L’onde

Arcadio Wang

paru dans lundimatin#285, le 26 avril 2021

L’Onde est une cité née lors de l’extinction de notre monde et les huit nouvelles qui seront ici publiées racontent les mille ans de son histoire et les menaces qui pèsent sur son modèle égalitaire. Vous retrouverez les Ondins et leurs aventures tous les quinze jours [1].

Illustration : Majorminuit
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Fondation + 550

La tyrannie des confiseurs

1. La vie d’Eugène Kwilu, Ondin insatisfait.

Le destin obscur auquel la vie en commune vous condamne vous paraît-il comme une insulte chaque jour réitérée à vos talents ? Sachez que vous avez été distingué.

Le Pensionnat, vers l’Intérieur, tous les soirs à trois heures.

Eugène Kwilu observait la carte qu’il avait piétinée sous le pas de sa porte avant d’y prendre garde, alors qu’il rentrait de la grande moisson. La semaine passée dans les champs avec les autres membres de son quartier représentait chaque année un supplice pour lui. On venait le réveiller le matin à cinq heures – l’ayant vu arriver plusieurs fois sur son lieu de travail avec des heures de retard, ses voisins hilares ne manquaient plus chaque matin de fracasser sa porte avec leurs poings en l’appelant. La vie sur l’Onde pouvait en effet devenir un petit enfer de chaque jour pour ces esprits que leurs voisins qualifiaient de chagrins.

Le soleil allait se coucher dans peu de temps, Eugène était couvert de petites écorchures et de brins cassés qui traversaient sa chemise, l’irritant, le grattant. Il était de fort mauvaise humeur. « Le destin obscur auquel la vie en commune vous condamne... » Voilà une formule qu’aucun de ses voisins n’aurait pu employer, pensait-il en relisant une fois de plus la carte de beau papier épais, couleur crème, qu’il avait hélas souillée en marchant dessus. « Vous avez été distingué », se répétait-il, n’osant y croire car il redoutait encore une cruelle plaisanterie. En outre, qui aurait commis la folie de se promener seul dans l’Intérieur ?

Il dissimula immédiatement le petit rectangle de papier en entendant les pas de sa femme fouler l’escalier. Elle découvrit sans intérêt que son mari était de retour et ne le regarda pas, mais passa en demandant :« Eh bien, pourquoi restes-tu dans l’entrée ? », avant de se rendre dans la cuisine. Il se dirigea vers son bureau, dont il ferma la porte. Cette pièce d’abord destinée à des enfants n’avait trouvé nulle utilité... Il avait alors insisté malgré les moqueries de sa femme pour la convertir en bureau, où il méditait divers projets (qui n’intéressaient personne sur l’Onde) et surtout échappait à la présence de sa femme. Cependant, quelques semaines auparavant, il avait eu la surprise de découvrir qu’on lui avait volé des plans. Il avait soupçonné quelque geste vexatoire de son épouse, mais il ne lui en avait pas parlé, se contentant d’installer une serrure sur l’un des tiroirs de son bureau. Il s’assit sur son fauteuil et reprit la carte entre ses mains, la relisant tout en extirpant de la crasse incrustée sous son ongle avec les angles du bout de carton.

*

Il n’y alla pas le soir-même, ni même le lendemain. Mais il finit tout de même par s’y rendre. C’était la nuit qu’il détestait le plus dans l’année, celle de la fête des Moissons, célébrée entre les arbres de l’exploitation forestière, à quelques centaines de mètres de sa commune, et dont le seul mérite était de mettre fin à la corvée à laquelle on l’avait astreint pendant une semaine ; chaque année, sa femme le forçait à se placer au beau milieu de la tablée des plus gros buveurs, des êtres les plus grossiers : « J’aimerais pour une fois me trouver en joyeuse compagnie », sifflait-elle avant de le laisser pour aller danser. Les rires brutaux et les moqueries de ses voisins à son égard redoublaient entre deux chansons paillardes, et il supportait plutôt mal ce déploiement de gaieté, même après s’être réfugié dans le coin le plus obscur de la tablée, vidant de nombreux flacons et regardant sa femme s’égayer avec tous ces crétins qu’elle aurait souhaité avoir plutôt que lui comme époux.

En cette soirée, il avait comme chaque année pris la résolution de boire jusqu’à ce qu’il ne fût plus capable d’entendre un autre couplet de la version grivoise de la légende d’Esther et Gabriel – un gros homme rouge, aux moues mi-enfantines, mi-concupiscentes, racontait justement alors comment Esther, trop impatiente de se trouver un mari, faisait construire un rez-de-chaussée grand comme un cabinet de toilettes par son prétendant Tristram, afin de précipiter sa nuit de noces :

Il fallut trois heur’ aux manœuvres,
Mais déjà Esther se désoeuvre.
Et avant mêm’ – le mur monté –

Qu’on pose la porte d’entrée,
Que les fenêtres soient scellées,
Elle saisit comme une pieuvre
Son Tristram, vantant son chef-d’œuvre

Et court s’enfermer avec lui
Sans attendre qu’on pose l’huis ;
Et les parents de s’éloigner.
Mais ils voient les pieds des mariés
Dépassant d’la porte d’entrée.
Déjà épuisé, le mari
Supplie son rival dans un cri :

Et tout le public alors d’entonner le refrain :

Gabriel, reviens !
Gabriel, reviens !

Les couplets s’enchaînaient encore et encore, et à chaque répétition du refrain, Eugène versait plus de vin dans sa coupe. C’était un homme amer, depuis longtemps déjà. Il n’avait jamais voulu partager le sort des autres habitants ; il désirait certes rester parmi eux (il ne s’imaginait pas un instant mener la vie d’ermite), mais il avait toujours estimé qu’il méritait une place plus éminente au sein de sa communauté. Il avait des idées. C’était un organisateur. Ces projets, il avait tenté voilà quelques années de les partager avec ses voisins, notamment pendant les travaux agricoles annuels : alors que les autres se contentaient de faire leur besogne, telles de patientes bêtes de somme, lui avait voulu repenser tout le déroulement de leur travail pour le rendre plus efficace. Abandonnant sa tâche, il passait d’un côté à l’autre du champ, s’arrêtait pour avoir une vue plus générale de la zone et méditait à une division des tâches générant plus d’efficacité, prenant un air important.

« Ho ! C’est pas quelqu’un d’autre qui va la porter pour toi, ta faux !
— Mais, je réfléchissais. Si vous ...
— « Si nous, si nous ! » Toi aussi, tu es avec nous, alors va ramasser ta faux ! »
Et à chaque fois qu’Eugène s’arrêtait dans sa besogne, pour méditer, ce qui à vrai dire arrivait très souvent, il trouvait quelqu’un pour le ramener à sa tâche en le rudoyant. Conforté dans sa certitude d’être plus intelligent que les autres membres de sa communauté (Eugène était effectivement plus intelligent que la normale, mais sa forme d’intelligence était à peu près inutile dans ce monde), il considérait que sa détestation du travail physique s’expliquait par sa vocation à organiser l’activité de sa communauté, mais ses voisins lui reprochaient tout le contraire : c’était sa paresse qui l’avait mené à s’improviser grand organisateur. Ils se justifiaient en lui affirmant que les plus grands artistes – car il y avait eu quelques grands musiciens et sculpteurs, et surtout plusieurs génies poétiques sur l’Onde – étaient aussi connus pour se montrer braves au travail ; le talent d’un homme ne s’épanouissait-il pas seulement après un long et patient labeur ? Les humiliations avaient été nombreuses pour ramener Eugène à une condition qu’il estimait trop basse, et il n’avait jusqu’alors réussi à se distinguer parmi les siens que comme souffre-douleur. En réalité, ses voisins défendaient ainsi de manière instinctive leur volonté héréditaire de ne pas voir un homme se hisser au-dessus de leur condition.

Le huitième refrain de la chanson à boire remplissait parfaitement son office en ce qui concernait Eugène, puisqu’il était tout à fait saoul quand on entama le neuvième couplet ; ce fut alors qu’il sentit dans sa poche le bout de carton écorné, qu’il ressortit : « … Vers l’Intérieur, à trois heures ». Quelle heure pouvait-il bien être ? Le soleil devait s’être couché quatre heures auparavant. Dans ce petit coin d’ombre qu’il s’était trouvé sur la tablée, pendant que ses voisins dansaient, Eugène restait hébété devant le carton d’invitation. Il finit par se lever et revenir vers son quartier à travers les champs moissonnés, dans le noir.

Il se tenait maintenant sur une placette peu éloignée de sa maison. Il vit une silhouette sortir précipitamment par la fenêtre de la maison d’un de ses voisins, un sac plein d’objets bruyants jeté sur son épaule, avant de disparaître dans un trou ; le soir de la fête des moissons, les voleurs des quartiers intérieurs s’en donnaient à cœur joie. Les Communaux battraient ce brigand s’ils le capturaient, mais ils ne se formaliseraient guère sinon lorsqu’ils découvriraient que leur modeste vaisselle ou quelque sculpture en bois avait été emportée, et penseraient presque que c’était dans l’ordre des choses. Eugène aurait pu tout de même aller avertir son voisin, mais il se détourna avec indifférence de cette scène de larcin pour se concentrer de nouveau sur l’un des accès menant à l’Intérieur. L’air frais qui s’engouffrait entre les façades en cette heure tardive le tirait un peu de sa torpeur ; il restait immobile, résistant encore à l’attraction que ce lieu à la fois si proche et si mystérieux exerçait pour son esprit insatisfait de la vie en commune. Son pas résonna fort sur les pavés quand il entreprit d’avancer.

Il avait franchi la limite, remontant deux générations de constructions antérieures à celles de ses contemporains, et il redécouvrait en évoluant le plus prudemment qu’il le pouvait dans ces lieux des façades qu’il avait connues dans son enfance ; l’une d’elles l’arrêta ; il se souvenait de celui qui habitait jadis cette maison, un vieux garçon qui avait longtemps vécu avec son père ; les deux hommes avaient disparu l’un après l’autre, à quelques années d’intervalle. Enfant, il venait avec ses camarades se moquer de cet habitant si singulier de son quartier, qui ne voulait pas vivre comme les autres ; les garnements peignaient des dessins puérils sur sa façade ou lui criaient à travers la fenêtre quelque insulte avant de détaler ; le vieil homme l’avait même surpris une fois et lui avait fait la plus grande peur de sa vie. Ce soir, quelques dizaines d’années avaient passé ; il devait avoir l’âge de ce voisin quand il avait disparu, et il s’apprêtait à imiter ce marginal qu’il méprisait tant dans son enfance, trop désireux alors de devenir un Communal comme les autres. Eugène continuait de méditer cela en observant les dégradations que le temps avait faites à cet édifice.

Ce fut alors qu’on se saisit de lui par derrière pour refermer un sac autour de sa tête et lier ses bras derrière son dos. Il se débattit. Eugène, tandis qu’on l’emportait, tentait de pousser des hurlements, mais une main, fermement appuyée contre le morceau d’étoffe grossière et irritante qui l’empêchait de voir, les étouffait.

2. Merveilles du Pensionnat.

« Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent leur donner […] Le danger est dans l’homme que cette civilisation s’efforce en ce moment de former. »

Lewis Mumford

Il existait une zone dans l’Intérieur qu’aucun vieux vagabond ni aucun malfrat n’osait arpenter. Bien que nul habitant de l’Intérieur n’eût songé à établir un plan pour mieux comprendre cette cité dans la cité où quelques milliers de marginaux vivaient, on avait tôt remarqué que dans ce lieu, l’agencement des rues et des maisons changeait régulièrement, aussi singulier que cela puisse paraître. Des murailles s’élevaient là où une rue permettait auparavant de progresser dans cet ancien quartier. D’autres axes apparaissaient soudain. Pour une raison obscure, la faune de l’Intérieur nommait ce lieu que l’on n’approchait plus Le Marais – il n’y avait jamais eu de zone marécageuse dans la forêt de l’Onde.

Eugène fut tiré de l’obscurité du sac dans lequel on l’avait enfermé après avoir franchi l’une des entrées secrètes du Pensionnat. Il se retrouva dans une maison abandonnée, piétinant du verre et des débris ; il fallait éviter les quelques trous dans le plancher que les deux acolytes lui indiquaient, alors qu’il n’avait pas encore tout à fait recouvré la vue. Les deux hommes qu’il accompagnait étaient vêtus d’un costume qui l’aurait fait éclater de rire dans une autre circonstance : une sorte de maillot extensible qui collait à leur corps depuis leurs chevilles jusqu’à leur tête, serrée dans une capuche comprimant leur visage. Ainsi vêtus, ils semblaient débarquer d’une autre planète ; mais leur mine extrêmement sérieuse en ce moment laissait supposer une totale incapacité à rire de leur accoutrement.

Ils traversèrent cette masure et l’abandonnèrent en chevauchant une fenêtre, qui les fit accéder à une ruelle un peu inclinée. À partir de cet instant, et pour plusieurs mois, Eugène aurait régulièrement l’impression d’être plongé dans un songe tant l’étrangeté du monde qu’il était en train de fouler lui ferait une impression forte.

Il ne savait plus trop si la faible lumière qu’il voyait était celle du petit matin ou si le soir s’installait dans la cité, mais les ombres s’étaient lovées dans cette étroite ligne pavée entre deux rangées de façades. Il vit que des immeubles avaient été restaurés, et ils présentaient des surfaces tristes mais très lisses et propres ; chose étonnante, leurs fenêtres avaient toutes été murées ; il ne distinguait pas même une porte permettant de pénétrer dans ces constructions. Il semblait que toutes les anciennes maisons indépendantes de ce quartier avaient été soudées les unes aux autres par une volonté démesurée, afin de constituer un seul long bâtiment. Une forteresse se dissimulait dans les quartiers délabrés de l’Intérieur.

Dans la ruelle, un homme seul demeurait. Il portait un étrange costume intégral orange, au dos duquel un sigle avait été cousu. L’homme balayait. Eugène, tout déboussolé qu’il était encore, fut déconcerté de voir que l’on s’adonnait à cette tâche à une heure aussi indue – ce devait être le soir, car l’obscurité s’était déjà épaissie depuis qu’il était parvenu là. Mais l’homme parvenait tout de même à balayer ; en effet, de gros globes disséminés çà-et-là dispensaient leur lumière. Un gros fil noir et disgracieux courait sur le mur pour disparaître derrière lui.

« La lumière ! », cria Eugène, enfin conscient de l’incroyable spectacle qui s’offrait à lui. Les deux hommes qui l’escortaient échangèrent un sourire faussement blasé tout en continuant de le faire avancer, l’un d’eux commentant l’exclamation de l’étranger sur un ton détaché : « La fée électricité. » Eugène avait seulement entendu parler de la lumière électrique dans des récits résumant ce qu’avait été l’Ancien Monde. Il découvrait cette réinvention avec la plus grande stupéfaction. À la question d’Eugène qui voulait comprendre comment ce miracle était accompli, l’un des hommes le laissa perplexe en lui répondant qu’il ne le savait pas. Sur l’Onde, une telle réponse n’aurait pas été possible.

Le balayeur s’employait à sa tâche sous un réverbère ; à vrai dire, cette source de lumière était bien modeste, car elle brillait faiblement et de manière intermittente ; le balayeur s’interrompait donc lorsque la source de lumière faiblissait jusqu’à l’extinction, émettant un bruit d’insecte ; puis il reprenait sa tâche quand elle émanait à nouveau du globe de verre. Voir ainsi un homme obéir au fonctionnement capricieux d’une machine était tout à fait extraordinaire pour un Ondin ; Eugène en avançant se sentait encore plus désorienté après sa nuit d’ivresse et son périple dans l’obscurité ; il savait qu’il était quelque part à l’intérieur du large disque de sa cité, mais dès ce premier aperçu, il comprit qu’il avait quitté le petit monde de l’Onde et toutes les valeurs qui lui donnaient son identité. Sa curiosité grandit avec sa peur.

Les trois hommes finirent par déboucher sur une place qui aurait été spacieuse si elle n’avait été dominée par un gigantesque et morne bâtiment de forme rectangulaire, couvert d’un toit fait de disgracieuses tôles, récoltées sur quelques ruines industrielles de l’Ancien Monde. Construit en briques de piètre qualité et déjà noircies par on ne savait trop quelle pollution, cet édifice présentait dans le crépuscule ses façades rendues plus sinistres encore par les luminaires appliqués à distance régulière sur ses murs, au-dessus des issues ; ils rayonnaient et s’éteignaient simultanément, telles de grosses lucioles qui crépitaient. Eugène estima dans sa stupéfaction que cette énorme masse dotée d’un étage, plus basse que les façades qui le protégeaient des regards extérieurs, devait s’étendre sur plus de cents pieds. Des passerelles reliaient en divers endroits cette bâtisse aux immeubles des ruelles adjacentes ; celles-ci devaient avoir une fonction de dépendances par rapport à l’édifice central. L’ensemble était donc immense ; et un étrange bourdonnement oscillait sourdement à travers les murs de l’édifice sombre. Une telle laideur n’aurait pas été tolérée dans son quartier, mais son caractère utilitaire plut à Eugène ; on sentait qu’un vaste projet raisonné avait été conçu, expliqué, entendu et appliqué là ; il sentait une volonté humaine souveraine derrière toute cette masse.

Tous les quinze pas, les trois hommes passaient devant une laide porte de fer, toujours identique, constellée de taches rousses, et à côté de laquelle un nombre avait été peint. Parvenus devant la porte 17, ils s’arrêtèrent et l’un des étrangers tira sur une chaînette ; derrière la porte, on entendit une sonnette retentir ; les deux hommes qui accompagnaient Eugène s’engagèrent dans une conversation sans intérêt tandis que le nouvel arrivant (le nouveau prisonnier ? se demandait Eugène) gardait ses yeux fixés sur la porte faiblement éclairée. Il sursauta quand une plaque vers le haut de la porte coulissa dans un bruit strident, découvrant deux yeux qui s’arrêtèrent tour-à-tour sur les trois visiteurs. La porte s’ouvrit.

