Lettre à Rima Hassan : l’autre sionisme

« Elle inaugure ainsi la sortie de l’ère des nationalismes. »
Olivier Tonneau

paru dans lundimatin#425, le 23 avril 2024

Rima Hassan concentrera toutes les attaques dans les semaines qui viennent. Alors que la conscience de l’abomination en cours à Gaza s’étend chaque jour, je crois pour ma part qu’elle offre à Israël, avec une grande générosité, sa dernière chance.

Rima Hassan est née dans un camp de réfugiés, de parents expulsés de Palestine en 1948. Disons-le tout net : d’une telle personne, Israël n’a droit de rien exiger. Rien ne peut mitiger la justesse de sa lutte contre la violence qui lui fut faite, et c’est à Israël seul de réparer ses torts. Pour beaucoup, l’idée même qu’Israël puisse le faire n’a pas de sens : Israël ne serait qu’un Etat colonial comme un autre, criminel par essence, dont l’existence même serait incompatible avec la justice. On mesure alors la générosité des paroles de Rima Hissan, récemment interviewée par Regards. Au journaliste qui lui demande si elle se pose « la question de l’existence de l’Etat d’Israël, elle répond « Non » :

« Je n’en veux à personne d’avoir pensé la création d’un foyer national Juif en Palestine mandataire, j’en veux à tous ceux qui ont pensé ce destin au détriment du peuple palestinien. Je ne peux pas arrêter d’être critique à l’égard de la façon dont l’Etat d’Israël a été créé, à la fois sur le plan de la doctrine en elle-même, comment on a théorisé tout un pan du sionisme politique que Théodore Herzl définissait lui-même comme étant un projet colonial, ensuite pour ce qui s’est passé sur le terrain, à savoir la Nakba ; c’est-à-dire que la création de l’Etat d’Israël, c’est la Nakba aussi, c’est 800 000 Palestiniens chassés de leur terre et c’est la destruction de plus de 532 villages qui sont complètement rasés. La question n’est pas de remettre en question la nécessité d’avoir un foyer national Juif, qui plus est, historiquement, en Palestine mandataire, puisqu’il n’y a pas à contester le lien de ces terres avec la communauté juive, c’est plutôt le fait que ce destin a été pensé au détriment du peuple palestinien, et qu’il est encore pensé, défendu, au détriment du peuple palestinien. »

Rima Hassan n’hésite pas à le dire : Israël est, depuis 1948, un Etat d’apartheid, et se rend coupable en ce moment même de génocide à Gaza. Et pourtant elle ne remet pas en question la nécessité d’un foyer national Juif en Palestine, mais seulement le fait que ce foyer ait été fondé au détriment du peuple palestinien. C’est une parole qui m’a stupéfait et ravi ; c’est la parole que j’attendais et n’osais plus, alors que l’Etat d’Israël montre le plus horrible des visages, espérer.

La généreuse audace de Rima Hassan consiste en ce qu’elle ne se contente pas d’aspirer à un seul Etat dont tous les habitants seraient égaux en droit. En distinguant la nécessité du foyer national Juif du sionisme politique et colonial de Herzl, elle ouvre un espace de pensée : elle permet de penser la légitimité de la présence juive en d’autres termes. C’est en cela qu’elle offre à Israël sa dernière chance de sauver son âme. Alors que le "sionisme politique” sombre dans l’horreur, je voudrais saisir cette chance en puisant aux sources d’un autre sionisme, le sionisme culturel.

1. Histoire du sionisme culturel

Le sionisme politique est né en réaction à l’antisémitisme moderne. Theodor Herzl, Juif totalement acculturé, entend la foule crier « Mort aux Juifs » à Paris pendant l’affaire Dreyfus et comprend que l’antisémitisme ne disparaîtra pas progressivement avec l’intégration des Juifs dans la société bourgeoise. Si l’antisémitisme chrétien reprochait aux Juifs leur fidélité à leur religion, sa forme moderne refuse au contraire leur intégration : Le Juif n’est plus le déicide mais le financier manipulateur coupable de la misère des masses ou, inversement, le bolchevik déterminé à renverser l’ordre social. Pour Herzl, la conclusion s’impose : les Juifs doivent quitter les sociétés qui les rejettent et vivre sur leur propre terre. Convaincu de la nécessité d’un Etat des Juifs, il se moque bien de la Palestine et pense à l’Argentine, à l’Ouganda, voire aux Etats-Unis d’Amérique.

