce moment avec eux dans cette clairière ; ils étaient seuls au milieu d’une forêt nocturne censée les protéger, mais qu’il trouvait rien moins que menaçante alors, et aucune personnalité dominante n’était là pour leur donner la force.

Guerman, comme la plupart de ses amis, n’avait jamais eu l’occasion d’apprendre quelles étaient les difficultés propres aux habitants de la campagne. Il les comprit tout d’un coup ce soir-là en les écoutant.

Lorsqu’un corps est gagné par le froid glacial, c’est toujours par ses extrémités qu’il commence à s’éteindre. De la même manière, lorsque la civilisation entama son déclin, ce furent les campagnes d’abord qui souffrirent.

Dans le village de C..., que les premiers-venus avaient quitté, les difficultés étaient allées croissant depuis une bonne vingtaine d’années, alors que dans les grandes villes le déclin de ce modèle social avait bien plus tard donné l’impression d’une extinction soudaine. Il y eut d’abord la disparition des entreprises (le bois, la sidérurgie, qui avaient fait vivre jusqu’à la retraite la plupart des parents de ceux qui étaient là). Puis celle de services, la poste, les écoles de village, que les habitants laissèrent disparaître sans trop de regret d’abord. Puis il devint presque impossible de trouver un médecin ; l’un des villageois, terrassé par un AVC, était mort sur le chemin du dernier hôpital ouvert dans le département...

À C..., un certain Ernest avait observé ces évolutions avec l’œil curieux mais non surpris du philosophe. Certains l’avaient connu plus jeune ; il avait toujours été en rupture, avec la voie scolaire d’abord, qu’il abandonna vite. Puis ce fut le travail qu’il délaissa plus ou moins, prenant des emplois intérimaires lorsque sa situation devenait intenable. Cela, ses voisins fiers de ne pas être paresseux ne le lui pardonnaient pas. Il vivait dans la maison dont ses parents avaient hérité d’une tante, vieille fille décédée, et dès que les tâches domestiques lui laissaient du temps libre, il lisait on ne savait trop quoi ; Ernest vivait sans aucun crédit, mais très chichement, et cette seconde différence achevait de susciter la rancœur chez ses voisins pris dans la spirale consumériste.

Cependant, à ces excentricités s’opposait chez lui une étonnante capacité à s’attirer la sympathie des habitants du village. Sur ses choix de vie, Ernest demeurait silencieux ; il aimait recevoir malgré l’étroitesse de sa bourse et il était difficile de passer devant chez lui vers une certaine heure sans devoir s’arrêter pour boire un verre (étonnamment, malgré cette vérité connue de tous, certains avaient tendance à passer devant son portail précisément à l’heure où il guettait le compagnon d’apéritif). Enfin, Ernest était manuel, il avait un esprit très pratique, il était du genre à pousser à fond ses recherches lorsqu’il se lançait dans un projet et se trouvait pour cette raison très souvent consulté par ceux qui souhaitaient changer de chaudière, acheter ou vendre un bien. Autour de lui, une certaine vie de village, dont les téléviseurs prirent peut-être ombrage, se mit à renaître ; les moments collectifs, les petits services que chacun rendait aux autres selon ses capacités se multiplièrent. Et à mesure qu’ils gagnaient des savoir-faire et se libéraient de dépendances, ses voisins semblaient relever la tête.

Pour ces raisons, Ernest finit par être vu comme un original inoffensif, qui attirait finalement dans le hameau tous les suffrages. On lui pardonnait aussi ces petits moments déroutants où il commentait de manière lapidaire, par ce qui s’apparentait à des citations d’on ne savait quels intellectuels, certains propos de ses voisins. Ces discrètes critiques, généralement incomprises au moment où elles avaient été prononcées, ressurgirent étonnamment dans les esprits lorsque la situation de la quasi-totalité des villageois continua de se gâter.

Car bientôt la seule chose qui pouvait encore assimiler la région à un bassin d’emploi fut le sentiment qu’avait chacun de s’y noyer. Tous ou presque étaient au chômage, et leurs crédits n’allaient plus pouvoir être honorés. Attablés dans la salle- à-manger démodée d’Ernest, entourés de hideux meubles de grands-mères, ils confessaient leur honte à l’idée que leurs biens allaient bientôt leur être ôtés sous les yeux de leurs enfants et leur envie face au jeune homme que nulle saisie ne menaçait. Certains se mirent même en colère contre lui qui, pour n’avoir pas voulu connaître les bienfaits de cette société, ne souffrait pas désormais de leurs conséquences désastreuses.