L’homme qui leur avait ouvert portait une triste blouse bleu nuit ; il dit aux deux accompagnateurs d’Eugène qu’il s’occuperait désormais de leur hôte, tandis qu’un vieux secrétaire assis derrière un bureau éclairé par la lumière électrique (une lampe soudée sur un austère bureau de fer) consignait l’heure d’entrée des arrivants. Des câbles semblables à ceux qu’Eugène avait vus dehors couraient partout sous les plafonds et se rejoignaient pour former des réseaux tentaculaires reliés à un corps invisible, lointain. Eugène se dit qu’il ne devait décidément pas se considérer comme un prisonnier en voyant que l’on confiait sa personne à la garde d’une si chétive personne. Les deux acolytes disparurent en enfilant un couloir par la gauche, dans la demi-pénombre électrique. Après avoir aidé son nouveau guide à remplir une consciencieuse fiche de renseignements, laquelle fut tamponnée, puis classée dans un casier avec un soin qui remua certains plaisirs secrets en Eugène, le nouveau venu et son Virgile se dirigèrent vers une cage de fer dans laquelle ils s’enfermèrent ; l’homme hurla vers les profondeurs, Eugène le crut fou, mais son cri fut bientôt repris dans un soudain vacarme étouffant par d’autres cris ; la cage remua soudain et le guide d’Eugène lui expliqua qu’on l’appelait un ascenseur :

« C’est l’une des nombreuses réalisations de notre pensionnat. C’est mécanique.
— Mécanique ?... Mais comment cela fonctionne-t-il ? » L’homme haussa les épaules. Il l’ignorait.
Le secrétaire eut cependant le temps de lui apprendre que trois étages avaient été creusés sous le niveau du sol, faisant de ce bâtiment le plus grand parmi tous ceux construits sur le territoire de l’Onde depuis l’Ancien Monde, bien que son existence fût ignorée de tous. La descente fut lente et terrifiante car l’ascenseur était traversé de soubresauts et le mécanisme qui l’activait émettait un grincement transformant toute conversation en échange de hurlements.

Lorsque, dans un bruit strident, la grille de l’ascenseur maintenant à l’arrêt s’ouvrit de nouveau, Eugène découvrit qu’un homme l’attendait là, sous une lumière terne qui luttait contre les ombres ; il leva la tête et s’aperçut que la lumière à cet étage était cette fois dispensée par de longs tubes d’où une lueur blanchâtre et continue émanait. Vêtu d’une blouse blanche, approchant la cinquantaine, l’homme qui se tenait face à lui présentait une apparence que l’on ne rencontrait pas dans les rues des communes : son corps semblait avoir été depuis longtemps préservé de toute activité physique, avec son aspect malingre contrarié par la protubérance d’une petite bedaine ; pâle, il arborait une expression aimable mais un peu crispée, celle d’un homme toujours affairé et enclin à donner des ordres ; Eugène s’étonnait de le voir porter des lunettes, un objet que peu de gens prenaient la peine de se procurer dans les communes. Il se présenta en donnant son titre, celui d’organisateur, et son nom, monsieur Viriato. Le premier guide d’Eugène s’effaça craintivement devant ce Viriato, ce qui surprit grandement le nouveau venu.

« Monsieur Kwilu, nous vous attendions ! Bienvenue dans le Pensionnat ! » Eugène fut conduit dans un bureau à deux pas à peine de l’ascenseur par l’homme qui se voulait affable. « Dérouté, non ? » Eugène ne sut qu’acquiescer ; il attendait le monologue de son nouvel interlocuteur, qui ne tarda pas à débuter.

« Comme je vous l’ai fait savoir, vous avez été distingué, M. Kwilu. Notre organisation garde un œil sur la vie des quartiers, pour savoir si elle évolue enfin, sortant de la stagnation à laquelle les mœurs trop peu ambitieuses des Communaux ont condamné notre pauvre cité. Parfois, il nous arrive de reconnaître parmi cette population grossière l’un des nôtres, je veux dire un organisateur... » Eugène fut dès cet exorde conquis par le discours de l’homme, se sentant enfin reconnu par quelqu’un qui avait instinctivement décelé ses mérites. « … Les Communaux semblent avoir fait un choix dans le passé de l’Onde, un choix toujours respecté par nos contemporains peu alertes. Ces gens-là, vous le savez bien, refusent le progrès. Nous avons choisi pour notre part d’insuffler de l’ambition à la Cité-Onde, de rendre à l’homme confort, santé et sécurité... Et nous y avons mis de grands moyens. C’est de notre pensionnat que renaîtra la civilisation, M. Kwilu. Tout ce que je vais vous montrer dans nos murs représente un ensemble d’expériences destinées à prévoir quelle société sortira bientôt de ce lieu pour améliorer l’existence des Communaux. » Eugène s’était attendu à une présentation plus détaillée, mais l’homme en blouse blanche préféra commencer directement la visite.

« Les niveaux -1 et -2 de ce bâtiment sont destinés à loger nos pensionnaires de catégorie 1 : nous louons pour le moment soixante-douze appartements, occupés très majoritairement par des hommes. Nous disposons d’une soixantaine de ces employés qualifiés.
— Vous voulez dire des prisonniers ? », demanda Eugène parvenu devant une austère porte ouvrant sur l’une des cellules que l’homme lui décrivait.
L’homme sourit en tirant sur la chaînette reliée à une clochette derrière la porte d’une cellule : « Personne n’est prisonnier ici. » D’un ton soudain plus impérieux, il ajouta « Toutefois, n’employez pas ce terme devant nos pensionnaires ! »

L’occupant de la cellule ouvrit. C’était l’un des deux hommes qui l’avaient enlevé pour le conduire au Pensionnat. Il avait une quarantaine d’années, et se consacrait manifestement à des tâches plus physiques que le nouveau guide d’Eugène. Son expression, d’abord méfiante en ouvrant sa porte, devint différente dès qu’il aperçut l’homme en blouse blanche derrière Eugène ; c’était une attitude inconnue dans les quartiers extérieurs de l’Onde, qu’Eugène peinait pour cette raison à comprendre : une expression servile.

« Monsieur Martinez, quel plaisir de vous retrouver ! » lança l’homme en blouse blanche d’un ton protecteur. « Nous ne vous dérangeons pas ? J’avais peur que vous ne vous soyez rendu au centre de loisirs.
— Oh ! Vous m’honorez, Organisateur. Mais non, vous ne me dérangez pas du tout. J’ai préféré passer la soirée à écouter le programme. Entr... Entrez donc !
— Merci bien. Notre pensionnat accueille un nouvel hôte, un futur technicien... » (à cet instant, une lumière mauvaise s’alluma dans le regard de l’homme), « … du moins si la vie chez nous lui plaît. Je souhaitais lui présenter un pensionnaire-modèle. J’ai pensé à vous ! »
L’homme se montra sensible à cet honneur. Il se recula dans un coin de sa modeste salle de séjour pour laisser aux deux visiteurs éminents tout l’espace dont ils avaient besoin. Cet effacement soudain de l’occupant de ce lieu surprit Eugène qui se sentit flatté par cette instinctive déférence à son égard ; il pensa que c’était ce titre de technicien qui l’élevait déjà.

L’appartement était très modeste, mais surtout très triste. La même lumière blême y rendait les couleurs uniformes ; autour d’une table basse d’aspect extrêmement dépouillé, une banquette, deux tabourets ; sur le mur faisant face à la banquette, une boîte noire crachait des voix nasillardes, déformées, accompagnées d’une pénible musique. Eugène restait stupéfait devant cette invention.

« Qu’est-ce ?
— Une radio, répondit l’organisateur. Nous y diffusons nouvelles et divertissements.
— Êtes-vous capables de fabriquer de tels objets ?
— Hélas, non, nous récupérons l’essentiel de notre matériel : ces radios, ces néons (il s’agissait des lampes disposées un peu partout à cet étage), ... Cependant, le générateur d’énergie qui alimente toute notre petite ville est de notre fabrication... Notre plus grande fierté !
— Comment fabriquez-vous l’électricité ?
— Une chose après l’autre, monsieur Kwilu !... Notre ambition est de retrouver toutes les compétences nécessaires pour produire tous ces biens à l’avenir. Pour le moment, c’est la tâche des pensionnaires de catégorie deux de partir en expédition, afin de rapporter des fabrications que les techniciens se chargent d’étudier. Ces missions ne sont pas sans risques, n’est-ce pas, M. Martinez ?
— Ça oui, acquiesça le pensionnaire, qui n’avait pas bougé du coin où il s’était encastré. Beaucoup de mes camarades ont été pris par les bandes qui grouillent dans les anciennes villes. Ou dévorés par les Rouintons.
— Eh, oui, hélas... Dehors, c’est le chaos.
— Dehors, c’est le chaos, répéta le pensionnaire, docile. C’est l’anarchie.
— Oui, c’est l’anarchie.
— Techniciens, pensionnaires,... Je suis perdu, avoua Eugène.
— Les pensionnaires de catégorie 2 sont les plus nombreux, presque quatre cents, logés dans de vastes dortoirs. Ils s’occupent essentiellement de créer l’abondance en participant aux expéditions dans les contrées sauvages entourant l’Onde. Les pensionnaires de catégorie 1, recrutés parmi les meilleurs pensionnaires de catégorie 2, ne franchissent plus la périphérie de la cité. Leurs tâches sont nombreuses, mais la principale est d’observer les quartiers et de nous rapporter leurs activités. C’est ainsi monsieur Martinez qui vous a repéré, M. Kwilu, « casté », auraient dit les hommes de l’Ancien Monde... » (Viriato eut alors un petit rire).
— C’est donc vous qui avez volé les plans dans mon bureau ? » Martinez sourit, content de lui.
« … C’est lui. Et il a été bien récompensé pour cela.
— Oh oui. » Le pensionnaire courut vers sa table pour montrer au visiteur un cube qui tenait dans sa main, constitué d’autres petits cubes que l’on pouvait faire tourner par rangées. « Un rubiscube ! On est que deux à en avoir dans cet étage ! »
Eugène ne dit mot mais il était surpris par l’attitude de ce rude gaillard, soudain si infantile. L’organisateur quant à lui restait imperturbable et souriait d’un air protecteur à son pensionnaire, poursuivant sa description de la hiérarchie séparant les habitants de ce lieu.

« On dit Rubix-cube... Les techniciens inventent et étudient les objets. Enfin, les huit organisateurs de la cité planifient la vie dans le Pensionnat et son avenir. À cela s’ajoutent les effectifs d’écoliers, que nous préparons à la vie de pensionnaires... Mais nous allons laisser notre hôte goûter à son repos bien mérité. Ne vous dérangez pas, laissez-moi refermer en partant.
— Oui, c’est l’heure de la chanson de Mister P ! »
Tandis qu’Eugène et son guide refermaient la porte, le pensionnaire de catégorie 1 se rassit sur sa banquette, semblant comme délivré d’une attente angoissée, comme si cette conversation qu’Eugène pensait sans conséquences avait au contraire représenté un enjeu important pour lui. L’organisateur laissa la porte entrouverte afin que le nouveau venu vît le pensionnaire dans son intimité.

« Et maintenant, mister P ! », meugla la radio. L’expression de l’homme devint plus intense tandis qu’un rythme produit par un grésillant instrument à percussion retentissait. Il était question de sexe principalement, mais aussi de domination et d’argent. Eugène écoutait, atterré par tant d’agressivité mêlée de bêtise. Viriato semblait au contraire éprouver de l’amusement en observant la réaction de son invité.

« Qu’en pensez-vous, monsieur Kwilu ? finit-il par demander en refermant la porte.
— Cette musique ? Je ne sais pas... C’est...
— Allons, sourit l’organisateur, encourageant, ne vous gênez pas pour exprimer votre opinion !
— Mais... C’est... bête, d’une bêtise crasse.
— Oui, tout à fait !... » s’enthousiasma Viriato, « …mais c’est d’une bêtise réfléchie par nos auteurs, ou plutôt compilateurs ; ce sont des paroles de chansons de l’Ancien Monde, dans ses dernières années. Alors, les chanteurs scandaient ainsi des hymnes à la puissance individuelle à des masses de millions d’auditeurs plus impuissants encore que nos pensionnaires... » L’organisateur restait rêveur. « … Savez-vous seulement que nos pensionnaires sont prêts à dépenser leur revenu d’une semaine pour assister à un concert de mister P ?
— Une monnaie a donc cours dans le Pensionnat ?
— Nous parlons de crédits, et il en existe de trois sortes : crédiloisirs, crédisexe et crédizobjets.
— Pas de « crédinourriture » ?
— Non, le repas, le gîte et les vêtements sont pour le moment fournis par le pensionnat. Mais nous espérons bien libéraliser ces produits et services lorsque notre modèle se sera étendu... Bon, vous avez déjà eu un premier aperçu de notre organisation, mieux vaut vous dévoiler ses rouages progressivement. Je vais maintenant laisser un pensionnaire vous conduire dans une chambre de technicien ; la visite se poursuivra dès demain matin. »
Eugène fut donc conduit dans un appartement au rez-de-chaussée du vaste immeuble, après avoir de nouveau emprunté cet ascenseur dont le mécanisme restait un mystère pour lui. De la bouche de l’homme qui le conduisit dans sa chambre, il eut seulement le temps d’apprendre qu’on ne comptait qu’une trentaine de techniciens parmi les centaines d’habitants de ce quartier secret de l’Onde. On l’invita à pénétrer dans sa chambre, plus vaste que celle qu’il avait visitée à l’étage d’en-dessous, et dont un mur était percé d’une petite fenêtre, particularité qui, même de nuit, rendait ce logement moins sinistre que ceux des pensionnaires. Ne pouvant dormir, dévoré par la curiosité, il fit comme M. Martinez,, citoyen de catégorie 1 : il alluma la radio pour écouter les nouvelles de ce nouveau monde dans lequel on allait lui accorder une place éminente.

« A la périphérie de notre cité, une épidémie sévit. Dans leur ignorance, les Communaux nomment la maladie qui les décime « Mal boutonneux » ! Les techniciens de l’Ancien Monde la nommaient varicelle ; mais surtout, ils la prévenaient. Soutenez nos recherches ! »

« Exclusif : mister P aurait une nouvelle liaison. On l’aurait vu aux bras d’une matrone des quartiers intérieurs, promenant même son enfant. Serait-ce son enfant ? Le chanteur dément. »

« Encore une attaque de pillards dans un quartier sud de l’Onde : douze personnes décédées : dans le Pensionnat, le calme règne. »

« Un nouveau produit fait son apparition et les organisateurs mêmes se l’arrachent : achetez Coco, l’aspirateur sans fil qui aspire tout seul. Dix modèles seront disponibles ! – 50 crédizobjets et 4 crédizobjets pour chaque recharge. »

3. De gauche à droite et en tous sens dans les couloirs du Pensionnat.

« Ayant adopté pour base le principe [...] que la pensée a priorité sur la vie et que la théorie abstraite a priorité sur la pratique sociale et que, par conséquent, la science sociologique doit devenir le point de départ des soulèvements sociaux et de la reconstruction sociale, ils en sont arrivés nécessairement à la conclusion que, la pensée, la théorie et la science étant, pour le présent du moins, la propriété exclusive d’un très petit nombre de gens, cette minorité devrait diriger la vie sociale. »

Bakounine

L’organisateur revint lui-même le lendemain matin frapper à la porte d’Eugène. Il avait apporté avec lui son enthousiasme de pacotille.

« Allons rendre visite à notre jeunesse !... Nous en sommes si fiers. » Les deux hommes accédèrent à l’étage du Pensionnat, celui des organisateurs, le seul à l’intérieur du bâtiment dont l’accès était gardé – par un pauvre hère qu’on avait affublé d’un ridicule costume rouge à boutons dorés ainsi que d’une sorte de toque assortie. Cette zone était rendue plus chaleureuse par un éclairage à l’ampoule, dont l’éclat se voyait tempéré par de coquettes appliques, et par le soin qu’on semblait avoir pris à dissimuler sous un faux-plafond tous ces câbles qui couraient partout ailleurs dans le bâtiment ; un chemin de tapis s’étendait comme une langue avinée dans tous les couloirs ; un pensionnaire de catégorie 2, portant le même costume rouge et or que le gardien au seuil de l’étage, était en ce moment chargé de son entretien. De petits cadres enfin ornaient les murs. On aurait dit qu’un décor appartenant à un autre monde avait été transporté là pour une reconstitution.

Ils empruntèrent une de ces galeries extérieures qu’Eugène avait vues la veille depuis la rue avant de pénétrer dans le Pensionnat ; ces passerelles permettaient aux seuls organisateurs de rejoindre les dépendances directement depuis le bâtiment principal : comme Eugène l’avait deviné, tous les édifices mitoyens qui surplombaient chaque rue menant au Pensionnat avaient vu leurs cloisons abattues afin de ne plus constituer dans chacune de ces rues qu’une seule longue caserne. Les murs des façades qui seuls demeuraient restaient donc irréguliers – les anciennes maisons avançant plus ou moins sur la rue – tandis qu’un grossier plancher uniforme courait depuis la galerie par laquelle Eugène pénétra dans le bâtiment jusqu’à une distance qu’il estima à presque deux cents pas. Comme toutes les fenêtres avaient été murées, on ne s’éclairait là qu’à la lumière électrique ; mais il semblait que la production de cette énergie suffît à peine pour alimenter en lumière le bâtiment principal ; comme la veille dans la ruelle, les lampes prodiguaient un éclairage irrégulier, qui semblait mourir pour renaître avec une vivacité presque trop grande d’instant en instant, menaçant les ampoules d’explosion.

Dans cette vaste galerie, on avait disposé deux rangées de bancs de chaque côté d’une allée centrale, et une multitude d’enfants et d’adolescents qu’Eugène voyait de dos écoutaient sans prendre de notes le discours de leur professeur.

« Les enfants, un organisateur est parmi nous ! »

« Bonjour M. l’organisateur ! » L’homme en blouse blanche afficha un sourire attendri auquel il était impossible de se fier, avant de suggérer au professeur manifestement impressionné par sa présence de continuer comme s’il n’avait pas été là.

« Hmm... L’abondance, le confort, la santé, tels sont les bienfaits qu’un habitant est en droit de demander à sa société. Mais seules des civilisations assez développées dans le passé ont pu les offrir à leurs membres. Comment l’ont-ils obtenu ? Monsieur Fontes ?
— En divisionnant le travail !
— Exactement, mais encore ?
— Y fabriquaient des machines ! rajouta le voisin du petit Fontes avec enthousiasme.
— Je ne vous ai pas donné la parole, monsieur Bonnot ! Mais c’est la bonne réponse. Plus la technique s’améliore, plus la production de nouveaux produits, de nouveaux soins et de nouveaux plaisirs est possible. »
« Ils n’écrivent pas ? demanda Kwilu.
— Non ; nous prévoyons dans l’avenir de retrouver la maîtrise de machines qui rassemblaient toutes les connaissances. Nul besoin que tous les élèves reçoivent une éducation trop avancée. Mais justement, la leçon du jour porte sur l’informatique ! »
Sur un signe de l’organisateur, le maître fit avancer sur un plateau roulant un objet noir et rectangulaire qu’il entrouvrit par la tranche : la partie inférieure reposait sur le plateau tandis que s’était ouvert un second rectangle fixé à l’autre, tenant verticalement. Deux techniciens – ils portaient des blouses comme l’organisateur, mais les leurs étaient de couleur bleue – fichèrent un gros fil noir dans l’objet, puis ouvrirent une trappe dans le mur, là où tous les câbles noirs reliés aux lampes de la salle disparaissaient. Les techniciens et l’organisateur, d’un signe, se mirent d’accord pour sortir de leur blouse une chandelle, qu’ils allumèrent. Après une manipulation bruyante, la machine émit un souffle continu qui fit sursauter la salle entière, Eugène y compris, tandis que toutes les lumières s’éteignaient pour de bon. L’énergie était manifestement détournée au profit de cet objet qui maintenant souhaitait la bienvenue à son public par une mélodie qui aurait pu évoquer un son de flûte. Les quatre notes annonçant que la machine était éveillée retentirent de nouveau pour la première fois en public depuis plus d’un demi-millénaire, devant des spectateurs ébahis.

