Rendez-vous sur le terrain vague

Lettre à mes voisins
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#305, le 20 septembre 2021

Chers voisins,
Chères voisines,

Ce n’est plus l’heure des confinements, mais nous ne nous voyons plus beaucoup. Ni en public, ni au jardin, ni sur le pas de nos portes… Nous ne nous voyons plus et, à force, je ne sais plus trop où vous en êtes. J’ai aperçu chez certains quelques sourires gênés et, avant de basculer dans la parano (genre ils vont bientôt me dénoncer, ils pensent que je dois vivre avec mon temps…), je me suis dit que j’allais vous écrire. A une époque qui fait parler les chiffres et réduit les lettres au silence, c’est peut-être une bonne chose.

Vous le savez : je suis décroissant, et ai tendance à manifester mon désaccord vis-à-vis des actuels « projets ». Evidemment je n’en connais pas tous les secrets détails, mais je crois apercevoir ce qui s’y trame. Il n’y a qu’à se rappeler ce qui s’est passé quand la maladie est arrivée : les pouvoirs publics se sont empressés de faire oublier les savoirs anciens, la mémoire de l’expérience humaine, pour installer partout du nouveau. De nouvelles têtes, de nouvelles voix au micro, de nouvelles règles au nom d’un nouveau conseil scientifique avec de nouvelles méthodes. Et ils ont verrouillé plus encore leur système technique, histoire de jouir plus encore de ses dysfonctionnements et de la nécessité de le réparer pour le faire progresser, pour aller de l’avant comme ils disent. Ils ont obligé beaucoup de personnes à courir pour coller au rythme de leurs initiatives, pour attraper leur train d’enfer.

De mon côté, certes, je n’ai pas couru, et loin s’en faut. Mais ça ne m’a pas empêché d’être déçu : j’avais espéré que quelque chose serait née du premier confinement, cet événement qui nous avait tous ralentis, traversés, sidérés. J’avais espéré que le sens de la vie serait questionné alentour (sauf par les élus, évidemment), j’ai malheureusement dû constater que ce ne serait pas le cas, qu’il n’y aurait pas de philosophie.

Aujourd’hui c’est pire : je suis dans la crainte. J’ai peur d’être définitivement rangé du côté de « ceux qui ne veulent rien foutre », ou « ceux qui ne pensent qu’à tout casser », ou « ceux qui ne veulent pas voter », ou « ceux qui veulent se séparer », voire « ceux qui veulent vous envahir »… Je crains en tout cas de ressembler à « ceux qui refusent de suivre les règles sans lesquelles il n’y a pas de collectif, et qui donc ne devraient plus appartenir à la société ». Bref : devenir un paria aux yeux de « ceux qui savent » et qui n’ont « rien à se reprocher ».

Ce que je veux dire c’est que j’ai peur, à l’allure où ça va, de vous apparaître un jour sous ces traits. Que les gouvernants s’efforcent de me décrire ainsi, soit. Que les télés les y aident, bien sûr. Que les riches se délectent de me cataloguer, ok. Mais que vous puissiez finir par y croire, vous, je ne puis m’y résoudre. Ce serait une trop lourde peine, nous finirions par nous dévoisiner. Et c’est pour éviter une telle issue que je vous écris.

Rassurez-vous, je ne compte pas vous chanter la messe critique. L’envie ne manque pas de mettre à nu les bêtises qu’on présente à titre de connaissance sûre et certaine, ou de hurler après les slogans portatifs qu’on balance à la télé (l’énoncé « être protégé à 80% » me laisse pantois), mais je crois savoir que vous préférez suspendre les discussions partisanes pour éviter les inévitables conflits entre proches. Alors je me retiens, d’autant plus que je ne voudrais pas avoir l’air d’alimenter la tendance à « informer » le voisin, ou à emprunter un point de vue plus global pour paraitre dans le coup. Je veux seulement vous convaincre de ne pas me désavouer trop vite et, pour cela, vous soumets une idée.

