« Que le monde tremble de la liberté des femmes »

Solidarités féministes en Turquie après le séisme de l’hiver 2023
Témoignage

paru dans lundimatin#382, le 9 mai 2023

Cela fait trois mois que le sud ouest de la Turquie et le nord est de la Syrie ont été frappés par trois séismes. Aux centaines de milliers de victimes, de déplacés, de destructions d’habitations et d’infrastructures, il a fallu ajouter l’incapacité, souvent délibérée, des autorités locales à venir en aide à sa population.
Nous publions cette semaine un témoignage, écrit depuis des collectifs de femmes organisées en Turquie, pour qui le deuil et la colère se conjuguent avec un féminisme révolté, dans un décor où « les étages du haut sont devenus des rez-de-chaussée ». Ce récit retrace comment, en temps de catastrophe, l’articulation de liens puissants entre solitudes peut permettre à des femmes ordinaires, suspendues au devenir de leur ville, de reconstruire bien plus qu’un quartier.

« Que le monde tremble de la liberté des femmes » [1]

D’abord un sentiment d’acharnement du sort, en apprenant à l’aube hivernale du 6 février 2023 qu’un séisme de magnitude 7,7 venait de frapper le sud-ouest de la Turquie et le nord-est de la Syrie endormies. Il laissait des millions de personnes ayant fui précipitamment leurs logements sans abris, des milliers d’autres coincées sous les décombres dans le froid. Quelques heures plus tard, un deuxième séisme d’une force similaire, et un troisième dans la même région le 21 février. Depuis Istanbul, on s’inquiétait de nos ami·es et de leurs familles, on suivait les appels à l’aide relayés sur les réseaux sociaux, avec déjà la conscience que beaucoup allaient mourir, non pas de l’effondrement de leurs habitations, mais de l’attente des secours. Plus de 18 millions de personnes touchées en Turquie et en Syrie, et, à ce jour, un décompte encore provisoire de plus de 50 000 mort·es.

Cette catastrophe aurait pu rester sans ennemi, sans sens. Pourtant, les actions et l’inaction des autorités en Turquie [2]ont vite dissipé la sensation d’accablement face à la catastrophe « naturelle » et laissé place à la colère. On pouvait déjà envisager les causes politiques et économiques de l’ampleur de la dévastation : le clientélisme et les passe-droits légalisés pour les permis de construire, le manque de contrôle du respect des normes antisismiques, le développement capitaliste des villes poussant à davantage de densité de population. Mais on observait aussi avec stupeur la désorganisation et la lenteur dans le déploiement des secours alors que le risque sismique dans cette zone à cheval entre la plaque eurasiatique, anatolienne et arabique, est bien connu. Dans nombres d’endroits, l’agence étatique de gestion des crises et catastrophes (AFAD) n’est arrivée qu’au troisième jour [3], et les autorisations pour les secouristes internationaux également, alors que les 72 premières heures sont cruciales pour retrouver des survivants. Certaines voix dénoncent aussi un déploiement inégal des secours, sur une base politique et ethnique – les régions kurdes et arabes alévis auraient, selon elles, été davantage délaissées en raison de leur opposition au gouvernement [4]. La zone touchée par le séisme était aussi le lieu de réinstallation de 1,5 millions de réfugié·es syrien·nes. Sur les réseaux sociaux, on apprenait la propagation d’actes racistes, de lynchages contre les personnes perçues comme syrien·nes, accusées de pillages, notamment par la gendarmerie ou la police [5]. Des Syrien·nes témoignent qu’ils cachaient leur nationalité, craignant que leurs proches ne soient pas secourus.

Les premières semaines, on était hanté.es par les cris, les images de gravats, la sensation imaginaire que nos immeubles aussi tremblaient, même à Istanbul, les récits de nos ami.es revenant des régions dévastées, choqué.es par des visions apocalyptiques, et par le fait quepresque rien n’était mis en place pour prendre soin des survivant.es. Pas d’eau, d’électricité, de toilettes, d’abris, de nourriture, de vêtements chauds.

Mais face à l’immensité de la catastrophe et à l’insuffisance de la réponse étatique aux besoins fondamentaux, on sentait qu’il était vital et possible d’agir. Sans en avoir nécessairement l’expérience, de nombreuses associations, collectifs, organisations politiques ou partis de la gauche radicale [6], ou encore des organisations professionnelles, syndicats, ou municipalités [7], se sont mobilisés dès les premières heures pour organiser la collecte et l’envoi d’aide depuis les autres villes de Turquie. Les organisations et collectifs de femmes et féministes notamment, alors qu’elles sont habituellement concentrées sur des actions de mobilisations politiques, d’organisation de manifestations, d’ateliers, d’actions de solidarité entre femmes, ont improvisé, bricolé avec leurs contacts, leur imagination, déterminées à ne pas s’en remettre fatalement à l’Etat, tout en faisant la preuve de sa défaillance par l’efficacité de leur auto-organisation.