L’organisateur, sinistrement éclairé par dessous avec la petite flamme de sa chandelle, avança dans l’allée pour se tenir près de la machine. Le professeur se mit en retrait et Viriato prit en charge la démonstration.

« Les enfants ! Voici l’un des plus importants objets de l’Ancien Monde, un or-di-na-teur. » Eugène, qui s’était avancé près de la machine, se retourna et vit les visages des enfants du premier rang éclairés par la lumière bleue qui émanait de l’écran, accentuant leur expression de passive fascination, une expression qui semblait soudain rejaillir face à cette chose comme un réflexe d’un autre temps, conservé dans leur sang depuis des siècles.

« Ceci, jeunes gens, était le plus précieux outil des hommes de l’Ancien Monde, juste avant la disparition de ce dernier. Imaginez une machine qui pose les calculs à votre place, cela vous éviterait quelques migraines et coups derrière les oreilles, non ? »

Les enfants souriaient et avec leur air peu éveillé, certains répondaient à la question de l’organisateur par un « Oh, Oui ! Oh, oui », d’avance soulagés. Pendant ce temps, Viriato déplaça un petit objet également noir situé près d’elle (« Une souris ! »), et les spectateurs des premiers rangs pouvaient voir une petite flèche se déplacer derrière l’écran grâce à cette manipulation. Des rectangles contenant différents mots apparurent, l’organisateur sembla en sélectionner certains jusqu’à ce que le dessin d’une boîte beige, sur laquelle des chiffres étaient distribués à égale distance les uns des autres, apparût subitement sur l’écran. « Vous, proposez-moi une multiplication. »

Distingué par le doigt de l’organisateur dirigé vers lui, un élève d’allure particulièrement lente voulut être sûr qu’il était bien l’assistant désigné par l’homme en blouse blanche. « Moi ? » L’organisateur confirma son choix, patient. « Euh, 4x7 ? »
— Non, plus dur !
— … 32x74 ?
— Encore plus dur !
— … 4316x128 !
— Voilà ! »
Alors, l’organisateur demanda au maître de résoudre cette opération au tableau, tandis que lui-même faisait remplir la même tâche à la petite boîte beige dessinée derrière l’écran. S’ensuivit une scène très haletante au cours de laquelle les deux hommes essayaient chacun d’être le premier à résoudre l’énigme mathématique. L’organisateur, visiblement peu entraîné à l’usage de l’ordinateur, peinait à rencontrer avec sa petite flèche les chiffres dessinés à l’écran. Mais alors que le maître passait à la dernière colonne de ce calcul de loin hors de portée pour l’auditoire, l’organisateur appuya sur un petit signe en bas à droite de la fausse boîte beige et cria : « 552448 ! » Le public applaudit, en liesse, tandis que le maître semblait confirmer sans réussir à se faire entendre le produit obtenu par la machine.

« Ceci n’est qu’une des fonctions les plus élémentaires de cette incroyable invention. Elle permettait d’écrire et de corriger vos fautes, de voir ce qui se passait partout dans le monde, de rencontrer des amis, et même l’amour, plus facilement que dans la vraie vie... », s’enthousiasmait l’organisateur. Mais les élèves ne voyaient pas comment tout cela était possible et leur intérêt face au numéro de passe-passe qui venait de leur être présenté retombait déjà. L’organisateur ne s’impatienta pas pourtant devant ce public versatile. Il interrompit plutôt sa période pour demander à la classe : « Qui veut jouer au démineur ? » Les élèves comprenaient visiblement aussi peu qu’Eugène ce que l’organisateur voulait dire, mais lorsque celui-ci réitéra sa demande, un gros garçon, poussé discrètement par son maître qui lui faisait des signes et haussait les sourcils émit un timide « Moi ! » L’organisateur reprit sa manipulation ésotérique de la petite boîte près de l’écran, qui émettait de temps en temps des cliquettements dans le silence retombé, avant qu’un grand carré bleu contenant une multitude de petits carrés ne s’affichât, annoncé par quatre notes différentes de celles qui avaient résonné un peu plus tôt.

L’élève qui s’était désigné eut le droit de prendre dans ses mains la souris. Au bout de quelques minutes laborieuses, il fut capable de fébrilement diriger la flèche derrière l’écran vers l’un des petits carrés, puis l’organisateur lui demanda de faire émettre un de ces petits cliquettements. Un chiffre apparut, sa révélation s’accompagnant d’une note de musique. L’organisateur expliqua qu’il s’agissait avec ce jeu de découvrir le plus de chiffres possibles derrière les petits carrés tout en évitant les cases piégées. Les enfants se levèrent de leurs bancs et entourèrent bientôt l’écran, oubliant presque de respirer tant ils étaient captivés par la machine. L’élève cliqua sur un deuxième carré, et une dizaine de carrés furent découverts en même temps : des rires de surprise retentirent dans toute la salle, le public était conquis. L’élève choisit un autre carré, qui révéla le chiffre 2, puis un autre, derrière lequel le chiffre 4 se cachait. La flèche approcha d’un autre carré. Soudain, « BOUMBOUMBOUMBOUM... », une succession d’explosions retentit depuis la machine alors que l’élève-cobaye et tous ses camarades proches de l’écran reculaient de peur. L’organisateur, hilare, semblait avoir attendu ce moment et s’empressa de rassurer l’auditoire.

Mais l’auditoire n’eut pas le temps de revenir en riant de cette surprise, car une explosion plus forte, réelle, se produisit derrière les élèves, tandis que des étincelles sortaient de la trappe au fond de laquelle un gros câble avait été relié à la machine. L’ordinateur prit feu par le milieu de son plateau, tandis qu’un autre incendie se déclarait derrière la trappe dissimulant tous les câbles de la salle, près de la passerelle reliant l’école au Pensionnat.

« Vite, les seaux d’eau ! » Derrière un autre placard dissimulé, plusieurs élèves coururent attraper des seaux d’eau alors que les autres, visiblement préparés à de tels incidents, sortaient des chandelles de sous leurs pupitres et les allumaient avec de rudimentaires briquets. Eugène observait avec stupeur ce spectacle : quelques minutes auparavant, il était encore transporté dans une existence supérieure, qui l’intimidait autant qu’elle l’attirait ; mais à l’instant suivant il se retrouvait dans une vétuste salle dans laquelle de pauvres adolescents mal vêtus et arriérés peinaient à allumer leurs mauvaises chandelles. S’approchant de l’organisateur, il perçut son irritation après l’échec qu’il venait de subir, mais surtout son dépit de voir ce précieux matériel gâché.

« Il en reste très peu d’opérationnels après tous ces siècles », déplora-t-il devant le spectacle de l’ordinateur qui fondait ignoblement devant ses yeux, répandant une odeur nauséabonde. L’homme en blouse blanche se montrait manifestement plus préoccupé par sa machine que par le sort des enfants, que personne n’avait songé à mener vers une sortie, malgré la menace d’incendie toujours présente. « Vous, Bergougnoux ! » Un technicien occupé à porter un seau d’eau le rejoignit. « Vous direz aux techniciens de l’alimentation que la production n’a pas été à la hauteur. C’est là la cause du dysfonctionnement. Des mesures devront être prises », ajouta-t-il avec dureté. L’homme acquiesça en deux mots déférents puis lâcha son seau pour aller transmettre la réprimande du chef. Eugène se demanda quelles allaient être les conséquences pour les responsables de cette défaillance ; il s’étonna aussi devant le fait que ce problème technique puisse avoir pour responsable une personne qui n’était pas à proximité de la machine.

« Suivez-moi », ordonna froidement Viriato.

Les deux hommes traversèrent dans l’autre sens la galerie pour retourner dans le bâtiment central du Pensionnat. Dans les couloirs du premier étage, ils se dirigèrent vers une porte en bois noble, dont la poignée était dignement ouvragée ; un peu de sens esthétique apparaissait enfin. Les deux hommes étaient parvenus dans le refuge de l’organisateur.

« C’est assurément une grande perte », soupira-t-il encore en ôtant sa blouse, qu’il pendit à une patère. Il s’installa derrière un large bureau, puis invita Eugène à s’asseoir ; mais ce dernier s’attarda devant la vue des milliers d’ouvrages qui couvraient tous les murs de la vaste salle et en occupaient même d’autres avec tous les alignements d’étagères qui avaient dû être aménagés. L’hôte d’Eugène le laissa flâner dans les allées. En lisant les tranches de ces livres, il repensait à l’ignorance des pensionnaires qu’il avait rencontrés jusqu’alors et s’étonnait qu’un homme incontestablement doté d’une culture éminente s’attachât à administrer l’imbécillité généralisée de ses protégés. Eugène découvrit l’ensemble le plus disparate dans les rayonnages, mélangeant des œuvres des quelques grands auteurs de l’Ancien Monde qu’il avait pu consulter dans la bibliothèque de son quartier avec des ouvrages techniques décrivant l’utilisation de machines, mais aussi des monceaux de pages d’une très piètre qualité qui, par on ne savait quel procédé, avaient permis de reproduire très fidèlement l’image en couleurs de personnes réelles du passé ; celles-ci prenaient des poses comiquement sérieuses alors qu’elles étaient vêtues et coiffées de la manière la plus incongrue (Eugène s’étonna aussi en feuilletant ces pages de voir ces gens souvent dans une tenue des plus indécentes, voire dans le plus simple appareil ; les proportions très peu naturelles de leur corps lui inspiraient un certain malaise).

En avançant dans la salle, il s’approcha du bureau de l’organisateur, derrière lequel un lit simple et étroit avait été disposé. Pendues au plafond, deux reproductions miniatures de redoutables inventions de l’Ancien Monde, qui faisaient toujours rêver les enfants des communes, étaient suspendues : il s’agissait d’un avion et d’une fusée. Ce détail enfantin dénotait grandement avec l’atmosphère d’étude qui se dégageait de l’appartement. Toujours près du bureau, Eugène découvrit que les ouvrages les plus consultés par l’érudit qui le recevait, remplis d’annotations glissées entre leurs pages, étaient rangés sur deux étagères disposées en regard de chaque côté de la vaste et désordonnée table de travail de l’organisateur.

« Ce sont les ouvrages qui me servent le plus pour organiser la vie de notre petite communauté à l’image de la civilisation dont nous nous inspirons. Je les ai classés en deux catégories. D’un côté, les œuvres qui nous aident à comprendre l’idéologie, en quelque sorte la mythologie dans laquelle la population de l’Ancien Monde se trouvait comme contenue ; de l’autre, les contempteurs de cette civilisation, qui pouvaient librement, mais surtout vainement exprimer l’essence autoritaire de celle-ci sans se trouver inquiétés. Ces derniers, pourrait-on dire, sont les ancêtres des Communaux, tandis que les premiers seraient les nôtres... » Il prit dans cette bibliothèque des défenseurs de l’Ancien Monde un ouvrage, qu’il considéra rêveusement ; ses doigts dissimulaient en partie le nom de l’auteur ; Eugène lut F...T. Puis il tourna son regard vers la seconde bibliothèque. « ... Parmi tous ces penseurs, beaucoup passaient pour les plus féroces ennemis de leur civilisation, alors qu’ils permirent plutôt à cette dernière de se réformer, de se complexifier au point qu’avant sa fin tragique et hasardeuse, rien ne pouvait plus l’atteindre ni même la ralentir, et surtout pas la vérité, qui paraissait régulièrement dans divers ouvrages consacrés à la civilisation technologique. »

De l’Ancien Monde, Eugène ignorait presque tout, sauf les condamnations que ses maîtres prononçaient brièvement contre son orgueil ; il connaissait aussi, bien entendu, la catastrophe qu’il avait engendrée. L’organisateur qui n’avait pas d’interlocuteur compétent pour alimenter sa réflexion sur ce sujet resta donc songeur quelques secondes, avant de revenir sur la scène qui venait de se produire dans la salle de classe.

« Comme vous le voyez, nos redécouvertes sont très encourageantes, mais aussi très fragiles. Le Pensionnat est lui-même un lieu révolutionnaire, dans le premier sens de ce terme, mais il vit ses premières heures et un rien pourrait le renverser ; il restera dans les mémoires soit comme le point de renouveau de la civilisation technologique, soit comme une maladroite survivance de ce dernier.

Ces ordinateurs... Je voulais vous en dire plus et vous croirez qu’il ne s’agissait que d’un jouet futile après ma démonstration avortée. C’était beaucoup plus que cela, et ils étaient redoutables justement parce que les gens ne voyaient en eux que des joujoux perfectionnés. Le grand tournant se produisit lorsque tous les ordinateurs du monde furent reliés entre eux... »

— Je ne comprends pas.
— Eh bien, avec un ordinateur, depuis votre chambre, vous aviez la possibilité de converser avec n’importe qui dans le monde.
— C’est ainsi qu’un de nos ouvrages évoquant toutes les inventions de l’Ancien Monde décrit le téléphone.
— Oui, mais le téléphone permettait très généralement d’appeler des personnes que vous aviez rencontrées préalablement dans la vie réelle, ou d’autres gens dont vous pouviez avoir besoin pour vous rendre un service quelconque. Le réseau créé pour les ordinateurs permettait tout cela ; mais il permettait surtout aux besoins de venir à vous, et cela a été un gigantesque apport pour cette société qui se nourrissait et grossissait grâce aux besoins, ou plutôt aux vices qu’elle créait... Tout y était consigné, depuis la vie des individus qui s’empressaient de s’exposer eux-mêmes, comme des choses, au vu et au su du monde entier, jusqu’à la vie des choses qui faisaient elles aussi leur promotion et chantaient leurs succès, semblables à des êtres vivants.
— Mais un tel procédé n’est pas possible dans notre monde barré par des frontières imperméables séparant des royaumes, des duchés et des villes franches tous hostiles avec leurs voisins ; nous vivons désormais dans un monde où tous les cent pas deux seigneurs auto-proclamés empereurs se font la guerre pour des territoires à peine plus grands qu’un champ de blé.
— Bien sûr, bien sûr ; mais, hors de l’Onde, les lignes sont déjà en train de bouger ; un vaste élan de redécouverte des inventions anciennes voit le jour... Le rôle du pensionnat est de préparer les esprits à une société plus vaste et uniforme, bien avant que celle-ci n’apparaisse. Ainsi, quand ce monde technologique ressurgira, les habitants de ce monde de demain seront déjà là, sur l’Onde, comme prêts à l’emploi, sachant déjà se servir de ces machines, disposés à se livrer à la vie qu’elles attendront d’eux. Nous allons les rebrancher, si vous me passez l’expression. Pour cette raison, il est inutile aujourd’hui de surcharger les esprits de connaissances...
— Pourtant, il faudra bien des hommes capables de les créer et les comprendre, ces machines, afin de les réparer, de les faire progresser...
— Des techniciens ! Nous en avons, mais en proportion correcte : un technicien pour cinquante pensionnaires. Lorsqu’un enfant se montre plus éveillé...
— Mais d’où viennent-ils, au fait ?
— Les prostituées de l’Intérieur, mais aussi certains villageois de l’Ancien Monde nous les vendent. Lorsqu’un enfant donc se montre plus éveillé que ses camarades, nous le conduisons dans une classe à part, dans laquelle on lui enseigne des notions plus subtiles que celles dont ses futurs camarades balayeurs ou gardiens auront besoin. »
De nouveau, Viriato marqua une pause, visiblement ravi de pouvoir partager des réflexions qui devaient occuper beaucoup de ses moments solitaires ; il poursuivit, un peu plus calme.

« Dites-moi, à quoi sert pour un individu dont le rôle est de garder une porte, ou de fabriquer une pièce qui s’assemblera à des dizaines d’autres dont il ne sait rien, d’apprendre les tréfonds de la science ? Les techniciens eux-mêmes, dans un système aussi complexe que celui l’Ancien Monde, ne savaient généralement pas grand-chose d’autre que ce que leur spécialité exigeait d’eux, ils avaient simplement accepté de ne pas sortir de leur place... Et si les hommes de l’Ancien Monde avaient une question qui ne concernait pas leur domaine, ils se précipitaient sur l’ordinateur et attendaient que la réponse leur fût donnée... Ce qu’il nous faut, M. Kwilu, c’est une société dans laquelle les hommes ont tous une place spécifique et bien définie, avec des esprits comme le vôtre pour définir cette place. Mais je vous vois faire la grimace ?
— Eh bien, cette idée de priver vos enfants d’une vraie éducation...
— Oui ? » Eugène n’osait exprimer ses réticences devant cet homme si important, qui l’avait en outre distingué ; mais il sentait toute son éducation de Communal s’élever en lui contre les idées de l’organisateur.
— ...Elle est immorale ! », finit-il par chuchoter, embarrassé.
« Immorale ? Vous croyez-vous encore dans votre commune ? sourit l’organisateur.
— Vos principes contredisent en tous points le discours de nos maîtres, s’emporta enfin le visiteur. « Abusé tu ne seras, si tu sais ».
— Je le sais bien, puisque j’en viens, moi-même, de l’Onde.
— Et de quel quartier ?
— Celui des confiseurs, comme la plupart des organisateurs.
— Oh ! oui, le quartier des confiseurs a donné naissance à nos plus grands orateurs, rappela poliment Eugène.
— M. Kwilu, vous avez omis un autre des proverbes de l’Onde : « Sont-ils encor des hommes, ceux qui se laissent guider par une machine ? », récita Viriato sur un ton ironiquement docile. Tout ce que vous voyez ici contredit donc les principes en cours dans les écoles communales... Et alors ?
— Et alors ?... »

Eugène se sentait dans une fausse position. Il avait quitté son quartier et s’était réjoui de voir ses qualités enfin reconnues en ce lieu, il désirait donc y trouver une place et avait vite résolu de prouver à son hôte qu’il avait un esprit ouvert. Mais le code moral en vigueur chez les Communaux, s’il l’avait souvent frustré dans ses ambitions, ne lui avait pas moins été transmis au point qu’il ne pouvait penser qu’en Communal ; malgré tout son enthousiasme à découvrir ce lieu dans lequel l’ambition n’était plus vue d’un mauvais œil, il ne pouvait s’empêcher de trouver dérangeants les principes défendus par son interlocuteur. « … Et alors vos leçons conduisent tout droit à ce que nos maîtres nous décrivent comme le pire des maux, l’aliénation : imaginez... au cours d’une conversation, celui qui délègue ainsi l’instruction à une machine ne peut interrompre son entretien pour vérifier si son interlocuteur a raison en la consultant ; il laisse donc à de plus doctes que lui toute latitude pour l’abuser.