Mais Ernest ne se montra pas aussi vil que la fourmi de la fable ; il ne se félicita pas du malheur de ses amis. La satisfaction qu’il afficha alors résultait bien plutôt du sentiment de voir franchie une étape depuis longtemps attendue. Il expliqua qu’ils ne devaient plus compter sur le miracle d’une nouvelle embauche et qu’ils ne rembourseraient jamais leurs crédits. Leurs pensions de chômage très vite ne leur seraient plus versées. Le seul moyen qu’ils avaient tous de survivre à la nouvelle ère qui s’ouvrait était de renforcer les liens qui les unissaient et de travailler à développer leur autonomie. Il fallait vendre tout ce qui pouvait l’être afin d’acheter les outils nécessaires et partager le reste (voitures, matériel) ; depuis plusieurs années, sous l’impulsion invisible d’Ernest, ils allaient dans ce sens en développant entre eux l’entraide. Il suffisait de pousser cette logique à son terme, quitte à ce que leur village finisse par ressembler à l’une de ces communautés dépassées et qui les avaient toujours révulsés. Devant la peur de certains face à cette vie rustique, il leur rétorqua ce qui allait devenir un leitmotiv parmi eux, une blague même qu’ils se répétaient pour imiter son ton parfois sentencieux :

« Si nous devions, dans l’époque qui succédera immédiatement à la nôtre, recourir à des idées qui semblent n’appartenir qu’au passé, cela ne signifierait pas que nous rebroussons chemin, mais plutôt que nous recommençons à avancer à partir d’un point que nous avions un temps abandonné. »

« Quant aux échéances, ajouta-t-il, ne vous inquiétez pas tant ; nous ne recevons plus de courrier qu’une fois par semaine, bientôt, il n’arrivera plus du tout ; le téléphone va suivre. Qui viendra vous demander des comptes si les assureurs eux- mêmes n’ont plus les moyens de payer leurs employés ? » Il y en eut alors pour lui dire que là, dehors, on ne serait peut-être pas d’accord avec son petit rêve ; les mots d’huissiers, d’inspecteurs, de policiers furent prononcés. Ernest répondit avec assurance que ce qui donnait du pouvoir à ces oiseaux de proie-là, c’était qu’on sentait que derrière le pauvre type qui venait nous demander des comptes, il y avait tout un ensemble d’institutions liées entre elles, lentes à s’ébranler mais d’une redoutable lourdeur, qu’elles pouvaient prendre ta maison, t’enfermer, te retirer la garde de tes enfants, et tout ça en te donnant le sentiment que cette chaîne de réactions administratives constituait un enchaînement naturel, implacable, d’événements. Mais au stade que la société avait atteint, la cohésion de cette organisation était en train de se déliter. Ernest voyait avec plaisir que les mailles se desserraient autour d’eux. Lui savait déjà que la situation continuerait d’empirer et que les métiers d’huissier et d’inspecteur feraient partie de l’histoire quelques mois plus tard...

Bien entendu, on ne le crut pas tout de suite mais certains le suivirent et les autres, réduits à l’inactivité par le chômage, finirent aussi par se retrousser les manches. Ils avaient tous reçu de nombreux coups de fil terriblement menaçants pour leur enjoindre de payer leurs mensualités, jusqu’à ce que leur ligne fût coupée. Ils ne sortaient désormais plus guère de leur village, qui leur semblait bien plus vaste qu’auparavant, sauf pour recourir aux services de voisins dont le savoir leur échappait encore et pour faire du troc. Ils étaient fiers d’eux et de leurs réalisations. Et cette impression d’être désormais hors-la-loi les grisait, ils se sentaient un peu comme des pirates, et cela sans même avoir eu à quitter leur foyer.

Paradoxalement, le seul vraiment préoccupé après que quelques mois eurent passé était Ernest. Il trouvait que leur hameau n’était pas assez isolé et craignait la venue d’hommes envieux et improductifs, intéressés par leurs récoltes et leur matériel, qui déjà manquaient partout ailleurs. Et la suite lui donna raison.

Un matin apparut sur la principale placette du village un gros fourgon civil conduit par des gendarmes. Ils étaient venus pour rappeler aux habitants qu’ils se mettaient hors de la loi en cessant de payer leurs crédits. Les intérêts montaient. S’ils n’avaient pas d’argent pour rembourser, les gendarmes allaient entrer dans les maisons pour emporter leurs biens.

