Les rêves concentrationnaires
« Les camps de concentration se sont révélés autant dans les jours du prisonnier que dans ses nuits » [1] : en plaçant l’article qu’il consacre aux rêves des détenus, en 1948, sous le signe d’une attention nécessaire à la face nocturne de l’expérience des camps, Jean Cayrol (déporté politique en 1943 au camp de Mauthausen) annonce la nouveauté de son propos. Comment, en effet, s’attarder sur les nuits du déporté ? Peuvent-elles être autre chose que cette concession des bourreaux qu’évoque Robert Antelme dans L’Espèce humaine : « Nous avons droit au sommeil. Les SS l’acceptent, c’est-à-dire que pendant quelques heures, ils consentent à ne plus être nos SS. S’ils veulent encore avoir demain de la matière à SS, il faut que nous dormions » [2] ? L’alternance du jour et de la nuit, de la veille et du sommeil, ce rythme fondamental de toute vie humaine s’impose à tous, gardiens et détenus. Même si, comme le souligne Wolfgang Sofsky, le pouvoir absolu refuse d’être soumis au temps, même s’il n’était jamais exclu « que quelques SS ivres aient au beau milieu de la nuit l’idée de faire courir tout le monde pieds nus dans la neige ou dans la boue » [3], la nuit et le sommeil restent dans les camps un répit, une suspension provisoire de l’exercice de la terreur.
Mais si le pouvoir absolu doit « pactiser » avec la nuit, s’il ne peut empêcher les détenus de dormir, il reste maître des conditions du sommeil. En réduisant à l’extrême l’espace alloué à celui-ci, il se donne les moyens d’affirmer encore sa toute puissance ; il veut détruire le sommeil comme abri [4]. Disposer d’un lit individuel était un privilège réservé aux kapos ; la grande masse des détenus, dans les blocs des principaux camps, dormait le plus souvent à deux sur une couchette de 80 centimètres de large. Primo Levi a décrit les tourments d’une telle situation : « Mon dos contre le sien, je tâche de conquérir une portion raisonnable de paillasse ; j’exerce avec mes reins une pression progressive contre les siens, puis je me retourne et cherche à pousser avec les genoux ; je lui prends les chevilles et tente de les éloigner un peu de façon à ne pas avoir ses pieds à côté de mon visage : mais c’est peine perdue, il est beaucoup plus lourd que moi et le sommeil le rend inerte comme une pierre » [5]. Ces conditions pouvaient encore s’aggraver dans les camps annexes où les détenus dormaient dans des hangars, des écuries, sous des tentes ; et dans les derniers mois de la guerre, lorsque les camps surpeuplés deviennent des mouroirs.
Jean Cayrol n’évoque pas ces conditions objectives du sommeil, qui transforment souvent la nuit des détenus en source de tourments supplémentaires. Peut-être, écrivant son article, est-il à nouveau happé par la puissance singulière du rêve, telle qu’elle s’est révélée à Mauthausen. C’est cette puissance qu’il veut nous faire partager, nous pour qui le rêve reste une expérience à laquelle nous n’accordons que rarement le poids de la vie diurne, celle que nous considérons et éprouvons comme « la vraie vie ». Puissance présente en chacun, dont nous ne disposons pas et dont l’évidence s’impose, pour Cayrol, dans les circonstances exceptionnelles qui sont celles du camp. Révélant cette puissance, l’expérience concentrationnaire prend un sens nouveau : elle dévoile une vérité qui échappe à la loi du pouvoir.
« La réalité humaine à l’état pur »
Pour Jean Cayrol la nuit n’est pas seulement l’interruption provisoire de l’oppression, indispensable à la reconstitution de la force de travail des détenus. Elle ouvre, au cœur d’un présent entièrement livré à la violence, un autre espace et un autre temps : ceux du rêve. Abri du rêve, le sommeil préserve cette liberté imprévisible et immaîtrisable. « Ce sommeil, bien des fois, n’était pas le repos d’une brute » écrit Jean Cayrol ; traversé « d’images fulgurantes » il devenait, pour le déporté, « le positif de sa vie négative du jour ». Seul le rêve donne à la nuit cette positivité où le pouvoir du SS rencontre une de ses limites. « L’homme, ce rêveur définitif » : la formule d’André Breton trouve dans l’expérience des camps une signification essentielle. Ce qui se réfugie dans le rêve, c’est ce que les SS croient pouvoir saisir et détruire : l’humanité du détenu. Evénement pur de sa présence, le rêve offre au prisonnier l’évidence de son humanité et de son caractère indestructible.
