Tu n’es pas venue

Second post-scriptum au terrain vague
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#368, le 30 janvier 2023

Cassandre,

Je comprends que tu ne sois pas venue. Pas facile de sortir de sa cachette, hein ? Mais je le regrette. J’avais dit oui à l’idée de se retrouver sur le terrain vague pour engager la nouvelle année avec quelques zigues, mais le cœur n’y était pas. J’ai eu beau trinquer, frapper des mains pour encourager les danseurs, je sentais partout ton absence.

Je te comprends, je t’assure. Je sais qu’elle a été brutale cette histoire, et qu’elle est tellement ancrée en toi que tu peines à imaginer pouvoir en sortir un jour. Tu croyais faire partie des soignants dévoués – ceux qu’on applaudit, tu as été désavouée par le peuple solidaire. Tu as été jetée hors de ce lieu où personne n’avait voulu aller, hors de ce désert médical qui était devenu ton oasis. Il fallait que tu cesses séant d’exercer la médecine, et que tu débarrasses le plancher.

Je sais qu’au début, tu n’y avais pas cru, à cette loi d’août 2021. Tu t’es retournée vers les voisins pour savoir si tu étais en train de rêver, et s’ils trouvaient ça normal. C’est là que tu as commencé à comprendre que tu ne rêvais pas. Quelques âmes semblaient te soutenir, mais d’autres signifiaient que tu t’étais dangereusement égarée, et que tu avais basculé dans le camp de ceux qui jouent avec la santé des autres. Tu avais été dénoncée – c’était légal et solidaire, tu étais menacée d’amende et de prison. Aucun recours, aucun appui, aucune solution de rechange. La science c’est bienveillant, et ton attitude était trop malvenue.

Ce furent alors, seule dans ta tête, des discussions sans fin. Tu leur disais que toi, docteure, tu réclamais seulement le droit à la réflexion. Il n’y avait aucune gloire à ne pas se vacciner : ça t’était seulement apparu plus sage, vu les dégâts constatés alentour. Par contre – pourquoi ne le reconnaissaient-ils pas ?, tu avais pris le virus très au sérieux, d’autant que beaucoup de tes patients étaient âgés. Tu aérais, tu nettoyais, tu prenais toutes les précautions – évidemment. Et tu essayais de prévenir les infections en indiquant comment entretenir leur vitalité.

Tu confessais aussi que pendant tes longues études, tu avais lu Illich. Il t’avait appris que les traitements médicaux peuvent contribuer à l’émergence de maladies et qu’en ce cas, le mal produit est pire que le mal guéri puisqu’on engendre des pathologies dont ni la technique moderne ni l’immunité naturelle ne peuvent venir à bout. Il t’avait prévenu que la santé pouvait devenir une marchandise et tu avais l’impression de reconnaître cette tendance dans la gestion solidaire : la transformation en produit de consommation se reflète dans l’importance donnée aux statistiques, là on était servi. Et puis il y avait l’étrange chaîne qui allait des codes génétiques aux vaccins codants, aux médocs codés, aux patients codés, aux codes de tests, aux qr-codes… Sous ce régime, l’organisme doit transcrire l’information pour son propre compte, mais ceux qui décodent vraiment, les puissants, ce sont les spécialistes avec leurs gros ordinateurs. Ceux qui convoitent le monopole de la vie, ceux qui risquent de transformer les corps singuliers en terrain de guerre moderne pour les labos (bioNtech versus Wuhan P4, sic).

Alors tu te méfiais, voilà tout. Tu te méfiais de la solution miracle qui ruine la sagesse humaine en matière de santé – y compris et surtout la sagesse des médecins. Mais tes doutes, j’en témoigne, n’ont jamais viré à la leçon de choses. Au contraire même, ils étaient ce qui te permettait d’écouter les gens. Au lieu de les manipuler et les conduire à prendre la « bonne » décision, tu consultais leur façon d’envisager leur santé, et les aidais à être responsables. Evidemment c’est plus difficile, mais il te semblait que s’en tenir à obéir prive de la joie de se hisser à hauteur de sa propre existence – tu sais, cette joie qui fait un peu la santé. Par contre s’ils décidaient de se vacciner, tu les accompagnais. Que pouvait-on alors te reprocher ?

