Aller à Kiev en ambulance… et rentrer à Carpates !

Récit de voyage

paru dans lundimatin#333, le 4 avril 2022

Des amis de lundimatin ont rejoint l’Ukraine pour y retrouver quelques connaissances, donner un coup de main là où c’était possible et tenter de comprendre la situation en-deçà des discours médiatiques. Ils nous ont fait parvenir ce récit de voyage depuis la Transcarpatie (à l’ouest de l’Ukraine, pour le moment épargné par l’armée russe) jusqu’à Kiev. Le but du voyage était d’acheminer une ambulance achetée en France à un bataillon de paramédics officiant dans la capitale. Au passage, ils rencontrent des militants écologistes de Svydovets et surtout un vaste réseau d’entraide et de solidarité, depuis les montagnes des Carpates jusqu’aux plaines du centre, de Nijnié à Kiev en passant par Kossiv et Khmelnytskyï.

ÉPISODE 1

De proches en proches et de prise de contact en prise de contact, l’accueil des réfugiés a constitué un vaste réseau d’organisation qui dessine une nouvelle géographie inédite dans l’Ukraine en guerre et au-delà. Ici, nous allons faire le récit du voyage d’une ambulance à travers l’Ukraine, jusqu’à Kiev. Avant le début de ce périple, cette ambulance fût achetée par le réseau Longo Maï [1] et le Forum Civique Européen [2] dans les Alpes de Hautes Provence, en France. Puis, on l’emmena jusqu’en Transcarpatie, plus précisément à Nyjnié-Séliyché, une antenne de Longo Maï en Ukraine. Ensuite, et c’est là que commence notre récit, il fallu passer au travers des Carpates et attaquer la plaine ukrainienne pour aller la livrer à bon port.


Départ de l’ambulance a Nijnié

Une station de ski dans les Carpates

Dans les Carpates, comme partout, des liens préexistaient à la guerre. Si, avec la guerre maintenant, presque tout le monde veut se battre, et qu’il y a trop de volontaires pour cette guerre, ce n’était pas le cas avant lorsque « se battre » signifiait s’opposer ouvertement à l’impunité des oligarques. On pouvait facilement se retrouver très isolé dans les luttes et plus exposé à la répression. Rostislav est un montagnard de Svydovets, l’immense massif dans les Carpates d’une centaine de milliers d’hectares qui abrite notamment des forêts vierges non protégées, victimes de coupes illégales chaque année. L’oligarque Kolomoïsky, troisième fortune du pays et propriétaire de la chaîne de télévision (« 1+1 ») qui a propulsé Zelenski à la tête du gouvernement projette d’y construire une gigantesque station de ski sur 1450 hectares (28000 touristes à la fois, avec le personnel, cela fait une ville de 35000 habitants). Ceux qui se battent contre lui sont en minorité dans la région même s’ils ont pu remporter quelques batailles avec le mot d’ordre de Free Svydovets [3].

Selon nos amis de Longo Maï qui font partie de la lutte contre la station de ski, Rostislav n’avait déjà pas peur d’assumer ses positions ouvertement, avant la guerre. Ils partagent ensemble une forte confiance née de l’expérience de la lutte sur le terrain, loin des idéologies. Le langage dessiné par le rapport aux idéologies n’a pas la même grammaire en Ukraine qu’en Europe occidentale. Ici, se rassembler pour lutter contre un projet écocide gigantesque porté par des oligarques constitue un acte fort en soi. L’espoir qu’il promet ne donne pas le luxe de contenir en son sein la somme des luttes d’émancipation que l’on voudrait voir fleurir de concert. Alors, on ne sait pas bien de quelle idéologie répond Rostislav. On sait qu’il est nationaliste, sa région (l’oblast d’Ivano-Frankivsk) l’est très fortement aussi ; la guerre n’a pas commencé en 2022 pour lui et son engagement date depuis Maïdan en 2014. On sait qu’il fait face à la situation de manière sérieuse, qu’il se donne les moyens d’aider des réfugiés mais aussi de fournir un appui à des bataillons de paramédics au plus près des combats. S’il demande de l’aide, le possible sera fait pour y répondre.

