L’onde

Arcadio Wang

paru dans lundimatin#279, le 14 mars 2021

L’Onde est une cité née lors de l’extinction de notre monde et les huit nouvelles qui seront ici publiées racontent les mille ans de son histoire et les menaces qui pèsent sur son modèle égalitaire. Vous retrouverez les Ondins et leurs aventures tous les quinze jours [1].

Illustration : Majorminuit
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Fondation + 315

Esther et Gabriel

« Le projet socialiste ne saurait seulement viser, en effet, à rendre impossible l’exploitation moderne de l’homme par l’homme et ses nouvelles conditions industrielles. Il implique simultanément le dépassement progressif de toutes ces formes de domination et d’emprise psychologique étouffante généralement liées au mode de vie communautaire traditionnel ; une société décente moderne. »

Orwell

L’histoire d’Esther et Gabriel est le plus célèbre des contes de manœuvres-prétendants ; ce couple forma, du temps où les Ondins vivaient, comme une double figure tutélaire, abondamment représentée dans leurs productions artistiques ; la tradition situe leur récit dans le quartier des Tailleurs, au sud-Ouest de l’Onde, même si d’autres quartiers ont revendiqué l’appartenance d’Esther et Gabriel – personnages très certainement fictifs – à leur communauté.

Gabriel et Esther étaient voisins et s’aimaient depuis leur plus tendre enfance ; ils avaient toujours été inséparables, et malgré leur différence d’âge (Gabriel avait quatre ans de plus qu’Esther), les Communaux qui les voyaient passer la main dans la main, se rendant dans les champs ou projetant une expédition dans les bois les nommaient les amoureux. Leurs parents crurent ce jeu sans conséquences tant qu’ils furent enfants, mais ils virent avec une pointe d’inquiétude cette affection se maintenir et même s’affermir pendant toute l’adolescence des deux jeunes voisins, jusqu’à ce que Gabriel atteignît l’âge fatidique de dix-sept ans. Il était temps pour le jeune homme de quitter son foyer, ses amis, son quartier et sa chère Esther, afin de trouver un chantier dans les communes voisines, et y prendre femme.

Depuis un peu moins de deux siècles en effet, une initiative concernant le mariage s’était figée en tradition, puis en loi n’acceptant nulle dérogation. À dix-sept ans, les jeunes hommes de tous les quartiers de l’Onde quittaient leur commune native à la recherche d’une compagne : on les nommait dans cette période charnière de leur vie des manœuvres-prétendants. Ils devaient laisser leur quartier par la droite, pour pénétrer dans celui qui lui était attenant. Comme des bourdons avides qu’il fallait à tout prix occuper, on les envoyait dans les chantiers que les pères avaient ouverts devant leur maison pour y faire bâtir celle de leur fille, dès qu’elle atteignait l’âge de quinze ans. Tant d’histoires seraient certainement à raconter sur ce sujet si les Communaux nous avaient laissé suffisamment de témoignages sur leur vie quotidienne. Les jeunes hommes arrivaient ainsi sur un chantier boueux et proposaient alors leur aide à un père souvent bourru, qui les jugeait du coin de l’œil dès qu’ils se saisissaient d’un burin. Les jouvenceaux se retrouvaient ainsi dans une situation bien embarrassante : celle d’apprentis de leurs beaux-pères potentiels, qui profitaient largement de la situation pour faire abondamment transpirer les prétendants voulant emporter le cœur de leurs filles chéries. Et lorsque ces filles passaient dans le chantier, chaperonnées par leur mère et portant le panier contenant le repas simple et appétissant des ouvriers, elles voyaient plusieurs de ces bourdons redoubler encore d’ardeur à la tâche en les apercevant ; les rivaux essayaient tous alors de se distinguer les uns des autres auprès de leur juge, et il n’était pas rare que l’on vît les plus passionnés renverser leur brouette ou parfois se casser un membre en tombant de leur échafaudage à la vue de la future propriétaire de la maison qu’ils bâtissaient, tout cela sous l’œil courroucé du père. Le soir, la fille et ses parents comparaient les mérites des jeunes bourdons, à la recherche de celui qui joignait à la grâce sensible à la jeune fille le courage à la tâche estimé par son géniteur. Lorsque le rez-de-chaussée avait fini d’être bâti, le choix devait être arrêté ; généralement, il ne restait alors que l’heureux élu sur le chantier, car les prétendants déçus avaient le droit de quitter un chantier quinze jours après qu’ils s’y étaient engagés ; l’époux et son beau-père finiraient de bâtir la maison et de la couvrir après la noce.

Certains jeunes hommes quittaient le chantier où ils s’étaient aventurés parce que le prix de leur peine ne leur plaisait pas, ce qui ne manquait pas de mettre en colère les pères mais plus encore leurs filles, sûres que leurs charmes allaient retenir une foule de garçons désespérés et transis. Parfois, des manœuvres-prétendants, s’étant fait rabrouer toute une matinée par le patriarche qui les avait accueillis, découvraient à midi que la fille pour laquelle ils suaient sang et eau était un méchant laideron, portant en outre un panier de victuailles bien léger ; ils étaient alors contraints de demeurer quinze jours le ventre vide en si mauvaise compagnie, avant de s’enfuir vers un chantier plus attirant. Cependant, cette situation épuisante pour les jeunes hommes cherchant ainsi leur futur foyer les poussait généralement à s’accommoder assez vite de n’importe quelle jeune fille après deux ou trois mois passés sur divers chantiers et quelques déceptions amoureuses successives ; il y avait donc peu de vieilles filles sur les bords de l’Onde, et les quelques malheureuses qui finissaient chez leurs parents, contemplant leur maison à jamais inachevée, de plain-pied, essuyaient en prime les moqueries de leurs voisins jusqu’à la fin de leurs jours, même s’il arrivait qu’un veuf finît par faire le bonheur de l’une d’elles.