Evénement pur, parce qu’il ne relève d’aucune décision, parce qu’il vient d’un « ailleurs », d’un « lieu » où toute attente, toute maîtrise sont suspendues. L’expérience de cette présentation soudaine de l’humanité du détenu appelle autre chose que le simple désir de connaître les rêves des hommes exposés à une violence extrême. Elle ouvre la perspective d’une « politique » du rêve, où les images chatoyantes de la nuit portent l’affirmation d’un irréductible. Un roman du grand écrivain albanais Ismaïl Kadaré, Le Palais des rêves, thématise ce lien entre rêve et politique [6] : l’auteur imagine, au cœur d’un royaume tyrannique, une administration policière chargée de collecter, trier et interpréter les rêves des habitants. Il s’agit bien, à travers la fiction de cette institution, de réduire l’irréductible : d’extraire le rêve du sommeil pour l’exposer au regard du pouvoir. Les SS de Mauthausen n’ont ni ce fanatisme ni cette imagination : ils ne traquent pas les rêves, ils se contentent de s’en prendre au sommeil, en lui ôtant sa fonction de protection et d’abri. La réflexion de Jean Cayrol s’inscrit tout à fait dans la perspective dressée par un des personnages du roman d’Ismaïl Kadaré : « Les rêves de l’homme étaient pour l’heure immergés dans le sommeil, ce qui ne voulait pas dire qu’il en irait toujours ainsi. Un jour, les rêves émergeraient à la lumière du jour et viendraient occuper toute leur place dans la pensée, l’expérience et l’action humaine » [7].
« Les rêves devenaient un moyen de sauvegarde, une sorte de ‘maquis’ du monde réel dans lequel l’homme était à jamais fidèle aux reflets, même les plus étranges, de sa destinée et de sa continuité », écrit Jean Cayrol. Cette fidélité est d’abord la fidélité à soi, au sens où le rêveur « sait » que c’est bien lui qui rêve et pas un autre, qu’il est un être humain et pas une chose, ou un « sous-homme ». Mais cette fidélité à soi, si elle présente l’humanité du rêveur comme une évidence incontestable, le fait dans une langue singulière, celle des images et d’un scénario qui ignorent la logique de la pensée consciente. Ce qui s’éveille et apparaît pendant le sommeil du prisonnier ce n’est pas, comme le pensait Platon, la part « bestiale et sauvage », c’est-à-dire proprement inhumaine, de l’âme. Ce n’est pas non plus l’irruption d’un au-delà de l’humain, d’un signe divin. C’est ce que Cayrol appelle « la réalité humaine à l’état pur ». La simplicité apparente de la réponse pose question. Comment la comprendre ?
L’expérience du détenu contredit les pensées qui, pour résoudre le problème posé par le rêve, affirment que pendant celui-ci « la puissance par laquelle l’homme se constitue proprement en homme, exerce son humanité, est suspendue » [8]. Loin de se retirer pendant le rêve, cette puissance s’y accomplit. La réflexion de Cayrol renverse la hiérarchie philosophique traditionnelle, qui fait de la conscience le lieu privilégié de l’autoconstitution, de l’auto-présentation de soi comme être humain. Si l’humanité de l’homme se présente dans le rêve, il faut dire qu’elle ne relève d’aucune de ces deux procédures, qu’elle n’est ni un projet (au sens de l’humanisme), ni une certitude de la conscience (au sens du rationalisme). L’épreuve du camp révèle un véritable décentrement du « propre » de l’homme.
Cette présence de l’humanité du rêveur dans le rêve, nous pouvons la lire à deux niveaux. Le premier s’attache au contenu des images du rêve : celui-ci peut mettre en scène le détenu dans le monde d’avant sa détention, l’envelopper des images, même déformées, de ce monde, le figurer lui-même comme cet homme au corps et à l’esprit indemnes. Le rêve est alors une forme de mémoire de ce monde, le rappel de son existence et de sa permanence, une « évasion » psychique hors du camp. « Sans la mémoire, le camp de concentration n’existerait pas » écrit Antelme, évoquant aussi cet « enfer de la mémoire » qui rend le présent du détenu encore plus insupportable. Pour Cayrol le rêve est au contraire une mémoire heureuse, qui n’interrompt pas seulement la continuité de l’oppression mais en interdit l’accomplissement. Le détenu reconnaît son humanité jusque dans les visions les plus fantastiques, à travers toute la gamme des émotions que ces visions font naître : « Le prisonnier remettait le pied sur la terre dans ses rêves les plus saugrenus » écrit Cayrol. Chaque soir, le détenu se retire du monde créé par ses bourreaux : et le rêve surgit comme un don, le don de son être même. Le détenu, écrit Cayrol, découvre que le rêve « éternisait son être ».