Nous ne savons pas bien ce que veut dire ici « être nationaliste », d’autant plus dans le contexte de la guerre. Alors que ce sujet est au cœur de certains débats dans la presse occidentale, ici ce n’est pas le cas. C’est la volonté d’unité qui prédomine. Il nous semble qu’il y a différents rapports au nationalisme, mais nous nous demandons : qu’est ce qui est de l’ordre d’un nationalisme de défense ou d’un nationalisme de la domination ? Dans la situation aujourd’hui, saluer avec un « Slava Ukraïni ! » (gloire à l’Ukraine) ne veut pas forcément dire un engagement fort dans le nationalisme, mais plutôt un sentiment commun d’être tous et toutes dans la même situation. Nous n’avons pas les réponses, ces questions restent donc ouvertes.


Ecole de kossiv, mémorial des morts des morts de Maidan, « La centaine du ciel ». Le drapeau rouge et noir est un drapeau nationaliste qui provient de l’armée insurrectionnelle ukrainienne( cf. wikipédia). On n’a pas tout compris et la revendication actuelle à l’air complexe mais ces drapeaux sont très présents dans l’oblast d’Ivano Frankivsk.

Sergueï est un ami de Rostislav arrivé en vitesse à Nijnié-Selyché depuis Kiev au début de la guerre, avec sa femme et ses enfants qui ont très vite rejoint l’Allemagne. Il est le premier des réfugiés à retourner à Kiev au moment où cela paraissait inenvisageable et dangereux pour tout le monde. Il emmènera Roman ensuite et, très vite, ils mettent en place des transports pour aller apporter des médicaments à l’aller et ramener des personnes au retour. Il proposera aussi de mettre en place ce qu’ils appelleront des « hub » : des lieux d’accueils de réfugiés pour faire des étapes sur la route. Ce sont donc les réfugiés, avec l’appui logistique de Longo Maï (don de véhicules et administration de douane) qui ont mis en place ce petit réseau d’évacuation et de mise à l’abri de personnes en difficulté proches des zones bombardées. Des réseaux comme celui-là, il doit actuellement en exister plusieurs, voire de nombreux en Ukraine.

Donc, voici l’histoire : Rostislav aimerait ramener une ambulance pour un bataillon de paramédic actif à Kiev et dans l’est. Il demande à son ami de Transcarpatie quelles sont les possibilités. L’ambulance arrive, les papiers sont faits, elle est « dédouanée ». Sergueï organise le voyage jusqu’à Kiev. Il est calme, droit, attentif. Ce qu’il inspire donne envie de le suivre les yeux fermés. Nous avons avec nous des papiers attestant que nous sommes un convoi humanitaire, avec une liste exhaustive de tout le matériel médical que nous transportons. Cela nous permettra d’aller plus vite pour passer les checkpoints. Ce voyage sera une occasion d’aller voir les différents lieux sur la route qui sont en liens étroits les uns avec les autres depuis le début de la guerre.



La route

Le 25 mars, nous partons en convoi de six personnes livrer l’ambulance, avec deux véhicules supplémentaires. Au départ de Nijnié, 850 km et 15h heures de route nous séparent de Kiev. Nous ferons une escale chez Rostislav à Kossiv, 250km plus loin, puis nous serons accueillis le lendemain soir à Kiev dans une église évangéliste.

Vers 13h30, notre convoi s’ébranle et s’élance sur les routes des Carpates. Nous les traversons d’est en ouest.

Checkpoint.

Les sommets avoisinent les 2000m d’altitude. Pas de quoi faire de l’ombre aux Alpes ni aux Pyrénées, et pourtant, la neige y est abondante. Malgré les températures assez douces, elle est bien décidée à profiter encore un peu de sa blancheur avant d’aller doucement se jeter dans la mer noire.

Checkpoint.

Les petites scieries bordent les forêts mélangées de hêtres et d’épicéas communs, la petite paysannerie sculpte les collines, et les mains habiles des artisans ont laissé leurs traces sur les maisons aux ornements généreux.

Checkpoint.

Le rythme est soutenu, notre convoi serpente sur les routes sinueuses se mouvant habilement entre les nids de poules et les attelages de chevaux.

Checkpoint.

5h de route et nous voila à Kossiv.

Si loin du front, est-ce la proximité avec la frontière roumaine qui explique la présence de tous ces checkpoints ? Que cherchent-ils ? Apparemment des Russes et des armes cachées.

Checkpoint.