Une fois le couple uni, celui-ci avait le droit de s’installer n’importe où sur la circonférence de l’Onde, suivant ses affinités professionnelles. Un jeune chaudronnier pouvait donc épouser une menuisière avant qu’ils ne s’installent dans un quartier de tisserands. Mais la plupart du temps, ils demeuraient dans le quartier de la jeune fille ; il était absurde d’abandonner une maison à moitié bâtie. L’intention des inventeurs oubliés de ce rite de passage avait été d’encourager l’exogamie.

Le mariage entre habitants d’un même quartier se trouvait donc rendu presque impossible, car un manœuvre-prétendant devait proposer ses services sur deux chantiers dans chaque quartier avant de pouvoir pénétrer dans un autre. Un amant très fidèle aurait bien pu faire le tour de l’Onde entière sans céder aux avances de toutes les jeunes filles qui faisaient bâtir leur maison, mais cela signifiait qu’il aurait travaillé tour à tour dans presque soixante-dix chantiers à l’époque de notre récit, avant de revenir dans sa commune natale. Le cercle formé par les habitations s’était considérablement agrandi depuis le hameau primitif des pionniers, et même si un garçon était parvenu à en faire le tour, sa maîtresse quant à elle n’aurait pu lui rester fidèle puisque le chantier de sa propre maison aurait été achevé depuis longtemps...

*

Le père de Gabriel le convoqua solennellement dans son petit appentis, par l’intermédiaire de sa toute jeune sœur qui fut chargée de transmettre la convocation traditionnelle avec une gravité comique pour son âge. Le garçon comprit immédiatement de quoi il était question. Aussi son père fut-il très surpris de voir son fils obéir sans protestation à son ordre de quitter le quartier bien-aimé, le quartier de la douce Esther, pour la remplacer dans son cœur, ailleurs. Gabriel n’émit aucune parole contrariant celle du père même lorsque celui-ci précisa que le départ aurait lieu dans deux jours et qu’un chantier dans le quartier voisin à celui des Tailleurs l’attendait déjà.

Si Gabriel avait accepté sans rechigner cet impératif, c’était tout d’abord parce qu’il respectait et son père et les traditions de son quartier. Mais cette nécessité de quitter sa commune lui fut rendue moins lourde grâce au serment qu’Esther et lui avaient fait depuis plusieurs mois déjà, à l’approche de l’âge de leur majorité. Les deux amants encore vierges avaient juré de ne pas se marier jusqu’à ce que Gabriel eût fait le tour complet de l’Onde : avec la fougue de leur amour de jeunesse, qui n’était pas un amour jeune cependant, puisqu’ils s’aimaient depuis presque onze ans, ils calculèrent sans se décourager que Gabriel rentrerait dans le quartier des Tailleurs au bout d’un peu plus de mille jours, c’est-à-dire trois ans. Le chantier destiné à trouver un époux à Esther ne serait ouvert que dans deux ans, et la jeune fille promit à Gabriel de trouver un moyen de retarder l’achèvement de son rez-de-chaussée jusqu’à ce que son amant légitime revînt pour y poser la dernière pierre. Elle ne voulut pas expliquer à Gabriel comment elle s’y prendrait, mais Esther l’avait toujours tant impressionné par sa sagacité que le garçon partit rassuré sur la capacité de sa bien-aimée à trouver un moyen de retarder son mariage sans désobéir aux coutumes de l’Onde.

Manœuvre-prétendant malgré lui, Gabriel disparut un matin, tôt, entre deux façades du quartier des Tailleurs pour pénétrer dans le quartier des Savetiers. Esther était présente, ils pleuraient, et leurs parents-mêmes, assemblés pour souhaiter bon voyage à leur fils, versaient des larmes, regrettant qu’une tradition, aussi puissante pour eux que le sort, contraignît ces deux adorables enfants à se séparer.

À peine cent pas plus loin, Gabriel parvint sur son premier chantier. Le père, qui l’attendait, avait déjà fabriqué le mortier nécessaire aux travaux de la journée. Il voyait d’un bon œil l’arrivée du fils de tailleur, qui confirma par sa bonne mine et son regard honnête tout le bien que l’homme pensait de lui déjà d’après les seuls mérites de son père – tous les deux étaient de vieilles connaissances. Gabriel, plus accoutumé à la tâche délicate de découper et d’assembler des pièces d’étoffe ou de repriser des vêtements, avoua franchement son peu de connaissances dans son nouveau métier de bâtisseur, mais il apprit vite, se montrant aussi attentif qu’appliqué. Au bout de quelques jours, les autres manœuvres-prétendants sur le chantier furent les seuls à ne pas l’adorer ; certains étaient déjà dans la place depuis près de deux mois et voyaient leurs efforts pour se faire aimer de la fille et du père réduits à néant par le nouveau-venu ; et la fille était belle. Cependant, ces jeunes soupirants purent enfin respirer quand Gabriel, quinze jours exactement après son arrivée, surprit son monde en annonçant qu’il continuait son chemin et qu’il allait rechercher un autre chantier dans le même quartier. Le père, qui s’était plus ou moins entendu sur le mariage avec celui de Gabriel avant même son arrivée, reçut cette nouvelle comme si un mur s’était effondré sur son dos, songeant aux pleurs que ce départ allaient faire naître dans sa maison : la fille, la mère comme lui étaient déjà sous le charme de ce jeune homme rassemblant toutes les qualités de l’honnête Communal. Gabriel voyait bien qu’il semait le malheur derrière lui en quittant cette touchante famille, mais le serment fait à Esther, encore si proche de lui, fut plus fort.

Il parvint dans le quartier suivant et, comme il le fit dans tous les quartiers qu’il traversa par la suite, il commença par rechercher un chantier peu avancé, afin qu’on ne le mariât pas malgré lui une fois le rez-de-chaussée achevé. Là encore, il ne demeura que quinze jours et suscita le désespoir de la jeune fille dont il bâtissait la maison à la fin de son séjour.