« Mais ce n’est pas votre boulot, ça, c’est celui d’hommes de main. Qui vous paie maintenant ?, leur demanda l’un des villageois.
— Nous sommes les gardiens de la paix, dit l’un d’eux d’un air pompeux et peu convaincant.
— La paix ? Il y a des agressions partout, même à F..., et des morts. Et pour le camp de gitans qui a été attaqué, on dit qu’il y a eu plus de dix morts, vous avez fait quelque chose ? Non, vous préférez venir nous piller, profiter de notre travail comme des parasites. L’État pour lequel vous travailliez ne peut plus vous payer, qui alors ? Les patrons des banques ?
— Taisez-vous. Nous faisons respecter la loi ; ne croyez pas que vous allez lui échapper. Ce que vous faites...
— Sécession, l’interrompit Ernest.
— Quoi ?
— Sécession. Nous faisons sécession. Vous êtes sur un territoire étranger, qui refuse d’être gouverné plus longtemps par les lois qui sont ailleurs en vigueur. Et vous n’avez aucun pouvoir sur nous, ici.
— Il est fou celui-là... Bon ça suffit. Vous vous êtes laissés embarquer par cet olibrius, vous autres ; il est encore temps de vous mettre en accord avec la loi. Laissez-nous passer. » Mais pendant que les gendarmes se disputaient avec Ernest, les villageois s’étaient rassemblés devant la maison qu’ils avaient choisi de piller et s’opposèrent à ce qu’ils y pénètrent. Il y eut finalement de la cohue, les gendarmes durent reculer jusqu’à leur camion, qui fut bien chahuté et fit demi-tour sous les pierres lancées par les enfants. C’était une espèce de fête.

Tout le monde fut très satisfait de cet acte de rébellion, tout le monde sauf Ernest, qui continuait au milieu du festin organisé pour célébrer cette victoire de remuer la tête en disant que ces hommes étaient dangereux, qu’ils seraient bientôt prêts à employer des moyens de malfrats pour rapporter des richesses à leurs maîtres. On ne voulut pas l’entendre.

Les habitants de C... reprirent leur vie laborieuse et pleine de problèmes pratiques à résoudre. Ils oublièrent complètement la visite des gendarmes. Un mois après cette dernière, le fourgon qu’ils avaient conservé pour leur communauté revint en trombe au hameau. Quatre habitants, dont Ernest, s’étaient rendus à F... pour essayer de s’y procurer du matériel. Alors qu’ils discutaient avec un marchand dont le hangar était désormais aux trois-quarts vide, les trois gendarmes qui avaient été si mal reçus au village arrivèrent, en civil, avec le renfort de deux hommes aux faces de brutes. Une bagarre s’ensuivit et Ernest fut enlevé. Ses amis venaient chercher du renfort.

Il restait cinq véhicules à C..., les autres avaient été vendus dès les débuts de la nouvelle organisation que les habitants avaient élue... Les hommes s’y engouffrèrent et retournèrent à F... Lorsqu’ils fondirent sur le poste de gendarmerie, et se mirent à hurler pour qu’on libère leur ami, les trois gendarmes qu’ils connaissaient tous déjà montrèrent un embarras très suspect. Ils dirent que l’instruction suivait son cours et cette phrase sembla si cynique aux amis d’Ernest qu’ils ne purent plus se contenir. Ils brisèrent les vitres qui les séparaient des gendarmes et ceux-ci eurent à peine le temps de sortir leurs armes et de blesser l’un de leurs assaillants ; dans le plus grand embarras, les forcenés traversèrent une série de couloirs et découvrirent ce qu’était désormais le travail de ces agents de l’ordre, ils retrouvèrent les deux hommes aux faces de brutes auxquels Ernest avait été livré. L’interrogatoire avait tourné au lynchage et Ernest n’y avait pas survécu.

Les derniers-venus dans la clairière ne surent pas clairement comment les habitants de C... avaient réagi à la vision de leur plus grand ami ainsi torturé à mort. Ce passage de leurs aventures fut entrecoupé de silences douloureux et d’ellipses. Guerman devina aisément quel sort leur colère avait réservé aux cinq bourreaux.

Les villageois retournèrent précipitamment à leur hameau et, dans la nuit, ils rassemblèrent tous les objets qui leur semblaient les plus vitaux, quelques bêtes, du matériel, des vivres, dans des remorques qu’ils attelèrent à leurs voitures, et au moment de choisir une destination ils se souvinrent qu’Ernest leur avait soumis le projet de tout recommencer au milieu de cette forêt, la plus vaste de la région, la plus sûre d’après lui. Il avait tenté de convaincre ses camarades de s’y réfugier en leur montrant les plans qu’il avait échafaudés le soir, à la lumière de sa raison si pratique. Mais ils en avaient ri. Ses amis endeuillés n’eurent pas le temps de retrouver ses plans. Ils suivraient la direction qu’il leur avait indiquée et tenteraient d’être fidèles à ses projets, s’ils n’étaient pas arrêtés avant.

Ce fut ainsi que d’anciens citoyens naguère tout à fait adaptés à la vie contemporaine finirent par s’installer dans une clairière pour y bâtir d’humbles cabanes ainsi que cette halle, conçue comme un hommage aux idées de leur ami disparu. Ils avaient déjà tant accompli dans leur petit village, il leur fallait tout recommencer, et sans Ernest. Ils avaient peur, ne savaient pas trop comment s’organiser. Il n’avait jamais voulu être leur chef mais tous auraient quelque part préféré lui déléguer les décisions concernant leur communauté.