Kossiv

À Kossiv, capitale des Houtsoules [4], nous sommes accueillis alternativement par le délégué du département de la culture et le maire du village. Kossiv, commune de 3000 habitants, accueille autant de réfugiés dans les infrastructures publiques, les écoles ainsi que chez l’habitant. Il est toujours difficile de compter, car tout le monde ne se déclare pas (parfois parce que ce sont des hommes mobilisables qui se cachent pour ne pas rejoindre l’armée). Par ailleurs, le gouvernement a mis en place une allocation pour les réfugiés, ce qui pourrait motiver les inscriptions.

Les infrastructures publiques sont détournées de leurs fonctions habituelles pour répondre aux injonctions générées par la guerre. La maison de la culture voit son théâtre se transformer en plateforme logistique. Ici, des tonnes de dons en nourriture, médicaments mais aussi powerbanks, gilets pare-balles, casques, etc., sont réceptionnées, triées puis dispatchées à différents endroits selon les besoins et les contacts.


Théâtre de Kossiv

Il est notable que la majorité des choses s’organise dans les infrastructures officielles, mais depuis des formes non institutionnelles. On nous raconte qu’une bonne partie de l’aide part pour la ville de Dnipropretovsk, où beaucoup de personnes de Marioupol et Zaporijjia se sont réfugiées. Il n’y aurait pas de stratégie établie concernant l’envoi de l’aide. On envoie là où des demandes arrivent. Lorsqu’il y a des surplus de nourriture après de grosses arrivées, ils sont envoyés aux gars du bataillon de défense territoriale 108, c’est là que beaucoup de mecs de Kossiv se sont engagés.

Au centre de formation des métiers de l’artisanat, les ateliers répondent à leur manière à l’urgence de la situation. Ainsi la production d’artisanat houtsoule s’est mise en pause. Les bibelots en bois ont donné leur place à la fabrication de poignées pour tourniquets (garrots chirurgicaux) ; à la place de la confection de robes traditionnelles, l’atelier couture fabrique des sacs tactiques en jeans récupérés ; l’atelier de tapisserie est mis à profit pour la fabrication de filets de camouflage. Ces filets, nous les retrouverons d’ailleurs sur la majorité des checkpoints croisés en route. C’est touchant de voir comment, à leur échelle, les personnes que nous croisons mettent tout en œuvre pour agir dans la situation.



Atelier de tissage transformé en atelier de fabrication de filets et de camouflage à l’institut des arts et artisanats de Kossiv

Nous sommes reçus comme des officiels et la fierté régnante est palpable. Aussi, nous savons que pour certaines personnes, ce n’est pas la première fois qu’elles se mobilisent. La région d’Ivano-Frankisk a été fortement engagée dans le Maïdan en 2014.


L’ambulance perdue dans la plaine

Kossiv-Kiev

Départ de Kossiv : 5h30.

Le paysage rompt drastiquement avec celui des Carpates. Les parcelles gigantesques ondulent à perte de vue. Nous naviguons désormais sur l’Océan agricole.

Checkpoint.

La terre est noire, le ciel est gris.

Checkpoint.

De gigantesques bâtiments délabrés cherchent maladroitement à se cacher derrière les haies larges tantôt de peupliers, tantôt de robiniers, comme un enfant se cache derrière ses mains.

Passeport.

Tout semble mort et l’hiver n’y est pour rien. Les champs sont grands, tellement grands…

On peut s’y perdre en tracteur, et pour labourer il faudrait un supertanker. La Beauce à côté c’est de la petite paysannerie et le bocage nantais un jardin japonais.

Dokoument !

Avant d’arriver à Kiev, vers Makariv peut-être, on voit au loin sur notre gauche trois colonnes de fumée sombres s’élevant dans le ciel. Les deux premières sont le fruit de tirs de missiles et la troisième est un feu de forêt. Première rencontre avec la partie militaire de cette guerre.

Checkpoint.

Il faut accélérer sur la fin pour ne pas se faire coincer par le couvre-feu de 20h.


Colonnes de fumée liées à un bombardement

ÉPISODE 2

Kiev

Nous arrivons devant l’église sur la rive gauche du Dniepr, dans le raïon de Dniprovskyi au centre-est de Kiev. L’église est d’allure modeste, son pasteur qui nous reçoit en jean et sweat-shirt l’est aussi. Il a accueilli tout un régiment de pompiers du district, parce que les militaires ont pris place dans leur caserne habituelle. Des lits de camps disposés par rangées occupent toute la place. Ceux-ci n’ont pas eu à intervenir près des zones de combats parce que leur intervention est cantonnée à leur district, qui n’a pas été touché pour l’instant. On nous demande de ne pas prendre de photo de l’intérieur, pour ne pas prendre le risque de révéler la position des pompiers à l’armée russe. C’est la règle partout en vigueur. Nous la respectons scrupuleusement bien qu’il y ait une touche légèrement comique lorsque l’on voit le peu de discrétion affichée par les camions de pompiers bien garés en rang sur le parking.