Il traversa tous les quartiers l’un après l’autre pendant des mois et des mois, découvrant au bout de quelques semaines des communes qu’il n’avait jamais vues auparavant (un Communal ne voyait généralement dans sa vie guère plus de huit quartiers autres que celui dans lequel il était né). Son corps s’endurcit à la tâche, sous la chaleur estivale, puis face à la rigueur de l’hiver ; il fit verser encore et encore des larmes à des demoiselles persuadées d’avoir trouvé leur compagnon d’une vie entière avec lui, même s’il essayait de ne pas faire étalage de ses qualités sur les chantiers où il s’engageait. Et bien que dans un premier temps il ne fût pas au courant qu’une rumeur se répandait entre les différents quartiers, au bout de quelques mois, Gabriel découvrit que sa réputation de briseur de cœurs le précédait dans les communes dans lesquelles il parvenait ; cependant, ses jeunes hôtesses avaient beau savoir que leurs charmes seraient méprisés quand Gabriel aurait achevé ses quinze jours de travail, elles n’en tombaient pas moins amoureuses du jeune homme dès qu’elles l’apercevaient ; et les pères furieux de voir leur fille s’énamourer et se précipiter vers une peine de cœur assurée redoublaient leurs exigences auprès du jeune manœuvre, le faisant travailler plus et plus vite que tous les autres prétendants, aux tâches les plus ingrates. Gabriel accueillait cette rigueur avec soumission et menait à bien son travail, ce qui finissait par toucher les pères mêmes qui auraient dû le détester. Aussi tristes que leurs filles, ils faisaient tout pour retenir le jeune homme lorsque le quinzième jour approchait.

« J’ai promis de continuer », s’excusait Gabriel, réellement mortifié de faire tant de peine, avant de repartir.

Progressivement, Gabriel acquit un don pour la sculpture qui passait pour remarquable auprès de cette population toutefois ignorante des vrais chefs-d’œuvre que d’autres civilisations avaient produits dans ce domaine. Les manœuvres-soupirants passaient normalement leurs soirées ensemble à faire de la musique ou à s’adonner à différents jeux ; et Gabriel, de nature sociable, aurait volontiers occupé ainsi les siennes ; mais ses compagnons de chantier n’appréciaient guère ce jeune homme qui les surpassait dans tous les domaines chers à leurs hôtes. Ce fut pour cette raison que Gabriel laissa derrière lui, à la fin de chaque séjour passé sur un chantier, une petite statue qu’il avait sculptée dans le bois pour tromper ses moments de solitude. Ce n’était qu’une petite figure assez adroite au départ, mais progressivement ses portraits devinrent merveilleusement ressemblants, donnant vie à un modèle féminin que personne dans les communes qu’il traversait n’avait vu ; les gens crurent finalement que Gabriel était une espèce de poète, de fou, qui avait en tête une image de la beauté idéale et qui espérait rencontrer cette vision de son esprit au cours de son périple sur toute la circonférence de l’Onde... La troisième année de son voyage, ce visage sembla comme s’estomper sur les petites figurines de bois qu’il laissait derrière lui, comme si l’artiste avait échoué dans sa tentative de retenir désespérément l’apparence de quelqu’un dans sa mémoire ; mais les statuettes abstraites qu’il sculpta à la place de celles, figuratives, qu’il avait laissées derrière lui jusqu’alors, exprimaient mieux encore l’amour que les précédentes. Elles demeuraient un vrai mystère pour ses hôtes qui les retrouvaient après le départ de Gabriel et qui se demandaient comment un garçon condamné à provoquer l’amour sans jamais devoir connaître ce sentiment parvenait à l’exprimer avec une telle force.

Lorsqu’il atteignit l’âge de dix-neuf ans, il avait dépassé depuis plusieurs mois la moitié de son tour ; il aurait dû s’en féliciter et reprendre espoir, mais au contraire, son humeur s’assombrit : un beau matin, il souhaita amèrement un joyeux anniversaire à son Esther lointaine en versant des pleurs, avant de quitter un autre chantier, car il savait que sa bien-aimée âgée de quinze ans allait voir un chantier s’ouvrir face à la maison paternelle, et que la ruée de ses manœuvres-prétendants allait l’assaillir. Toutefois, Gabriel reprit espoir en se disant qu’Esther était pleine de ressources et qu’elle lui était restée fidèle, qu’elle était trop raisonnable pour céder à la vanité de se voir courtisée par tant de jeunes hommes fringants, au point de l’oublier. Mais était-elle toujours la même ?

Esther avait bien tenu parole, sans que cela lui coûtât le moindre effort tant son amour pour Gabriel avait conservé sa vigueur. Pendant les deux années qui s’étaient écoulées depuis le départ de Gabriel, la jeune fille avait réussi à préserver sa passion sans toutefois inquiéter ses parents, se montrant une fille obéissante, une travailleuse aimable et toujours prête à venir en aide à sa communauté, même si elle ne se séparait jamais de cet air un peu mélancolique que ses proches surprenaient lorsqu’elle était absorbée dans son travail de couturière ou de moissonneuse. Rassurés, les parents ne l’avaient pas entendue évoquer le nom de son amour d’enfance une seule fois depuis qu’il était parti ; et même lorsque, quelques soirs, ils évoquaient les parents de Gabriel, qui se demandaient pourquoi leur fils n’était toujours pas revenu dans leur foyer pour leur annoncer dans quel quartier il allait se marier, ils étaient surpris de voir Esther accueillir ces nouvelles avec silence, ses traits ne trahissant aucun émoi.