L’origine du sionisme culturel est tout autre. Il s’enracine dans la critique de la modernité qui s’exprime chez Baudelaire, Nietzsche, et plus tard chez Walter Benjamin et Franz Kafka. L’échec du Printemps des peuples de 1848 semble marquer l’épuisement de la dynamique émancipatrice initiée par la Révolution française : le républicanisme des Lumières n’ayant pas su arrêter le rouleau compresseur de la société capitaliste et bourgeoise, on veut lui opposer des ressources spirituelles puisées dans l’histoire, les traditions, les religions des peuples. Or Martin Buber, le plus prestigieux des sionistes culturels, constate que les Juifs sont dans une situation particulière. Leur dispersion les condamne à se perdre de deux façons opposées : soit ils se figent en petites communautés conservatrices sous l’autorité des rabbins, soit ils se dissolvent dans la société bourgeoise. Pour restaurer un rapport vivant à la culture juive, il faut donc créer un foyer spirituel dans lequel un grand nombre de Juifs convergeraient. Ce foyer ne peut être que la Palestine, objet des prières du peuple Juif depuis deux millénaires. Nul chauvinisme dans ce projet car les sionistes culturels pensent que tous les peuples possèdent des ressources propres dont ils ne peuvent se priver sans s’étioler. Ainsi Martin Buber se passionne-t-il pour le Bouddhisme, le Confucianisme et l’Islam.

Les objectifs du sionisme culturel sont très différents de ceux du sionisme politique, avec lequel il bataille âprement. Les premiers veulent renouveler le judaïsme ; les seconds veulent sauver les Juifs. Les premiers veulent fonder en Palestine un foyer culturel ; les seconds veulent un Etat moderne. Tandis que le sionisme politique est un nationalisme, le sionisme culturel est beaucoup plus compatible avec doctrines anarchistes et socialistes. C’est ce que comprend Martin Buber, brièvement gagné par la fièvre belliciste de 1914, sous l’influence de l’anarchiste Gustav Landauer, qui deviendra son mentor et ami jusqu’à son assassinat en 1918, durant la révolution avortée de Bavière. Sous l’influence de Landauer, Buber interprète l’histoire et la pensée juives comme fondamentalement opposées à la domination par l’Etat et à la guerre entre les peuples.

Une autre figure du sionisme culturel, Judah Magnes, se rallie au socialisme durant la première guerre. Ce jeune rabbin américain a d’abord envisagé le peuple Juif comme une totalité transcendant les clivages de classe. Ces clivages sont pourtant profonds dans la communauté juive américaine, et recoupent des clivages culturels : les Juifs bourgeois, généralement réformés, méprisent les Juifs prolétaires nouvellement arrivés d’Europe de l’Est chez qui domine l’orthodoxie. Les premiers efforts de Magnes visent à convaincre les bourgeois d’assumer la direction de la communauté juive dans son ensemble. Mais lorsque la guerre advient, Juifs bourgeois et orthodoxes ont des réactions opposées : les bourgeois, soucieux de donner des gages de leur intégration, expriment un patriotisme exacerbé tandis que les prolétaires orthodoxes sont pacifistes. Pour Magnes, pacifiste convaincu lui-même, l’attitude des prolétaires est l’expression authentique de l’ « esprit Juif » que les bourgeois trahissent.

« La ‘mission’ spirituelle des Juifs auprès des nations, telle qu’elle a été formulée par les érudits et les enseignants juifs réformés du début du 19e siècle, est une doctrine révolutionnaire : Israël, le peuple international, conserve son identité afin d’aider le monde à réaliser la justice et la paix. (…) Quelle dérision de la ‘mission’ qu’en temps de crise, en temps de guerre et de mort, ses prédicateurs se taisent ou deviennent les grands prêtres du culte patriotique ! Quel sentiment de désespoir face à l’avenir, s’il n’y avait pas eu de Juifs pour donner une voix aux impératifs de l’esprit juif ! »