Mais c’est aussi en tant que tel, avant toute considération du contenu de ses images, que le rêve peut être la présentation de l’humanité du rêveur. Il n’est alors pas tant la présentation de l’humain que son irruption. Il affirme l’humanité du détenu comme un fait originaire, à la fois énigmatique et évident, que les images du rêve figurent après-coup. Tout rêve témoigne de l’humanité du rêveur, de même que toute parole dit l’humanité de celui qui parle.
Ces deux motifs de la présentation et de l’irruption sont étroitement liés dans les analyses de Cayrol. Ainsi tout en notant que le rêve était, pour le détenu, un « moyen de reconnaissance et d’approche de son ancienne vie », qu’il y retrouvait « toute sa puissance d’amour, de liberté et de bonheur », Cayrol nous invite à aller plus loin : à nous demander comment il peut faire obstacle à l’accomplissement de l’oppression. S’engager dans cette réflexion impose une modification de notre regard sur l’expérience des camps. Car non seulement il nous est difficile de penser que, face à la puissance de la terreur organisée, le rêve puisse être autre chose qu’un contrepoids dérisoire, mais nous pouvons encore nous représenter le camp de concentration comme ce lieu où la capacité de rêver serait contaminée et absorbée par la violence du jour. Un lieu où les rêves eux-mêmes ne feraient que confirmer la puissance déshumanisante de l’oppression. Certains d’entre eux ne témoignent-ils pas, en effet, du dénuement extrême des détenus ? Ces paysages immenses avec des lointains à l’infini, ces images de nourriture d’un luxe de détail extraordinaire, dont Cayrol rapporte qu’ils étaient les rêves les plus fréquents, surgissent sur le fond d’une détresse qui est la raison cachée de leur éblouissement. Si nous y reconnaissons le caractère propre aux rêves de type infantile décrits par Freud (« Ils réalisent les désirs que le jour a fait naître et n’a pas satisfaits »), et dont il nous dit qu’ils deviennent fréquents, chez les adultes, « dans des circonstances inhabituelles et extrêmes » [9], n’est-ce pas pour lire encore la puissance des bourreaux dans l’homme réduit à l’enfance, à la nudité pure du manque ?
Rêve et résistance
Pour Jean Cayrol, ces rêves ne sont pas la compensation imaginaire d’un désir ou d’un besoin insatisfaits. Y lire simplement la détresse du malheur, c’est à la fois dissoudre la force de leurs images et en manquer la véritable signification [10]. L’interprétation, au sens que la psychanalyse donne à ce terme [11], ne peut être que le point de vue de l’homme « normal », celui qui ne fait pas l’expérience du rêve en tant que détenu. L’interprétation traduit, décompose le rêve en éléments distincts, cherche le désir derrière les images. Mais surtout elle ignore la transformation de la fonction du rêve induite par la situation exceptionnelle qui est celle du concentrationnaire [12]. Même s’ils ne sont pas nécessairement étrangers à la satisfaction de désirs, les rêves doivent d’abord être compris comme la manifestation d’une liberté plus profonde que celle de la conscience (même si la conscience, dans ces rêves, n’est sans doute pas entièrement absente), d’une résistance à la déshumanisation. « On prenait tout au prisonnier mais il gardait l’essentiel : le rêve », écrit Cayrol. Arraché à tout ce qui constituait l’affirmation concrète de son humanité le détenu, grâce au rêve, ne peut tomber en deçà de l’humain.