— En réalité, dans les dernières années, les ordinateurs sont devenus mobiles ; les gens se baladaient avec la possibilité de les consulter quand ils le voulaient ; la connexion des hommes au réseau était possible en tous lieux et à chaque instant, ou plutôt les hommes n’échappaient plus au réseau, en aucun lieu, à aucun instant. Lorsque les ordinateurs purent être transportés, il devint difficile de converser avec ses amis sans voir l’un des interlocuteurs faire intervenir en tiers la machine, interrompant la personne qui lui faisait face pour demander au réseau de trancher dans leurs débats.
— Mais... Prendre des informations sur une de vos machines interdit toute vérification. Si tout le monde peut se poser en spécialiste sur toutes les questions...
— Mais justement !... », se réjouit Viriato. Il leva les yeux vers la fusée miniature qui était suspendue devant son bureau. Eugène suivit son regard et lut le mot Apollo sur le cylindre blanc. « … Vous n’êtes pas sans savoir quel exploit ces hommes ont accompli...
— D’après nos livres, ils n’y seraient pas vraiment allés. »
L’organisateur rit franchement à cette réponse.

— « Cette idée vient du réseau justement ! Pendant des décennies, presque personne ne remit en cause le fait qu’une poignée d’Américains avaient marché sur la Lune. Mais lorsque le réseau s’est développé, la rumeur d’une supercherie a grossi, et chacun depuis l’Asie jusqu’en Europe, depuis son appartement qui ne contenait pas même un livre ou le semblant d’un rapport sur ce sujet, s’estimait autorisé à trancher sur cette question. Et le doute s’est si bien répandu qu’aujourd’hui, avec les documents qui nous restent, il est parfaitement impossible de savoir si oui ou non des hommes se sont posés sur la Lune... Avec le réseau, l’homme commun restait persuadé que la vérité ne pouvait lui être cachée et qu’il parviendrait à se maintenir comme un membre actif de ce monde en se connectant assez longtemps. Autrement dit, pour se sentir plus impliqué dans le mouvement de la société technologique, il devait toujours plus renoncer à une expérience directe du monde pour se consacrer toujours plus à la vision médiatisée de ce monde que le réseau offrait. C’était la grande naïveté de ces hommes : l’image n’est-elle pas dès l’origine une illusion créée par la technique ? Pourquoi attendre la vérité d’elle ? Mais personne ne voulait se considérer comme la dupe de cette illusion... » Viriato s’arrêta un bref instant avant de citer : « ... ’’ Le monde est iniquité : si tu l’acceptes, tu es complice. Si tu le changes, tu es bourreau’’... La naïveté des hommes de ce temps fut de croire qu’ils pouvaient occuper une position quelque part entre ces deux alternatives, alors que tous étaient évidemment complices ; et s’ils ne l’étaient pas dans leur emploi, ils l’étaient dans leurs loisirs... »
Depuis un moment déjà, Eugène ne comprenait plus rien à ces jugements portés sur une société disparue, dont il ne savait presque rien. L’organisateur sembla enfin s’en apercevoir.

« Mais je vous embarrasse avec des débats d’un autre temps, et me montre un bien piètre pédagogue en vous parlant de la phase la plus avancée de cette civilisation, au lieu de prendre les choses dans l’ordre. Il faut dire que malgré le temps que je consacre à notre communauté, je suis bien seul. Je perds mon flegme avec vous, trop heureux d’avoir trouvé un interlocuteur... Trêve d’élucubrations ! Reprenons plutôt le programme que j’avais prévu pour votre arrivée. Laissez-moi vous montrer un peu plus nos coutumes ; il vous faut des exemples pour acquérir une vue correcte de la cité que vous allez nous aider à faire advenir. »

Viriato remit sa blouse blanche et pria Eugène de le suivre, maintenant qu’il avait retrouvé toute l’affabilité avec laquelle il l’avait accueilli la veille. Le nouvel hôte du Pensionnat se laissa une fois de plus conduire, peinant à acquérir des repères parce que l’organisateur ne cessait de lui exposer ses idées sur la société, les hommes et la technique ; il prit des couloirs, traversa une passerelle, gravit un escalier – pas d’ascenseur dans les dépendances de ce lieu secret. Là encore, il vit que les maisons qui donnaient sur une des rues menant au Pensionnat avaient été regroupées en un seul long bâtiment. Parvenu au fond de la galerie, on lui fit prendre un escalier qui le mena au rez-de-chaussée, puis dans un sous-sol. D’autres pensionnaires, toujours plus nombreux, marchaient dans la même direction, chacun semblait avoir la même destination que celle que l’organisateur lui donnait ; à la fin, les gens devaient rentrer leurs épaules pour pouvoir avancer ; seul Viriato marchait sans gêne, chacun prenant garde à ne pas le toucher. Dans le sous-sol, un vaste escalier, taillé dans la roche, permettait de descendre encore à un autre niveau infra-terrestre. Sous les maisons de cette ancienne rue se cachait en effet une grotte, extrêmement vaste, que les Pensionnaires semblaient avoir redécouverte ; l’électricité n’avait pas pénétré dans ce lieu et les organisateurs avaient voulu lui conserver une ambiance quelque peu primitive, exigeant qu’elle fût éclairée seulement par des flambeaux. C’était la salle dans laquelle les manifestations collectives étaient organisées, expliqua Viriato.

« Nous arrivons un peu tôt », commenta-t-il en consultant un bracelet en lequel Eugène crut reconnaître l’objet que les hommes de l’Ancien Monde nommaient montre.

En effet, la salle se remplissait imperceptiblement de pensionnaires des deux catégories, qui formaient pour le moment de petits groupes conversant dans l’attente de ce qui allait suivre. Les écoliers ne semblaient pas avoir accès à ce lieu. Peu à peu, les pensionnaires se répartirent en une succession de rangées d’une cinquantaine de personnes. Eugène avait été placé dans une niche à l’arrière du public et bénéficiait là d’une position légèrement dominante, qui lui permettait de voir tout le monde dans ce vaste espace. Les techniciens et organisateurs arrivèrent parmi les derniers et se frayèrent un chemin vers une estrade au fond de la grotte ; ils s’assirent sur des sièges taillés dans la roche, faisant face aux pensionnaires.

Lorsque tout le monde fut à sa place, l’organisateur quitta Eugène pour rejoindre l’estrade ; il s’assit lui aussi au fond de la grotte, face au public, tandis qu’un autre homme en blouse blanche se levait et venait s’adresser à l’auditoire. Son visage exprimait une grande placidité, et Eugène fut pour cette raison très surpris quand, après quelques secondes pendant lesquelles le silence se fit dans les rangées, son expression changea soudainement pour exprimer une sorte de furie inspirée. Il hurla : « Notre victoire... ! » tout en commençant une chorégraphie brusque donnant l’impression qu’il frappait quelque ennemi invisible. Sa phrase fut alors achevée par la foule (« … un jour viendra ! »), qui elle-même s’anima dans un rituel qui semblait avoir été longuement préparé.

Suivit une grosse heure de manifestations de joie et de courage pendant laquelle Eugène demeura dans la même position, les yeux écarquillés et une main devant sa bouche. Les rangs se défaisaient et la foule se mettait à former une roue qui tournait sur elle-même ; puis elle se divisait en deux rectangles qui représentaient deux camps s’opposant en un duel viril, chacun arborant des drapeaux de couleurs différentes remués simultanément aux moments les plus intenses ; les hommes se cognaient la poitrine, jetaient les poings vers le ciel, avant qu’un cri collectif n’achevât cette partie du spectacle ; la foule se remettait alors en cercle, laissant en son centre un espace vide dans lequel des athlètes venaient faire des démonstrations de lutte ou d’acrobatie. Eugène ne savait s’il devait s’inquiéter de la soumission que ces hommes avaient acceptée pour obtenir un résultat aussi bien orchestré, ou s’il fallait plutôt rire du mauvais goût manifesté par les chorégraphes du Pensionnat.

Lorsqu’il parvint enfin à détacher les yeux de cette foule si ordonnée et si bestiale à la fois, Eugène vit que sur leurs sièges, les dirigeants du Pensionnat observaient ce spectacle avec une visible satisfaction, mais qu’ils ne participaient pas aux débordements préparés avec soin par l’homme qui s’était avancé sur l’estrade. Un seul faisait exception : Viriato se levait régulièrement de sa place pour battre l’air de ses poings et pousser des hurlements, il tentait d’imiter les prouesses physiques des athlètes en démonstration sur le parterre, mais ne faisait que les caricaturer et se rendre ridicule. Quel homme étrange, pensa Eugène en observant les gesticulations de cet esprit calculateur qui pour une raison obscure singeait de la manière la plus embarrassante les fous qui offraient ce spectacle grotesque.

L’organisateur profita de ce qui semblait un entracte pour rejoindre Eugène. La sueur perlait sur son front et il essuyait ses lunettes avec sa blouse blanche, l’air très amusé. « Alors ? Quel show, non ?
— Oui, certes », répondit prudemment Eugène.
— Mais parlez librement, M. Kwilu ! Vous me regardez comme une bête étrange en ce moment même.
— Eh bien, je ne comprends pas l’utilité d’une telle... coutume, il me semblait avoir trouvé dans le Pensionnat un lieu dans lequel on se montrait plus pragmatique que dans les communes de l’Onde, et je vois vos hommes et vous-même vous dissiper dans des cérémonies ridicules. Combien de temps les pensionnaires perdent-ils chaque jour à préparer ces pitreries, au lieu de faire avancer vos recherches ?
— Trois heures, après six heures de travail. Ces pitreries sont nécessaires, monsieur Kwilu. Dans l’organisation que nous sommes contraints d’adopter pour le moment, nous devons faire démonstration de notre force, car nous sommes fragiles. Les Communaux, la populace de l’Intérieur, mais aussi n’importe quel conquérant venu d’une autre contrée peuvent d’un moment à l’autre raser ces murs et mettre un terme à l’expérience. Mais... » et l’organisateur prit alors garde de ne pas être entendu, « … Mais une menace encore plus grande est constituée par nos pensionnaires eux-mêmes. Pour les retenir parmi nous, il faut d’une part qu’ils croient en leur supériorité, ce que ces puériles manifestations leur permettent ; d’autre part... Mais justement, Duhamel va vous montrer l’autre aspect de l’éducation des pensionnaires... Nous ne nous aimons guère tous les deux, comme vous aurez l’occasion de le découvrir. »

Eugène comprit que Viriato désignait sous le nom de Duhamel cet autre organisateur qui avait dirigé les festivités jusque-là. Le nouveau venu comprit ce soir-là que, parmi les organisateurs, deux hommes seuls comptaient vraiment, et que les autres s’étaient rangés derrière Viriato ou Duhamel (qui semblait avoir plus de partisans que son rival). Duhamel s’était rassis pendant l’entracte et Eugène avait remarqué qu’il dirigeait de temps en temps son regard glaçant vers Viriato et lui-même. Il retournait vers son pupitre en cet instant et ses auditeurs, qui s’étaient éparpillés, joyeux, après les célébrations, reprirent sagement leur place dans les rangs.

Duhamel adopta un air martial en s’exprimant : « Le Pensionnat n’a que des ennemis en dehors de ses murs, trop inquiets devant l’essor inexorable de notre organisation. Pour cette raison, tous ceux qui dans ses rangs ne sentent pas pleinement la chance qu’ils ont de participer à notre aventure devront être considérés comme des menaces. »

D’une chambre naturelle en retrait surgit alors un groupe de trois pensionnaires. Deux n’étaient que des brutes, qui escortaient le troisième homme, en pleurs et le dos dénudé – la partie supérieure de sa tenue collante pendouillait lamentablement derrière lui.

« Cet homme..., reprit Duhamel de sa voix de stentor monotone, ... cet homme n’a cessé de jeter le doute sur notre puissance, suggérant tantôt que les Communaux semblaient plus heureux de leur sort, tantôt que les organisateurs n’étaient pas si savants qu’on le croyait,... ». À chaque « tantôt », des cris d’indignation retentissaient ; cet homme leur soulevait manifestement le cœur. « … Mais heureusement, le Pensionnat possède de fidèles serviteurs... », et Duhamel désigna alors un petit pensionnaire de catégorie 1 à tête de rat qu’il fit monter sur la tribune ; puis il le présenta comme le zélé dénonciateur de l’hérésiarque : « … Le Pensionnat a besoin d’yeux et d’oreilles pour survivre et vaincre. Les traîtres doivent être démasqués et impitoyablement châtiés ! » Et Duhamel appliqua immédiatement ces principes en faisant mettre à genoux l’homme qui subissait en ce moment l’opprobre publique. Quinze bourreaux furent ensuite désignés parmi leurs voisins envieux pour donner quinze coups de fouet au traître. Les spectateurs se consolaient de ne pas avoir été choisis pour lui imprimer une large marque écarlate sur l’échine en comptant les coups. À la fin, ils répétèrent dans un commun hurlement : « À la production ! À la production ! » Le verdict de Duhamel tomba, en guise de conclusion à ces festivités : « Il sera affecté à la production pour les six prochains mois. » La foule semblait goûter un plaisir malsain, qui fit frissonner Eugène.

« Mais comment produisez-vous votre énergie, enfin ? demanda-t-il, une fois de plus intrigué par ce lieu tenu secret, ce fleuron du pensionnat dans lequel la principale prouesse de cette communauté se réalisait.
— Vous n’êtes pas prêt pour voir cela. Donc, comme je vous le disais, ces réjouissances hebdomadaires servent à conjurer deux menaces, celle venant de l’extérieur, en persuadant nos troupes qu’elles possèdent des qualités surhumaines et qu’elles ont la chance d’être protégées par leurs chefs omniscients, et celle venant de l’intérieur, en châtiant tout comportement déviant parmi les pensionnaires.
— Les bandes de brigands fonctionnent de la même manière, assurant leur cohésion seulement par la peur que leur chef inspire à ses complices.
— Oui, mais ici, c’est chacun qui inspire de la peur à son voisin ; une surveillance horizontale en quelque sorte, plutôt que verticale. Des États entiers, aux technologies très avancées, ont subsisté grâce à ce système où tout le pouvoir se concentrait dans les mains d’une poignée de bureaucrates terrifiant tant le peuple que celui-ci oubliait toute espèce de résistance et de solidarité. Depuis nos débuts, nous savons que ce système ne peut durer qu’un temps. Tuez quatre des huit organisateurs du Pensionnat et celui-ci disparaîtra immédiatement...
Mes confrères organisateurs ont donc accepté de me laisser semer les germes d’un autre pouvoir, celui qui a été à l’origine de toutes ces merveilleuses inventions et de cette immense accumulation d’objets dont nous retrouvons encore les traces partout aujourd’hui, et dont notre modèle actuel n’est encore qu’une pauvre caricature. Viriato se tourna alors vers le fond de la salle où l’estrade s’élevait. « ...Tout le problème tient dans le fait que certains ont la vue courte et se grisent de leur fragile pouvoir au point de vouloir conserver notre archaïque modèle actuel », soupira-t-il en observant Duhamel, autour duquel une cour de techniciens s’affairait au fond de la salle. « Mais ne restons pas là ; profitons du calme dans lequel le Pensionnat est plongé en ce moment, puisque tout le monde est là, pour poursuivre votre initiation. »

La visite se poursuivit donc en cette heure tardive, après un bref dîner, et, dans l’enthousiasme où l’arrivée d’un disciple le plongeait, l’organisateur parlait presque sans discontinuer tout en lui faisant traverser les couloirs de tous les bâtiments en tous sens. Ils passèrent dans le réfectoire et soulevèrent les couvercles pour voir l’immonde brouet que les pensionnaires acceptaient de déguster, ce que l’organisateur justifia par le mot magique dans sa bouche de « rationalisation » ; ils traversèrent l’un des huit ateliers, dans lequel Eugène s’étonna en voyant que les ouvriers pouvaient ainsi produire en série une pièce en ignorant comment on l’assemblait avec ses pièces complémentaires et constituait l’objet final fabriqué. Viriato pensait que les connaissances pratiques des Communaux constituaient le principal obstacle à leur ralliement aux valeurs du Pensionnat. Ils poursuivirent dans les quartiers de récréation, conçus par Viriato lui-même, et où les hommes dépensaient leurs crédits, en mauvais alcool (avec une limite de consommation toutefois), en jeux ou en femmes, lesquelles en ce soir de fête collective semblaient bien soulagées de demeurer sans clients.