J’ai malheureusement une petite idée… Je crois que tu étais censée dire que s’ils n’obéissaient pas, l’hôpital allait craquer. Tu étais censée relayer la rhétorique de l’urgence : dépêchez-vous d’être solidaires, sans quoi il n’y aura plus de produit pour vous ; et plus vous aurez de doses, plus vous serez immunisés… Or en refusant de céder à la panique et de jouer à la compétition de santé, tu n’as pas porté les intérêts de ta classe. Alors elle t’a pourchassée, ta classe, elle t’a dénoncée. Tu faisais profession d’immoralité publique, donc tu pouvais recevoir la mauvaise place – il faut bien que quelqu’un la prenne. Tu pouvais devenir une chose enfin un peu simple dans cette vie trop compliquée : un bouc-émissaire à conspuer, une malade à éviter.

Le pire, c’est que quand on t’a chassée, tu as eu le sentiment d’abandonner tes patients. C’est là que tu t’es effondrée. Car du fond de ton sort douloureux, tu as compris que tu étais en train de rejoindre la lignée des minorités accablées par notre modernité, et ça ne t’a apporté aucun réconfort – tu as plutôt ressenti la honte de t’être plainte. Tu n’as donc pas voulu rejoindre les soignants qui, tout à leur colère, se croient autorisés à avoir eux aussi une vision sommaire : s’enorgueillir d’une théorie délirante pour mettre du baume sur leur humiliation, oublier que ce n’est pas parce qu’un énoncé est platement vrai qu’il est sain. Tu n’as pas voulu chanter à l’oreille de ceux qui ont vu mourir des proches que le covid n’est pas grand-chose, même si tu n’aimais pas que d’autres hurlent que la pandémie est causée par ceux qui n’obéissent pas à la loi de la rationalité.

Tu as résisté aux forces de la polarisation. Alors pour toi, c’était désormais le désert tout court. Tu t’es tue, et ça t’a permis d’entendre mieux encore le silence alentour. La société solidaire, elle s’en foutait pas mal de ton enfer. Elle n’avait pas à en répondre. Les accusations publiques, il ne fallait pas les prendre pour toi. Les emmerdes du président n’étaient qu’un petit mot déplacé. Les mensonges brandis au sujet de ta lâcheté n’existaient pas… Il n’y avait pour toi que la descente et l’enfoncement. Tu t’es même laissée allée à une certaine errance administrative : tu n’étais plus ni praticienne, ni licenciée. Plus rien du tout.

Evidemment, quand après t’avoir désintégrée on a évoqué l’idée de te réintégrer, tu as tendu l’oreille. Ils voulaient refaire leurs calculs et imaginer une suspension proportionnée, disaient-ils. Tu as donc recommencé à ratiociner. Si beaucoup avaient trois doses devenues caduques sans avoir besoin de la quatrième, tu étais redevenue normale, non ? En tout cas tu ferais volontiers un test tous les jours. Et toi, tu n’irais jamais soigner en étant malade…

Mais comme dans le mythe, on t’a encore craché dans la bouche, Cassandre. Il n’y avait pas de raison que tu échappes à la punition, ce serait la dictature d’une minorité soustraite à la loi générale. On n’avait pas besoin de soignants qui ne croient pas en la médecine (7 milliards de doses ont été administrées, alors il n’y a plus lieu de parler de manque de recul). Et puis si on te réintégrait, c’est que LFI aurait été fondue dans le RN, donc il ne fallait pas te réintégrer ; et même si ça laissait entendre que le RN est seul à s’occuper des exclus, ça faisait de la REM le dernier rempart contre les extrêmes… De toute façon les récalcitrants s’étaient exclus d’eux-mêmes, et ils avaient beau être peu nombreux, c’était de leur faute s’il n’y a plus de soignants dans les hôpitaux. Aucun doute : il fallait faire un exemple, et en finir avec un nouveau virus – celui de la mise en question de l’ordre solidaire.

Pour éviter de devenir folle ou d’être envahie à jamais par la rancœur, tu es retournée dans ta cachette, bien à l’abri dans la solitude. Tu préférais tourbillonner dans ta dépression plutôt que mettre le nez dehors et fréquenter des semblables devenus étranges, avec leur conscience décidemment trop confortable. Je t’assure, je comprends ton besoin d’échapper à leur regard. Pourtant je ne peux me résoudre à ton absence. Car depuis que tu as quitté la place, les docteurs Murray s’en donnent à cœur-joie. J’en suis malade. Ils ont pondu un nouveau « plan » pour sortir le système d’une crise sans fin – rien de mieux pour se refaire une santé, hein ?