Autre point décisif, l’interprétation sous-estime l’expérience de la beauté du rêve, qui prend pour le déporté réduit au dénuement extrême une signification essentielle. « Parfois, écrit Cayrol, les rêves-paysages disparaissaient pour laisser place à des rêves d’architecture où le baroque, cet art entre ciel et terre, cet art où le nuage est travaillé comme le bois ou le marbre, se retrouvait dans tous les ensembles. Hautes voûtes, piliers infinis, sculptures aériennes se retrouvaient, s’entremêlaient ; autour de ces formes il y avait beaucoup d’air, on respirait mieux ; le corps pesait à peine ». La beauté de ces visions n’est pas secondaire ; elle n’a pas à être interprétée mais accueillie, comme le don d’une perception et d’une émotion hétérogènes à l’ordre du camp. Elle déchire l’apparente complétude de cet ordre, s’impose comme vérité indestructible de ce que le pouvoir ne peut atteindre.
Le rêve est donc interruption de l’oppression. Le point remarquable, ici, est que le détenu n’est pas maître de cette interruption. Elle n’est pas l’œuvre d’une volonté [13], elle ne relève ni de la décision ni de la prévision. Elle n’appartient pas, par conséquent, au domaine d’une résistance consciente et organisée, celle que les détenus peuvent s’efforcer de mettre en œuvre pendant le jour. Elle est le surgissement pur d’un inespéré, l’événement immaîtrisable d’une « victoire » sur la loi diurne. La nuit trahit ainsi le SS. Cette absence de maîtrise est une chance pour le détenu. Maître du rêve et disposant de lui, il pourrait en être dépossédé. Comme tout rêveur le détenu est cet homme auquel « le rêve, il ne sait comment, arrive » [14]. Et ce qui arrive et lui arrive, nous l’avons vu, c’est son humanité. Le rêve montre que l’homme ne coïncide pas avec lui-même, qu’il ne peut s’assurer de ce qui le constitue dans la transparence de la conscience de soi. Il prouve que le détenu ne peut être dépossédé de son humanité parce que, d’une certaine façon, elle ne lui appartient pas. Parce qu’elle ne peut jamais venir à la lumière du jour comme objet d’un savoir ou d’un pouvoir. Le détenu est pris dans son humanité : c’est pourquoi le bourreau n’a pas de prise sur cet assujettissement primordial. Une phrase de Cayrol rassemble l’essentiel de cette vérité : « Les rêves veillaient ». Elle affirme, inséparablement, que c’est l’humanité du détenu qui s’éveille pendant qu’il dort, et que cet éveil, en tant que tel, est une vigilance. Le détenu peut bien alors, le jour, ne plus se reconnaître comme un homme : la nuit le rappelle à une reconnaissance plus originaire. On voit comment l’épreuve du camp renverse ici la hiérarchie de l’expérience commune. Dans celle-ci en effet, c’est le monde des évidences du jour qui m’assure de mon existence humaine ; c’est ce monde que j’éprouve comme véritablement mien, et ce sont les rêves qui inquiètent cette assurance. Pour le détenu au contraire, le rêve seul préserve et confirme ce que le jour semble avoir détruit.
La signification que Cayrol donne au rêve est suspendue à la reconnaissance de la conscience. Le rêve n’est entièrement présent à la conscience que sous la forme d’un « J’ai rêvé », sous la forme d’un souvenir. C’est le jour, et uniquement le jour, que ce souvenir peut affirmer sa force de résistance au pouvoir. Les images du rêve, nous dit Cayrol, se superposaient à l’existence quotidienne du détenu et lui donnaient la possibilité d’être « ailleurs ». Elles l’aidaient à « refuser totalement l’emprise horrible de la journée », à « enrayer le mal ». Cette superposition n’est pas une simple évasion mentale : sous l’effet de la terreur, le souvenir des rêves s’exacerbe et se déploie en une véritable « vie fictive qui doublait l’autre ». Il s’épanche dans la réalité du jour, l’enveloppe d’un halo de visible clandestin qui en neutralise partiellement la violence, aboutissant à ce que Cayrol appelle un état de « vagabondage mental », une sensation permanente de « rêve éveillé ». « Le prisonnier, écrit Cayrol, était jour et nuit en état de rêve ou dans une certaine prédisposition à passer dans un monde interdit et surnaturel ». Le souvenir du rêve peut alors se mêler au travail de l’imagination, cette faculté de rendre présent ce qui est absent, « la plus profonde et la mieux cachée au cœur du sujet » selon Kant. Invisible, comme toutes les activités mentales, l’imagination échappe au fantasme d’une visibilité intégrale, grâce à laquelle le SS voudrait s’assurer une maîtrise absolue de l’être du détenu. La moindre image intérieure permet à celui-ci de résister à la violence du présent ; elle le révèle inassignable, irréductible à la clôture d’un « tu es ceci » : « Le prisonnier n’était jamais là où on le frappait, là où on le faisait manger, là où il travaillait ; sa force et sa résistance arrivaient à devenir extraordinaires parce qu’au moment où on le battait, où on le bafouait, apparaissaient soudain devant ses yeux le vieux pommier de son jardin ou la démarche apeurée de son chien ; il était acculé à une pauvre image, et il faisait front ».