« Des puissances conquérantes, qui possèdent plus d’hommes que nous, il en existe déjà de nos jours ; certaines gouvernent dès aujourd’hui des territoires dix fois plus étendus que la superficie de la forêt ondine ; d’ici quelques décennies, l’une d’elles parviendra à constituer une petite nation ; nous comptons sur notre avance technologique soit pour dominer nos ennemis – mais cela est peu probable, car certains chefs de guerre ont déjà plus de cinquante mille hommes sous leurs ordres – soit pour nous intégrer à eux, comme les Grecs de l’Antiquité avaient transmis leur culture à leurs conquérants Romains. L’équation est la suivante : nous ne survivrons dans ce monde où les hommes de nouveau se rassemblent en vastes communautés hiérarchisées qu’en proposant un modèle particulièrement efficient et attractif. Ce modèle est celui de l’Ancien Monde.
— Un modèle moins autoritaire que celui que Duhamel défend ?
— Non, je ne dirais pas ça. Mais une domination plus subtile. Ce ne sont pas les hommes que nous devons libérer, mais les marchandises.
Viriato voyait bien que la subtilité de l’organisation sociale en vigueur dans l’Ancien Monde ne pouvait être comprise par un Communal qui n’avait pas entrepris toutes les lectures nécessaires ; il essaya alors de se montrer plus pédagogue :

« …Imaginez un monstre gangréné, une immense bête aux flancs sans cesse changeants, perdant de manière chronique certains de ses membres pourrissants, en voyant d’autres lui repousser pour se substituer aux anciens, et qui se mouvait, portant l’humanité entière comme autant de puces. Si certaines puces parvenaient à prévoir ses changements capricieux de cap et en profitaient pour se frayer un chemin jusqu’à sa gueule pour respirer l’air pur des sommets et ne plus suffoquer dans son pelage malodorant, on ne peut dire que ces puces la guidaient en aucun cas. En outre, les voyageuses les plus mal loties sur la bête ne se révoltaient plus à la fin, car elle se précipitait désormais à une vitesse si vertigineuse que tout le monde craignait de ne plus pouvoir en sauter et de se voir écrasé dans sa chute. Comme il n’était plus possible pour aucune puce d’en descendre, elles finissaient par croire que la totalité de l’espace à parcourir sur cette bête était la totalité du monde, alors qu’elles s’en voyaient séparées par la bête elle-même. Ceux qui parvenaient à se hisser au sommet pouvaient se satisfaire dans la contemplation de la multitude que la bête écrasait à chaque instant sous ses pattes et se dire que, si l’on ne pouvait célébrer cette monture comme la meilleure, on devait toutefois l’estimer comme la moins mauvaise.
— C’est donc pour cette raison que je vous voyais vous enthousiasmer lors des cérémonies si sottes que vous m’avez montrées ce soir : vous voulez monter sur la bête que vous êtes en train de faire renaître.
— Mais oui !... C’est là toute la différence entre le système très hiérarchisé que nous avons adopté dans le Pensionnat et celui que je suis chargé de développer pour notre avenir : dans le système bureaucratique, les chefs organisent cyniquement pour les masses qu’ils gouvernent une fiction à laquelle ils ne croient nullement. Dans le système plus épars que je m’efforce de faire revivre, les organisateurs savent que leur charge est de concevoir une duperie collective, mais eux-mêmes sont les dupes d’une société qu’ils considèrent comme la seule possible...
— Et c’est cela, cette bête « malodorante », que vous voulez voir renaître ? Elle ne fait guère envie.
— Oui, c’est cela, le modèle de l’Ancien Monde. Elle est malodorante, mais uniquement en certains endroits. Vous préférez peut-être la vie en commune, cet éternel présent au sein duquel les seuls changements perceptibles sont ceux imprimés par la succession des saisons à la nature, sans que vous-même n’y soyez pour rien, ou encore ceux que vous pouvez opérer sur une petite maison, un petit objet artisanal : une petite vie inapte à laisser des entrepreneurs embrasser de vastes carrières. Dans le modèle auquel je songe, vous verrez le monde se métamorphoser selon la volonté de l’homme ; et je vous donne l’opportunité d’être l’un des maîtres d’œuvre de ce changement.... Mais ce modèle ne peut de toute manière être développé que dans un vaste territoire pacifié. La première étape pour le Pensionnat sera donc d’élargir son champ d’influence à tout le territoire de l’Onde, afin d’augmenter la production et de diversifier ses activités : nos conquérants doivent trouver à leur arrivée sur notre sol un monde riche et complexe, ils doivent être eux-mêmes conquis par la vue de notre abondance et de la docilité de nos habitants. Ils auront alors besoin des organisateurs pour assurer la mutation de leur modèle social.
— Est-ce à ce projet de mainmise du Pensionnat sur les communes de l’Onde que vous voulez m’associer ?
— Tout à fait, notre organisation vient d’atteindre les limites au-delà desquelles il lui sera impossible de rester méconnue ; il n’est déjà plus question que du Pensionnat dans les quartiers de l’Intérieur ; seule la totale absence de communication de ces quartiers abandonnés avec ceux des communes nous a permis de conserver le secret de notre existence, pour le moment ; il nous faut donc organiser notre mainmise sur les communes. Duhamel désirait évidemment recourir à des moyens guerriers, mais l’assemblée des organisateurs a finalement voté pour mon projet. J’ai su convaincre mes collègues de l’idée que les Ondins n’accepteront jamais d’être soumis par les armes (souvenez-vous de Bringer), alors que nous avons besoin de cet échantillon humain pour véritablement lancer notre expérience sociale. C’est une population qu’il sera très délicat de subjuguer. Les pionniers qui se sont installés sur ces terres voilà plusieurs siècles ont su couper leurs enfants des valeurs de l’Ancien Monde qu’ils portaient pourtant en eux, pour ne leur transmettre que celles qu’ils rêvaient de voir fleurir dans une autre société : ils ont été exaucés et les Ondins d’aujourd’hui appréhendent leur existence d’une manière tout à fait différente de celle des hommes de l’Ancien Monde. Ils sont farouchement égalitaires.
Nous devons trouver un moyen d’éveiller l’intérêt des Communaux pour notre organisation et nous insinuer dans leur vie jusqu’à supplanter leurs valeurs, en douceur. Vous serez le premier technicien qui n’est pas issu des quartiers de l’Intérieur, M. Kwilu, car j’ai besoin d’un homme qui ait vécu sur l’Onde et soit donc capable de reconnaître les besoins que les communes ne parviennent pas à contenter chez leurs habitants, afin que nous puissions y suppléer.

— Les Communaux pourchassent tout ce qui ressemble à un maître.
— C’est faux, les Communaux en ont un, voire plusieurs. Leur plus grand maître, c’est la nature..
— Mais ils préféreront toujours ce maître à l’autorité d’une poignée d’hommes désireux d’organiser leur temps.
— C’est juste, cette population est originale en ce qu’elle a échappé à toute hiérarchie depuis plusieurs centaines d’années déjà. Les avantages du système dont j’assure la promotion devront donc les séduire. C’est ce qui nous rend indispensables vous et moi aux autres membres de l’organisation. Figurez-vous qu’à l’époque où les autres organisateurs m’ont accepté comme l’un des leurs, la survie du Pensionnat se trouvait menacée, alors qu’il venait juste d’ouvrir ses portes. L’affirmation de notre supériorité et nos intimidations contre les pensionnaires ne suffisaient pas à maintenir l’autorité des cadres de notre petite société, et l’on s’approchait dangereusement de la mutinerie ; ce ne fut que lorsque j’instituai une monnaie ainsi que des prémisses de consommation et de loisir que nous parvînmes à contenir des centaines d’hommes sous nos ordres, alors que nous n’étions qu’une poignée de meneurs. Cette attractivité d’une vie consumériste, dont il faudra s’inspirer pour séduire les Communaux, devrait nous protéger contre les velléités de toute-puissance de Duhamel, qui se débarrasserait volontiers de moi, maintenant que le Pensionnat détient des effectifs considérables et disciplinés...
... Mais votre tâche durant les premières semaines de votre séjour ici sera avant tout de lire ; vous lirez presque tout le jour les archives que nous conservons sur l’Ancien Monde, sur ses machines, sur ses villes, sur ses fictions et ses rituels,... Tout cela si vous désirez bien demeurer parmi nous.

— Je n’aime pas la tyrannie que les autres organisateurs exercent sur les pensionnaires ici ; je la trouve trop évidente, trop injuste. Et le peu que vous m’avez expliqué sur votre « système » m’intrigue. J’ai toujours rêvé qu’on me laisse la liberté de me consacrer pleinement à l’étude... »

4. En finir avec l’Homo Faber.

« Si l’on commençait à se demander : qu’est-ce que l’homme ? Quels sont ses besoins ? Quelle est pour lui la meilleure façon de se réaliser ? On découvrirait que le fait d’avoir le pouvoir d’éviter tout travail et de vivre de la naissance à la mort dans la lumière électrique en écoutant de la musique en boîte n’est nullement une raison pour vivre de cette manière. L’homme a besoin de chaleur, de loisir, de confort et de sécurité : il a aussi besoin de solitude, d’un travail créateur et du sens du merveilleux. »
Orwell

Commença alors pour Eugène une passionnante période de lectures au cours de laquelle il essaya de concevoir ce qu’avait pu être l’Ancien Monde. Il consulta des centaines de pages de papier glacé montrant des jeunes femmes saines et hâlées manifestement très heureuses d’avoir acquis tel ou tel objet de consommation et fut persuadé lui aussi que ces inventions devaient bel et bien changer la vie. Il se transporta dans un monde d’abondance et de loisirs, de variété culinaire et décorative. Après une première période d’enthousiasme, il sentit sa passion pour ce monde décroître en relevant ses contradictions : il subsistait grâce à la consommation mais appelait en même temps à la préservation des ressources naturelles ; il s’appuyait sur une main d’œuvre exotique très bon marché mais accusait les consommateurs de leur manque de générosité envers les populations les plus pauvres ; il semblait de fait résoudre d’insurmontables paradoxes par le seul fait d’énoncer et de ressasser des millions de fois des expressions oxymoriques telles que « développement durable », « guerre propre », « tourisme humanitaire », ou « pouvoir d’achat. »

Il exprima à Viriato son incompréhension devant toutes ces expressions antinomiques, releva que le fait d’acheter n’était pas un pouvoir mais l’acceptation d’une dépendance, laquelle s’accentuait à chaque nouvel achat.

Il fallait donc en conclure, d’après l’organisateur, que les mutations accomplies dans les mœurs à la fin de la civilisation technologique avaient été au moins aussi avancées que les transformations opérées par l’agriculture industrielle et le béton dans la nature. Les habitants de l’Ancien Monde considéraient de toute manière les choix idéologiques présidant au développement de celui-ci comme une sorte de Destinée, à laquelle rien ne pouvait être opposé ; à peine pouvait-on la réformer par de timides protestations.

Lorsque Eugène en fut à ces réflexions, l’organisateur entreprit de lui faire découvrir les livres rassemblés dans les deux étagères entourant son bureau ; ils se débattirent ensemble pour parvenir à une bonne compréhension de textes admirablement clairvoyants parfois, mais extrêmement exigeants aussi. Ils lurent avec avidité des ouvrages revenant sur les rares exemples historiques dans lesquels certaines théories opposées au modèle qui suscitait l’admiration de Viriato avaient été appliquées en de certains lieux, au cours de révolutions ; ils admirèrent alors la plasticité de la civilisation technologique, qui sut toujours tôt ou tard vider tous ces modèles de leur contenu pour les réduire à de simples folklores et intégrer toutes les parties du globe à sa logique. « C’est la tentation de l’abondance et du confort qui les vainquit, nous devons mener la même guerre aux Communaux, les bombarder non avec des obus, mais avec des images de notre plus grande félicité ! », s’exclamait l’organisateur au milieu de ses piles de livres. Eugène apprit de lui que cette « Bête » dont il lui avait quelques semaines auparavant brossé le portrait pouvait tout assimiler, que même les théories qui initialement semblaient se montrer capables de lui porter un coup fatal finissaient toujours par lui être intégrées comme de nouveaux membres, la rendant toujours plus insaisissable, après un travail de détournement plus ou moins conscient, fourni par des intellectuels plus ou moins consciemment affidés au système.

Ce fut alors qu’Eugène, qui avait toujours été tenté par la pensée systématique, tomba vraiment amoureux de cette société que seuls l’organisateur et lui-même pouvaient encore comprendre. Il voulait la voir renaître, cette bête, il voulait la chevaucher et tenter d’anticiper ses mouvements toujours adaptés ; ce serait un monstre, il en était conscient et un semblant de scrupule pointait toujours en lui, mais ce serait son monstre, et un orgueil faustien le saisissait en y pensant.

« Cependant, rappela-t-il un soir à Viriato, lors d’une de leurs habituelles conversations, la bête mourut bel et bien à la fin, et son cadavre continue de répandre sa pestilence dans notre air et dans nos rivières.
— La civilisation technologique connut sa fin en effet, mais elle mourut de sa belle mort, même si je concède que les conséquences de sa mort furent rien moins que belles. Lorsque l’Ancien Monde disparut, le modèle économique et social né en Occident occupait presque l’espace entier qui lui était accessible, celui du globe : les mers, quelques siècles auparavant redoutées et pleines de monstres inconcevables, n’étaient plus que de commodes routes-dépotoirs pour les navires, les forêts étaient divisées entre terrains d’exploitation et parcs d’attraction reproduisant artificiellement ce qu’était le monde avant l’homme moderne, le ciel lui-même avait été rationalisé par des architectes du vide définissant des « couloirs » à emprunter pour leurs avions. Aucune révolution, aucune pensée ne fut capable d’arrêter ce que l’on a longtemps nommé le « Progrès » ; la Bête ne mourut que lorsqu’elle ne trouva plus rien d’autre pour s’alimenter qu’elle-même et qu’elle étouffa dans ses propres déjections.
— Une fois de plus vous semblez moins promouvoir que vilipender la vie dans l’Ancien Monde !
— C’est que... Mais venez plutôt, il est temps que je vous montre cette usine de production électrique que vous désirez voir depuis votre arrivée. »
Après tout ce temps, Eugène allait donc voir le lieu où la principale prouesse technique du Pensionnat trouvait refuge, dans les tréfonds du gigantesque bâtiment qui l’avait accueilli quelques semaines auparavant. Dans le jour éternel que l’électricité dispensait à travers les trois niveaux sous-terrains du Pensionnat, il l’entendit, ce vacarme, de plus en plus distinctement même alors que l’ascenseur s’enfonçait dans le sol.

Lorsque la cage s’ouvrit, Eugène découvrit une seule salle immense, dont le plafond se perdait à une hauteur bien plus grande que dans les autres niveaux de la bâtisse. Paradoxalement, dans ce lieu d’où le Pensionnat tirait son énergie, on s’éclairait très peu et à la lumière des flambeaux, qui contribuaient à obscurcir la salle par la fumée grasse qui s’élevait d’eux et stagnait au plafond. Une chaleur étouffante l’alourdit dès qu’il foula le sol de roche, et l’on ne savait si celle-ci venait de l’intimidante machine qui se profilait au loin ou de ceux qui l’alimentaient dans la souffrance.

Ce fut bien en effet un lieu de souffrance qu’Eugène découvrit en cette heure, alors qu’il avançait éberlué vers l’énorme cylindre occupant par sa masse tout le centre du sous-sol. Du corps trapu de la machine, solidement appuyé sur la roche, s’échappait une infinité de câbles noirs qui couraient au plafond et partaient s’infiltrer dans tous les murs du bâtiment, mais également dans les dépendances du Pensionnat. Eugène se sentit bientôt craintif quand il découvrit que cette chose mêlait distinctement des cris humains aux crissements de ses rouages, de ses essieux et de ses gonds, sans toutefois qu’on pût voir un homme près d’elle. « Approchez-vous encore ! », l’encouragea l’organisateur, alors que le novice technicien hésitait devant cette sorcellerie, devant cet énorme volatile encagé poussant de lamentables cris de détresse.

Des trous pratiqués à travers la paroi de la machine permettaient d’accéder à ses organes ; Eugène en traversa un pour s’arrêter sur une passerelle entourant et surplombant comme une roue couchée, au diamètre très large : il tomba nez-à-nez avec un pensionnaire de catégorie 1 en sueur, qui s’affairait sur la plate-forme à fouetter les pauvres hères condamnés, contraints à une tâche inhumaine au centre de la machine. Ceux-ci étaient en effet chargés de faire tourner la roue en poussant ses longs et très lourds rayons ; Eugène vit des dizaines d’hommes pris par cette abomination, des hommes torses-nus, de tous âges, qui tournaient encore, encore, en poussant des râles. L’essieu de cette roue était relié à un générateur chargé de convertir la force humaine en énergie électrique. Après de longues minutes au cours desquelles il fut incapable de penser à quoi que ce fût, passant tour à tour de l’observation des esclaves à celle de leurs tortionnaires, qui semblaient considérer qu’ils faisaient là un travail comme un autre, il repensa pour la première fois depuis des semaines à la vie simple et bucolique des paisibles Communaux ; alors il pleura, il pleura comme personne ne l’avait jamais fait devant ce lieu avant lui.

L’organisateur l’éloigna de la machine en le soutenant de son bras amicalement passé sous celui d’Eugène. De retour dans l’étage où nul câble n’était visible pour lui rappeler de quel infâme processus le Pensionnat tirait son énergie, Eugène demeura cependant longtemps prostré sur son fauteuil, n’attendant plus le réconfort de ces ouvrages rassemblés dans l’appartement de l’organisateur, dans lesquels il avait avidement puisé depuis des semaines. Viriato patientait respectueusement, attendant qu’Eugène se reprît.

« Mais qui sont ces esclaves ? demanda le Communal sans même lever les yeux vers son professeur.
— Il n’y a pas d’esclaves en ces murs, monsieur Kwilu ; ils appartiennent tous au Pensionnat. Il s’agit seulement de pensionnaires de catégorie 2 attendant leur chance de s’élever dans notre hiérarchie.
Vous pourriez tout aussi bien mettre des bêtes pour pousser ces rayons à la place de ces pauvres bougres, n’y avez-vous pas même songé ? » Eugène hurlait presque tant ce qu’il venait de découvrir le révoltait.
« Si, bien sûr ! Mais il faut qu’il s’agisse des hommes ! » Eugène regarda son maître, interloqué ; il ne releva pas l’absurdité apparente de sa réponse cependant, encore hanté par le lieu qu’ils venaient de visiter.

« Savez-vous ce que les Communaux feraient de ce lieu et de ses occupants s’ils découvraient comment les hommes y sont traités ?
— Vous n’ignorez pas pour votre part que l’Onde n’est plus aussi vive et incorruptible qu’elle l’était ; certains quartiers s’éloignent imperceptiblement encore les uns des autres à mesure que la ville avance, et plusieurs communes ont été décimées par des épidémies, des incendies, par l’invasion de Sponz et la tentative de coup de Bringer... Notre cité est très poreuse désormais. Vous n’imaginez pas tout ce qui s’y passe sans que les Communaux ne remarquent rien.
— Comment ces esclaves supportent-ils leur sort ?
— Ce ne sont pas des esclaves, répéta Viriato. Nous leur avons bien fait comprendre qu’ils ont une chance de pouvoir remonter – dix parmi eux ont ce privilège chaque mois. L’espoir est un instinct si puissant, l’homme lui doit certainement sa survie, puisqu’il a dans son histoire été capable de le conserver dans des situations qui commanderaient plutôt de se laisser mourir ou de se révolter. Et, encore une fois, puisque notre organisation est pour eux la seule existante (ils ont bien compris que leur seule chance de survie était de remonter), remettre en cause son bien-fondé serait aussi déraisonnable que de se révolter contre la venue de l’hiver. Nous leur avons inoculé l’individualisme le plus forcené, cela les forme mieux que tout enseignement à s’adapter à l’organisation hiérarchique qui règne dans le Pensionnat. Et lorsqu’ils parviennent à monter, ils se sentent si supérieurs à leurs camarades restés en bas qu’ils ne songeraient pas à s’enfuir. Ce ne sont pas des Ondins que nous faisons travailler ici, M. Kwilu, mais des misérables des quartiers intérieurs qui peinaient à trouver un repas par jour et dormaient sous la pluie avant d’être recrutés ; une fois qu’ils ont échappé à la roue, ils se voient comme des êtres privilégiés et en tirent beaucoup d’orgueil. »
Eugène semblait indifférent à ces réflexions, terriblement malheureux de connaître l’existence de ce lieu.

« Vous savez, c’est à ce prix que vous et moi nous sommes libérés du travail, afin d’organiser la vie du Pensionnat, lui dit doucement Viriato.
— Je ne suis pas sûr de vouloir le payer, ce prix », répondit tristement Kwilu.
Son indignation quelque peu retombée, Eugène reprit la parole :

« Je comprends ce que vous vouliez me dire, finit-il par penser tout haut. Nous devons empêcher Duhamel de conquérir l’Onde et de réduire plus d’hommes encore en esclavage ; les hommes dans l’Ancien Monde n’étaient peut-être pas libres, mais ils n’étaient tout de même pas des esclaves. »

Viriato l’arrêta tout de suite :

« Ne vous méprenez pas, M. Kwilu, je ne veux pas que vous idéalisiez l’Ancien Monde. Il faut que vous compreniez que la violence, l’exploitation humaine et la mort sont trois puissances avec lesquelles toute société doit traiter, comme avec des nations étrangères potentiellement belliqueuses...