Ainsi se fait l’articulation entre judaïsme et socialisme. Pour Magnes comme pour Buber, le sionisme ne peut avoir pour finalité de faire des Juifs un peuple nationaliste et belliciste comme les autres, mais au contraire de préserver leur capacité particulière à contribuer aux luttes pour la paix, la justice et la liberté. Dans un texte qui n’a rien perdu de sa pertinence, Magnes distingue trois relations entre le « national » et « l’universel ». On peut lutter pour l’universel (c’est-à-dire le socialisme) en rejetant, comme Trotski, tout lien à son peuple d’origine ou, au contraire, en cultivant pleinement ses ressources culturelles ; mais les Juifs intégrés liquident spirituellement le judaïsme en embrassant l’universalisme factice des impérialistes. C’est particulièrement vrai des sionistes politiques dont le projet nationaliste est calqué sur celui des Etats européens.

L’idée que Magnes et Buber se font du peuple Juif détermine leur engagement politique tout au long du processus menant à la proclamation de l’Etat d’Israël en 1948. A chaque étape, ils s’opposent aux sionistes politiques. Dès 1915, ces derniers, anticipant l’effondrement de l’Empire Ottoman et le passage de la Palestine sous mandat britannique, tentent de rallier les Anglais à leur projet. Magnes affirme au contraire que « le sionisme doit signifier (…) la construction d’un centre culturel juif en Palestine grâce à la force culturelle intérieure du peuple juif libre en Palestine, une province ottomane, » objectif qui ne peut être atteint que par « le développement organique de la vie juive en Palestine ».

Ce développement organique est le contraire de la suprématie obtenue par la guerre. Magnes veut croire que « l’air de la Palestine rend sage » et que « les valeurs culturelles juives, la religion juive, la conception juive de la vie, connaîtront en Terre Sainte une croissance naturelle qui pourra fructifier la vie juive dans le monde entier. » Si cela n’advient pas, il conclura que « notre foi dans les pouvoirs créatifs du peuple juif nous aura déçus. Le peuple juif aura alors montré que les centaines d’années d’errance et de persécution l’ont privé de son esprit créatif. » On comprend que la Déclaration Balfour, triomphe des sionistes politiques, est un désastre pour Magnes. Il s’en explique à un ami :

« L’état actuel du monde, la domination de l’impérialisme économique, la situation précaire des Juifs d’Europe centrale et orientale, les problèmes déconcertants des mondes oriental et mahométan - tout cela me fait craindre que le mandat n’ait aucune réalité, que la Palestine et les Juifs soient une sorte de jouet entre les mains de forces obscures et sans scrupules, et il est plutôt pathétique de voir les Juifs - ces grands souffrants et pleureurs depuis des siècles - se réjouir et parader devant le cadeau de la Conférence de San Remo. Un télégramme de félicitations en provenance de Jérusalem était daté : ‘La première année de la Rédemption’. (…) S’agit-il vraiment de la délivrance de l’exil pour laquelle les Juifs ont prié et lutté au cours des siècles passés ? Est-ce ainsi que vient la Délivrance ? »

Pour Judah Magnes, le sionisme politique est un leurre car « l’exil d’un peuple ne se termine pas par un fiat politique et la rédemption ne commence pas par un favoritisme politique. Seul le peuple exilé lui-même peut mettre fin à son exil par sa liberté intérieure et sa volonté inexorable, et c’est seulement par son dur labeur quotidien et sa foi inébranlable qu’un peuple peut être racheté. » Par la suite, Magnes lutte pied à pied contre le chef de file du sionisme politique, Chaïm Weizmann, qui souhaite arrimer l’Etat Juif au monde occidental. Magnes soutient au contraire les aspirations du nationalisme Arabe et préconise la formation d’une fédération Arabe comprenant la Syrie, la Jordanie, le Liban et la Palestine. Un moment révélateur de leur affrontement est l’inauguration de l’Université Hébraïque de Jérusalem en 1925, dont Magnes fut l’un des fondateurs et le premier directeur.