Les deux clans rassemblés sous la halle se souvinrent soudain à quel point il faisait froid, à quel point ils se trouvaient exposés. Tous ces fuyards qui venaient de se rencontrer se reconnurent à la rouge lueur du feu mourant dans une conscience commune de leur fragilité ; ils étaient en train de bâtir une halle aux piliers de pierre qui pourrait être là encore dans deux siècles, mais ils se croyaient traqués ; leur fuite dans les bois ne leur donnait rien d’autre qu’un sursis ; le monde de nouveau allait les saisir aux épaules et les ramener à eux ; et ce serait affreux.

« Nous voulons nous aussi réussir à vivre sans chef, commenta Guerman tardivement. Mais il est vrai que l’un des nôtres a une grande influence sur nos décisions, avoua-t-il non sans gêne. Il s’appelle Forceville, et il devrait nous rejoindre dans quelques jours avec trois autres compagnons. » Un silence suivit, interrompu seulement par l’intervention de l’un des villageois, rougeaud. « Il sait fabriquer un alambic ? » Les membres des deux communautés oublièrent un instant dans le rire général la gravité de leur situation. Puis il parut raisonnable à tous d’aller dormir.

* * *

Dès le lendemain matin, après une collation bien frugale, les derniers-venus se joignirent à leurs hôtes pour remplir diverses tâches. La très grande majorité d’entre eux aidèrent aux champs, mais ils avaient honte, ignorant comment manier les outils et montrant bien peu d’endurance à la tâche. Quelques-uns partirent avec les chasseurs ; ceux-là se montraient étourdis et bruyants, ils devaient régulièrement crier comme ils se perdaient, faisant fuir le gibier. D’autres restèrent un long moment inactifs, à observer la fabrication d’un bas-fourneau – les premiers-venus en avaient déjà construit un dans leur village et cet instrument, lorsqu’il serait maîtrisé, leur permettrait de produire une sorte de mortier rudimentaire, car il pleuvait beaucoup en ce début de printemps et l’une de leurs priorités était de construire un grenier bien étanche pour toutes les graines et denrées menacées de putréfaction. Ces badauds durent toutefois se résigner à partir défricher avec les autres la terre environnante, car ils sentirent bientôt sur eux des regards impatientés devant leurs bras ballants.

Comme Guerman s’y attendait, l’adaptation de certains de ses camarades à la vie dans le camp n’allait pas de soi : tous étaient épuisés, mais quand certains voyaient dans cette épreuve un défi intéressant, d’autres geignaient, décidément inadaptés au travail manuel. Et la rudesse avec laquelle ils se voyaient traiter par quelques-uns de leurs nouveaux professeurs les rendait plus gauches et fainéants qu’ils ne l’étaient déjà. Mais une bonne partie de ces citadins fraîchement convertis à la vie dans les bois s’endurcit assez vite ; ils étaient soutenus dans leur apprentissage technique par cette curiosité qu’ils avaient longtemps assouvie dans les livres ; pour ces personnes-là, la satisfaction d’obtenir assez vite des résultats concrets à leur activité compensait largement la subtilité moindre des travaux manuels, comparés à leurs anciennes recherches livresques.

Guerman ne fut guère surpris après six jours par l’annonce de huit de ses compagnons, qui l’informèrent de leur intention de quitter le camp pour retourner à la ville. Pour la forme, il tenta avec d’autres de les avertir du peu de chances qu’ils avaient de survivre aux conditions d’existence que la ville offrirait bientôt, mais ils lui rétorquèrent que la ville dispensait encore un certain confort, de l’électricité, qui leur manquaient décidément trop ici ; comme des sirènes, les objets de leur ancienne vie les rappelaient à distance. Si la ville devait sombrer dans le vandalisme et les émeutes, ils périraient avec elle. Les premiers-venus pour leur part ne virent pas d’un mauvais œil le départ des travailleurs les plus inutiles parmi ceux que le hasard avait menés là quelques jours auparavant ; leurs adieux furent donc plutôt froids, mais ils n’eurent pas l’égoïsme de s’opposer au partage des vivres entre ceux qui restaient et ceux qui repartaient.

Quatre jours après le départ de ces huit compagnons, tout le monde s’était remis à la tâche, quand à la fin de la matinée un événement déroutant survint : un fugace éclair blanc emplit tout le paysage une fraction de seconde, aveuglant les pionniers. Bientôt suivit un sourd vrombissement qui ne cessa qu’au bout de longues minutes. Ils sentirent un bourdonnement dans leurs oreilles, qui ne diminua qu’après plusieurs heures. Leurs yeux comme leur gorge étaient secs. La terreur les saisit.