... Certes, dans le modèle que le Pensionnat suit, l’exploitation est à peine dissimulée ; Duhamel et ses acolytes ne sont pas encore assez puissants pour dévoiler aux Communaux ce revers de notre admirable société électrique, mais à l’intérieur du Pensionnat, tout le monde connaît le fonctionnement du générateur sans que cela ne soulève de rébellion : les pensionnaires sont les complices de la direction car ils bénéficient en partie des avantages de notre organisation, même s’il s’agit essentiellement d’avantages fictifs.

— Mais cette grossière et révoltante exploitation humaine correspond au modèle bureaucratique que vous conspuez sans cesse. Le spectacle de coups de fouet distribués dans une cave suffocante ne peut plaire qu’à des esprits aussi grossiers que celui de Duhamel ; le modèle que nous élaborons, notre modèle ne saurait tolérer une telle barbarie !
— Les plus avancées des démocraties de l’Ancien Monde avaient leurs esclaves, des régiments d’esclaves.
— Oh ! Je sais ce que vous allez opposer au modèle de l’Ancien Monde. Vous allez recourir à cette thèse chagrine des critiques de cette époque : le consommateur confortablement installé dans son fauteuil, possesseur d’une automobile, propriétaire d’une maison et voyageur occasionnel serait en fait l’esclave de ces avantages. Eh bien, je préfère mille fois ce sort à celui des misérables qui travaillent sous nos pieds en ce moment-même !
— Ah, vous ne voyez dans cette critique du consumérisme qu’une vue de l’esprit, énoncée par de pauvres misanthropes désireux qu’on les distingue... Eh bien, venez avec moi. »
Malgré l’heure très tardive, les deux hommes empruntèrent une fois de plus les couloirs du premier étage du pensionnat ; Eugène était très troublé par cette constante agitation de son professeur, par l’intensité de leurs débats, par l’étrangeté du Pensionnat et la très petite quantité de sommeil qu’il s’octroyait ; cela le maintenait dans cette impression d’évoluer dans un rêve qu’il avait éprouvée continûment depuis qu’on lui avait ôté le bandeau qui obstruait son regard, le jour de son arrivée dans cette zone secrète de l’Onde ; en ce moment, ils passaient devant les quelques travailleurs en poste de nuit, qui parlaient beaucoup des incessantes pérégrinations des deux hommes depuis plusieurs semaines et voyaient dans ces deux personnages toujours palabrant et cheminant les démons sagaces présidant à leur destin ; à vrai dire, les pensionnaires préféraient de loin les manières plus viriles et simples de Duhamel, tandis que les techniciens soutenaient plutôt Viriato. Kwilu et son maître empruntèrent une passerelle encore jamais traversée par Eugène pour pénétrer dans une autre dépendance. Le technicien suivait à regret l’infatigable organisateur, n’étant plus sûr de vouloir découvrir les origines occultes de la réussite du Pensionnat.

Viriato présenta ce nouveau bâtiment comme un « centre de recherches » ; toutes ses issues étaient gardées par deux pensionnaires de niveau 1. Eugène ne put voir les expériences que l’on y menait, car ils ne firent que traverser le couloir central qui s’étendait jusqu’au bout du bâtiment avant que l’organisateur n’ouvrît une des nombreuses portes devant lesquelles ils passèrent. Les deux visiteurs nocturnes pénétrèrent alors dans une salle de dimension modeste, qui n’était occupée que par une table, sur laquelle reposaient plusieurs machines de l’Ancien Monde ; à quelques pas de celle-ci, on avait disposé d’austères chaises, lui faisant face. Viriato se dirigea vers une armoire, qu’il ouvrit, sortant une clef de la poche de sa blouse.

L’organisateur pria Eugène de s’asseoir, tandis qu’il recherchait parmi une multitude de petites boîtes noires rectangulaires celle à laquelle sa conversation avec le Communal lui avait fait songer. Lorsqu’il la trouva enfin, poussant un cri de victoire, il se dirigea promptement hors de la salle pour héler un des gardiens.

« Dites en bas que je désire me servir du magnétoscope et qu’il faut augmenter la production.
— Non ! » Eugène ne put contenir sa détresse en entendant cet ordre. Il ne voulait pas imaginer qu’on allait martyriser plus encore ces esclaves, juste pour qu’il s’extasiât un peu plus sur les trouvailles de Viriato.

« M. Kwilu, ce sort déplorable que nous réservons aux producteurs d’énergie demeure une triste nécessité, hélas, soupira-t-il d’un ton jésuitique. Vous devez comprendre que de leur labeur dépend la résurrection des technologies de l’Ancien Monde. »

La mise en route de la machine dont Viriato voulait se servir demanda plus d’une heure. Des techniciens passèrent pour manipuler différents câbles, des ordres furent envoyés dans les tréfonds du Pensionnat, et les réponses mettaient à chaque fois quinze bonnes minutes à remonter. Eugène aurait souhaité ne pas être là, pour la première fois depuis son entrée au Pensionnat. Mais les deux hommes finirent par se retrouver seuls quand l’organisateur enclencha l’une des machines, une sorte de rectangle de verre et de plastique noir. Le cadre de verre s’illumina.

« Une télévision ? » demanda Eugène, se souvenant du livre des inventions de l’Ancien Monde qu’il avait consulté dans la bibliothèque de sa commune.
— Oui, reliée à une machine qui permet de reproduire des images et des sons : il s’agit d’un magnétoscope, clama l’organisateur avec fierté. Nous possédons une autre machine, qui permet quant à elle de capturer ces images et ces sons. Vous la dirigez vers ce que vous regardez et elle vous permet de retenir quasi-éternellement cet instant vécu. Nous avons ainsi retenu sur ces images certaines de nos expériences. »
Viriato entreprit alors de montrer au novice le déroulement de l’une d’entre elles. Eugène souffrait en silence, considérant que le petit spectacle qui lui était offert nécessitait en ce moment un regain de sueur et de coups de fouet pour plusieurs dizaines de malheureux.

« La cassette n’a pas été rembobinée, je le leur dis à chaque fois ! », se plaignit l’organisateur, et ils durent patienter encore plusieurs minutes en observant l’écran, d’abord barré de deux grandes bandes blanches, et à l’intérieur duquel les personnages semblaient se mouvoir à l’envers. « Nous avons trouvé un garage plein de ces magnétoscopes lors d’une expédition scientifique dans une ville abandonnée... Tout porte à croire que les hommes de l’Ancien Monde avaient abandonné cette technologie avant même la fin de l’énergie électrique, au profit d’autres plus performantes, que nous n’avons pas encore redécouvertes. Des millions de ces machines opérationnelles mises au rebut et remplacées dans tous les foyers, même les plus modestes ! », commentait Viriato résolument fasciné par ses ancêtres, pour faire patienter le spectateur.

« Ça y est, nous pouvons commencer ». Eugène se leva de sa chaise tant l’étonnement le saisit. Il lui fut permis d’assister à l’une des expériences menées dans le Pensionnat des années avant son arrivée, son supérieur lui donnant les informations dont il avait besoin à mesure que les images défilaient ; il oublia tout bonnement les esclaves qui travaillaient en ce moment même pour permettre ce miracle lorsqu’il découvrit une version réduite de Viriato se mouvoir dans le petit écran, manifestement plus jeune que le modèle qui se trouvait à ses côtés. Il ne pouvait s’empêcher de regarder tour à tour cette copie de son mentor à l’écran et le modèle en chair et en os qui était assis près de lui.

« ... Voilà quelques années, après avoir déjà recueilli de nombreux renseignements sur la vie dans l’Ancien Monde, nous avons dans notre impatience tenté d’observer comment un authentique Communal, plongé dans les conditions de vie d’un homme de cette société technologique, s’adapterait à ce changement... »

On vit alors à l’écran trois personnes pénétrer dans une salle, Viriato, un technicien dans sa blouse bleue, ainsi qu’un troisième homme. La personne qui filmait leur entrée commenta celle-ci en annonçant « Premier jour ». Le Viriato dans l’écran entreprit alors de présenter au Communal la salle que l’on avait aménagée pour lui. Elle semblait vaste et mieux équipée que n’importe quelle chambre du Pensionnat, même celles du premier étage. « … Nous lui avons offert une reproduction fidèle de tout le confort de l’Ancien Monde, une large et moelleuse couche, un des ces lits spacieux et douillets que les hommes du passé savaient fabriquer avec des matières mystérieuses, des magazines livrés chaque jour dans son appartement ; et il bénéficiait de pas moins de huit appareils électriques, dont le fonctionnement nécessitait le dédoublement des effectifs de producteurs d’énergie ainsi qu’un sévère rationnement de l’électricité pour l’ensemble de la communauté : une télévision, un magnétoscope, la radio, une machine à jeux télévisuels, une plaque permettant de cuire électriquement les aliments, un tapis de course sur place... » (Eugène pouffa de rire involontairement devant l’expression ’’ course sur place ’’), « ...un réchauffe-plat électrique, une lampe de chevet... ».

« ... L’expérience consistait à accorder trente minutes hors de son appartement et quelques crédits à ce Communal pour une heure de veille passée dans son appartement. Sur les quinze heures de veille qu’un homme passe quotidiennement en moyenne, notre sujet devait donc en passer dix à profiter du confort de son appartement pour ensuite flâner dans notre centre de loisirs cinq heures. Nous envoyions même des pensionnaires, parmi les plus affables (des femmes notamment), pour le divertir de toutes les manières possibles. Dans l’Ancien Monde, ces « ermites de masse » étaient des millions.

Mais regardez plutôt comment notre sujet s’est adapté à cette vie ; cette seconde prise d’images a été réalisée à peine deux semaines après le début de l’expérience... » L’organisateur fit avancer les images à l’écran beaucoup plus vite, avant de les laisser de nouveau défiler à vitesse normale. Eugène vit alors le cobaye ravager le coquet logement qu’on avait aménagé pour lui : il prit la télévision dans ses bras pour la jeter contre un des murs (« Une perte très regrettable », commenta l’organisateur) ; il arracha tous les câbles qu’il put trouver en poussant des cris farouches. On envoya un pensionnaire pour le calmer ; mais quand celui-ci pénétra dans l’appartement avec un gâteau dans les mains, le cobaye lui sauta à la gorge avant de lui lacérer le visage avec ses griffes. Il ressemblait en tous points à une bête féroce emprisonnée dans une cage, résolue à se cogner le crâne contre les barreaux jusqu’à ce que les barreaux ou le crâne cédassent. Eugène comprit que Viriato voulait lui démontrer comment une société obéissant au modèle qu’il admirait devait elle aussi être considérée comme une forme d’asservissement. Mais il restait sceptique.

« Peut-être votre choix s’est-il porté sur la mauvaise personne.
— Un autre l’a précédé dans cet appartement. Il s’est pendu. Ce Communal avait été sélectionné pour son caractère tempéré ; c’était un homme toujours avenant avec ses voisins. Alors, si cette vie presque en tous points semblables à celle des hommes de l’Ancien Monde suscite une telle rage chez des habitants de l’Onde, c’est qu’elle doit bel et bien par essence être une servitude. Pour que nos ancêtres aient accepté cette existence sans même voir qu’ils étaient devenus les esclaves de machines qu’ils devaient faire vivre plus qu’elles ne leur permettaient de vivre, il faut croire que leur esprit avait fini par devenir très différent de celui d’un Communal, après leur lente domestication, qui demanda un immense déploiement de l’industrie et la conception de drogues puissantes permettant de supporter cette vie... Mais quittons cette triste salle. Rendons-nous dans un lieu plus adapté pour évoquer la mémoire de la société technologique. »
Viriato prit le temps de rembobiner sa cassette. Puis les deux savants changèrent une dernière fois de salle ce soir-là, sans toutefois quitter le bâtiment dans lequel ils demeuraient depuis une heure, tandis que des techniciens s’affairaient malgré l’heure très avancée à redistribuer l’électricité avec plus d’impartialité dans tout le Pensionnat. Eugène reconnut dès qu’ils pénétrèrent dans ce nouveau lieu le simulacre d’appartement de l’Ancien Monde dans lequel des expériences avaient autrefois été réalisées et filmées : le matériel détruit par le dernier occupant avait été remplacé ; on avait même ajouté d’autres machines, comme un ordinateur (qui ne fonctionnait pas, précisa l’organisateur) ; tout semblait régulièrement nettoyé pour le seul agrément de Viriato, qui aimait se représenter ainsi la vie d’un homme ordinaire de l’Ancien Monde.

Mais on ne pouvait s’empêcher de trouver sinistre ce petit musée représentant une civilisation qui n’existait plus depuis longtemps déjà, malgré tous les efforts des organisateurs pour la réanimer. Les écrans noirs reflétaient, vides, la faible lumière électrique. Les câbles pendaient de tous les appareils disposés là, qui restaient aussi figés et silencieux que des animaux empaillés. Au mur, on avait même disposé de grandes photographies représentant en noir et blanc ces villes gigantesques et lumineuses, toutes en hauteur, qui faisaient la fierté des hommes de l’Ancien Monde, mais qui depuis longtemps avaient été désertées, puis désossées jusqu’à la dernière poutre métallique. Malgré le confort du large fauteuil dans lequel les deux hommes s’étaient assis, Eugène ne pouvait ôter de son esprit la pensée qu’un Communal s’était pendu là et que son image aussi s’était reflétée dans tous les regards noirs de ces écrans. Le monologue de Viriato ne s’était pas interrompu depuis qu’ils avaient quitté la salle du magnétoscope, mais l’organisateur devint enfin silencieux une fois qu’il se fut enfoncé dans ce canapé, se montrant même un instant désœuvré. Refusant de céder devant son disciple à un moment de découragement, il se leva et sortit du placard une bouteille d’eau-de-vie et deux verres qu’il remplit. Les deux hommes commencèrent à boire.

« Je veux bien croire que la vie dans la société technologique plaçait l’individu dans une dépendance telle qu’elle paraîtrait insupportable à tout Communal, insistait Eugène, mais il n’en reste pas moins que le terme d’esclavage n’est qu’une de ces exagérations de tous ces esprits chagrins qui vilipendaient l’Ancien Monde.

  • M. Kwilu, il ne faut pas croire que dans le modèle qui prévalait dans les dernières décennies de l’Ancien Monde, les fléaux de la violence, de l’exploitation et de la maladie avaient magiquement disparu. Dans l’Ancien Monde, les gens croyaient sans trop vouloir réfléchir à cette question qu’ils les avaient supprimés alors qu’ils les avaient seulement repoussés en des lieux assez éloignés pour qu’ils ne les voient pas... » Viriato se lança alors dans une vaste description du revers de la mondialisation.

« ...Si les hommes avaient alors renoncé à répandre la mort, la violence et l’injustice de l’autre côté du globe, celles-ci seraient revenues pour réclamer leur dû dans les pays développés ; l’erreur de nombreuses personnes bien intentionnées a donc été de croire que l’on pouvait réformer la société technologique jusqu’à un stade où ses bienfaits seraient dispensés à tous. S’ils étaient allés au bout de leur réflexion, ils auraient plus honnêtement déclaré que pour qu’un enfant vécût à la manière occidentale, un enfant d’un pays pauvre devait mourir précocement, je veux dire qu’il devait mourir plus tôt que si les enfants de l’Occident technologique n’avaient pas existé. Et pour qu’un enfant handicapé pût bénéficier de toutes les infrastructures nécessaires à l’idéal égalitaire promu dans les pays favorisés de la société technologique, il fallait que dix, peut-être vingt enfants sur l’autre face de la planète se tuent à la tâche... »

— La seule réplique efficace pour lutter contre cette exploitation de peuples étrangers aurait donc été de lutter contre la société technologique elle-même.
— Oui, mais qui aurait osé prendre les armes contre une société qui selon les apparences laissait ses citoyens libres et assurait leur prospérité, sinon leur subsistance, tandis que de l’autre côté du monde les guerres et les massacres se répandaient ? En outre, qui aurait reproché à un enfant handicapé de se voir offrir une vie presque identique à celle d’un enfant normal, puisqu’on avait les moyens matériels de le faire, quel que fût leur coût réel ? L’Ancien Monde était une vaste île des Lotophages détournant son regard d’un océan d’iniquité. Cependant, dans le tréfonds des consciences résidait la pensée que tout cela avait un prix, que d’autres payaient pour tous ces avantages, quelque part.

— Le labeur, la guerre, la mort se trouvaient donc écartés dans un coin discret, ils n’étaient pas éradiqués dans les derniers jours de l’Occident, tandis que dans des États plus autoritaires ils demeuraient bien visibles ?
— C’est cela.
— Mais sur l’Onde ? Personne n’y est réduit en esclavage, et les Communaux ne commettent aucune ingérence dans la vie d’autres peuples.
Viriato attendait cette question, sentant que l’ancien Communal restait malgré lui attaché à l’idéal sobre et indépendant de la cité dans laquelle il avait grandi.

« Eh bien, sur l’Onde, les habitants prennent sur eux presque l’ensemble de tous ces maux : ils mènent une vie laborieuse et frugale, s’exposent presque sans résistance aux maladies... Les Communaux se sont placés quelque part au tout début de la civilisation pour ne plus en bouger, profitant à peine de ses avantages. Ils ne bénéficient d’aucun produit conçu par des étrangers, d’aucun fruit exotique importé grâce aux échanges commerciaux. Ils ne recherchent nullement l’expansion et se contentent d’une vie obscure. Pire encore, ils ne pratiquent aucune politique sécuritaire et acceptent que leur population soit régulièrement amoindrie par les conquêtes extérieures ou les agressions de l’Intérieur, qui seraient pourtant si faciles à contenir. Ils seraient bien incapables de calculer leur espérance de vie, mais elle est très certainement désespérément basse pour une cité si ancienne et d’une telle prospérité, et ce même si l’on ne tient pas compte des cas de cancers imputables aux radiations émises lors du Grand Désastre. C’est aussi le seul exemple de modèle social dans lequel même les plus éclairés de ses membres semblent accepter que leur monde soit voué à disparaître et se refusent à prolonger son existence grâce à l’abandon de certains de leurs ridicules scrupules : les Communaux savent que leur idéal ne s’est réalisé et maintenu que grâce au chaos dans lequel notre monde a été plongé lors du Grand Désastre ; ils savent aussi que leur culture va s’éteindre, très certainement absorbée tôt ou tard par un peuple qui aura foulé l’égalité à ses pieds pour acquérir plus de puissance ; mais cette perspective ne les empêche nullement de dormir. Pourtant, cette fin approche, il est à peu près certain que le léger remous que l’Onde a provoqué devrait être oublié d’ici deux siècles, trois au plus tard... »

Viriato croisa les jambes et savoura son eau-de-vie, visiblement lénifié par sa certitude qu’il n’y aurait bientôt plus une exception telle que l’Onde dans ce monde où la prédation régnait. Il reprit, pensif. « … Alors devons-nous accepter de plier le genou devant le prochain tyran obscurantiste qui viendra conquérir cette cité ? Faudra-t-il devenir nous-mêmes esclaves, M. Kwilu, participer à la fabrication de quelque incommode château fort et nous convertir à certain culte apocalyptique, comme on en voit dès que l’on s’éloigne à six jours de marche de l’Onde ? Non, nous devons précipiter l’avènement de la société technologique, car elle renaîtra nécessairement avec la civilisation.