On comprend alors la passion des détenus pour les images. La force de cette passion s’empare immédiatement de toute promesse de beauté. Celle des images mentales, nous l’avons vu, mais aussi celles de la nature. Cayrol évoque ainsi « l’émerveillement des nuages au couchant pendant l’odieux appel », ou encore « la splendeur royale des montagnes autrichiennes ». La beauté de la nature, comme celle des images du rêve, défait l’accomplissement de l’oppression, en offrant au détenu la présence de ce que le pouvoir ne peut s’approprier. Mais c’est aussi dans la mémoire d’une œuvre littéraire, dans les images qui y sont déposées, que le détenu trouve de quoi échapper au poids écrasant du présent. A Mauthausen un poème d’Edgard Poe, Annabel Lee, devint pour Cayrol son « univers de remplacement, inviolable et sûr ». Cette beauté soustraite à l’oppression, le poète qu’il était avant sa déportation eut aussi la possibilité exceptionnelle de la créer : après dix mois de travail dans la carrière de Mauthausen, Cayrol fut affecté à l’usine de Gusen où le travail était moins dur. Protégé par ses camarades, c’est sous la table de son baraquement qu’il écrivit les poèmes publiés en 1946 sous le titre Poèmes de la nuit et du brouillard.
Le rêve, le paysage, le poème : la beauté qui fait effraction dans le présent apparaît comme une limitation essentielle du pouvoir totalitaire. Partagée avec d’autres détenus, elle ouvre la possibilité et la chance d’une fraternité. Il y a, dans cette « communauté de rêveurs qui se communiquaient dès le petit matin leurs impressions nocturnes » décrite par Cayrol, la figure embryonnaire d’une résistance collective, enracinée dans une étrange « iconolâtrie » qui confirme l’humanité de chacun.
Les « rêves diaboliques »
Dans son article Jean Cayrol signale l’existence de « rêves diaboliques » : « Des camarades rêvaient qu’ils étaient enfermés dans un camp de concentration ; ainsi, pour eux, nul repos, nul répit ; les songes eux-mêmes se gâtaient comme des fruits ». Il ne s’y attarde pas, comme s’il voulait éviter d’être confronté aux questions que posent de tels rêves. Car ces « rêves diaboliques » risquent de mettre en péril l’essentiel de la pensée qu’il propose – il s’agit bien de ces cauchemars qui mettent en cause la théorie de Freud, comme on l’a rappelé au début de ce texte. Ils en rappellent d’autres, ceux, par exemple, évoqués par Primo Levi et Charlotte Delbo dans leurs témoignages. Loin de la positivité absolue que lui confère Cayrol, c’est une toute autre signification du rêve du détenu qui apparaît dans ces textes, bien plus inquiétante.
Un des chapitres de Si c’est un homme a pour titre « Nos nuits » [15]. Primo Levi y rapporte deux types de rêves, dont il souligne qu’ils sont fréquents chez la plupart des détenus. Le premier est celui du « récit fait et jamais écouté » : « C’est une jouissance intense, physique, inexprimable, que d’être chez moi, entouré de personnes amies, et d’avoir tant de choses à raconter : mais c’est peine perdue, je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot. Alors une douleur totale m’envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance : une douleur à l’état pur, que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l’intrusion de circonstances extérieures, la douleur des enfants qui pleurent » [16]. Le bonheur du retour chez soi se renverse en une blessure insoutenable, un échec de la communication qui renvoie le rêveur à une solitude et à une détresse absolues. « La réalité humaine à l’état pur » qu’évoquait Cayrol devient ici « une douleur à l’état pur ». Le rêve trahit sa promesse initiale pour rendre la douleur plus aiguë encore. Le bonheur (celui du monde pleinement humain, le monde des amitiés et de la famille) est contaminé par le malheur. Loin d’interrompre la loi de l’oppression, le rêve la confirme.