Esther passait désormais toutes ses soirées à composer et à interpréter des chansons mélancoliques que ses voisines lui demandaient de leur enseigner. Ses parents préféraient expliquer le caractère langoureux de ces airs comme différents signes du besoin grandissant de trouver un époux à la jeune fille, d’autant plus que Gabriel n’était jamais nommé dans ses chansons. Lorsque ses voisines lui demandaient d’où lui venait un goût si prononcé pour les chansons tristes, elle se contentait de répondre avec modestie : « C’est qu’il est si difficile d’aimer sur l’Onde », suscitant l’incompréhension de ses amies plus heureuses.

Lorsque la construction de sa maison fut entreprise, Esther conçut une première manigance afin de faire en sorte que son chantier durât presque une année ; il fallait laisser à Gabriel le temps de revenir dans le quartier qui l’avait vu naître et devenir son époux. Le père d’Esther était un homme bon, et son seul défaut était sa passion pour sa fille unique et chérie, qu’il avait eue après de longues années, lorsque l’âge de la stérilité pour sa femme approchait ; il était donc prêt à céder à tous les caprices de l’aimable Esther. Il faut dire qu’elle n’avait pas du tout profité de cet avantage jusqu’à ses quinze ans, se montrant aussi modeste dans ses désirs que dans ses discours. Cependant, quand son père, quelques jours après l’anniversaire de la jeune fille, lui annonça la mort dans l’âme qu’elle allait devoir trouver un mari, Esther disparut un instant dans sa chambre avant de revenir avec un grand morceau de papier enroulé, qu’elle ouvrit sur la table de la cuisine. Il s’agissait d’un plan de sa future maison : Esther se mit à expliquer qu’elle désirait les matériaux les plus durs à trouver ; elle avait dessiné des plans de voûte certes réalisables, mais très complexes ; de nombreuses niches, des mosaïques compliquées sur les sols ; des fenêtres à meneaux, dont les montants étaient aussi fins que de frêles rameaux... Son père se grattait la tête en écoutant les recommandations de sa fille, sans oser la contredire. Cela le décida à lancer le chantier au plus tôt.

Cependant, Esther découvrit bien vite avec effroi que les manœuvres-prétendants se bousculaient sur son chantier. Même si le projet dans lequel elle avait embrigadé son pauvre père était insensé, cinq mois à peine suffiraient avec une main d’œuvre si nombreuse et zélée. De fait, tous ceux qui entraient dans le quartier des Tailleurs pour y conquérir une épouse étaient si attirés par les mélodies qu’Esther entonnait jusque tard, le soir, que, dès le premier jour des travaux, son père vit cinq jeunes hommes se présenter sur son chantier avant même que la première pelletée ne fût arrachée à la terre. Et lorsque les manœuvres-prétendants découvraient, après avoir travaillé quatre heures la matinée, que la jeune fille pour laquelle ils transpiraient avait reçu tant de grâces de la nature, lorsqu’ils contemplaient, interdits, ses longs bras dorés portant le panier de victuailles, ses lèvres pleines, ce visage fin encore marqué cependant par la tendresse de l’enfance, et ses yeux qui ressortaient comme deux blancs coquillages sur sa peau sombre, ils ne songeaient même plus à ce repas après lequel leur estomac criait depuis plus d’une heure déjà. Les manœuvres-prétendants arrivaient les uns après les autres, au point qu’ils finissaient par se gêner sur le chantier, se bousculant et maugréant ; et nul d’entre eux ne partait au bout des deux semaines que la tradition lui commandait de passer en ce lieu : comme Esther ne marquait sa préférence pour aucun, les manœuvres-prétendants continuaient tous à croire en leur chance de devenir son élu ; ils se surpassaient, finissant par réaliser les projets presque impossibles qu’Esther avait conçus et défendaient leur place à coups de poings le soir dans la chambrée. Ils ne se calmaient que sous la menace que leur mauvaise conduite fût révélée à leur Dame.

Esther eut beau se montrer le moins possible au milieu des hommes, ne revêtir que ses tenues les moins avantageuses, les manœuvres-prétendants n’en erraient pas moins la nuit sous sa fenêtre, attendant le moment où elle aurait fini de brosser sa chevelure, dont certaines mèches rutilaient à la chandelle, pour se saisir de son instrument et entonner une de ces chansons langoureuses qui commençaient à rendre son nom célèbre jusque dans les quartiers voisins.

Au dîner, son père revenait sur le travail de la journée et vantait les qualités de tel ou tel garçon, guettant dans l’expression de sa fille une quelconque marque de sa préférence pour l’un des manœuvres-prétendants. Mais Esther restait indifférente à chaque nom prononcé par le vieil homme, qui commençait à devenir ombrageux en voyant les mois passer sans qu’un candidat au mariage ne se distinguât dans le cœur de sa fille, maintenant qu’il avait accepté son départ hors de la maison familiale – à quelques pas d’elle en réalité.

Et l’inquiétude du père et des ouvriers grandit encore lorsque Esther, devant l’avancée des travaux, entreprit de venir sur le chantier pour demander des arrangements, des suppressions ou des modifications, suivant son dessein secret de retarder l’achèvement du rez-de-chaussée. Les garçons retenaient leur souffle en voyant le père s’éloigner avec sa fille, pâlissaient devant la longueur de ses recommandations et se lamentaient enfin lorsque le pauvre homme venait leur annoncer qu’ils devaient détruire ce mur de brique, cette colonne qui serait finalement placée ailleurs, dans un style différent, ... Mais même dans cette période où la jeune fille poussa les hommes dans leurs retranchements, très peu de manœuvres-prétendants abandonnèrent la partie : car elle se justifiait devant eux avec un tel air de modestie, avec un embarras si authentique que presque personne ne songeait à lui en vouloir. L’ambiance du chantier devint triste, et seule l’apparition d’Esther au moment du repas venait redonner du courage au contremaître et aux manœuvres, prêts à tous les sacrifices devant leur idole.