Ils disent vouloir en finir avec les hôpitaux rentables et la tarification à l’acte, mais j’ai très peur parce qu’il est question d’une nouvelle « solidarité » entre manageurs et médecins sur la base d’un « projet ». Ils veulent aussi recruter des assistants médicaux qui ne sont pas formés mais qu’il suffira de biberonner à la tech – ça fera un nouveau marché. Mettre en service des agents aptes à poser des questions aux patients et transmettre des informations par voie numérique pour gagner du temps. Ça sent le surplus de codes et les stocks de savoir digérés en ligne par l’I.A. tout ça ! Et ça sent l’optimisation à plein nez : les 35 heures c’est trop rigide, réorganisons le travail... Quand j’entends que « la santé n’est pas une politique publique parmi d’autres mais celle qui permet toutes les autres », je crains qu’ils en arrivent bientôt, en vertu d’une « humanité efficace », au concept de « santé solidaire et productive ».

Tu vois ? Leur plan est un nouveau « progrès », une façon de donner chair à l’avancée cybernétique (les ordis programment les ordis et l’homme-feedback aide la machine à se réguler). Les techno-médecins vont voir leur intérêt (travailler plus pour gagner plus) et apprécier d’être sur la corde, comme quand il avait fallu vacciner à tour de bras (pas le temps de penser que l’organisation de la course au profit pourrait être un moyen pour les chefs de garder l’initiative). Et le drame, c’est que les soignants vont être contraints de l’accepter, ce nouveau plan : parce qu’ils n’ont pas leur mot à dire, déjà, et parce qu’ils vont penser que c’est toujours ça de pris. Mais le pire, c’est que ceux qui s’y opposent le font parce que selon eux le plan fait « machine arrière ». L’hôpital est en réanimation et on prescrit les doses habituelles au lieu d’aller plus vite, plus fort. Pour lutter contre l’exclusion des malades qui n’accèdent déjà plus aux soins, il faut gagner en efficacité voyons ! Et aussi, être encore plus solidaire. Comme ça, on pourra soigner ceux qui acceptent d’être intégralement surveillés.

Tu vois : avec ton retrait, c’est ta façon de faire qui est en voie de disparition. Quand on parle santé, c’est toujours au niveau du système, jamais à l’échelle des corps singuliers et des personnes concernées. Comme le dit Illich, ça va pousser les gens à ne plus se préoccuper de la qualité de leur environnement et de l’hygiène de leur mode de vie. Les médecins auront tendance à capturer la puissance d’être en l’évaluant et, arrivé à un certain seuil, c’est la vie qui semblera malade – c’est bien pourquoi on essaie déjà de recréer son « processus » avec les monstres de la biologie high-tech.

La tienne, de vie, j’en témoigne, n’était pas malade. Car tu prenais soin de l’équilibrer. Tu avais le souci de n’être pas abrutie de travail pour continuer à prendre les bonnes décisions. C’était ta façon d’être heureuse : être là, pratiquer, rendre service alentour, respecter, recevoir. Evidemment, cet équilibre était fragile et parfois, tes proches t’entendaient râler. Ils te demandaient : tu veux une autre vie ? C’est là que tu faisais ce sourire apaisé et tranquille que tu savais donner à tous les gens qui te faisaient confiance.

Ce qui m’impressionnait le plus, moi, chez une jeune femme de même pas quarante ans – âge de raison, c’est que tu avais réussi à te séparer de l’idée que ton savoir était comme un stock disponible qui ferait ta valeur : pour toi il devenait effectif quand il aidait les gens à guérir, au moins à les soulager. D’ailleurs tu pensais qu’on ne peut jamais vraiment saisir comment un savoir opère, comment il modifie le cours d’une vie. Cette pensée te rendait modeste et, surtout, te permettait d’installer la relation thérapeutique – là où tu partageais une expérience commune avec les patients, comme quand tu parlais avec eux des doutes et du vaccin.

Pour moi, tu es celle qui cherchait à agir plutôt qu’à fonctionner. Tu accueillais les corps, d’abord – avec ton corps à toi, joliment présente sans faire la séductrice. Et tu t’engageais, tu ne te cachais pas derrière les procédures pour être irréprochable. Tu ne refoulais pas la culture du résultat, celle à laquelle tes détracteurs s’adossent quand ils parlent des morts (parlons-en des morts : sont-ils heureux du sort qui a été réservé à ceux qui les aimaient ?). C’est vrai, toi, tu n’as jamais fait de miracle. Mais les corps, tu les accompagnais vers leur fin. Tu regardais la mort en face (celle des autres, avec leur détresse). Même là, tu dilatais la vie – tu savais qu’un corps qui ne pense pas à vivre, ça n’existe pas. Tu es immortellement celle qui avait le courage d’être auprès de ceux que tu ne pouvais plus sauver. Celle qui protège et connait comme l’animal psychopompe. Quand le monde me quittera, c’est ton regard que je voudrais emporter.