Mobilisation de l’arrière

À Istanbul, où je vis, des féministes indépendantes ou membres d’organisations politiques, ont dans un premier temps créé des groupes WhatsApp pour s’organiser, mettre en commun des idées, des ressources, mais aussi relayer des appels à l’aide, et tenter désespérément de pousser les secours à se rendre aux lieux indiqués. L’organisation féministe avec laquelle je me suis investie pendant cette période avait déjà de nombreuses amies et camarades sur place ou originaires de la province du Hatay, l’une des régions les plus affectées. Elles avaient ainsi accès à des informations directes sur les besoins, l’état des routes, les capacités de réception et de distribution. Dès le lundi 6 février, elles ont organisé l’acheminement de camions d’aide, en lien avec un parti de la gauche radicale. Leur local à Istanbul servait de QG : une petite pièce au dernier étage d’un immeuble étroit, bondée de sacs et cartons, de militantes au téléphone tentant d’obtenir de l’argent de leurs réseaux, notamment à l’étranger, ou des dons de vêtements chauds, de boîtes de conserves, de produits d’hygiène, et de négocier au rabais chez des grossistes des quantités de couvertures et de sous-vêtements. Les stocks de tentes ayant très vite été épuisés, elles envoyaient de grandes bâches pouvant servir d’abris. Pour s’assurer de l’arrivée de camions, au moins une femme de l’organisation se joignait aussi au convoi, sachant que ceux d’autres organisations ou que des initiatives individuelles avaient été empêchés par les autorités.

Du fait de l’ampleur du tremblement de terre, toute la région était devenue, en l’espace de quelques minutes, en grande partie dépendante de l’aide extérieure. Face aux listes que nous transmettaient les ami.es sur place, on se retrouvait à réfléchir à des solutions pour répondre à des besoins élémentaires : comment faire parvenir de l’eau potable, installer des toilettes, trouver des moyens naturels pour soigner ou empêcher la propagation de certaines maladies ? Aujourd’hui, presque trois mois plus tard, beaucoup de ces questions sont encore prises encharge par la mobilisation des personnes victimes du séisme elles-mêmes en coordination avec des organisations politiques sur place.

Pour beaucoup d’acteur·ices de la réponse à la catastrophe, notamment dans le milieu féministe, cette période a prouvé une capacité d’action et de coordination rapide en solidarité aux victimes. Mais elle a aussi éprouvé certains de leurs principes. Des organisations féministes, qui habituellement refusent de solliciter des fonds internationaux, se distinguant ainsi de l’approche professionnalisante et, selon certaines, dépolitisante des ONG, ont été contraintes de chercher des fonds et, du fait de l’urgence, de se lancer dans des actions centrées sur « l’aide ». Des personnes souhaitant sous l’effet du choc s’investir ou participer financièrement se retrouvaient en contact avec l’organisation féministe dans cette période extraordinaire sans vraiment connaître son histoire. Suite à une réunion appelant à des soutiens internationaux, une femme venue s’informer estimait par exemple que pour convaincre des donateurs étrangers il aurait fallu distinguer la question des responsabilités politiques de celle des besoins et de l’urgence – distinction que se refusait de faire l’organisation féministe. La quête de ressources financières, notamment pour pouvoir répondre à des besoins coûteux (tentes, préfabriqués, systèmes de filtrage de l’eau, toilettes…) aurait pu mener à ce glissement. Mais au fur et à mesure que les semaines passent, elles réaffirment pourtant leurs postures politiques. Voyant que les fonds et la participation diminuent, elles rappellent qu’elles ne sont pas des organisations caritatives, et qu’elles n’ont pas vocation à faire de l’humanitaire ou à remplacer les services publics. Malgré les attentes de soutien matériel, elles insistent sur le lien politique qui les lient à cet évènement et réinscrivent leurs actions dans une lutte plus vaste, anticapitaliste, anti-patriarcale, anti-autoritaire.