La limite de ce qu’on nous a autorisé : on voit les pompiers

C’est Serguei qui nous a amené là, il a des amis dans cette église. Iaroslav le pasteur nous parle de toutes les choses qu’il a entreprises depuis le début de la guerre. Leur principale activité est la mise en place de distribution de nourriture, pour au départ 200 personnes, et 1500 maintenant.



Des fourneaux au feu de bois font de la soupe en quantité pour le repas du midi.

La discussion dévie plusieurs fois sur la guerre en général, avec quelques envolées contre le communisme et pour la défense de la propriété privée par Iaroslav. Serguei ne cache pas ses désaccords avec lui, tranquillement, comme lorsqu’il nous dit que dans ses contacts au sein de l’église, il y a différentes tendances, celle-ci étant plus « dure ». Nous demandons tout de même à Iaroslav ce qu’il pense de Zelenski. Avec son air légèrement illuminé, il répond : « Bah…j’ai voté Zelenski, mais avait-on vraiment le choix ? En 2014, quand les séparatistes ont attaqué l’aéroport de Donestk, Porochenko a demandé aux soldats de garder la position. L’aéroport a été détruit et beaucoup de personnes sont mortes, sacrifiées « héroïquement ». Là en 2022, au premier jour de l’invasion russe, un aéroport de fret près de Kiev (à Hostomel) se fait bombarder, et alors Zelenski ordonne de lâcher la position en expliquant que les bâtiments n’ont pas d’intérêt, mais que la seule chose qui importe est la vie des Ukrainiens. Il a fait la même chose pour Marioupol, il a dit qu’il fallait partir. Voilà la différence entre Porochenko et Zelenski, selon moi. » Serguei acquiesce. Zelenski a gagné, pour eux en tout cas, une crédibilité qu’ils ne lui accordaient pas avant la guerre.

Un repos s’impose. Nous allons nous installer aux côtés des pompiers. La nuit, la sirène sonne parfois. Mais il semblerait qu’à Kiev, comme en Transcarpatie, on ne s’y fie plus trop. En Transcarpatie, c’est parce qu’elle indique qu’un avion survole une zone qui est extrêmement large et donc elle n’indique à peu près rien. À Kiev, c’est aussi parce qu’elle n’est pas précise et peut être parce qu’elle sonne trop souvent. On nous dit que les gens vont se mettre à l’abri désormais quand ils entendent la première bombe tomber.

Malgré quelques rumeurs de bombardement au loin, la nuit est très calme et le sommeil profond.


Kiev


La remise de l’ambulance

Notre contact dans le bataillon de paramédic paraît être la personne qui gère l’acheminement des véhicules (ambulances, etc.) depuis la frontière. Très affairé, nous le retrouvons au matin devant l’église. Il arrive de Lviv avec des véhicules, accompagné de ses deux gardes du corps. L’un fait deux mètres et paraît être une réplique typique du style de bonhommes qui ont pris d’assaut le Capitole. Cheveux longs, lunettes spéciales, insignes divers, et des armes un peu partout. Heureusement que l’autre fait la moitié de sa taille et a une mine sympathique. Nous étions déjà prévenus qu’il serait difficile de rencontrer le bataillon parce qu’ils sont constamment en action et sont débordés. Nous insistons pour aller dans leur base, pour comprendre ce qu’ils font concrètement. L’argument avancé étant celui d’avoir un regard sur les organisations qui sont soutenues, en vu de prochaines aides éventuelles.

Nous allons donc à la base, surprenante, dans des bâtiments historiques assez grandioses. Pour nous y rendre, nous empruntons un des nombreux ponts qui traversent le Dniepr, immense et magnifique.


Encore Kiev

À la base, nous voyons des véhicules de types ambulance, ou jeep militaire ; des volontaires en treillis et des personnes armées qui accompagnent les paramédics dans leurs interventions pour les protéger. Ces bataillons de paramédics sont des organisations de volontaires bénévoles qui existent depuis 2014, et se sont formalisés après Maïdan dans la guerre du Donbass. Bien qu’ils ne dépendent pas de l’armée, ils sont en étroite relation avec celle-ci, étant donné qu’ils interviennent au plus près des combats. Leur maxime est de “sauver des vies”. Ils se composent en petites unités de 3 ou 4 personnes qui vont intervenir dans la ligne de front pour prendre en charge les blessés civils et militaires qu’ils mettent en sécurité dans des points de stabilisation puis dans les hôpitaux. Il y a 31 unités mobilisées à Kiev en ce moment. Cette organisation s’est largement professionnalisée depuis 2014 et bénéficie d’un large soutien financier et médiatique, mis en scène dans une publicité très héroïque. En apparence, la distinction d’avec le corps militaire n’est pas évidente et tout bénévole participant à ce bataillon doit suivre une formation exigeante de secours militaire. La différence, nous dit-on, se situe dans le fait que chez les paramédics, il n’y a pas de salaires, pas de notion de désertion (on peut s’en aller quand on veut bien qu’il faille demander une permission pour faire une pause lorsqu’on est mobilisé), et surtout « que l’on respecte la sensibilité de chaque personne ». Depuis le début du conflit, de nombreuses personnes ont cherché à les rejoindre, alors ils ne prennent plus de nouveaux volontaires parce qu’ils ne dispensent pas de formation actuellement. S’ils manquent de personnel, ce n’est pas au niveau médical mais plutôt dans des tâches précises comme chauffeur ou mécanicien. Il faut suivre une formation spéciale pour être capable de conduire dans des conditions extrêmes et être formé aux gestes principaux d’urgence vitale (être capable d’installer un tourniquet sur soi-même par exemple).

Ils manquent aussi beaucoup de matériel de protection militaire comme les casques et les gilets pare-balles. Sur la question des gilets pare-balles, nous expliquons à notre contact que nous ne souhaitons pas fournir du matériel à l’armée qui serve aux combats directement, mais que dans le cas d’une protection pour des unités de médics, cela pourrait être envisageable. On nous répond honnêtement que la frontière entre les personnes qui combattent et celles qui les protègent n’est pas si séparée, et qu’en conséquence il n’est pas possible d’assurer qu’un gilet pare-balle qui sert à un médic ne soit pas transmis par la suite à un soldat. Ceci est renforcé par le fait que certains soldats sont très mal équipés, alors dans la perspective de protéger les personnes, l’intérêt des paramédics va forcément dans le sens d’un meilleur équipement de protection pour les soldats. Pour conclure ce débat, on nous conseille, dans ce cas précis, de ne pas chercher à leur fournir cette aide.

La rencontre fût rapide mais plutôt efficace. Le contact a été plutôt bon, mais en s’intéressant un peu plus à ces organisations de volontaires cela pose beaucoup de questions quant à l’articulation entre le volontariat armé et l’armée régulière, une spécificité qui existe en Ukraine depuis au moins 2014 mais a certainement explosé avec la guerre aujourd’hui. 

Nous repartons, faisons un tour de la place Maïdan, non sans une certaine émotion, et filons du centre-ville quasi désert.

Nous sommes encore à Kiev lorsque nos amis de France nous demandent ce que les Ukrainiens pensent de l’annonce des Russes qui vient de tomber. Il s’agit de l’annonce du 25 mars dans laquelle l’armée russe annonce avoir « rempli ses objectifs » et prévoit de concentrer désormais ses efforts sur la « libération du Donbass ». Toute la presse française parle d’un possible recul des troupes russes, mais ici personne ne semble au courant. Selon Serguei, avant de faire cela, ils essaieront une dernière grosse tentative sur Kiev avant de se concentrer sur l’est tout en disant que « c’était ça le plan depuis le début ». Une volontaire paramédic dit « je ne sais pas, mais ce n’est pas ce que nous observons présentement sur le terrain, et s’ils partent, il y a toutes les chances qu’ils pilonnent auparavant ».