Que se passait-il hors de la forêt ? Les travailleurs échangeaient des hypothèses, inquiets, mais tous songeaient à la centrale nucléaire située à une quarantaine de kilomètres de leur camp. Ils se félicitaient souvent de ne plus être reliés au reste du monde par les informations, mais en cet instant ils auraient souhaité recevoir des nouvelles de cet événement ; cependant, à quoi aurait donc servi de retourner près du site de la centrale, pour prendre le risque de s’exposer aux radiations ? Les habitants du camp, soucieux, décidèrent malgré tout de persévérer dans leur résolution : ils verraient leur village sortir de terre et tourneraient sans regrets le dos aux malheurs qui pleuvaient sur l’ancienne société, celle qui devait disparaître. Ils avaient peur de se trouver trop près d’elle pour échapper aux émanations mortelles de son cadavre et jetaient des regards inquiets vers le ciel en direction de la centrale ; mais leur tentative leur semblait la meilleure, la plus digne, même s’ils devaient mourir des radiations avant d’avoir vu leur camp se transformer en village.

Ils auraient juste pour la plupart souhaité la présence d’un guide, d’une personne capable d’anticiper les problèmes que leur vie dans les bois leur poserait et de leur proposer les solutions qui leur permettraient de survivre. Sans chefs, hors du monde de services qu’ils venaient de quitter, ils redécouvraient la crainte de l’hiver, de la sécheresse, d’une trop intense saison de pluie ; certains se surprenaient en adressant mentalement des prières à quelque Être indéterminé – la Nature, le Destin ? – afin qu’il se montre clément avec les humbles paysans qu’ils étaient devenus. Beaucoup parmi les derniers arrivés attendaient donc avec impatience, avec inquiétude même l’arrivée de Jules Forceville. Mais la surprise fut grande lorsque, huit jours après le départ des compagnons insatisfaits par la vie dans le camp, ces derniers réapparurent dans la clairière, accompagnés de trois des retardataires qui devaient accompagner Forceville ; Forceville lui-même manquait une fois de plus. Sa compagne avait pourtant suivi. Cependant, l’énigme de son absence était ramenée au second plan par l’air hagard et l’aspect loqueteux des arrivants ; la terreur contenue dans leur regard faisait craindre la folie : ils avaient vu l’accident. Ils avaient assisté à la catastrophe, ils avaient contemplé dans la plus grande détresse le toit d’un des bâtiments ombragés par les cheminées nucléaires disparaître dans le ciel, avant qu’un éclair blanc n’aveugle chacun ; des volutes de fumée toxique s’étaient élevées et s’étaient répandues tout autour de leur voiture, ils avaient crû étouffer, avaient quitté la chaussée pour rejoindre une ancienne route. Était-ce un accident ou bien une attaque ? Les différents témoins ne parvenaient pas à se mettre d’accord ; l’un d’eux prétendait avoir vu un missile s’abattre sur le bâtiment, tandis que les autres attribuaient la catastrophe aux grévistes qui s’étaient emparés des locaux depuis plusieurs semaines, si l’on se fiait aux rumeurs récentes.

« Mais dans quelle direction soufflait la fumée ? finirent par demander, inquiets, les habitants du camp.
— Dans celle de la ville, nous n’avions pas encore atteint la centrale quand l’accident s’est produit. Vous avez évité les radiations les plus néfastes, mais le vent tournera, et nous serons exposés quand même en restant ici. »

Qu’allaient-ils donc faire ? Quitter la forêt dans la direction opposée à celle qu’ils avaient empruntée pour parvenir en ce lieu ? Mais quels brigands, quels accidents les attendaient à l’orée de la forêt ?

« Alors on sait déjà de quoi on crèvera tous, conclut l’un des anciens ruraux.
— Mais que devons-nous faire alors ? demanda un autre. En restant là, nos tumeurs grossiront plus vite que nos légumes !
— Non, répliqua Guerman après réflexion, on aura sûrement le temps encore de voir quelques récoltes et de mourir entre quatre murs, et c’est ce qu’on voulait. Si personne ne vient nous chercher, nos enfants auront moins à souffrir de toute cette pollution, et leurs enfants moins encore. C’est le maximum de bonheur que l’on peut encore trouver à notre époque... Il faut rester. »

Ce maigre espoir que le citadin exprimait, mais plus encore la fatigue à l’idée de devoir repartir sur les routes, décida la petite communauté à demeurer là. Les graines venaient d’être semées dans la terre fraîchement retournée, fallait-il les laisser germer sans qu’un habitant n’accomplisse le devoir de récolter les fruits ? Non, ils traiteraient ces dernières émanations de la société technologique par le mépris, le même mépris que celui avec lequel ils avaient accueilli ses précédentes productions.

Mais Guerman éprouva vite des scrupules pour avoir ainsi convaincu ses compagnons de demeurer là. Avait-il eu raison d’inviter toutes ces personnes à demeurer exposées aux radiations et de ne pas les avoir au contraire exhortées à chercher un meilleur refuge ? Bien sûr, chacun était libre de demeurer ou de partir, mais son discours en faveur du maintien du camp le rendrait quelque part responsable des maux qui pleuvraient sur ses compagnons d’infortune à l’avenir. Pourquoi Forceville n’était-il pas là pour leur insuffler sa résolution sans failles ? Qu’était-il donc devenu ?