La voici : je crois que c’est le fait de laisser à certains le soin de piloter la vie collective qui attise l’aversion à l’égard de ceux qui semblent déranger les pilotes. La logique serait la suivante : on pense a priori que la politique c’est l’organisation pratique, la mise en ordre pour le bien de tous, et on finit par penser que ceux qui ne se plient pas à l’ordre sont de mauvaises herbes. Or il me semble que présupposer l’ordre et dénoncer qu’il soit dérangé, c’est un principe politique absurde. Il n’y aurait en effet aucun besoin d’une politique si l’ordre était là avant que les prétendus souillons viennent le souiller : dans une population homogène, l’ordre règnerait d’avance. Autrement dit il n’y a besoin de politique que parce que la vie est faite d’ouverture à l’autre. Je pense d’ailleurs que cette ouverture est liée au besoin que nous avons d’entrer en résonance avec d’autres formes de vie pour exister, et me rappelle qu’avant d’être entre nous, je veux dire de nous soutenir dans la joie de vivre, nous nous sommes d’abord rencontrés.

Reste certes une question : Pourquoi paraît-il normal de laisser à certains la charge d’organiser la mise en conformité de nos vies alors même que l’ordre commun ne peut exister a priori ? Comment se fait-il que cette illusion soit efficiente ? Devons-nous penser que ces gens ont une compétence particulière ? Ça, il faut bien l’avouer, c’est impossible : nous avons trop entendu ces gens nous expliquer que les masques ne servaient à rien, ou qu’il n’y aurait jamais de passe sanitaire… Il faut donc une autre hypothèse, et j’en ai une : je crois que si l’on accepte l’idée de déléguer à d’autres la mise en pratique d’un ordre préexistant, c’est parce qu’on le vit comme manifestation d’un pouvoir que l’on est censé avoir.

Je m’explique : je crois que le pouvoir est une déprésence qui oblige. Rappelez-vous de ce que nous vivons face à une administration : une personne nous oblige effectivement à une chose, mais prétend n’être pas la cause de cette obligation ; pour contraindre, elle s’adosse à une puissance absente qui est censée être l’instance responsable, en l’occurrence les décideurs chargés du bien commun. Or nous le savons, les décideurs ne sont jamais responsables : ils disent eux-mêmes qu’ils ne sont pas ceux qui nous font obéir dans la mesure où ils ne font qu’écouter des raisons, ou des réalités, des trucs qui ne dépendent pas d’eux.

Si vous me suivez, vous voyez alors que présupposer un ordre a priori et s’enorgueillir du fait que d’autres sont censés le suivre consiste à activer en soi un pouvoir absurde (puisque cet ordre n’existe pas a priori) mais effectif (sa force étant d’être basé sur la déprésence). Et – vous me voyez surement venir avec mes gros sabots, j’aimerais bien vous convaincre de désactiver en vous ce pouvoir pour éviter de vous désolidariser trop vite de ceux que les puissants accusent, pour éviter de voir la contestation des « projets » uniquement comme facteur de désordre. Bref : pour éviter qu’un jour vous en arriviez à me voir d’un mauvais œil.

Mais trêve de grands discours. J’ai en effet plus simple à vous proposer. Pour les suspendre, ce pouvoir, cette déprésence, je vous propose que nous nous retrouvions sur le terrain vague. Et je vous propose que nous essayions d’y être bien présents. Tout simplement là, à notre échelle, en direct, sans écran, sans titre ni diplôme, sans attestation ni QR code. Chacun portera avec lui la preuve qu’il est là. Rien d’autre en particulier, une simple et singulière présence. Nous serons face à faces, nous sachant sans pouvoir sur la vie des autres. Nous nous retrouverons comme neufs, et tenterons peut-être de nous réapprivoisiner.

Le Terrain Vague, tel que je l’imagine, c’est là où rien n’est vraiment distinct (un peu comme lors du premier confinement, quand les places et les rues étaient redevenues vierges). C’est l’inverse du lieu commun stratifié qu’est l’espace télé. Et il n’y a ni compteur Linky, ni antenne 5G ; aucun relais du projet d’insensibilisation du monde, aucun rêve de vie propre et sans virus (ce rêve qui rend nos âmes inquiètes dans des corps étrangers), aucune solution miracle aux problèmes posés (la chanson du progrès), aucun projet d’innovation censé relever le défi climatique…

Il n’y a même aucune trace de la haine du passé qui caractérise notre époque, cette haine qui ne s’appuie plus sur un ordre originaire prétendument pur mais brandit tous les jours la référence à un ordre saisi par la prévision des calculs. C’est d’ailleurs l’ironie du sort : vivre avec son temps, c’est aujourd’hui vivre avec un temps qui hait le passé, et tout autant le présent. Je crains même que « ceux qui ont des projets », les entrepreneurs de la vie, de la santé et de tout ce qu’on veut, s’apprêtent à tuer l’époque où nous étions sources de nos joies. Nous avions construit une culture locale pour nous reposer des drames et de leur monde, nous nous accommodions de leur délire, mais nous n’allons plus pouvoir nous contenter bien longtemps d’obéir pour avoir nos bons moments.