Des organisations féministes socialistes, un collectif de féministes indépendantes, ainsi que le mouvement des femmes kurdes avaient dès les premiers jours mis en place, dans plusieurs villes, des « points de solidarité pour les femmes » (Kadın dayanışma noktaları), ou des « tentes de femmes » (Kadın çadırı). Ces espaces ont été créés d’abord par des militantes, parfois venues d’autres villes, parfois de la région, et des femmes directement touchées par le séisme les font aujourd’hui vivre. Conscientes que les femmes portaient une responsabilité lourde dans la mise en place de systèmes de survie pour leurs familles, et faisaient face à des besoins spécifiques qu’elles ne pouvaient pas nécessairement expliciter dans des contextes mixtes, l’idée était de les encourager à se confier auprès d’autres femmes, discuter de leurs situations et de politiser cette expérience douloureuse. Le slogan du 8 mars 2023 organisé par les membres du réseau « Femmes Fortes Ensemble » à Istanbul, malgré la répression, symbolise cette politisation de la catastrophe : Öfkeliyiz, Yastayız, Feminist Isyandayız- le deuil, la colère, la révolte féministe, en ce 8 mars 2023 marqué par ce traumatisme collectif.

Certaines organisations féministes ont donc aussi cherché dès la première semaine à allier leurs efforts de solidarité à des actions en dénonciation des autorités, demandant où était l’Etat quand on entendait encore des voix venant des décombres, ou encore à quoi avait donc servi « la taxe séisme » (deprem vergisi) censée permettre aux institutions étatiques de se préparer à une telle catastrophe. Certaines affichaient par ailleurs sur les réseaux sociaux des entreprises qui cherchaient à profiter de la crise ou qui au contraire ne participaient pas à la mobilisationhumanitaire. D’autres publiaient des condamnations de propos et d’actes racistes envers les réfugié·es syrien·nes, et créaient des groupes s’intéressant spécifiquement à cette question.

La préparation de colis, le remplissage des camions et la recherche de financements anesthésiaient peut-être un temps le sentiment de culpabilité de « l’arrière ». Cette première semaine, le fait d’être ensemble, prises physiquement dans cette mobilisation nous aidait à surmonter les nouvelles terribles sur la situation dans le sud de la Turquie et dans le nord de la Syrie. Si on partageait le trauma du séisme, même à Istanbul, notre conscience de la réalité humaine de la catastrophe et de l’ampleur de la destruction restait pourtant abstraite. Il fallait aussi être attentives à ne pas imaginer des solutions hors-sol inappropriées du fait de la distance, risquant ainsi d’affecter et de désarmer encore davantage les personnes directement affectées. Malgré la douleur et la complexité de leur situation, les personnes sur place, et en particulier les femmes, n’ont pas la possibilité de baisser les bras. Elles se sentent néanmoins seules, comme dans un temps suspendu, suspendu au devenir de leurs villes, suspendu à la peur que la mobilisation collective ne soit qu’éphémère, en attente aussi de trouver comment réinventer leurs vies, dans une situation économique très précaire. S’y rendre, écouter leurs histoires et parler de nos vies respectives était une façon de désenclaver leur expérience, ainsi que de partager le poids de l’organisation matérielle du quotidien, et de la mobilisation qu’elles essaient de mener.

« Nous refonderons la ville »

Un mois après le séisme, l’organisation féministe avec laquelle je m’étais impliquée à Istanbul me proposait d’aller dans la région du Hatay avec deux militantes d’Istanbul pour participer pendant une semaine à des actions avec les femmes sur place. Plusieurs organisations de femmes et féministes instaurent ainsi un système de roulement - chaque personne reste en général entre une semaine et dix jours. L’idée de ces relais est aussi de permettre le développement d’une solidarité sur le long terme avec les femmes de ces régions, afin, selon leurs mots, de participer à leur reconstruction sur de nouvelles bases, féministes et anticapitalistes :Şehri yeniden kuracağız - Nous refonderons la ville. Bien que face à l’étendue de la dévastation il soit parfois difficile de visualiser les étapes concrètes pour que ces villes redeviennent viables, les militantes savent que la condition primordiale est de ne pas quitter les lieux, et de renforcer les liens – entre les femmes des mêmes villes, des villages alentours, et des autres villes de Turquie.