Je sais que tu ne peux plus exercer, comme ils disent. Qu’ils ont déclaré ta façon de faire démodée, et que c’est un crime de ne pas soigner avec la technique dernier cri. Que ton énergie n’est rien à côté de l’énergie emmagasinée dans le vaccin. Je sais aussi que tu n’as plus la force de t’opposer, de recevoir les douloureuses critiques qui te disent antilumière, antipeuple, antipauvre. Mais j’aimerais que tu manifestes ta fêlure comme étant celle du système qui t’accable : car dans une société sans aspérités, le moindre virus se répandra bientôt à vitesse grand V (qu’il soit biologique, social ou numérique).

Allez… Si tu réapparais, nous pourrons tisser un fil fragile et magnifique entre soignants désintégrés et malades de l’imaginaire. Nous serons les funambules de la vie précieuse, capables de dissoudre la polarisation grotesque de l’existence. Tu sais, ce vilain magnétisme qui fait que les gens doivent soit rire de l’obscure méfiance envers la science, soit se moquer des revirements de la religion du calcul ; soit s’enorgueillir du chiffrage du nombre de vies sauvées, soit se gausser du minuscule contingent de doubles-morts ; soit croire à la délivrance par le vaccin pour échapper à toute menace sanitaire, soit se trouver plus malins de moquer les maladresses des acteurs au lieu de les suppléer. Tu sais, ces gros sacs de bêtise que beaucoup voudraient oublier avoir portés, maintenant que l’on sait que la vaccination n’a ni jugulé l’épidémie, ni empêché la maladie, ni limité la transmission ; maintenant que l’on sait qu’il y a encore des gens gravement touchés et des covid-longs. Ces forces qu’on a laissées s’enfoncer dans les couches profondes, et qui vont ressurgir au moindre froid.

Je ne te propose rien de moins que ressusciter la convivialité d’entre la mort, Cassandre. En plus de racheter leurs fautes, il faudrait rappeler aux gens qu’ils seraient plus heureux s’ils pouvaient réapprendre à dépendre de l’autre plutôt que se faire esclaves de la technocratie ; à vivre plus bas, à redescendre d’un cran plutôt que rester perchés au niveau des ordres statistiques. Et puis demander aux disparus s’ils pourraient valider notre hymne à la joie, nous autoriser à goûter de nouveau aux humbles élévations – comme quand un gâteau gonfle.

Au moins, je voudrais que tu me soignes moi. Car j’ai résisté de toutes mes forces pendant deux ans et forcément, j’ai pris un coup de vieux – je me suis raidi. Je me sens confiné dans un passé proche. Pire : j’en veux de manière diffuse à mes contemporains. Quand j’entends dire que nous sortons d’une période où personne n’a cédé et où il n’y a pas eu de gouffre entre les gens suivant leur statut vaccinal, je me crispe. J’ai plutôt le souvenir d’avoir entendu un ancien ami affirmer, six mois avant l’obligation, que les gens n’allaient pas se vacciner parce qu’aujourd’hui tout le monde ne pense qu’à sa gueule. J’ai plutôt le souvenir qu’il s’est dépêché de le faire pour recommencer à vivre normalement et aller au centre commercial.

Comme tu vois, j’ai perdu l’équilibre et la souplesse que tu m’avais montrés en exemple. J’ai besoin de ta présence pour tourner la page. Je veux être le premier patient du reste de ta vie, et espère rompre ici le silence qui fait son absurdité. Allez… Nous avons prévu de nous retrouver sur le terrain vague pour la chandeleur : tu viendras ? Allez, Cassandre, je sais que tu as le cœur gros mais… il faut le soulever (Brel). Je te raconterai comment, après avoir joué à cache-cache avec le virus autant qu’avec le vaccin et les passes, j’ai fini par me faire rattraper par la patrouille. J’ai eu honte de tomber malade. Tu pourras te moquer et ça me détendra, comme toujours. J’espère aussi, blague à part, que d’autres auront la force de s’excuser d’avoir été un peu trop solidaires.

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