Cependant, alors que le dixième mois du chantier venait d’être achevé, Esther, occupée à préparer la collation de tous ces hommes qui travaillaient à son malheur, vit soudain deux manœuvres approcher de chez ses parents, portant son père évanoui et le soutenant de leurs bras. La jeune fille courut vers la porte, bientôt suivie de sa mère déjà en pleurs. Et, lorsque la famille fut seule et qu’Esther prit la main de son père alité pour s’exclamer « Pauvre papa ! », sa mère ne put contenir sa colère :

« Pauvre papa ! Ne vois-tu pas que c’est toi qui es en train de le tuer à la tâche ?
— Moi ? Mais je n’avais pas vu qu’il était malade.
— Il n’est pas malade, mais épuisé par ce chantier sans fin, rongé d’angoisse devant ton attitude incompréhensible, devant la rumeur qui enfle. Il m’a interdit de te parler de son état depuis tous ces mois, mais regarde ton œuvre. C’est un vieil homme, n’en as-tu pas conscience ? Un chantier marital ne dure jamais plus de trois mois : quand vas-tu le libérer ?
— Tais-toi ! » gémit le père qui s’était éveillé en entendant la dispute.
Sa femme poussa un cri de désespoir avant de défaillir sur le sein de son mari. L’homme entoura sa fille de son bras rendu débile par son épuisement et tous trois se répandirent en pleurs, partageant le même désespoir dans cette période de la vie familiale normalement si heureuse sous tous les autres toits de l’Onde.

Esther ne dormit pas de la nuit. Elle songeait à son promis, que deux ou trois quartiers devaient encore séparer d’elle. Dans un mois, il serait là, le bonheur qu’ils s’étaient promis de goûter pour la vie entière commencerait... Mais la santé de son père serait-elle assez bonne pour résister tout ce temps ? Aimait-elle Gabriel au point de devenir parricide ? Il fallait accepter un mari, se résigna-t-elle, prise au piège.

Esther se résolut donc à faire son choix, à laisser le rez-de-chaussée de sa demeure s’achever et à épouser l’un de ses jeunes bâtisseurs. Elle choisit de sauver son père plutôt que sa félicité, qu’elle savait désormais perdue avec l’opportunité d’épouser Gabriel. Mais elle inventa une dernière ruse, un plan quelque peu cruel au fond, mais auquel cette situation inextricable l’avait poussée. Parmi les manœuvres-prétendants, un jeune homme frêle, maladif, nommé Tristram, montait et démontait les pierres depuis plusieurs mois dans la maison d’Esther selon les caprices de la jeune fille, dans une quinte de toux qui ne semblait jamais devoir finir. Tout le monde le regardait avec pitié, et le père d’Esther tâchait de le charger des travaux les moins pénibles. Mais Tristram, comme tous les autres sur le chantier, désirait se distinguer et montrer son courage à l’ensorcelante hôtesse. Esther misa sur sa mauvaise constitution, sur son front pâle élargi par la rareté de sa chevelure, et nourrit sans tout à fait se l’avouer l’espoir de se retrouver libre assez tôt pour Gabriel. Elle surprit une fois de plus son monde en demandant ce jeune homme pour époux une fois que le chantier toucha à sa fin.

Les noces furent célébrées, mais la mariée était triste, l’époux ne savait comment l’égayer et les parents s’inquiétaient. La fête nocturne après l’union dérangea peu les voisins et elle tourna vite court. La mélancolie s’était emparée du quartier des Tailleurs. L’époux avait compris que les réticences de sa promise n’étaient pas seulement dues à cette pudeur décelable chez toutes les jeunes filles protégées par leurs pères, mais qu’un amour déçu devait se trouver là-dessous. Après quelques jours d’un silence toujours plus chargé de désespoir et d’exaspération, les deux époux s’expliquèrent. Tristram pâlit plus encore en apprenant qu’il n’avait aucun espoir à nourrir pour leur avenir commun – il connaissait déjà suffisamment la constance d’Esther, d’autres auraient dit son entêtement. Esther n’eut pas à lui avouer pourquoi elle l’avait choisi parmi les autres rivaux, il le comprit de lui-même. Pauvre, pauvre Tristram ! Accablé de la conscience de n’être pour la femme qu’il vénérait qu’un pis-aller, pire encore, un demi-homme inoffensif pour elle, il erra désormais dans la vaste maison qu’il avait bâtie avec passion, étouffant ses éternelles quintes de toux et tâchant de côtoyer le moins possible Esther, elle-même désespérée de plonger ce mari aimant dans une existence si navrante...

*

Guère plus d’un mois après que le mariage d’Esther fut célébré, la jeune épouse ouvrit un matin les persiennes de sa chambre pour découvrir, très surprise, entre sa maison et son jardin potager une statue de bois. Celle-ci la regardait mais Esther ne pouvait encore distinguer ses traits ; cependant, même à cette distance, il émanait d’elle une singulière tristesse. Esther distingua seulement que le personnage représenté portait sur le côté une lourde besace chargée d’outils de maçon. Une sorte de familiarité retrouvée l’attirait plus près de cette forme. En robe de nuit, elle sortit de sa demeure pour faire face à ce personnage sculpté : le visage avait changé, la maturité se mêlait aux traits tendres du jeune homme qui avait quitté le quartier des tailleurs trois ans plus tôt ; une barbe encore éparse arrondissait les angles de son visage ; mais il s’agissait bien de Gabriel.