— Et précipiter en même temps le surgissement d’un autre Grand Désastre, d’autres hécatombes, de maux qui vont plonger l’humanité entière dans la plus noire des misères durant plusieurs siècles ? »
L’organisateur remplit le verre de son hôte et le sien, qu’il porta à sa bouche, avant de citer avec emphase, mais aussi avec une voix dans laquelle Kwilu décela une pointe d’ironie :

« ’’ Si nous devions, dans l’époque qui succédera immédiatement à la nôtre, recourir à des idées qui semblent n’appartenir qu’au passé, cela ne signifierait pas que nous rebroussons chemin, mais plutôt que nous recommençons à avancer à partir d’un point que nous avions un temps abandonné ’’…

... Les choses peuvent se passer différemment cette fois. Dans les dernières décennies de l’Ancien Monde, les organisateurs se sont vus dérober leur pouvoir par les élites financières : pendant les premières décennies de la révolution industrielle, les organisateurs planifiaient la prudente progression de la société civile, légiférant, se posant en intermédiaires entre l’État et les puissances de la société civile. Mais ensuite, trop d’argent, trop de marchandises se vendirent pour que les organisateurs puissent tenir la bride à leur monstrueuse prolifération ; les financiers prirent leur place ; ils étaient désormais montés sur la gueule de la Bête et bénéficiaient d’une puissance irrésistible. Les financiers n’avaient aucune pensée d’avenir pour la société, ils étaient seulement pris par les rivalités qui les opposaient pour obtenir de nouveaux marchés, courant derrière l’idéal d’une entreprise-monde touchant à tous les domaines. La recherche du profit prit l’ascendant sur celle du progrès technique : certaines inventions furent soigneusement dissimulées parce qu’elles menaçaient d’engendrer une perte de bénéfices... », énonça-t-il avec une sincère indignation, « ... Pourtant, ces inventions auraient permis de faire perdurer le modèle technologique... L’expansion de foyers de consommation jusque dans les pays d’Asie et d’Amérique du Sud bouleversa l’équilibre jusqu’alors trouvé entre pays producteurs et pays consommateurs. Les élites recommencèrent alors à introduire l’idée d’un guidage, qui ne serait plus soumis à la toute-puissance de la logique du profit immédiat. Mais il était trop tard... »

Pour la première fois depuis leur rencontre, Eugène vit alors Viriato devenir véritablement fervent :

« … Il aurait pu en être autrement, M. Kwilu . Les progrès technologiques étaient tels que l’homme aurait pu coloniser la surface des mers, ses profondeurs mêmes, ou encore l’espace... » Viriato prit alors une expression d’enthousiasme presque infantile. « ... Lorsque les organisateurs avaient encore la main, ils avaient lancé ce programme. Oui, M. Kwilu, l’homme a été sur la Lune. Je le crois ! Sa nature est de conquérir, il est un pionnier, et l’univers a justement été formé pour lui permettre de coloniser sans fin son espace. Des organisateurs auraient pu planifier une telle entreprise, mais des financiers, non. Ils ont trop lâché la bride à la Bête, et elle suivit toujours plus vite sa pente sinistre, son avidité qui ne faisait aucun cas de la préservation des ressources lui permettant d’assurer sa survie... Nous devons retenter l’aventure technologique, M. Kwilu, et espérer que nos descendants sauront maintenir le cap dont les financiers les ont à un moment détournés. Alors, l’expansion humaine et le dépassement de ses limites physiques seront infinis ! Nous devons adapter l’homme à cette renaissance. C’est là notre chantier, M. Kwilu ! Trinquons à lui !

Et les deux hommes trinquèrent, leurs verres se choquant avec un bruit cristallin, au milieu de toutes les machines mortes de l’appartement-témoin. Ils les feraient revivre, ces machines si fascinantes, oui, ils trouveraient un peuple pour les entretenir, pour presser et détendre tous ces boutons grippés après plusieurs siècles d’inaction, contre un peu de confort et d’oubli.

C’était un beau projet, et Eugène accepta finalement le prix humain qu’il exigeait ; il était convaincu que le seul modèle social suivi par les Communaux permettait de vivre sans assujettir une partie de la population, mais il n’aurait pu avec les connaissances acquises depuis quelques semaines retourner dans son quartier, car il faisait partie de ces êtres qui ne voulaient s’accommoder des limites que la vie sur l’Onde opposait à chacun de ses habitants. En sirotant les dernières larmes de son eau-de-vie, il se résolut à considérer les injustices que le Pensionnat renfermait comme un déplorable mais nécessaire moyen de changer la vie.

Il s’agissait désormais de convaincre les Communaux.

5. L’expansion du Pensionnat.

« Mais rien ne nous garantit que cette nature humaine soit immuable. Il se pourrait tout autant que l’on parvienne à créer une race d’hommes n’aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes. »

Orwell

Eugène Kwilu n’était plus un novice. Il avait achevé la lecture de nombreux ouvrages dans la bibliothèque de l’organisateur et se faisait une idée précise de ce qu’avait été la vie dans l’ancienne société technologique, au point qu’il parvenait parfois à dominer Viriato dans leurs débats. Son chef était content, et on voyait souvent les deux hommes échanger sans fin leurs opinions tandis qu’ils déambulaient dans les couloirs du Pensionnat, ignorant les regards moqueurs ou menaçants que leur lançaient les partisans de Duhamel, toujours plus nombreux dans les murs de ce centre secret. Parmi les organisateurs, plus aucun n’osait désormais se prononcer en faveur du mentor d’Eugène.

Il s’agissait donc d’orienter ses réflexions vers un but pratique et rapide à atteindre : le Pensionnat était prêt à dévoiler son existence à toute la communauté de l’Onde ; sa production et conséquemment son développement se trouvaient entravés par la nécessité de se dérober à la vue des Communaux. Il fallait donc dès à présent les conquérir, ou plutôt les séduire. La condition de Pensionnaire devait leur paraître douloureusement enviable.

Les deux hommes s’accordèrent pour estimer que les avantages contre lesquels les habitants de l’Ancien Monde avaient cédé leur indépendance pouvaient se résumer à quatre domaines : la santé, la sécurité, le dégagement de temps libre (les techniques et les machines permettant de diminuer le temps de travail) et l’occupation du temps libre (les objets de confort et les divertissements permettant de supporter le temps libéré). Les bienfaits médicaux restaient hors de portée pour les techniciens du Pensionnat ; il aurait fallu retrouver le modèle de machines complexes, consommatrices de beaucoup d’énergie, organiser des expéditions dans des pays et continents de nouveau tombés dans l’oubli ; on vivait désormais dans un monde bien trop dangereux pour cela, avec des brigands sur la terre et des pirates sur toutes les mers. La sécurité était à la portée des usines du Pensionnat, car il restait assez de matériaux dans les ruines de l’Ancien Monde pour fabriquer de nouvelles armes et de nouvelles balles ; mais Viriato avait trop peur que le développement de ce domaine ne servît le désir de domination de son rival Duhamel, qui aurait volontiers troqué sa blouse blanche contre un uniforme de général.

Il faudrait donc se concentrer sur les deux derniers domaines : libérer du temps dans les journées des Communaux et combler ce temps dégagé par la consommation.

Ce fut à cette période qu’Eugène apprit avec stupéfaction que tout un réseau de tunnels partait des dépendances du Pensionnat pour se distribuer vers seize points sous les quartiers communaux. L’organisateur et lui-même empruntèrent l’un d’eux, lors d’une de leurs nombreuses pérégrinations ; Eugène se sentit de nouveau distingué et s’enorgueillit de se trouver initié à cet autre projet secret de l’organisateur. L’électricité n’avait pas étendu ses câbles jusque dans ce boyau et les deux hommes s’éclairaient à la torche ; après un temps qui parut très long au technicien, il vit le bout du tunnel, qui débouchait sur une trappe, scellée dans la partie supérieure de la paroi. L’organisateur frappa contre elle, deux coups, puis trois. Deux pensionnaires de niveau 1 les firent monter dans la maison qui était reliée par le tunnel au Pensionnat. Dans la cave où ils furent hissés, on avait allumé d’autres torches. Eugène se vit entouré d’une impressionnante accumulation de matériel. Sur une caisse, Viriato étendit un plan qu’il avait emporté avec lui, dissimulé dans le revers de sa blouse blanche.

« Voyez, nous possédons ainsi seize bases avancées secrètes hors des murs du Pensionnat. Grâce à ces bâtiments, nous avons accès à toute la circonférence de l’Onde. Pour l’instant, rien sur les murs de ces maisons ne permet de voir qu’elles ont été réinvesties. Ce sont des maisons de l’Intérieur d’aspect misérable, mais très proches des communes.

Eugène se demandait quelle fonction l’organisateur assignait à ces maisons.

« Pensez-vous finalement attaquer les quartiers ?
— Duhamel le souhaiterait. Mais les autres organisateurs le retiennent encore. Ils savent que c’est une absurdité : même si nous remportons la victoire, les Communaux préféreront tous se sacrifier au combat plutôt que devoir se soumettre à une tyrannie. Nous cherchons au contraire un peuple pour le mode de vie que nous avons élaboré dans nos laboratoires... »
« … Ces seize maisons ne seront pas des bases militaires avancées, elles serviront plutôt de bases idéologiques avancées... » Et devant la perplexité de son interlocuteur, il ajouta : « Elles serviront à faire notre publicité. »

Viriato sortit alors de caisses entassées contre les murs de la cave différents objets futiles et colorés, du genre de ceux que les Pensionnaires s’arrachaient pour impressionner leurs voisins. Eugène fut très déçu de voir que tout ce mystère, tous ces efforts – car ces tunnels avaient bien dû être creusés par des hommes – servaient à un projet condamné à l’échec, ce qu’il exprima en des termes que Viriato lui avait enseignés depuis qu’il l’avait élu comme élève.

« Jamais vous ne lierez les Communaux au Pensionnat avec de telles niaiseries. Vous créez une offre pour un peuple qui ne demande rien.
— Oh, c’est une contradiction qui a bien souvent été résolue dans le passé. Mais vous avez raison », répliqua Viriato.
Il sortit alors d’une des caisses un costume ridicule, taillé dans une matière inconnue et argentée, et qui faisait un bruit assourdissant lorsqu’on le froissait. Dans la caisse, de nombreux autres exemplaires identiques à celui-ci attendaient, pliés, que quelqu’un désirât les porter.

« J’ai déjà tenté de vendre ce costume aux Communaux il y a de cela plusieurs années. C’était ma première initiative auprès d’eux. J’ai failli y perdre la tête », se souvint Viriato avec un sourire ironique visiblement adressé au novice qu’il avait été. « Dans mon enthousiasme pour l’Ancien Monde et ses productions, j’avais cru qu’un tel accoutrement suffirait à réveiller chez les Communaux le désir de développement. J’avais donc envoyé dans un quartier un homme, parmi les plus vigoureux et attirants de nos pensionnaires, afin de le laisser se promener revêtu de cette tenue. Les autres organisateurs et moi-même observions la scène, dissimulés dans une maison en ruines de l’Intérieur... » Viriato souriait toujours en racontant. « … Notre mannequin avança sur la place du quartier à l’heure où les Communaux sont nombreux à converser ou à jouer à quelque jeu rudimentaire. Comme je le lui avais prescrit, il tenait la tête haute et bombait le torse ; il se campa d’un air dégagé au milieu de la placette du village, son costume rutilant dans le soleil du soir.

— Et ?
— Et, alors que tous les habitants avaient interrompu leurs activités, éberlués, pour contempler cette arrivée sensationnelle, un rire retentit parmi la foule, un rire d’enfant. Dès lors, tous sans exception se mirent à rire aux éclats, montrant du doigt l’homme qui ne parvenait déjà plus à maintenir sa posture avantageuse. Il m’a fallu beaucoup de temps pour faire oublier le discrédit que cette expérience manquée a jeté sur mes travaux. » Viriato observait toujours le costume entre ses mains. Et il ne souriait plus lorsqu’il affirma :
« Mais je le leur ferai porter, ce costume. Ils se battront pour l’avoir avant leur voisin... Une fois qu’ils auront mis un genou à terre devant une de mes machines. » Viriato sembla réfléchir un moment avant de partager ses réflexions avec Eugène :

« Je ne comprenais pas pleinement ce peuple de l’Onde, dont je suis pourtant issu, en ce temps-là... A votre avis, M. Kwilu, de quelle satisfaction les Communaux tirent-ils leur insupportable orgueil, au point qu’on ne peut rien exiger d’eux ?

— Ils croient en eux-mêmes, ils sont fiers de leur indépendance.
— Oui, mais qu’est-ce qui justifie leur sentiment d’indépendance ? » L’organisateur ne laissa pas le temps à son interlocuteur de répondre.
« On ne peut maîtriser les Communaux par la consommation tant qu’eux-mêmes maîtrisent leur production : les quelques produits dont les habitants de l’Onde s’entourent, à vrai dire assez peu nombreux, célèbrent tous leur maîtrise et leur force, puisque chacun de ces objets a été directement ouvragé par des hommes de l’Onde. Les Communaux tirent leur indépendance et leur fierté de la maîtrise de leur production : ils dominent leurs créations comme leurs instruments. Leurs moissons sont justement la célébration de la force de leur communauté : ils se sentent capables d’abattre des montagnes lorsque, à la fin d’une journée de travail, ils contemplent ce que leur association leur a permis d’accomplir. C’est cette fierté qu’il faut attaquer. Rejetés hors du monde du travail, ils accepteront tout mode de vie capable de leur permettre d’oublier la honte qu’ils auront ressentie face à la supériorité écrasante de la machine... »

« ... Oui, lorsque dix, voire cent hommes se trouveront au bord du champ à contempler une de nos machines, qui les humiliera en exécutant des tâches dix, voire cent fois plus vite qu’eux, les Communaux seront alors mûrs pour consommer tout objet célébrant la gloire de la machine : objets brillants fabriqués avec des machines, résultant d’assemblages et d’opérations chimiques trop complexes pour être comprises par un homme commun... »

« ... Dans la société technologique, M. Kwilu, ce n’est pas devant l’intelligence des organisateurs que les hommes se soumettent : les organisateurs comme eux-mêmes se soumettent bien plutôt à tout un réseau de machines auxquelles ils ont délégué la responsabilité de produire les conditions de leur existence : ces machines qui cultivent leurs fruits, qui produisent leurs objets, qui programment ce qu’ils verront ou entendront pendant leur temps libre... »

« ... Nous commencerons donc par nous concentrer sur le dégagement de temps libre : c’est le travail des Communaux que nous allons attaquer, car c’est dans le travail que les Communaux puisent leur sentiment de liberté. »

— Mais quelle technologie allez-vous vendre aux Communaux ? J’ai déjà moi-même proposé à mes voisins des moyens simples pour améliorer leur rendement dans les travaux des champs, mais ils ont toujours refusé toute évolution.

— C’est que vous les menaciez de rompre leur bel idéal égalitaire en proposant de ressusciter la profession d’ingénieur. Non, je vous le répète, il faut tous les pousser au bord du champ, qu’ils se sentent tous relégués dans le passé. Nous construirons un tracteur.
— Un tracteur ! En avons-nous les moyens ?
— Hélas, non, pas pour le moment. Nous saurions le construire, nous savons même où trouver du carburant – même si à long terme il faudra aussi trouver un moyen d’en produire. Mais il faut une ville grande comme la moitié de l’Onde au moins pour développer toutes les infrastructures nécessaires à la construction d’une telle machine ; et pour produire l’énergie nécessaire à ces infrastructures, nous aurons besoin de beaucoup de matières premières, donc de beaucoup d’or et d’argent pour les acheter à des marchands de l’Extérieur.
— Avez-vous cet or ?
— Non, mais les Communaux pourraient vendre nombre d’objets qu’eux seuls fabriquent en France, comme leurs charrettes, contre de l’or et de l’argent. Il faut trouver un moyen de les convaincre de produire de la richesse, les impliquer dans le projet de construction de notre tracteur.
— Vous voulez les faire participer à la construction de la machine qui finira par les asservir !
— La machine qui va les libérer, M. Kwilu. C’est cela que nous devrons leur répéter. Il faudra leur rendre insupportable ce travail manuel qui a fait leur fierté depuis des centaines d’années ! Et il n’y a qu’un moyen d’y parvenir : par la publicité. »
Le projet, que Viriato expliqua dès lors en détail, serait de faire des seize maisons donnant sur les quartiers de l’Onde des centres de promotion pour la construction d’un tracteur. Les « Maisons du Progrès » étaient toutes alimentées en électricité, produite par une version miniature du générateur placée discrètement sous chaque bâtiment. Cela signifiait que, pendant tout le temps de la promotion de ce projet auprès des Communaux, le Pensionnat se passerait de cette énergie. Dans les « Maisons du Progrès », les Communaux découvriraient plusieurs prouesses techniques qui leur permettraient de s’assurer que le Pensionnat était en mesure de fabriquer une machine aussi complexe qu’un tracteur. Une fois qu’ils auraient accepté de financer sa construction et qu’ils seraient relégués « au bord du champ », ils n’auraient nul autre choix que d’accepter l’emploi qu’on leur proposerait pour subvenir à leurs besoins : ils deviendraient ainsi ouvriers et techniciens. Et ceux qui en auraient les moyens se rendraient dès lors dans les « Maisons du Progrès », pour acheter divers objets plus ou moins utiles, et même un jour l’un de ces costumes couleur acier que l’organisateur souhaitait tant leur voir porter.

Il fallait d’ailleurs que cette opération se soldât absolument par une réussite, car la superficie du Pensionnat ne pouvait s’accroître sans qu’il fût remarqué par les Communaux, et ceux-ci ne manqueraient pas de le détruire s’ils découvraient qu’on développait un tel mode de vie à l’intérieur même de l’Onde. Les deux communautés devaient dès à présent confronter leurs principes ; la lutte entre elles serait idéologique, mais elle serait une lutte à mort. En outre, Viriato savait qu’il n’avait plus droit à l’erreur. Duhamel était devenu presque assez puissant pour se hisser au-dessus des autres organisateurs et l’élimination du maître d’Eugène Kwilu et de son disciple serait certainement sa première mesure.