J’espère au moins que là-bas, sur le Terrain Vague, ils nous lâcheront un peu la grappe avec la prolifération de règles à la con censées venir du futur. Nous n’oublierons plus ce que le confinement nous avait fait apercevoir, nous pourrons vivre avec notre espace plus qu’avec « notre temps ». Et pour commencer à le ressentir, je vous encourage à venir à pied. Je vous encourage aussi à oublier les commandements des vendeurs de portables qui voudraient nous obliger à photographier chacun de nos pas. Est-ce pour nous éloigner de la déprésence qui fait leur pouvoir ? Cette obligation à capturer l’instant empêche en tout cas de goûter le présent comme il passe, et je crois qu’il serait bon d’en retrouver la saveur. Quitte à en perdre un bout, quitte à ne pouvoir attester de cette réalité plus tard, auprès d’autres qui n’auraient pas été là.

J’imagine en outre que ceci nous laissera toute la place pour nous raconter nos histoires (voire parler de la pluie et du beau temps) et de quoi sortir de ces timidités qui nous font parfois nous attacher aux idées toutes faites, aux identités et avantages convenus (qui en excluent d’autres). Alors nous oserons sortir nos consciences des silences dans lequel elles trouvent le confort, et qui leur font accepter trop de vilaines choses. Nous ferons taire ces si blessants silences.

Mais pas question de s’exprimer à gueule ouverte, ou de prétendre tout savoir sur tout ! Plutôt que la comédie du pouvoir, nous pourrions nous essayer à la grandeur et à la dignité, ça nous changerait un peu… Au moins, à nous faire mutuellement résonance pour attester de l’importance de ce moment un peu à part. Et ainsi définitivement sortis de l’espace quadrillé par les ondes, nous pourrons imaginer que le terrain devienne stade, ou théâtre, ou montagne, ou même piste de danse pour nous ambiancer sévère.

Évidemment, soyez en sûrs, nous prendrons bien soin de nous laver les mains et de laisser toujours passer de l’air entre nous. Je vous autorise par avance à vous moquer de mes tendances hypocondriaques, à rire de mes maladresses. L’humour permettra de se relier à distance, chacun pourra être à part sans être marginalisé. L’essentiel étant de faire santé autant que société. Et que reste le terrain vague.

Alors c’est promis : pas de grand discours. Je vous invite seulement à partager les joies gratuites, dans l’idée que le plus fragile n’est pas seulement le plus beau mais aussi le plus réel. Dans l’idée que la beauté de la vie ne demande, pour être appréciée, que d’abandonner aux orgueilleux la quête du moindre pouvoir. Mais je ne vous cache pas que j’espère que cette rencontre sur le terrain vague produira les fruits que la sortie du confinement n’avait malheureusement pas apportés.

J’espère qu’en rentrant chez vous, vous commencerez à douter de l’idée que s’adapter à tous leurs projets soit la solution. Que vous sentirez que ce n’est pas d’obéir plus encore à des chiffres qui fera mieux aller les choses. Que vous verrez que tout cela nous éloigne d’une vie où nous pourrions vivre selon nos convictions, plutôt que nous comporter comme si on y croyait (sérieusement : pouvons-nous croire aux bienfaits à venir de la gouvernance par les statistiques ?). Et surtout que vous penserez que si vous n’êtes pas encore prêts à manifester, il reste nécessaire que je le fasse.

De mon côté, dernière confidence, je dois avouer que j’ai besoin de sentir que je ne suis pas ce complotiste, ce déjanté que l’on vous présentera assurément. J’ai tout simplement besoin de sentir que nous sommes sur la même longueur d’âme, et que vous pourrez me comprendre alors même que les gouvernants emploient toute leur énergie à faire que ce ne soit pas le cas. Je croise assez de furieux du drapeau, sans parler des bains de lacrymo qui voudraient me fermer les yeux sur ce qui se trame, pour avoir besoin de votre lucidité. Et j’ai infiniment besoin de sentir sur mes épaules ce regard bienveillant qui me donnerait de quoi ne pas désespérer, et autant de courage.

Cordialement,

Votre dévoué voisin.

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