L’Université devait être la quintessence du sionisme tel que le comprenait Magnes : un lieu d’études et de savoir ouvert sur le monde, à commencer bien sûr par le monde Arabe. D’emblée, l’université fut cependant convoitée par l’Organisation Sioniste qui voulut nommer Weizmann parmi ses directeurs. Magnes refusa absolument cette mise sous tutelle, mais il ne put empêcher l’Organisation Sioniste d’inviter Lord Balfour à l’inauguration de l’institution. Tout le sens de l’événement était perverti. Lord Balfour, allié des sionistes politiques, incarnait la domination impériale, dont l’université devenait une extension. Balfour était haï des Arabes et l’inauguration, qui aurait dû être un moment d’ouverture à l’autre, se fit sous la protection des baïonnettes. Magnes, au désespoir, compris qu’il faudrait des décennies pour réparer le mal.

La Déclaration Balfour fit naître les tensions entre Juifs et Arabes. En 1929, ces derniers se soulèvent contre l’occupant britannique et l’immigration sioniste. Pour l’aile politique du mouvement, la révolte est la preuve qu’il est impossible de s’entendre avec les Arabes et qu’il faut se résoudre au conflit. Judah Magnes, dans une lettre sévère adressée à Weizmann, affirme au contraire que la révolte Arabe est le produit du sionisme politique :

« Que nous l’ayons voulu consciemment ou non, nous freinons bon nombre des aspirations politiques justifiées des Arabes, au lieu de prendre l’initiative, en tant que libéraux, d’élaborer des formes et des institutions politiques qui devraient tenter d’être justes pour les deux parties. En l’état actuel des choses, nous sommes détestés et craints, peut-être même méprisés, non seulement en Palestine mais dans tout l’Orient. (…) Nous avons tout fait pour encourager les extrémistes parmi les Arabes, et rien pour encourager ou collaborer avec les modérés, qui sont nombreux. Nous semblons déterminés à user de notre influence à la cour pour freiner toutes les aspirations arabes, rendant ainsi la révolution arabe, dont les événements du mois d’août n’étaient qu’un présage, d’autant plus inévitable et, pour nous, tragique. »

Face à la révolte, le sionisme doit choisir entre « deux politiques possibles. Soit la politique logique décrite par Jabotinsky (…) qui fonde notre vie juive en Palestine sur le militarisme et l’impérialisme ; soit une politique pacifique qui considère comme tout à fait secondaires des choses telles qu’un ‘État juif’, une majorité juive, ou même le ‘Foyer national juif’, et comme primordial le développement d’un centre spirituel, éducatif, moral et religieux juif en Palestine. » L’opposition entre les deux politiques est totale :

« La politique impérialiste, militaire et politique est basée sur l’immigration massive de Juifs et la création (par la force si nécessaire) d’une majorité juive, peu importe à quel point cela opprime les Arabes entre-temps, ou les prive de leurs droits. Dans ce type de politique, la fin justifie toujours les moyens. La politique, par contre, de développement d’un Centre spirituel juif ne dépend pas d’une immigration massive, d’une majorité juive, d’un Etat juif, ou de la privation des Arabes (ou des Juifs) de leurs droits politiques pour une génération ou un jour ; mais au contraire, elle désire que la Palestine devienne un pays de deux nations et de trois religions, toutes ayant des droits égaux et aucune n’ayant de privilèges spéciaux ; un pays où le nationalisme n’est que la base de l’internationalisme, où la population est pacifiste et désarmée - en un mot, la Terre Sainte. »

Ainsi Magnes oppose-t-il au « sionisme militariste, impérialiste et politique » un « sionisme pacifique, international et spirituel ». Cet autre sionisme suppose une « politique de coopération » qui est « certainement plus possible et plus prometteuse que l’édification d’un foyer juif (national ou autre) fondé sur les baïonnettes et l’oppression. » Plutôt que de voir se réaliser le sionisme des baïonnettes, écrit Magnes, « je préférerais voir ce peuple éternel sans ‘foyer national’, le bâton du vagabond à la main, former de nouveaux ghettos parmi les peuples du monde. » La révolte Arabe, en effet, ne met pas seulement en question la faisabilité du sionisme, mais son sens même :

« Quelle est la nature et l’essence du nationalisme juif ? Est-il semblable au nationalisme de toutes les nations ? La réponse est donnée par notre attitude à l’égard des Arabes, de sorte que la question arabe n’est pas seulement de la plus haute importance pratique ; elle est aussi la pierre de touche et l’épreuve de notre judaïsme. »