Le long du trajet en car depuis une ville proche de la région affectée, les traces macabres de la destruction commençaient à apparaître. On passait par une zone industrielle spécialisée dans la transformation du métal, des dizaines de camions longeaient la route, remplis de gravats, de tiges d’acier extraites du béton armé, et de restes d’immeubles effondrés. Peu à peu les habitations encore debout penchaient d’un côté et de l’autre de la route, menaçant de s’effondrer. De grandes tours résidentielles vides, fenêtres explosées et rideaux au vent, les murs fissurés en croix de toute part. Puis des immeubles entièrement aplatis, compressés, des morceaux de meubles et d’affaires personnelles visibles entre les blocs de béton, certains étages du haut devenus rez-de-chaussée, dans des nuages de poussières, et d’amiante [8]. Des amis viennent nous chercher en voiture à la gare routière pour rejoindre une place du centre-ville où l’organisation féministe a installé sa tente et où vivent aussi une quinzaine de familles. La géographie des routes de la ville change d’heure en heure, en fonction des fouilles, déblayages et effondrements. On arrive de nuit, beaucoup de rues sont impraticables et l’éclairage public ne fonctionne que par endroits. Je vois apparaître par intermittence les immeubles écroulés et les tentes installées sur le bord des routes, portant pour certaines des drapeaux étrangers. En atteignant la place, trois jeunes femmes s’avancent vers nous avec de grands sourires et nous prennent dans les bras. Cette soudaine joie, à laquelle je ne m’attendais pas dans ce contexte, témoignait du fait qu’une vie collective et des liens forts se développaient sur cette place.

Environ une quinzaine de familles s’y étaient réfugiées et vivaient depuis sous de grandes tentes, des poêles à bois étaient installés devant certaines d’entre elles. Il y avait aussi deux tentes de partis politiques, de différentes tendances communistes, ainsi qu’une tente où étaient organisés des évènements pour les enfants. Une autre tente, montée depuis peu, appartenait à une institution médicale étatique. Deux municipalités d’autres villes de Turquie distribuaient des repas deux fois par jour, car l’accès à des denrées alimentaires était encore très restreint – des liens familiaux dans les villages alentours permettaient à certains de s’approvisionner, si tant est qu’ils aient accès à une voiture et puisse payer l’essence. Une association étrangère remplissait quotidiennement une citerne d’eau potable, et une ONG internationale avait installé quelques toilettes précaires, peu protégées des regards et des intempéries, et devenues insalubres. Un préfabriqué, réservé aux femmes, comportait un WC et une douche. Ces infrastructures temporaires fonctionnaient grâce aux efforts des organisations politiques et des habitant.es, en particulier des femmes, dont plusieurs critiquaient ouvertement la passivité des hommes. Le travail domestique/de reproduction sociale qui pesait déjà sur elles était démultiplié dans ces conditions matérielles et psychologiques difficiles, où les enfants ne vont plus à l’école, les hommes sont présents en permanence et s’attendent pour beaucoup à être servis, et chaque geste du quotidien implique davantage d’efforts et d’organisation.

Si dans un premier temps les organisations politiques présentes sur la place distribuaient l’aide acheminée depuis d’autres villes, leurs ressources étaient aujourd’hui réduites, et les habitant.es qui venaient à la tente du parti ou de l’association féministe pour demander « quoi que ce soit », se voyaient opposer avec regret le fait que les arrivées de nourriture, produits d’hygiène ou vêtements se faisaient plus rares et qu’ils ne pouvaient pas continuer à « fournir ». Les bénévoles et militant.es exprimaient leur fatigue à être devenus des pourvoyeurs, alors qu’ils et elles cherchaient à construire un lien politique d’entraide et à impliquer davantage de locaux dans cette mobilisation. L’organisation féministe effectuait de temps en temps des distributions notamment de produits d’hygiène ou de sous-vêtements, en fonction des arrivées de colis, mais elles essayaient surtout de mettre en place un réseau local de femmes, à la fois dans la ville et dans les villages alentours, pour échanger sur la situation, parler de leurs besoins spécifiques et pour tenter de les mobiliser politiquement. Dans un contexte où les personnes sont encore dans des situations extrêmement précaires, la question de construire un lien politique égalitaire qui ne soit pas nécessairement basé sur des échanges matériels se pose parfois avec difficultés.
Mais il faut souligner que la mobilisation politique est elle-même locale et ne repose pas que sur des personnes venues d’ailleurs - nombre des habitant.es mobilisé.es étaient déjà militant.es politiques auparavant ; d’autres personnes se sont quant à elles engagées au cours de cette période. La plupart des personnes que j’ai pu côtoyer là-bas, qu’elles soient militantes ou non, dénonçaient par ailleurs ouvertement l’action des autorités, dans cette région à majorité arabe-alévie, et place forte de l’opposition kémaliste. Une femme rencontrée dans un village proposait par exemple de faire une marche qui relierait plusieurs villages pour exprimer la colère populaire. Une manifestation a par la suite été organisée par un collectif de femmes, à l’occasion de la commémoration des quarante jours après le séisme, aux cris de « Ni pardon, ni excuses (en turc). On est là, on ne bougera pas (en arabe) ».