Cette confirmation se retrouve, avec une puissance encore plus effrayante, dans l’autre type de rêve évoqué par Primo Levi : « Les souffrances de la journée, où entrent la faim, les coups, le froid, la fatigue, la peur et la promiscuité, se muent la nuit en cauchemars informes, d’une violence inouïe, comme on n’en peut faire, dans la vie courante, que pendant une nuit de fièvre. Nous nous éveillons à tout moment, glacés de terreur, encore sous le coup d’un ordre, crié par une voix haineuse, et dans une langue que nous ne comprenons pas […] Nous sommes serrés les uns contre les autres, gris et interchangeables, petits comme des fourmis et grands jusqu’à toucher les étoiles, innombrables, couvrant la plaine jusqu’à l’horizon ; tantôt confondus en une même substance, un amalgame angoissant dans lequel nous nous sentons englués, étouffés ; tantôt en marche pour une ronde sans commencement ni fin, éblouis de vertiges, chavirés de nausées » [17].
Le premier rêve figurait la destruction de l’humanité du détenu par celle de ses liens amicaux et familiaux. Le second, par la réduction des détenus à un matériau informe, anonyme, où le Je perd sa réalité. Les images du rêve font signe vers le non humain, lui donnent l’évidence écrasante d’un monde clos sur lui-même. La violence de l’oppression s’est emparé du rêve pour en faire son allié. La défaite du jour se prolonge la nuit : nulle beauté, nulle image heureuse ne vient interrompre la loi du camp, préserver l’humanité du détenu. Face au pouvoir, le rêve n’oppose plus de résistance.
Un rêve d’une signification similaire, avec des images différentes, est évoqué par Charlotte Delbo dans Aucun de nous ne reviendra [18] : « Les pieuvres nous étreignaient de leurs muscles visqueux et nous ne dégagions un bras que pour être étranglées par un tentacule qui s’enroulait autour du cou, serrait les vertèbres, les serraient à les craquer, les vertèbres, la trachée, l’œsophage, le larynx, le pharynx et tous ces conduits qu’il y a dans le cou, les serrait à les briser […] Les tentacules se déroulaient, déroulaient leur menace. La menace restait un long moment suspendue et nous étions là, hypnotisées, incapables de risquer une esquive en face de la bête qui s’abattait, s’entortillait, collait, broyait. Nous étions près de succomber quand nous avions soudain l’impression de nous éveiller. Ce ne sont pas des pieuvres, c’est la boue. Nous nageons dans la boue, une boue visqueuse avec les tentacules inépuisables de ses vagues. C’est une mer de boue dans laquelle nous devons nager, nager à force, nager à épuisement et nous essouffler à garder la tête au-dessus des tourbillons de fange. Nous sommes contractées de dégoût, la boue entre dans les yeux, dans le nez, dans la bouche, suffoque et nous battons des bras pour essayer de reprendre aplomb dans cette boue qui nous enveloppe de ses bras de pieuvre ».
Les pieuvres et leurs tentacules, la mer de boue : les images du rêve de Charlotte Delbo rendent visible la menace de mort permanente qui est le quotidien du détenu. Le rêve figure la menace et permet ainsi au rêveur de se tenir face à elle. Mais il confirme, par ses images mêmes, cette possibilité effrayante du jour, celle de l’exaction : « La terreur ordinaire compte encore avec des adversaires auxquels elle cherche à imposer sa volonté. L’exaction, en revanche, travaille avec des corps. Son objectif primaire n’est même pas la mort. Ce qui lui importe avant tout, c’est la durée de la douleur, du tourment, de l’agonie. L’exaction transforme la mise à mort en processus. Elle prend le temps qu’il lui faut » [19].
Les rêves rapportés par Primo Levi et Charlotte Delbo ne délivrent pas l’émerveillement d’un ailleurs, mais l’horreur de son impossibilité. Le sommeil n’est plus qu’une mince membrane que traverse la violence du jour, il n’est plus un abri provisoire contre cette violence. Ces rêves traduisent une déshumanisation qui semble s’accomplir sans que rien ne puisse lui faire obstacle. L’expérience de Cayrol (qui fut celle, il faut le souligner, d’un poète marqué par le surréalisme [20]) doit donc être lue aussi à la lumière de ces témoignages plus inquiétants. Ceux-ci nous rappellent combien les expériences concentrationnaires ont pu être vécues de manières différentes, voire opposées – selon le camp lui-même, la situation du détenu, sa culture et ses convictions.