Pendant plusieurs semaines, les préparatifs pour l’ouverture du Pensionnat au monde exigèrent des efforts de la part de tous les travailleurs. Des tonnes de matériel furent déplacées dans les tunnels menant aux « Maisons du Progrès », de nouveaux générateurs furent conçus sous chacune d’entre elles. Kwilu et Viriato devinrent comme un homme divisé en deux corps : ils traversaient les couloirs, pénétraient dans les ateliers et les classes, rassemblaient les effectifs dans la grotte pour expliquer les mêmes projets et prononcer les mêmes réprimandes.

Quelques semaines passèrent encore, jusqu’au jour où les deux hommes purent visiter l’une des Maisons du Progrès prête à recevoir les Communaux. L’électricité partait d’une salle qui avait été creusée dans le prolongement du tunnel et remontait dans la cave, où diverses marchandises attendaient que la Maison du Progrès devînt un commerce. Au rez-de-chaussée, les câbles couraient depuis le sol pour aller animer diverses machines et donner un jour artificiel à la salle – la salle délabrée de cette masure centenaire avait été entièrement rénovée. Et tout y répétait le même message : que les Pensionnaires détenaient une avance technologique plus que confortable sur le reste d’un monde extérieur toujours plus menaçant. Auprès d’un amoncellement d’inventions qui n’avaient aucune autre utilité que celle de transmettre ce message, on trouvait un grand écran, relié à un magnétoscope, qui allait diffuser dans chaque Maison le même extrait de film, d’une dizaine de minutes, une séquence qui repasserait encore et encore devant les yeux ébahis des spectateurs découvrant cette technologie.

Eugène fut étonné de voir que l’organisateur avait choisi un film en noir-et-blanc, qui semblait renvoyer aux débuts de l’invention cinématographique, mais Viriato lui garantit que cela suffirait à fasciner les Communaux, qui n’avaient jamais vu d’images mouvantes, en couleur ou en noir-et-blanc.

Le film montrait une scène familière aux Communaux : celle de la moisson. Des hommes robustes, certains torse-nu, formaient une masse impressionnante portant la faux et avançant sans rechigner vers leur lieu de travail, heureux de partager une journée de labeur avec les leurs. Commençait alors la lente mais inexorable avancée du travail, célébrant la puissance collective de la communauté. Un personnage se distingua bientôt du groupe : c’était cet homme fort, ce champion du travail que toutes les communautés aimaient à se trouver ; telle une tangible allégorie, il résumait à lui seul la force et la cohésion de toute sa communauté. Sa moustache puissante et ses épaules larges étaient presque à l’étroit dans le cadre, le noir-et-blanc donnait à sa face l’apparence du bronze. La statue mouvante abattait le travail à une allure remarquable, ouvrant la voie à ses camarades, qui apparaissaient après lui à l’écran comme les juifs franchissant la Mer Rouge en suivant les pas de leur prophète. Ce spectacle ne manquerait pas d’attirer l’attention des Communaux, acquiesça Eugène, mais il restait sceptique car le film semblait plutôt célébrer les valeurs respectées par les Ondins.

Mais alors un visage juvénile surgit du passé pour rayonner à l’écran, ce qui ne manqua pas d’émouvoir Eugène, discrètement observé par Viriato. Un concours entre ce jeune homme et l’homme fort se déclarait, devant le regard amusé des villageois qui levaient leurs faux pour aiguillonner les deux champions de leurs cris. Une course passionnante s’ensuivait, et un plan incroyable montrait la scène du point de vue de la faux qui tranchait implacablement. À la fin, l’homme fort prenait ombrage de la concurrence de son jeune rival, et la belle harmonie de la scène était menacée par la montée de sa colère.

Mais un nouveau travailleur allait mettre tout le monde d’accord. Une immense lame mobile brilla sous le soleil, avant de s’abattre sur le sol. Des monceaux de blé se déversèrent alors sur une charrette, et les trois hommes qui s’efforçaient de les répartir harmonieusement peinaient à suivre le rythme du tracteur ; au triomphe de la volonté humaine succédait celui de la machine.

Tous les autres travailleurs, qui étaient jusqu’alors apparus comme une enviable communauté de héros, maîtres de leur vie, observaient désormais, les bras ballants, et l’on découvrait soudain qu’ils avaient des visages de rustres, certainement incapables d’inventer et de comprendre une telle invention. Ils croisaient les bras, prudemment rejetés au bord du champ. « Elle nous bat tous les deux ! », commentait l’un des deux champions également mis à l’écart du travail. Mais ils sourirent et se serrèrent la main : ils confiaient désormais leur sort, optimistes, à ces machines qui avaient prouvé leur écrasante supériorité.

« Pirouette finale : ce film ne montre rien d’autre que la défaite de l’homme... », commenta Viriato devant ce dernier plan du film, avant de conclure, tandis que la même séquence recommençait à l’écran : « Ah, si nous avions avec nous un tel créateur pour nos prémisses. Rien de plus décisif qu’un artiste de génie au service de la propagande... Ce film a servi à la promotion du modèle bureaucratique dans le passé, mais il fera parfaitement l’affaire pour nos propres desseins en ces débuts... Nous sommes à un tournant historique, M. Kwilu ! » s’enthousiasmait déjà Viriato. Les Communaux seraient fascinés par ce film, comme un rongeur l’est devant le reptile qui s’apprête à le dévorer. L’ère technologique connaissait son second départ et le technicien Kwilu serait l’une de ses figures tutélaires.

Il restait cependant un problème, d’après Eugène : les petits trésors technologiques que cette maison recelait pourraient intéresser les Communaux, mais il fallait encore les attirer dans ses murs. Et les ampoules de couleur que l’on mettrait contre la façade du bâtiment ne suffiraient peut-être pas à soulever l’attention du peuple le moins curieux que l’on eût jamais vu sur la face de la Terre.

« Il faudra donc attirer les Communaux avec une prouesse », rétorqua Viriato, qui semblait comme toujours avoir précédé les pensées d’Eugène. « Réveiller leur curiosité endormie. Il leur faut un spectacle qui fasse rêver tout homme, même ceux de la commune, si peu disposés à quitter leur quartier, même en esprit. Un spectacle qui leur fera tout accepter de nous et imposera la conviction que nous sommes capables de réaliser leurs rêves d’enfants, leurs projets les plus fantaisistes, de renverser par nos pouvoirs magiques les lois mêmes de la nature, s’ils acceptent enfin de faire tomber leur méfiance. Un spectacle que tous les habitants de l’Onde pourront contempler en même temps, qui leur inspirera des rêves de grandeur, tout en les rabaissant... »

« … Nous allons voler, M. Kwilu ! »

6. Plus oultre.

« L’homme de la rue ne serait pas effarouché par une dictature du prolétariat ; mais offrez-lui une dictature des intellectuels pédants et il sera prêt à prendre les armes. »

Orwell

Un mois plus tard, toutes les Maisons du Progrès étaient prêtes à accueillir leurs visiteurs. Des promoteurs convaincants, inspirant la plus grande confiance, avaient été choisis pour assurer la publicité de la future fabrication d’un tracteur. On n’attendait que l’aval des Communaux pour entreprendre la construction de l’usine nécessaire à la conception de l’engin, tous les plans avaient été élaborés, des marchands de matériaux dans des contrées voisines avaient même été démarchés.

Ce soir-là, à l’heure où le soleil déclinait et répandait sa lumière d’or, puis de sang, la machine volante de l’organisateur allait lancer son ascension. Il s’agissait d’une montgolfière, le seul aéronef pour l’instant à portée des capacités techniques du Pensionnat.

Eugène avait appris avec étonnement que l’élaboration de cet objet avait commencé depuis presque trois années. Comme souvent avec les innovations techniques, c’était d’une catastrophe tout juste évitée que l’on avait entrevu la possibilité d’une invention. En effet, lorsque des pensionnaires avaient creusé l’un des tunnels mettant toute la zone Nord de l’Onde à portée du Pensionnat, un dernier coup de pioche avait provoqué une explosion dans tout le boyau, qui avait réveillé en sursaut des centaines de personnes de l’Intérieur comme des communes ; cela avait manqué de provoquer un effondrement du sol sur des dizaines de mètres, et donc de laisser les Communaux découvrir prématurément l’existence du Pensionnat.

Les techniciens eurent vite compris qu’il s’agissait d’une poche de gaz, et Viriato s’était emparé de cette découverte pour fonder une équipe de chercheurs ayant pour objectif de savoir extraire et conserver cette ressource. Il avait ensuite fallu trouver un système permettant de libérer une partie seulement du gaz contenu et de le consumer sans que la réserve que renfermait le contenant n’explosât toute entière. Être affecté à ce projet était devenu la hantise des pensionnaires de niveau 2, un nombre assez effarant d’entre eux ayant été consommés, plus précisément consumés dans les expériences ; mais on finit par maîtriser cette source contrôlée de feu et à emmagasiner des bonbonnes.

Un gros exemplaire de ces bonbonnes siégeait ainsi dans la volumineuse corbeille tressée par les mains patientes des pensionnaires ; et l’immense toile qui permettrait de rejoindre l’éther pendait encore en partie sur le côté. Viriato avait élu comme lieu de lancement la frontière entre les ruines de l’Intérieur et le début de la forêt qui avait poussé dans le centre dépeuplé de l’Onde. On était sur le point le plus au Nord de cette forêt centrale. La toile jaune s’élevait désormais toute entière, encore molle, au-dessus de la corbeille, se détendant par endroits tout en faisant des vagues ; elle donnait à l’invention la forme d’une poire retournée. Avec de l’étoffe teinte en rouge, on avait dessiné plusieurs fois les mots « Le Pensionnat » en grosses lettres tout autour de sa circonférence, de sorte qu’ils seraient lisibles de n’importe quel lieu.

À bord, Viriato hurlait à Eugène les considérations que ce moment solennel ne manquait pas de lui inspirer, sans parvenir à couvrir le vacarme produit par la machine qui remplissait d’air chaud le ballon. Il affichait une confiance sans faille, méditée pour en imposer aux membres du Pensionnat qui s’étaient déplacés pour l’occasion, et plus spécialement pour triompher devant Duhamel, lequel ne daignait pas même en ce moment accorder un regard à l’incontestable réussite de son rival. Eugène ne parvenait pas à se montrer aussi serein que son supérieur ; il ne parvenait pas non plus à se rassurer par l’observation du technicien monté à bord avec eux pour diriger l’engin, même si celui-ci semblait souverainement ignorer la folie qu’il s’apprêtait à commettre, trop occupé à disposer ses outils et à manipuler ses valves et manettes, semblable à tous les fous fétichistes qui avaient décidé dans l’histoire humaine de quitter notre sol pour s’élever dans les airs.

La toile était désormais bien tendue, et les cordes qui arrimaient la montgolfière au sol se raidirent tandis que la nacelle quittait la terre, flottant à trois pas d’elle. Eugène se serait volontiers contenté de ce modeste exploit, mais c’était sans compter sur la volonté de Viriato qui, suivant comme toujours les seuls desseins que son esprit systématique avait conçus, allait lancer la conquête des communes en cet instant, en attendant celle du monde.

« Allumez les Maisons du Progrès. Et rompez les amarres ! », hurla-t-il en faisant de grands gestes. Trois pensionnaires près de la montgolfière coupèrent alors en même temps les cordes qui retenaient l’engin près du sol et, après une hésitation, ce dernier entreprit son ascension. Eugène se tenait sur le bord de l’engin, déjà malade, son supérieur regardait vers les hauteurs. Duhamel tourna enfin le regard vers le triomphe de Viriato, sans toutefois donner aucun signe indiquant les sentiments qui traversaient alors son âme ; mais, lorsque la montgolfière fut assez éloignée pour que les visages des membres du Pensionnat fussent difficiles à distinguer, et qu’Eugène pris de vertige tenta de se raccrocher du regard aux heureux Terriens, il crut voir Duhamel sourire, sans en être sûr pourtant.

Eugène ne put contenir sa terreur que lorsque le spectacle offert par leur ascension devint époustouflant. Tandis qu’ils s’élevaient, les passagers de la montgolfière virent progressivement les seize maisons du Progrès s’allumer tout autour de l’Onde ; c’était un beau spectacle. Dans leur position dominante, les trois hommes – ou plutôt Viriato et Eugène, puisque le technicien faisait peu de cas de la vue qui s’offrait à eux, trop occupé à caresser sa machine – purent rassembler en un regard tous ces lieux si différents dont la juxtaposition composait cependant l’identité si forte de cette cité. Ils virent la forêt si dense et sauvage qui formait le cœur de la Cité, puis les ruines disputer aux arbres le territoire, jusqu’à les faire disparaître plus loin dans les ruelles apparemment abandonnées de l’Intérieur, puis dans celles des communes, égayées par quelques fumées et par ces points noirs, les habitants, qu’on voyait déjà s’attrouper pour contempler la merveille volante ; au loin, les jardins, puis les champs, et enfin les exploitations forestières bien ordonnées achevaient de donner une vue complète de la cité, qui – Eugène put bientôt se le confirmer – formait effectivement un beau cercle presque fermé encore, malgré quelques irrégularités. Une fois de plus, Eugène Kwilu se demanda s’il n’était pas plongé dans un interminable rêve.

Il se tourna alors vers l’organisateur, qui contemplait lui aussi ce microcosme qu’il dominait tout entier de son regard, élaborant sûrement encore quelques desseins pour une future domination de toute cette vaste cité. Il était vrai que ces vastes cercles concentriques qui formaient l’Onde auraient bien mérité de devenir le nombril du monde. L’homme en blouse blanche s’amusait beaucoup de ne plus voir les hommes des quartiers que comme de petits points noirs. Alors Eugène repensa à la vie obscure qu’il avait menée dans sa commune avant qu’une carte d’invitation ne fût glissée sous le pas de sa porte. Au service de Viriato, lui et les autres Pensionnaires allaient accomplir des exploits, il était impossible de savoir où ils s’arrêteraient. Il ressentit alors une immense fierté d’avoir acquis si vite une place si éminente.

*

Dans l’un des quartiers du Nord-Est, celui des vignerons, des enfants jouaient alors à faire voler de petits oiseaux en bois très fins, que leurs pères avaient assemblés pour eux. Chacun rivalisait avec les autres pour essayer de lancer son bel oiseau plus haut, plus loin que ne le faisaient ses camarades ; et les pères qui avaient conçu ces joujoux entre deux moments de travail, savourant ensemble un verre en ces dernières soirées douces avant les rigueurs de l’automne, échouaient à regarder avec détachement ce spectacle. En effet, assez régulièrement, un père quittait les adultes pour prendre l’oiseau des mains de son fils furieux d’en être privé, lorsqu’il estimait qu’il s’y prenait décidément mal pour faire honneur au petit jouet performant qu’il avait conçu. Les autres parents riaient et rappelaient que l’homme était mauvais joueur depuis son enfance, alors qu’ils rivalisaient déjà dans le lancer des oiseaux de bois.

« Tiens, vous avez vu, il y a de la lumière vers l’Intérieur.
— Un fou qui aura mis le feu à une ruine ?
— Non, ça ne ressemble pas à du feu...
— Oh, mieux vaut garder ses distances avec ceux-là... Les enfants, on va bientôt rentrer ! »

Soudain, l’un des enfants qui venait de propulser son oiseau dans les airs montra du doigt un point dans le ciel qui s’élevait. Les enfants s’attroupèrent pour contempler ce spectacle et appelèrent bientôt leurs pères pour leur faire part de leur découverte. Ceux-ci finirent par approcher en rechignant, mais furent vite aussi curieux que leur progéniture face à cet étrange objet qui s’en venait vers les quartiers du Nord et devenait plus visible à chaque instant. Ils purent bientôt lire le mot « Pensionnat » sur l’énorme ballon qui traversait l’éther. Mais les pères comme les enfants hurlèrent quand ils purent reconnaître que des hommes étaient embarqués dans ce ballon. Que n’auraient-ils pas donné pour être eux-mêmes transportés dans ce vaisseau fantastique ?

Un des enfants, celui dont l’oiseau s’était montré le plus performant, se tourna vers le père mauvais joueur pour lui faire remarquer « Cet oiseau-là vole bien plus haut que les nôtres. » L’homme se tourna un instant vers lui, il regarda son fils avec gravité, puis il reprit vite sa contemplation de l’aéronef, qui continuait son ascension.

*

Viriato parvint enfin à se soustraire au spectacle époustouflant qui lui était offert pour se tourner vers le technicien qui s’affairait toujours au milieu de la nacelle. Il fit comme un conduit avec ses deux mains entre sa bouche et l’oreille de son subalterne pour être entendu : « Ils nous ont bien vus, nous pouvons redescendre ! » L’homme opina du chef et, d’un geste vif, il entreprit de tourner la manivelle pour faire diminuer l’afflux de gaz et commencer la descente.

Mais il fronça immédiatement les sourcils lorsqu’il constata que cette action lui était interdite. Ses deux passagers se tournèrent bientôt vers lui pour le regarder tenter encore et encore la manipulation qui se refusait à lui. Il criait désormais, mais, le gaz continuant de se consumer au maximum de son débit, on ne pouvait entendre ses propos. Viriato se pencha de nouveau vers lui pour lui crier : « Nous continuons de grimper ! Veuillez exécuter mon ordre ! » L’homme recommençait encore et encore son geste sans succès et Viriato put enfin percevoir ce qu’il répétait pour lui-même depuis quelques minutes : « Un cran ! Ils ont mis un cran !

— Que voulez-vous dire avec votre cran ?
— Un cran ! On ne peut plus baisser la pression une fois qu’elle a été ouverte à fond !
— Duhamel ! », murmura l’organisateur. Eugène réussit à lire sur les lèvres de Viriato et repensa au sourire que le rival de son supérieur avait affiché alors qu’ils s’éloignaient du sol.
La montgolfière avait été conçue pour voler jusqu’à l’extinction de son combustible, elle s’élèverait toujours plus haut, plus haut, pendant plusieurs heures encore avant de soudain chuter d’une hauteur vertigineuse ; c’est à cette tâche que ses ingénieurs l’avaient vouée, elle la suivrait jusqu’à sa destruction, et il leur faudrait bien se soumettre jusqu’au bout à elle.

*

La nuit était déjà tombée depuis longtemps quand une mère du quartier des vignerons sortit la tête de sa fenêtre pour héler son fils, qui rêvassait dehors :

« Vas-tu donc rentrer ? Les soirées sont trop fraîches maintenant pour les passer ainsi dehors !
— Mais il monte toujours... Ils seront bientôt dans l’espace !
— Grand bien leur fasse ! Allez, rentre avant que je n’envoie ton père ! »
L’enfant rentra chez lui en battant la poussière du pied et jetant encore un ou deux regards derrière son épaule, vers le ciel. Et à l’instar de beaucoup d’autres enfants des communes, il fit grâce à l’initiative de Viriato de très beaux rêves.

*

Dans le Pensionnat, et ce dès le soir qui suivit l’accident de l’aéronef, les purges planifiées par Duhamel purent alors commencer.

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