Bien conscientes du risque de voir se développer des espaces de vie autonomes et contestataires, les autorités font donc peu à peu pression sur ces lieux qui ont servi de refuges et de centres de coordination d’initiatives populaires. Dans la province du Hatay, l’un des parcs emblématiques de cette auto-organisation, où des habitant.es avaient installé des tentes et où se coordonnaient organisations professionnelles de santé, syndicats de travailleur·euses sociaux, organisations féministes et partis politiques de gauche, a été vidé fin février sous la pression des autorités. Elles poussent ainsi les survivant·es à quitter ces villes ou à aller dans des campements aux allures quasi-militaires gérés par l’institution chargée des catastrophes et situations d’urgence (AFAD). Beaucoup de personnes refusent d’y aller. Rester dans ces villes, même détruites, c’est donc aussi pour elles un acte de résistance, avec toutes les difficultés et risques, notamment pour la santé, que cela comporte. Elles tiennent à rester proches de leurs anciens logements de peur que les immeubles encore sur pieds ne soient détruits sans qu’elles n’en soient informées, ou qu’on ne les force par la suite à se réinstaller dans des grands ensembles de tours construites en périphérie des villes, avec des loyers beaucoup plus élevés. C’est aussi une façon de veiller collectivement à ce que leurs modes de vie et la mémoire de ces lieux ne soient pas, à nouveau, ensevelies sous le béton.

Les femmes que j’ai rencontrées racontaient leur séisme, se souvenant des moindres détails. Les plans entre amies qu’elles faisaient quelques heures avant, ce qu’elles avaient mangé la veille, puis dans leur sommeil, le grondement de la terre, et le réveil en panique, dévalant les escaliers et se retrouvant dans le froid, sans rien, sur cette place au matin du 6 février. En se baladant ensemble entre les immeubles effondrés, elles racontaient leur quotidien dans cette ville, au passé. Leurs amitiés et amours, leurs études, leurs projets. Pour garder un lien avec ces femmes et que cette mobilisation perdure, les organisations féministes doivent donc aussi se concentrer sur les problèmes matériels sur le long terme. Au-delà des espaces de discussion, d’entraide et de renforcement collectif, l’enjeu féministe est aussi de prendre au sérieux la question économique – comment, dans ce chaos, développer des possibilités de subsistance collective, à l’encontre des modèles capitalistes et patriarcaux. Avec cet enjeu en tête, les organisations féministes socialistes, féministes indépendantes et femmes du mouvement kurdes, s’orientent maintenant vers la recherche de lieux davantage pérennes que les tentes, commedes terrains pour installer des préfabriqués, pour faire face aux besoins quotidiens (laveries, espace pour les enfants, soutien scolaire par exemple), mais aussi pour créer des possibilités de production collectiveet de mise en commun des ressources(potagers collectifs,ateliers d’artisanat…). Elles sont ainsi bien conscientes que la question de la reconstruction ne se limitera pas au destin électoral de la Turquie.

[1Traduction libre d’un des slogans du mouvement des femmes et féministes en Turquie « Dünya yerinden oynar, kadınlar özgür olsa » (Le monde tremblerait si les femmes étaient libres).

[2Vivant en Turquie, ce texte est un témoignage des suites du tremblement de terre dans ce pays. Concernant la mobilisation pour la Syrie, des ami.es syrien.nes ont aussi tenté d’acheminer de l’aide humanitaire depuis la Turquie, malgré les obstacles administratifs à la frontière, et le manque d’information sur la situation sur place. Dans les semaines après le séisme, ils et elles cherchaient notamment par leurs propres moyens à établir des listes de personnes disparues.

[3Voir notamment le rapport d’observation de l’Association des Juristes Contemporains (Çağdaş Hukukçular Derneği), sur le séisme à Hatay (Antakya-Defne-Samandağ), février-mars 2023, p. 6

[4Idem. Voir aussi, le rapport de l’Association des Droits Humains (IHD), 25 mars 2023, p. 18

[5Voir le rapport de Human Rights Watch, « Des policiers et gendarmes ont commis des abus dans la zone de tremblement de terre », 5 avril 2023

[6Voir la carte des Centres de Coordination et de Solidarité, pour la province du Hatay : https://twitter.com/direnisteyizorg/status/1628121490687201302/photo/1

[7Voir la liste des initiatives portées par des organisations ou partis dans l’opposition politique : https://twitter.com/akandatastekin/status/1622520041987051522?t=5m-Zfwa_oRb81gWMt2bh9A&s=08

[8Face aux risques sanitaires, notamment liés à l’amiante, plusieurs manifestations ont eu lieu dans la ville de Samandağ en mars et avril 2023 contre le dépôt des gravats près d’autres habitations ou de campements.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :