Silences

Quatrième post-scriptum au terrain vague
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#402, le 6 novembre 2023

Cher voisin,

Ce n’est pas terrible ici, depuis que tu es parti. On aurait dû en être à la belle période – tu sais, de mai à octobre, quand on se croise presque tous les jours et qu’on bave sur la beauté du bled, assis sur le pont tiédi par le soleil. Au lieu de cela, il a fallu se taper une canicule en automne et l’éclat plombant de nouvelles guerres. Pour couronner le tout les hirondelles se sont envolées depuis un mois, et leurs chants ont été remplacés par les cris d’une étrange corneille (est-ce lié au fait que j’avais dit à Olivier que nous étions ravitaillés par les corbeaux ?). Bref – tu vois le tableau –, c’est la Toussaint.

Pour être tout à fait sincère, depuis que tu es parti – j’y crois à peine –, depuis que nos discussions sur la tournure des choses ont été suspendues, je ne comprends plus grand-chose à ce qui se trame alentour, dans le bled et au-delà, en mon cœur et dans le monde. J’aurais besoin que nous parlions de tout cela, du climat et des routes que l’on veut encore construire, des conflits et des interdits qui s’abattent sur les voix dissonantes en paix occidentale. Et puis du silence qui s’est imposé à propos du covid.

C’est étonnant, quand même, ce silence, après un tel vacarme. Il y a eu des constats implacables à chaque étape, et puis plus rien. Il y a eu ceux qui disaient que cette crise révélait que nous ne faisions pas attention à ce qui compte, et qui ont eux-mêmes vite oublié ce qui importe. Il y a eu ceux qui avaient dit que nous vivions en période trouble, que les savoirs devraient s’adapter, mais qui finalement se sont tus, cédant devant la suprême fermeté de la science. Il y a eu ceux qui ont conspué le livre d’Olivier et devaient nuancer leur propos, mais qui se sont ravisés. Il y a eu ceux qui disaient que les choses allaient changer et qui ne disent absolument plus rien sur le fait qu’elles ont empiré. Il y a eu les engueulades dans la rue, au café, en famille, à la radio, presque partout, maintenant c’est le silence, et le silence sur ce silence.

Le plus incompréhensible, pour moi, c’est le silence au sujet des soignants non vaccinés. Ils avaient été suspendus, mais certains ont réintégré le corps médical, ou paramédical – ils sont revenus quand tu es parti. On avait annoncé, c’était clair et net, que ce retour allait poser de gros problèmes, qu’on ne pouvait pas faire confiance à des gens aussi peu citoyens. Et que si les mauvais éléments revenaient, les bons sujets allaient partir de leur propre chef. Pourtant, aujourd’hui, alors qu’on avait tout à leur reprocher, on n’a plus rien à dire. Finies l’urgence sanitaire, la course aux vaccins, la chasse aux récalcitrants. Motus et bouche cousue.

J’imagine que l’on pense que ce n’est plus très important, tout cela. Pas dans le sens où la négligence aurait changé de camp (du genre : exit le temps des héros sur lesquels on peut compter, l’essentiel est de profiter de ses proches), mais dans le sens où il y aurait désormais mille autres choses à faire que de polémiquer (on a les mains dans le cambouis, les revenus vont vite s’en apercevoir, alors un dolicrâne, un masque, et au boulot !), ou mille autres combats à mener sur les conditions de travail, le manque de personnel, les salaires et la mise en place de la flexibilité par l’intérim. Mais ça paraissait tellement fondamental à l’époque, ça légitimait un tel matraquage, c’est quand même étonnant qu’on n’ait plus rien à en dire. J’en serais presque à penser que certaines choses ne sont déclarées importantes que le temps d’en relayer d’autres au second plan.

Je me rappelle d’ailleurs que ce silence avait commencé dans nos conversations. Toi qui étais si ouvert, si juste à mes yeux, avec qui je pouvais être si tranquillement en désaccord, sans chagrin ni indifférence, tu avais eu un blocage au sujet des soignants non vaccinés – ils t’étaient effectivement apparus irresponsables. Toi qui lisais et commentais librement ce que j’écris, avec qui je m’étais réapprivoisinné dès le premier rendez-vous sur le terrain vague, tu n’avais pas voulu lire la lettre à Cassandre. Est-ce qu’il t’avait fallu construire un mur, pour éviter d’être touché par celle dont je disais qu’elle voulait ton bien ?

Toujours est-il que je n’avais pas compris ce tabou, et qu’il me faut désormais accepter ton silence. Par contre le mutisme de mes contemporains reste un mystère trop grand. Alors avec mon besoin maladif de comprendre, j’en suis à formuler des hypothèses pour moi-même. Est-ce qu’ils veulent continuer de croire en l’Etat-médecin et qu’ils évitent de relayer ses énoncés actuels pour ne pas prendre trop conscience qu’il dit aujourd’hui ce que les affreux complotistes disaient hier ? Est-ce qu’ils sont vexés d’avoir subi un protocole, mais qu’ils ne peuvent le rappeler à ceux qui l’ont négligé sans s’en prendre à leurs propres chefs, les manageurs de l’entreprise de santé ? Ou alors, au contraire, est-ce qu’ils ont honte d’avoir été trop virulents ? Est-ce qu’ils s’attendaient à voir arriver un monstre et que, voyant arriver une personne un peu perdue, ils n’ont pas eu le cœur à la conspuer ? Est-ce que moins les futurs revenants étaient nombreux, plus ils pouvaient les haïr, mais que ceux-ci sont finalement si discrets (à croire que les suspendus sont devenus les disparus) qu’ils ne savent plus à qui en vouloir ? Pire : est-ce qu’ils se sentent aujourd’hui dans la peau de Cassandre, dans la peau d’un criminel bouche bée, parce qu’ils se disent qu’ils ne prendront pas la prochaine dose ?

Le problème, c’est que ces nombreuses hypothèses restent sans écho, et que les anciens suspendus ne semblent eux-mêmes pas vouloir y répondre. Ici, on n’entend que les étranges croassements de la corneille, et je ne crois pas qu’ils vont me permettre, tels quels, de comprendre en profondeur la situation, ni de trouver des raisons plus profondes de la dépasser. En un mot tout cela m’échappe autant que ton silence sur Cassandre, ou que ton silence tout court, et je ne pense pas pouvoir résoudre à moi seul ledit mystère, ni ressusciter le dialogue avec un corvidé.

La seule chose qui soit en mon pouvoir, c’est de ne pas laisser certains amateurs de statistiques vous séparer plus encore toi et Cassandre, ou nous séparer plus encore. Ils prétendent combler le hiatus entre ce qu’ils ont vu et ce qu’ils étaient censés voir, pour ne pas devenir fous. Soit. Mais ils veulent faire triompher les vérités en donnant la parole aux chiffres (pour eux aussi, on peut discuter de tout sauf des chiffres). De mon côté j’ai tellement lutté pour ne pas céder aux forces de la polarisation, pour ne pas me sentir en toute évidence du côté de la puissance, pour ne pas ressembler à ceux qui avaient très envie d’emmerder les autres, que je ne voudrais pas faillir au nom d’une soudaine envie de comprendre le silence.

Il me faut pourtant être honnête : je les comprends un peu, ceux qui veulent régler leurs comptes. Je ne suis pas sans mémoire, ni sans colère (elle a même largement augmenté depuis ton départ). Mais il me semble que malgré son efficacité pour signaler une réalité, l’exactitude dans le décompte n’est pas la panacée. Surtout quand le raisonnement sous-jacent est tout plat : partir du principe que ceux qui ont cru les chiffres du gouvernement ne réfléchissent pas et en déduire qu’il suffit de ne plus y croire pour réfléchir, faire ensuite le malin avec ses propres pourcentages, ce n’est pas terriblement révolutionnaire – détaché de la maudite science d’Etat.

Et puis je trouve que les savants calculs conduisent à manquer de tact, à parler du corps des autres avec impudeur. Quand je pense à toi, à ta santé, ton calvaire, la nécessité de toujours te dominer, je comprends ta confiance en la médecine, ton espoir même (plusieurs fois, elle t’avait sauvé). Face à une telle vulnérabilité, n’avoir que des chiffres à brandir me semble constituer une petite mort de l’âme. La preuve en est que les plus aigris se contentent de retourner les insinuations malsaines d’hier : vous pensiez que le non vacciné est abîmé parce qu’il avait joué avec le feu, l’antivax avec le diable ? alors tant mieux pour les règles douloureuses, l’infarctus, l’AVC, la thrombose, le zona…

M’est avis que rompre le silence de cette façon nous enfonce dans une mauvaise rancœur. Pour soigner nos âmes mortifiées par la crise, il faudra en tout cas autre chose que d’asséner encore des vérités venues d’en haut. Il faudra veiller à ne plus humilier les expériences des gens à grand coups de chiffres, à ne plus ignorer celui qui a vu une morgue pleine au boulot, ou celui qui a vu un proche tomber après s’être fait vacciner – même si ce n’est pas significatif, comme ils disent en statistiques. Et je crois urgent de ne plus dire que si certains sont morts, c’est tout simplement parce que c’était leur heure : la mort abolit le cadran, et un virus a assurément déséquilibré leur possibilité de vivre.

Au lieu d’alimenter le conflit larvé sous le silence d’aujourd’hui, il va plutôt falloir faire émerger une vérité qui partirait des expériences vécues, des expériences choisies et réfléchies, et qui en parlerait, mais qui aurait la capacité à les dépasser pour les réconcilier. Pas dans le sens où elles deviendraient subitement amies, réductibles et égales, mais dans le sens où elles seraient enfin partageables plutôt que laissées à elles-mêmes, à leur indifférence réciproque, et vouées au chaos (trop perturbant : en pleine crise, j’ai eu tendance à écouter les diverses voix amies pour éviter le hiatus affectif, et j’ai fini par ne plus savoir où donner de la tête).

Et aussi, comme c’est le cas pour le silence qui fait la situation actuelle, une telle vérité devra valoir à tous les niveaux : intime et local, ressenti et abstrait, sociétal et lointain. Elle pourra s’énoncer chiffres à l’appui, pourquoi pas, mais au sein d’une perspective qui aura à dire comment les choses lui apparaissent désormais, plutôt que laisser entendre que la science et ses chiffres constituent une vérité crue (ton départ, ça, c’est une vérité crue).

Evidemment, une vérité de ce genre engage. Il sera plus difficile de la porter que de hurler avec la meute. Mais justement, à force de ruminer, et à cause de mon sens maladif de la logique – tu t’en serais douté –, j’ai fini par réussir à formuler une vérité pour moi-même. La voici : il y a des revenants partout. A tous les niveaux : dans cette lettre, à l’hôpital, dans la société, partout. Il y a des revenants vivants (les soignants suspendus revenus de la mort sociale par exemple) et des revenants morts (les disparus depuis trois ans).

Pour faire sérieux, je pourrais te présenter la chose en toute logique. Sans oser la déduction du statisticien (si les cas de revenants tels qu’ils sont pouvaient être répartis par hasard, ce ne serait pas significatif ; mais puisque leur répartition dépasse le simple hasard, c’est significatif), je pourrais prétendre à l’induction (l’hôpital est une contraction de notre société, c’est ce qui fait le succès des séries télé en blouses blanches ; or il y a des revenants à l’hôpital ; donc il y a des revenants partout) ou à l’abduction (puisqu’une telle hypothèse aurait l’avantage d’expliquer le silence gêné du moment – on se tait par peur d’être vu par les revenants –, c’est qu’elle est aussi sensée qu’avantageuse). Mais toi et moi, nous n’en sommes plus là. Alors autant jouer cartes sur table, et avouer que c’est la corneille qui m’a mis la puce à l’oreille.

Déjà que je la trouvais bizarre (parfois, elle miaule, c’est vraiment flippant), l’autre jour je l’ai vue se dandiner sur le pont et jouer avec un bouchon de Pouilly-Fuissé. Naturellement elle m’a fait penser à toi, et assez vite, je me suis dit que c’était un signe de ta part. J’étais vraiment content. Par contre, quand je lui en ai parlé, elle n’a pas répondu. Alors je me suis dit qu’il y avait là un revenant, mais qu’il fallait que je me rende à une certaine évidence : je ne savais pas quoi en faire. Et donc, en considérant que mon expérience pouvait porter un message au-delà d’elle-même, j’ai abouti à l’idée qu’il y a aujourd’hui des revenants partout, pas seulement à l’hôpital, et qu’on ne sait pas quoi en faire. On est de surcroît d’autant plus brouillé (je veux dire confus, en plus d’être fâché) qu’on n’arrive pas à distinguer les revenants vivants et les revenants morts. D’où le silence du moment : on a peur de réveiller les conflits, de dire une connerie, alors on reste en suspens, on se tait, et puis finalement on en vient à penser que ça ne doit pas être si important que cela, vu que plus personne n’en parle.

L’avantage de cette hypothèse, effectivement, c’est qu’elle n’a pas besoin de la réponse de mes contemporains pour exister. Et qu’elle donne une direction pour sortir de la situation actuelle. Je m’explique : étant donné que les revenants insistent alors qu’on ne sait pas quoi en faire (du genre : on est là, on est là, même si vous le voulez pas nous on est lààà !), on peut en déduire qu’il y a un message : il faut faire avec eux. Je traduis (pour le commun des mortels) : il faut recomposer la situation.

Et à y regarder de près, c’est tout à fait logique. Quand une personne disparaît, ce qu’elle avait tissé s’estompe, et ceux qui restent doivent recréer leurs relations. A mesure qu’un mort se décompose, à mesure que se décompose la peine, les choses se recomposent alentour. Mais justement, puisque le silence règne aujourd’hui entre ceux qui restent arc-boutés sur les vérités d’Etat et ceux qui affirment l’exact inverse, puisque nous n’avons rien recomposé ici, si ce n’est sur le mode cybernétique, les morts ne s’éloignent pas en paix. Ils reviennent, insistent, et par leur errance signalent une erreur. Ils appellent à ce que les choses soient humainement recomposées. On pourrait même dire que si chaque fois qu’une personne meurt il y a recomposition, et qu’en l’occurrence il n’y en a pas, c’est que personne n’est vraiment mort. Il est donc nécessaire, pour recomposer, de les faire mourir pour de vrai. Ceci aura d’ailleurs pour conséquence de clarifier la situation, gommer la confusion ontologique entre les vivants et les morts, partant ressusciter les relations mortifiées entre les vivants. C.Q.F.D.

Evidemment – tu l’aurais noté –, toute la difficulté va consister à recomposer la situation sans réactiver les conflits, sans attiser les rancœurs. Mais sur ce point, j’ai une autre idée (pour le coup elle ne m’est pas venue de la corneille, plutôt d’avoir frotté trois fois mes yeux pleins de larmes à la Toussaint : c’est une idée de génie). Voici : plutôt que de s’acharner à rompre le silence avec des vérités claquantes, mieux vaut repartir de la situation actuelle, de cette expérience largement partagée qu’est le silence. Mais au lieu de seulement l’entendre comme une façon de contenir la parole pour éviter les esclandres, il s’agirait d’y éprouver l’écho d’un silence plus profond, celui des morts. A partir de là, il serait possible de penser que les gens se taisent parce qu’il n’y a rien à dire (et réciproquement, qu’il n’y a rien à taire). En un mot, de penser que le silence est fondé.

Ce serait comme une mutation spirituelle. Elle permettrait de passer du silence gêné au silence sacré. Le premier, c’est le silence suspect du non-dit ; celui qui appelle à être comblé par des paroles, celui que les gens redoutent parce qu’ils risquent d’être envahis par la présence des autres ; c’est le silence d’hier, quand on ne pouvait pas avouer qu’on n’était pas vacciné. Le second est celui de la peine, quand il n’y a plus rien d’autre à faire que d’être là ; celui que l’on ne peut pas rompre avec des énoncés futiles, un silence dont la continuité est plus profonde encore que la parole et ses respirations ; et c’est le digne silence des soignants qui ont subi l’indigne (elle vient peut-être d’eux, finalement, mon idée de génie).

Je crois au moins pouvoir dire que le silence peut être approfondi et apaisé. A partir de là, voici ce que je compte faire : inviter mes contemporains à se retrouver sur le terrain vague pour y faire silence. La période est propice (c’est la Toussaint, l’entrée dans l’hiver), et j’ai confiance dans le fait qu’ils vont respecter le silence des morts qu’ils chérissent, qu’ils y trouveront de quoi soigner un peu la gêne qui les habite – de quoi recomposer le silence. Et alors, en niant la présence réifiée, sans naissance ni mort, que certains voudraient objectiver par le chiffre (pensent-ils vraiment le faire au nom des morts ?), en niant la déprésence dont ils se font par mégarde les relais quand ils veulent trop aisément se mettre du bon côté, en reprenant même conscience de la préséance du monde dont les morts font désormais partie, je pense qu’ils pourront recomposer la situation dans laquelle nous sommes embourbés.

Depuis ce silence approfondi, ils pourront en effet se relier et tenir ensemble sans avoir besoin de désigner un mal commun. En l’occurrence, il n’y a d’ailleurs aucune possibilité d’envisager un tel mal : accueillant le silence sans fin que l’absence des morts révèle, ne butant sur rien, la conscience n’a affaire qu’à un grand vide. Ceux qui partageront un tel incommunicable sur le terrain vague pourront donc se libérer du principe d’opposition réciproque, cesser notamment de s’accuser les uns les autres de faire le jeu de l’Etat. Et ils pourront donner à leur silence un nom sacré : Anarchie. Ce sera le creuset d’une nouvelle amitié où, s’il y a soulagement à se retrouver – au revoir les cons –, il n’y a aucun besoin de croire en la moindre supériorité, de se monter le bourrichon pour n’avoir plus à écouter les mots des moutons agressifs, ou des instances officielles (celles qui ne croient ce qu’elles disent qu’une fois que les moutons agressifs se comportent comme s’ils y croyaient).

Il n’est pas question de tout oublier, de repartir à zéro comme si de rien n’était, ni même de tendre l’autre joue après avoir joué les Cassandre. Il s’agit de faire l’anamnèse de la crise telle qu’elle a été vécue en espérant dissoudre la polarisation qui nous plombe depuis. Et puisque les vivants pourront ensuite sortir de ce silence sans que les morts en soient capables, il deviendra de nouveau possible de distinguer entre les deux, ce qui aura l’avantage de clarifier la situation et permettra de ressusciter la prise de parole, l’expression des expériences vécues et réfléchies. Chacun pourra écouter et répondre singulièrement plutôt que meubler ou rompre le silence avec des vérités d’en haut et de constat, avec des vérités d’Etat, plutôt que d’entériner le monde d’après en jouant au scientifique.

La difficulté – tu l’aurais bien vue –, c’est que cela n’arrivera que si mes contemporains daignent un jour cesser de faire les morts. Et bien sûr, même en ce cas, il y a fort à parier que quelques lâches oseront mimer l’amitié pour se glisser tranquillement derrière l’avis d’une majorité qui a aujourd’hui largement changé, et que d’autres en profiteront pour se taire plutôt que répondre de ce qu’ils ont pu dire ou faire pendant la crise du covid (de ce qu’ils ont pu décider). Ils voudront effacer la trace mnésique du temps où ils avaient forcément raison pour éviter d’entamer un débat, en présence, où ils risqueraient d’avoir tort.

Je trouve comme d’autres que c’est injuste, et rageant, mais il me semble qu’il serait plus injuste encore d’empêcher la libre expression des expériences en forçant la parole de ceux qui risquent de persister dans des énoncés ridicules, ou de finir par dire que la vie est malade (je me rappelle qu’à toi qui étais malade, la vie apparaissait saine au contraire). Alors il faudra les laisser patauger dans leur bêtise, et essayer de vivre dans un monde où les vérités sont de choix, y compris en matière de santé, et où il est possible d’entendre les explications des uns et des autres, puis d’accorder le pardon. Peut-être réussirons-nous ainsi à dissoudre la barrière invisible que le silence gêné tente de voiler, à réparer nos blessures dans le social et, en nous, la relation sociale abîmée par l’événement covid. Peut-être réussirons-nous à recomposer la convivialité de proche en proche, à recomposer le dialogue qui ramènera un peu nos âmes à la vie.

Beau programme, non ? Le problème, je le sais, c’est qu’en toute logique, puisqu’une vérité doit valoir à tous les niveaux, il va falloir que je fasse silence moi aussi, et que je m’apprête à aller sans toi sur le terrain vague. Il va falloir que je reparte de la situation actuelle, du silence qui m’est imposé par l’absence de réponse de mes contemporains, et qui me gêne, de ce silence accru par ton incompréhensible départ, pour accéder à un silence plus profond – pour me rendre à ton silence sans fin.

L’avantage, c’est que je peux commencer par faire résonner tes paroles. Evidemment, pas celles sur Cassandre – promis. Il va bien falloir que je me fasse à l’idée que tu n’en parleras pas. Je ne vais ni forcer les choses, t’obliger virtuellement à reconnaître que certains chiffres attestent que ceci ou que cela, ni inventer quoi que ce soit, prétendre dire ce que tu aurais dit aujourd’hui, parler à ta place ou en ton nom – c’est ce que font ceux qui comptent avec rancœur. Par contre, dans mon silence gêné, je vais pouvoir entendre l’écho de ta sagesse. Tu n’entretenais aucun déni de la mort – de ta mort, il va falloir que j’en prenne de la graine. Que j’accepte ce que tu appelais la fin du match et, même si ça fait super mal quand on est supporter du perdant, que je reconnaisse la défaite sans vouloir rejouer la partie.

Le plus dur, c’est de me dire que nous ne la ferons pas, la première troisième mi-temps du reste de ta vie – celle qui était prévue après l’opération que tu attendais depuis si longtemps. Mais je veux bien admettre que tu aies quitté le terrain. Je veux bien me dire que les choses sont un peu venues de toi aussi, et me résoudre à vivre dans le monde du choix. Je veux bien faire un effort pour soigner l’immense colère qui m’a envahi il y a six mois, comme je voudrais que d’autres s’aident à adoucir ce qu’ils traînent silencieusement depuis un moment.

Peut-être alors que je pourrai recomposer ma situation au-delà de cette lettre : ne plus rester prostré sur ton départ, et faire l’effort d’y croire malgré la peine. Passer à autre chose, apprivoiser ton silence, le promener dans mes marches comme une continuation de notre étrange amitié, et entretenir avec la corneille des rapports imperceptibles entre personnes imperceptibles, comme disait Deleuze, et comme nous vivions au quotidien. Peut-être alors, espérons-le, que je réussirai à renouer avec mes étonnants contemporains, eux qui ne me semblent parfois tenir à des choses importantes que le temps d’en négliger d’autres. Peut-être que je reprendrai confiance dans leur volonté de faire en sorte que ça se passe bien entre nous sans avoir à abandonner ce qui est précieux. Que je réussirai à me réapprivoisinner, de proche en proche, jusqu’au lointain, avec tous ceux qui voudront bien – en ton absence.

Mais avant de faire silence pour de bon, avant de te faire mourir pour de vrai, laisse-moi écrire que je me sens terriblement orphelin de l’œil bienveillant de la maison d’à côté (quand je pars défendre la nature, plus personne ne me dit de faire attention), et que je ne peux imaginer la moindre logique à me retrouver en situation d’exil dans un bled que je n’ai pas quitté. Laisse-moi écrire que si cette lettre est une sorte de maïeutique vers la vie sans toi, si j’ai voulu prendre la parole aussi dignement que j’estime que tu l’aurais fait, et me suis inspiré de ta volonté de conciliation, laisse-moi écrire que j’aurais préféré continuer à être en désaccord avec toi – c’était sans chagrin. J’aurais aimé que tu lises et commentes ce texte que tu ne liras pas. Car nos discussions sur la tournure des choses me manquent sans fin. Elles coulaient comme l’eau sous le pont, il n’y avait rien de définitif. Demain, après-demain, plus tard, la conversation reprendrait. Ni fondement, ni résultat, ni dernier mot. Des trucs à se dire, à tous les niveaux – climat, guerre et covid compris –, jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Fred Bozzi

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