L’artiste avait saisi l’expression que le courageux manœuvre-prétendant avait certainement arborée lorsqu’il avait découvert la maison que Tristram avait bâtie pour Esther. Ses épaules légèrement inclinées en avant, la tête relevée, le personnage observait la construction qu’il avait rêvé d’occuper avec sa bien-aimée ; et si le sculpteur avait évité de donner à sa réplique de bois une posture trop maniérée, l’observateur n’en ressentait pas moins toutes les émotions qui avaient tourmenté Gabriel à l’instant où il s’était tenu devant la demeure. Ce discret mouvement d’épaules qui ôtait au solide ouvrier toute sa force juvénile, cette main quelque peu crispée sur les plis de la cape rejetée sur son côté droit, ces yeux qui ne semblaient jamais plus devoir ciller, étaient autant de signes de la brûlure intérieure que la déception amoureuse avait creusée en lui ; l’envie, la colère avaient tour à tour assailli Gabriel, il suffisait de tourner autour de son image pour s’en apercevoir. Esther resta un long moment à contempler cette réplique accusatrice de son amant ; et si un passant l’avait rencontrée en ce moment, il l’aurait peut-être crue condamnée elle-même à devenir statue, comme dans un de ces antiques récits mythologiques que les habitants de l’Onde lisaient encore.

Tristram la trouva effondrée, baignée de rosée aux pieds de l’homme de bois. Il comprit que son rival avait pénétré sur son domaine et qu’il devrait cohabiter avec lui désormais. La statue fit scandale quand les voisins reconnurent que le personnage représenté était un ancien enfant du quartier. Les parents de Gabriel le recherchèrent, mais il avait disparu ; on apprit plus tard seulement qu’il s’était présenté sur un chantier dans le quartier voisin à celui des tailleurs, mais qu’il l’avait quitté après quinze jours, laissant une statuette derrière lui. Il était revenu à une représentation figurative d’Esther ; il avait dû l’observer à son insu. Mais son travail se révélait plus sauvage et tourmenté qu’auparavant.

Pourquoi Tristram ne détruisit-il pas cette statue qui clamait à la face du monde qu’un autre homme gardait les faveurs de son épouse ?... Une semaine après cet événement, l’époux commença, conformément à la tradition, la construction de l’étage de sa maison. D’abord le père d’Esther l’y aida. Mais lorsque l’ensemble fut couvert et qu’il s’agit d’aménager les différentes pièces qui devaient s’y trouver, les deux hommes se disputèrent tant pendant plusieurs semaines que le père renonça à achever cette tâche avec son gendre, annonçant à sa femme qu’il devait être devenu fou. En effet, toujours sous l’influence secrètement néfaste de Gabriel sur cette maison, l’aménagement de l’étage fut aussi confus que l’avait été celui du rez-de-chaussée, mais cette fois du fait de la volonté de l’époux de passer le plus de temps possible loin d’Esther. Tristram montait des cloisons pour les abattre aussitôt, il laissait se former des couloirs si étroits qu’on les traversait à pas chassés et en rentrant son estomac ; il enfermait sans y songer de grands espaces entre quatre murs sans percer une ouverture pour pouvoir y pénétrer : c’était la maison bâtie par un somnambule, sans cesse détruite et reconstruite. Esther au rez-de-chaussée entendait tous les jours ces absurdes percées, ces coups de masse rageurs, et n’osa jamais interroger son mari lors de leurs mornes et brefs repas communs, même lorsque les travaux se prolongèrent, pour durer des années. Elle passait le plus clair de son temps dans le potager aménagé devant sa demeure, où la vue des champs, de la forêt disciplinée au loin aurait dû lui faire un peu oublier la vie funeste qui lui avait été accordée au sein de l’Onde. Mais, bien qu’elle fît tout pour ne pas poser les yeux sur la statue posée là par son amant, elle ne pouvait s’empêcher de sentir le poids de ce regard de bois qui se posait sur elle tout au long de la journée sans se détourner.

Deux ans après l’apparition mystérieuse de la statue de Gabriel, une seconde figure de bois apparut, un autre matin frais chargé de rosée. Esther avait crû que son ancien amour, qu’elle ne parvenait à oublier tout en s’accusant de précipiter la mort de son fragile époux, aurait trouvé une jeune épouse avec laquelle il se serait consolé depuis tout ce temps. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il prendrait la décision de faire une fois encore le tour des quartiers de l’Onde (mais apparemment plus vite que lors de sa première traversée), laissant derrière lui un nouveau reproche de bois sur son passage. Impérieusement poussée par l’envie de découvrir un autre reflet de Gabriel, elle sortit pour découvrir un visage toujours beau dans sa vigueur et sa neuve maturité, mais comme précocement endurci par l’amertume et la dure condition d’existence qu’il avait élue – Gabriel travaillait toute l’année sur des chantiers depuis maintenant cinq ans. Il regardait toujours droit devant lui, mais sans paraître voir ce qui s’y présentait, soustrait à la contemplation du monde par une seule et même pensée obsédante qui avait fini par creuser une ride encore discrète de chaque côté de sa bouche. Son corps semblait à la fois plus solide et plus sec ; il ne donnait plus cette impression d’ouverture, d’envie de découverte et d’échange qui rendait le corps de la statue voisine si touchant ; en contemplant cette seconde silhouette, le spectateur pressentait une vie de renoncement et de regret, mais ne pouvait se prendre de pitié face à ce corps et ce regard qui ne laissaient plus personne approcher. Esther quant à elle s’effondra en pleurs en voyant ce que l’optimiste et joyeux Gabriel était devenu après ces quelques années. Tristram protégea la jeune femme des regards inquisiteurs de leurs voisins en la traînant à l’intérieur de leur demeure.

En découvrant cette seconde sculpture, les parents de Gabriel, qui eux non plus ne pouvaient désormais retrouver la joie, comprirent que leur fils s’était condamné à un périple sans fin. Le père de Gabriel n’attendit pas un jour pour partir à sa recherche. Il pénétra dans le quartier voisin et trouva son fils de nouveau au travail sur un chantier conjugal, au milieu d’autres ouvriers étonnés face à ce compagnon de cinq ans plus âgé qu’eux et si habile à la tâche. Il put parler avec son fils, mais il ne parvint pas à le convaincre de rentrer : Gabriel argua de la nécessité de respecter la tradition, qui voulait qu’un jeune homme tournât autour de l’Onde de chantier en chantier jusqu’à le voir trouver femme. Le père ne put s’opposer à ce discours.

Occupé la journée à son chantier, Tristram se mit la nuit à passer des heures dans son jardin, conversant sans fin avec les statues. Et lorsqu’une, puis deux, suivies bientôt d’autres statues s’ajoutèrent aux premières, tous les deux ans, il se lança dans de véritables colloques qu’il dirigeait au milieu d’une assemblée d’avatars plus ou moins jeunes de son rival, leur répondant, acquiesçant à leurs remarques silencieuses : il prenait de haut le plus jeune Gabriel, se courrouçait devant son second avatar qui l’ignorait effrontément, partageait la peine du plus âgé des Gabriel, qui commençait à plier le dos avec l’âge, comme lui-même. Paradoxalement, chaque nouvelle statue s’avérait un compagnon idéal pour Tristram, qui trouvait en cette nouvelle image l’expression des évolutions qui s’étaient faites en son esprit depuis deux années.

Même si leurs voisins respectueux de leur douleur faisaient tout pour ne pas la raviver, Esther et Tristram eurent l’occasion d’entendre nombre de nouvelles du prétendant malheureux qui leur laissait un témoignage de son deuil tous les deux ans. Personne ne s’étonnait plus désormais de voir survenir un homme plus que mûr sur les chantiers des filles à marier, au milieu de tous les adolescents venus gagner une épouse, car, hasard exceptionnel dans la vie très humble des habitants de l’Onde, Esther et Gabriel étaient devenus des personnages célèbres de cette vaste communauté. L’arrivée de Gabriel sur un chantier donnait à celui-ci pendant les quinze jours qu’il y demeurait un air de solennité ; et l’hôte déjà âgé suscitait par sa physionomie devenue comme ascétique l’admiration, il fascinait aussi par son habileté dans tous les métiers liés à la construction – rappelons que dans l’Onde, chacun était un peu maçon, un peu charpentier, un peu paysan et bûcheron, entre autres métiers, mais personne ou presque n’excellait dans l’un de ces domaines. Gabriel écoutait humblement le père même lorsque ce dernier donnait des ordres qu’il savait mauvais. Le vieux manœuvre figurait pour les Communaux une vivante rêverie sur les ravages de l’amour – ravages que les habitants de la commune se gardaient cependant bien de connaître pour la plupart, dans leur vie plutôt consacrée à goûter la douceur et la tranquillité. Humblement, l’aîné parmi les manœuvres-prétendants les écoutait le soir venu entonner avec leur voix juvénile une de ces nombreuses chansons sur son histoire déjà légendaire ; certaines peuvent encore être entendues dans les villages descendant de cette communauté de nos jours. Et les sculptures qu’il ne manquait pas de laisser sur son passage devenaient autant de petits autels consacrés à l’amour par ses victimes, soumises comme Gabriel aux traditions de l’Onde.

Esther restait la nuit dans son lit à écouter son mari divaguer auprès des statues, toujours plus préoccupée pour lui. Leur relation dès le départ très mal engagée l’empêchait de le montrer, mais elle se prenait d’affection pour cet homme qui souffrait sans jamais adresser un reproche à l’épouse qu’il adorait en vain. Jamais Esther n’aima Tristram, si l’on en croit les légendes, mais elle développa un attachement un peu tragique pour cet époux qui semblait ne tendre que vers l’obéissance au désir initial d’Esther de se voir libérée de son importune personne, mais qui ne parvenait pas à mourir.

Les années passèrent toujours semblables pour ce couple isolé au milieu de la vie joyeuse de la commune, dans un silence alourdi par leur désir contenu de s’expliquer enfin ; mais, lorsqu’ après des mois de respect mutuel et de discrétion, ils parvenaient presque à vaincre leurs scrupules, une nouvelle statue apparaissait dans le jardin, les éloignant l’un de l’autre à nouveau...

*

Cela faisait alors six mois qu’une nouvelle statue était apparue – elle arborait une expression solide, mais résignée – et Tristram avait passé une longue partie de la nuit à converser avec elle. Comme chaque jour, il se leva tôt tout de même, impatient de croiser sa femme dans leur cuisine un court instant, le temps d’un silencieux et bref repas, avant de monter au premier étage pour poursuivre ses travaux insensés. Mais elle n’apparut pas. Tristram attendit, inquiet de ne pas voir son épouse se présenter – chaque jour n’avait-il pas été le même que le précédent durant leurs vingt-cinq dernières années communes ? Au bout d’une heure seulement, il osa aller frapper à la chambre d’Esther, qui ne répondit pas. Il la découvrit morte.

Il n’alla chercher personne alors et les parents d’Esther n’apprirent la nouvelle que le lendemain, en voyant leur gendre enfin sortir de sa maison, mais en hissant sur un tombereau le cercueil contenant le corps de son épouse. Les deux vieillards se précipitèrent vers l’homme qui ne pouvait articuler un mot, mais qui leur présenta pour toute explication un testament qu’il avait trouvé dans la chambre de la défunte. Tristram fut ramené à la raison par son beau-père qui lui rappela la tradition commandant aux familles de l’Onde de veiller leurs défunts pendant une nuit. Le corps fut ramené dans la maison. Mais le veuf ressortit le lendemain avec son épouse, bien décidé à obéir à ses dernières volontés.

La coutume sur l’Onde était de mettre en terre les morts au milieu des arbres rigoureusement plantés et exploités à quelques dizaines de pas devant les habitations – au-delà des potagers familiaux, au-delà des terres cultivées par la communauté. À mesure que l’Onde s’étendait, les tombes généralement modestes, en bois, se voyaient donc détruites par l’avancée des cultures ; il fallait deux ou trois générations pour que les Communaux effacent ces témoignages de la vie de leurs aïeux, se montrant dans cet usage comme dans les autres décidés à vivre et laisser mourir.

Cependant, bien que les Communaux fussent généralement sévères pour ceux qui enfreignaient les traditions, il n’y eut personne pour critiquer la dernière volonté d’Esther ; elle qui avait vu toutes ses espérances sacrifiées par une tradition de l’Onde demandait pour sa mort d’échapper à une autre, par compensation : elle ne serait pas enterrée au-delà de l’Onde, à l’ombre d’un arbre domestiqué de l’exploitation forestière, mais dans le cœur abandonné de la cité, au sein de la forêt sauvage et presque infranchissable qui s’était frayé un chemin parmi les pierres.

Tristram traversa donc sans escorte les rues pestilentielles des quartiers intérieurs, sous le regard des Renégats (des Ondins insatisfaits qui s’étaient réfugiés dans les ruines des anciens temps). Il passa sans les voir pour traverser ensuite cette zone de l’Onde faite de maisons aux toits éventrés laissant de petits arbustes, puis bientôt des arbres vigoureux dépasser de leurs murs gonflés, qui menaçaient de sombrer ; il traversa les bois mêlés de ruines, et, après avoir dû s’arrêter pour camper (impossible d’évoluer de nuit parmi les ronces mêlées de débris de murs), il pénétra enfin dans le cœur sylvestre de l’Onde.

Pourquoi Esther avait-elle souhaité que sa tombe fût érigée dans le cœur sauvage de sa cité ? D’après la légende, elle expliqua qu’elle souhaitait laisser à jamais une distance égale entre ses deux amants et elle-même. Jamais elle ne montrerait sa faveur pour le veuf du quartier des Tailleurs, jamais elle n’appartiendrait au manœuvre errant, se considérant liée à jamais à ces deux hommes qui avaient oublié de vivre et de procréer, comme elle, à rebours de l’existence des autres Communaux. Les villageois qui aujourd’hui encore chantent le soir l’aventure d’Esther, de Gabriel et de Tristram finissent souvent par s’échauffer en se demandant qui de Gabriel ou de Tristram était le favori d’Esther à la fin de sa vie : la jeunesse veut qu’il s’agisse de l’amant qui avait prouvé sa constance et ses hautes qualités dans son errance circulaire ; mais des époux plus âgés avancent que la tendresse de la vie commune valait bien la flamme intense mais illusoire d’une passion d’adolescent. Esther, elle, ne choisit jamais, du moins publiquement.

Désobéissant une dernière fois aux traditions de sa communauté, Tristram ne laissa pas la nature reprendre possession de ce corps en la plongeant directement en terre. Il érigea un tombeau de pierre au pied d’un sapin très ancien, colossal ; ce monument conserverait la mémoire de son épouse. Il faisait encore nuit lorsqu’il creusa la terre noire de cette zone de la cité abandonnée depuis des siècles ; la terre était meuble mais il lui arriva à deux reprises de rencontrer des pierres, vestiges des fondations originaires des pionniers. Il dut ensuite se séparer définitivement de ce corps qu’il avait côtoyé tant d’années sans pouvoir l’approcher ; encore abasourdi, il peinait à considérer qu’il la vivait en ce moment même, cette issue malheureuse qu’il avait attendue tant d’années.

Combien d’années Tristram continua-t-il à faire et à défaire sa maison que les nouvelles générations de son quartier plongeaient progressivement dans l’ombre ? Combien de fois Gabriel fit-il encore le tour de l’Onde ? Les versions diffèrent alors. Certains donnent une issue apaisée au destin des deux hommes, les regardant partir ensemble sur un chemin pour disparaître hors de la cité, d’autres choisissent une conclusion belliqueuse à leur vieille rivalité. Des siècles après l’époque où cette légende était censée se dérouler, on prétendait encore avoir entendu sur le chantier d’une jeune fille un ouvrier s’affairer la nuit, on disait que d’étranges sculptures, remarquablement exécutées, étaient encore retrouvées au milieu de chantiers. Et des dizaines de récits décrivant des aventures de Gabriel lors de son interminable tournée ont été recensés ; sa chanson est presque sans fin.

Le tombeau d’Esther – qu’il fût authentique ou non – était dans certains quartiers honoré lors d’une procession annuelle d’adolescents, mais d’autres refusèrent de vouer ce genre de culte morbide aux amours malheureuses.

Des documents attestent que vers l’époque où se situe cette légende, la tradition des manœuvres-prétendants fut abandonnée, remplacée par un plus modeste tour de l’Onde de trois mois. Ce fait tend à prouver qu’il dut exister un fond historique à l’histoire des deux amants.

Il n’en reste pas moins que ce récit traversa les siècles, variant, s’étoffant, toujours vivant, et qu’il figura pour l’ensemble de cette cité comme son roman fondateur, le vrai cœur de sa culture, en dépit des entorses faites à la tradition par les trois amants légendaires. C’est que cette civilisation, tant qu’elle fut vive du moins, ne put voir dans des récits de révolte ou dans de grands serments prononcés par de grands hommes le véritable ciment liant la communauté de ses habitants : une cité vivante et saine se donne toujours deux amants comme figures tutélaires, préservant par des récits toujours renouvelés ce sentiment de l’amour accessible seulement aux hommes bien vivants. Et lorsque les habitants d’une cité oublient leurs amants fondateurs, négligeant de se transmettre leur destin pour le reléguer dans les manuels d’histoire et les dépliants touristiques, on peut être à peu près assuré que la cité en question n’en est plus une ; elle n’est alors qu’un vaste tombeau de pierre où se croisent des visiteurs qui n’ont plus rien à partager.

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