Un nouveau couvre-feu est annoncé pour le samedi soir jusqu’au lundi matin. Nous ne savons pas ce qu’implique pour notre sécurité de circuler pendant le couvre feu. Nous n’allons pas risquer de rester bloqués deux jours, alors nous nous hâtons de partir. Finalement il est annulé. Le ciel est chargé de pluie lorsque nous repartons de Kiev pour Khmelnytskyï. Nous nous hâtons, car un autre couvre feu nous attend là-bas, à 22h. Ce fût étrange de découvrir une grande ville si furtivement et dans de telles circonstances. On la découvre ainsi sans éléments de comparaison possible. Serguei nous dit les endroits où, un mois plus tôt, il était impossible de trouver une place pour se garer. Maintenant, les rues et les avenues sont presque vides. Il règne un certain calme que seuls quelques lointains bombardements viennent troubler. On aperçoit une file énorme de personnes qui attendent une distribution de pain. La circulation est rythmée par les nombreux checkpoints qui ont chacun leur style. Surtout, il y a des hommes en armes partout, en uniformes la plupart du temps, mais pas toujours. Ce sont les gars de la défense territoriale qui sont présents sur les checkpoints. Parfois, on les croise dans des voitures banalisées, avec certains emblèmes, et c’est peu dire que certains n’inspirent pas franchement le professionnalisme. On nous dit que dans beaucoup de cas, certaines personnes se sont engagées dans la défense territoriale pour éviter d’aller au front. Puis plus tard, lorsqu’ils en ont marre de ne rien faire, ils finissent par s’inscrire dans l’attente d’être mobilisés. Selon les villes et les villages, la défense territoriale est très différente. Parfois, dans les campagnes, les volontaires se retrouvent sur-équipés et avec des tâches de moindre importance, ce qui peut accroître leur zèle, alors qu’à Kiev, ils manquent d’équipements. Lorsqu’un jeunot de 18 ans lève nonchalamment le canon de son arme vers nous sans même nous apercevoir, on a envie de glisser illico sous le siège. Au moins la première fois qu’on les voit, après peut-être, on peut s’habituer.

Khmelnytskyï

Khmelnytskyï est une capitale régionale de 260 000 habitants. Nous y faisons une étape pour aller rencontrer ceux qui sont devenus des alliés de circonstance. De nombreux réfugiés ont pu faire étape ici avant de rejoindre la Transcarpatie, et les chauffeurs ont pu y faire escale sur la route pour aller chercher des personnes à évacuer plus à l’est. Le pasteur de l’église évangéliste, évêque de 58 églises dans la région, s’est mobilisé pour accueillir les réfugiés. Ceux-ci ne restent en général que quelques jours, mais le pasteur espère garder contact avec ceux d’entre eux qui, dans la situation, ont trouvé le chemin de Dieu. Loin de douter de l’effort fourni par l’évêque évangéliste pour aider les réfugiés, nous ne doutons pas non plus de sa volonté missionnaire d’accroître sa communauté religieuse. Khmelnytskyï est à la croisée des chemins de l’exil, que l’on vienne de Kiev, Kharkiv, Donestk, Marioupol ou Odessa, on passe par Khmelnytskyï, et même précisément sur la route juste en face de l’église. Il est 8h30 et les sœurs du pasteur nous servent un festin à base de bortsch, kacha et viande en sauce. Nous faisons la connaissance d’une famille rom de 9 personnes tout juste arrivée de Kharkiv sans aucun argent ni aucune idée pour la suite. Nos amis de Transcarpatie échangent les contacts en vue de les aider pour la suite. Avant de partir, alors que les fidèles commencent à arriver pour la messe du dimanche, le pasteur insiste pour nous offrir une prière collective en l’honneur de notre engagement. Il précise à ses frères et sœurs que nous l’avons prévenu que nous n’étions pas croyants, alors tout le monde sourit, certain que cela est bien sûr impossible !

Pour conclure

Les liens tissés entre locaux et réfugiés à l’intérieur de l’Ukraine depuis un mois ont conduit à des rencontres improbables. Nous ne pensions pas partager une nuit avec des pompiers dans une église, ni accepter la bénédiction d’un évêque évangéliste pour la fin de notre voyage. Nous pouvons espérer que tous ces réseaux d’entraide et d’organisation concrètes par le bas puisse tisser des liens au-delà de l’absolue nécessité. Qu’ils soient assez solides et nombreux pour faire perdurer cette capacité d’auto-détermination, qui avait déjà été une des promesses du Maïdan de 2014. Et ainsi de ne pas laisser l’ingérence, qu’elle soit russe ou occidentale, décider de l’avenir des habitants de l’Ukraine.

[4Wikipedia : Les Houtsoules sont une population montagnarde ukrainienne vivant essentiellement dans la chaîne des Carpates ukrainiennes et dans les régions voisines de Ruthénie subcarpathique et de Bucovine septentrionale.

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