Les rescapés de la catastrophe, après les nouvelles alarmantes qu’ils avaient transmises, montrèrent des signes d’épuisement tels qu’on les porta jusque sous la halle pour les déshabiller, les laver et tenter de faire baisser leur fièvre. Tout ce qu’ils portaient sur eux fut brûlé.

Il faisait nuit depuis longtemps lorsque Guerman s’approcha de la couche de la compagne de Forceville, qui semblait endormie. Mais ce fut comme si la confusion qui envahissait son esprit avait sorti de son sommeil la jeune femme, pourtant harassée ; elle s’éveilla pour lui prendre la main lorsqu’elle l’eut reconnu. Ils restèrent un moment silencieux, faiblement illuminés par le feu, au milieu des bruits de ronflements. Ils conversèrent en chuchotant pour n’éveiller personne.

« Karima, où est Forceville ? » Elle parut gênée. « Il a changé d’avis. » Guerman doutait de la sincérité de Forceville depuis qu’il s’était éloigné de lui, il n’aurait pas dû se montrer surpris par cette révélation. Cependant, sa colère contenue put enfin exploser en cet instant, et plusieurs grognements s’élevèrent alors parmi les dormeurs alentour quand il cria :

« Comment ! Mais c’est à cause de lui que nous sommes là ! » La jeune femme semblait cependant décidée à prendre la défense de son ancien compagnon.

« Il ne t’a pas forcé à venir ici ; il n’a jamais pris les décisions pour nous ; nous avions le choix.
— Oh ! Tu as bien la voix de ton maître ! Je l’ai suffisamment entendue pour ne plus la supporter ni dans sa bouche, ni dans celle de ses disciples. Tu sais bien comment il s’y prend pour faire en sorte que l’on croie décider librement de nos actes tout en suivant immanquablement sa volonté.
— Il avait plus de charisme que toi, voilà tout !
— Je n’aurais jamais voulu de sa place, et je ferais tout pour ne pas la prendre, maintenant qu’il nous a trahis !
— Il ne nous a pas trahis, il a juste modifié ses plans ! Pour nous protéger ! » Devant le sourire sarcastique de Guerman, Karima voulut justifier l’absent devant lui. « Tu sais que son frère a rejoint la milice depuis plusieurs mois et tu sais comment Jules lui avait tourné le dos pour cette raison. Eh bien, voilà quelques semaines, il a commencé à le revoir, et même à se rendre aux réunions de la milice... » L’indignation de Guerman retrouvait plus de vigueur en cet instant. La milice était une organisation extrêmement hiérarchisée, sur le modèle de l’armée, qui souhaitait s’imposer dans la ville par les armes et par des actions pacificatrices propres à forcer l’obéissance de la population la plus lâche et désespérée ; elle était l’opposé exact des idéaux qui avaient rassemblé Forceville et ses compagnons. Guerman avait crû être le plus proche ami de Forceville, pourtant jamais ce dernier ne s’était confié auprès de lui sur ce dessein révoltant.

« ... Ne te vexe pas, reprit Karima en l’observant, il ne voulait pas même m’en parler, mais je l’ai surpris en train de pénétrer dans leur bâtiment. Il m’a expliqué sa démarche. Il disait que son frère lui avait proposé un poste assez élevé dans leur organisation, qu’il fallait l’intégrer dès maintenant, car les premiers arrivés seraient les supérieurs de nombreux soldats quand la milice se développerait pour de bon. Mais c’est à nous qu’il pensait en agissant ainsi : il me répétait que le seul moyen de ne pas être inquiétés une fois que nous serions réfugiés dans la forêt était que l’un d’entre nous intègre le commandement d’une milice ou d’un gang important, afin de repousser les attaques de nos éventuels agresseurs...
— Mais c’est ridicule, que leur importent les projets de vingt illuminés à deux cents kilomètres de T... ?
— Il faut y croire !... Je m’explique mal, mais quand il m’a parlé, il m’a convaincue. Il devait faire ainsi pour nous donner une chance de survivre au milieu de toutes ces violences.
— Cela n’a aucun sens, il a senti le vent tourner, voilà tout ; en fait, je l’ai déjà vu dans le passé du jour au lendemain changer de discours comme de façon d’être sans jamais perdre de son aplomb... Même toi, il a préféré t’éloigner de sa nouvelle carrière. Une Karima pour compagne d’un haut dignitaire de la milice, cela aurait fait tache ! » Cette fois, ce fut Karima qui ne put contenir sa colère devant ce soupçon, elle traita son ami de jaloux, de médiocre et lui déclara que ses sentiments comme ses idées étaient trop bas pour lui permettre de comprendre les vues de Jules. Guerman avait bien deviné cependant pourquoi Forceville avait préféré se débarrasser de sa compagne. Maintenant qu’il était sûr de la désaffection de son ancien mentor, il ne souhaitait plus débattre avec cette amie pour laquelle il n’éprouvait que pitié. Au fond, il lui était arrivé la même chose. Mais la jeune femme ne survivrait peut-être pas assez longtemps pour oublier Forceville après l’accident dont elle venait d’être victime. En hochant la tête, Guerman s’éloigna dans l’ombre pour rompre la dispute.

* * *

Le jour qui suivit le récit par les rescapés de l’accident nucléaire à quelques dizaines de kilomètres du camp, Guerman se leva tôt, sans vraiment s’être couché ; il regardait l’aube blême et pestait contre la rosée qui refroidissait ses membres, tout en se demandant si l’air qu’il respirait en ce moment même ferait germer d’affreuses tumeurs dans son corps. Peut-être Forceville mènerait-il des miliciens pour piller leur camp (bien que pour l’instant, il n’y eût guère à voler) ; peut-être la pluie qui semblait ne pas vouloir s’arrêter ferait-elle pourrir leurs réserves et même les graines déjà semées, les menant immanquablement à la famine ?

L’un des premiers-venus, Fabien, s’approcha bientôt de lui après avoir soulagé sa vessie un peu plus loin. Était-ce un homme doté d’un indéfectible optimisme ou juste un inconscient ? Il parvenait à voir du bien dans la situation qui attendait tous les membres du camp.

« Au moins on est sûrs que plus personne voudra venir avant un long moment ; y a presque aucun village de notre côté de la centrale, et, de l’autre, plus personne osera s’approcher ! À tous les coups, on est tranquilles pour quelques dizaines d’années !
— Je ne suis pas sûr qu’on survive jusque-là...
— Ouais, c’est sûr que si on reste à discuter jusqu’à midi, on a pas beaucoup de chances de s’en tirer ! »

Et l’homme partit avec son matériel de chasse. Guerman décida de le suivre.

* * *

Les trois survivants à la catastrophe ne se relevaient pas de leurs douleurs, bien au contraire. Ils perdirent leurs cheveux, fondirent. Ils vomissaient tout ce que l’on essayait de leur faire manger, comme si les radiations continuaient à les emplir, jusqu’à en étouffer.

Un soir, les habitants joyeux se rassemblèrent sans en avoir eu l’intention et se mirent agréablement à bavarder ; c’était après une journée où tout dans la vie du camp leur avait donné satisfaction ; leur corps était détendu par une saine fatigue ; parce qu’ils voyaient pour la première fois que leur survie dans ces bois devenait tout à fait imaginable, leurs inquiétudes se relâchaient. La température se maintenait pour la première fois à une hauteur très agréable après le coucher du soleil ; de l’intérieur de leur maison, les malades les entendirent bavarder et rire. Karima put se hisser hors de sa couche et apparaître au milieu des valides, qui se sentirent soudain bien coupables ; la mourante les rappelait à l’irrésistible égoïsme des valides. Debout, amaigrie et échevelée, elle fit une impression terrible. Avec sévérité, Karima embrassa du regard tous les habitants présents, s’arrêta finalement sur Guerman, et dit :

« Vous croyez vous en tirer parce que vous avez vu quelques graines germer, parce que vous jouez aux chasseurs ? Mais vous ne sentez pas la mort entrer par la bouche, par vos pores ? Arrêtez de remuer ainsi pour rien. Vous bâtissez des maisons solides mais bientôt il n’y aura plus un être vivant ici pour les habiter... Vous croyez réussir à survivre, à vous organiser avec vos pauvres lumières ? Vous êtes des ingrats, c’est grâce à lui que vous êtes ici, ne l’oubliez pas, vous n’avez pas le droit de vous en sortir ! Vous n’avez pas le droit. »

Guerman la saisit alors qu’elle allait tomber, doucement, non sans ressentir cette légère répulsion qui saisit le valide lorsqu’il touche un malade. Elle tenta de le frapper en le traitant de traître, d’usurpateur, mais il sentit à peine ses poings sur sa poitrine. Il la recoucha et revint parmi les autres. Personne n’avait plus le cœur à rire, à se montrer confiant face à l’avenir. Elle leur avait rappelé qu’on ne se débarrassait pas si facilement de son passé.

* * *

Bientôt, on ne parla plus de ceux de la ville, de ceux de la campagne, ni de premiers ou de derniers-venus. Rien ou presque n’avait été entrepris lorsque Guerman et ses proches avaient pénétré dans le camp. Ils s’étaient intégrés très tôt et vécurent les mêmes épreuves que leurs prédécesseurs en ce lieu. Après les semailles, et lorsque les habitants de la petite colonie purent commencer la construction de leurs premières maisons, que l’on érigea autour du grand conifère, il fut décidé que les anciens villageois et les anciens citadins ne devraient en aucun cas demeurer séparés. La subdivision de l’Onde en quartiers n’eut donc pas pour origine une séparation de ces deux anciens groupes, laquelle aurait pu générer des conflits. La familiarité grandit entre tous les pionniers le premier hiver qu’ils durent endurer, puisque seules sept maisons avaient alors pu être bâties et que soixante personnes devaient y trouver refuge. Les bêtes permirent de suppléer à la rareté du gibier, même si l’on dut abattre les deux vaches et le taureau, qu’il aurait été impossible de nourrir. On parvint à conserver moutons et brebis, et la volaille augmenta considérablement, les œufs permettant de se consoler de la quasi-absence de viande.

Le camp devint lentement un village, donnant à ses habitants l’impression que leur communauté progressait vers l’autonomie, et même vers un très modeste confort. Les premiers maux apparurent, les maladies et les blessures, mais l’effet de ces tristes événements sur le moral des habitants les surprit, car ils éprouvaient dans ces circonstances comme une espèce de libération. Les futurs Ondins découvraient l’expérience noble et harassante de la responsabilité ; dans cette forêt, personne ne viendrait les prendre en charge. Leurs réussites comme leurs erreurs leur appartenaient.

Pendant quelques semaines après l’accident nucléaire, on voyait souvent un travailleur appeler soudain ses voisins au silence, sûr d’avoir entendu une autre explosion au loin. Tous regardaient par-dessus la cime des arbres, absorbés par l’attente d’une preuve que l’autre monde existait encore, mais rien ne résonnait. On se remettait à la tâche. L’idée que le village en construction était peut-être chaque jour exposé à des radiations aurait même fini par échapper à l’esprit des habitants trop occupés à prendre en main leur existence, si la dégénérescence rapide des trois anciens citadins ayant assisté à l’accident nucléaire n’avait été chaque jour visible. Pester contre une épidémie de grippe, personne n’y aurait songé ici, malgré le danger que cela représentait, mais ce rappel quotidien du fait qu’on n’échappait pas si aisément à la civilisation technologique et à ses maux faisait secrètement rager toutes ces femmes et ces hommes qui avaient engagé un choix de vie courageux. Et ils craignaient de transmettre un peu du poison qui devait pénétrer en eux chaque jour à leurs enfants à naître. Pour tout dire, malgré les soins attentionnés qu’on prodigua aux rescapés de l’accident nucléaire, tout le monde fut soulagé de ne plus voir ces trois vivants et sinistres rappels du fait que le monde contemporain n’en avait pas tout à fait fini avec eux.

Un matin de juillet, Guerman, toujours plus pensif et tourmenté que ses voisins, alla marcher dans les champs qui entouraient désormais le cercle des habitations. Ses angoisses lui laissaient quelques moments de répit cependant, surtout dans les journées où son corps était le plus sollicité, où il était le moins seul aussi. Mais bien souvent, il peinait à rester attentif à ce qui l’entourait immédiatement, malgré la beauté de la forêt et la valeur de leurs réalisations.

Il pleuvait, comme souvent ces dernières semaines. Peut-être les hommes et leurs poisons, loin, là-bas, dans le monde qu’ils avaient quitté, avaient-ils détraqué le temps ? Il traversa la partie de leurs cultures où poussaient des pommes de terre. Il faisait encore sombre ; sortant enfin des rêveries funestes que sa nature inquiète lui suggérait, il crut apercevoir quelque chose sur les feuilles de tous ces plants. Il se pencha. De larges taches noires s’étendaient, semblant menacer comme autant de tumeurs leur vigueur. Les feuilles déjà, étaient recroquevillées. Il creusa la terre. Les pommes de terre, que l’on prévoyait de récolter dans moins d’une semaine, étaient aussi, jusque dans leur chair, gagnées par ce mal noir. Il traversa le champ de part en part, creusa, extirpa plusieurs tubercules. Ils étaient tous bons à jeter. C’était une catastrophe pour la communauté, qui comptait sur cette récolte pour emplir des ventres plus ou moins affamés depuis que les réserves avaient été épuisées. Comment allait-il le leur annoncer ?

Guerman se releva. Il se détourna de ce triste spectacle et regarda au loin, vers la forêt qui à cet instant semblait lui dire qu’elle ne les voulait pas. Il était partagé sur leurs chances de réussite : il avait eu de belles surprises parfois quant à la générosité de ses voisins et à leur esprit communautaire, mais il avait aussi assisté à de violentes disputes, à la résurgence d’instincts égoïstes et avait à chaque fois alors pensé aux imprécations de Karima, qui pesaient encore sur son esprit. Il allait falloir continuer à se serrer la ceinture... Mais à quoi servait-il qu’il se précipitât ? Les pommes de terre n’en seraient ni pires ni meilleures. Il alla un peu marcher dans la forêt.

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