Parce que le sionisme n’a de sens que dans la coexistence pacifique avec les Arabes, Judah Magnes et Martin Buber s’opposent de toutes leurs forces au partage de la Palestine, dont ils sont convaincus qu’il provoquerait « une guerre de cent ans ». Ils défendent l’option d’un Etat plurinational, pour lequel Magnes imagine une structure bicamérale : une chambre basse, élue au suffrage universel, légiférerait sur les affaires courantes, ainsi qu’une chambre haute, où toutes les peuples (Chrétiens, Musulmans, Juifs, Druzes…) siégeraient à égalité de voix pour débattre des questions liées aux lieux saints. L’égalité des représentations dans cette deuxième chambre devait lever le risque des changements démographiques et d’abord assurer aux Musulmans que l’immigration juive ne menacerait pas leurs droits. Jusqu’au dernier moment, Magnes implore les Nations-Unies de renoncer au partage, de déclarer que la Palestine ne sera jamais Juive ni Arabe, et de mettre en place des structures binationales au sein desquelles les peuples pourraient apprendre à se gouverner ensemble.

Après la proclamation de l’Etat d’Israël, Buber et Magnes n’ont jamais cédé devant le fait accompli. Magnes meurt en 1948, après avoir violemment dénoncé les massacres de la Nakba et exigé le droit au retour des réfugiés. Buber prend à parti Ben Gourion qui regarde les intellectuels comme de doux rêveurs et croit faire preuve de réalisme ; il affirme que c’est lui, Buber, qui parle au nom d’un réalisme supérieur car la Nakba empoisonnera Israël pour des décennies. Jusqu’à sa mort, il ne faiblit jamais dans sa dénonciation des crimes de l’Etat, exigeant encore justice pour les victimes de 1956. En 1958, il revient sur la fondation de l’Etat d’Israël, qui fut déterminée par « le plus pernicieux des faux enseignements, celui qui prétend que le cours de l’histoire n’est déterminé que par la force, » et avertit :

« Celui qui veut vraiment servir l’esprit doit chercher à réparer tout ce qui a été manqué : il doit chercher à libérer à nouveau la voie bloquée vers une entente avec les peuples arabes. Aujourd’hui, il paraît absurde à beaucoup - surtout dans la situation intra-arabe actuelle - de penser à la participation d’Israël à une fédération du Proche-Orient. Demain, avec une modification de certaines situations politiques mondiales indépendantes de nous, cette possibilité pourrait se présenter dans un sens très positif. Dans la mesure où elle dépend de nous, nous devons nous y préparer. Il ne peut y avoir de paix entre Juifs et Arabes qui ne soit qu’une cessation de la guerre ; il ne peut y avoir qu’une paix de véritable coopération. Aujourd’hui, dans ces circonstances multiples et aggravées, le commandement de l’esprit est encore de préparer la coopération des peuples. »

Les événements de ces derniers mois soulignent cruellement la pertinence de cet avertissement. Est-il encore temps de l’entendre ?

2. Actualité du sionisme culturel

A quoi bon déterrer le sionisme culturel ? A quoi peuvent servir des idées marginales hier, aujourd’hui résiduelles ? Elles ont d’abord une utilité analytique, car le sionisme culturel est une composante irréductible de l’identité d’Israël ou, pour mieux dire, du paradoxe d’Israël.

Il est aujourd’hui banal de réduire Israël à un colonialisme de peuplement similaire à celui de l’Algérie. Or cette réduction masque la spécificité du projet sioniste. Les sionistes ne sont pas venus en Palestine pour en exploiter les matières premières ou pour enrichir une métropole. Au contraire : ils ont tout abandonné, se sont souvent appauvris, ont beaucoup sacrifié pour s’y installer. L’aspiration sioniste possède donc une noblesse qui la situe aux antipodes des entreprises coloniales et, si la violence de l’Etat d’Israël n’outrageait pas toutes les consciences, on pourrait même en voir la beauté. Mais le paradoxe d’Israël est justement que cette beauté est défigurée par une violence supérieure à celle de bien des entreprises coloniales, le nettoyage ethnique de 1948 préludant à une oppression continue et qui va s’aggravant. Israël est donc à la fois plus beau et plus violent qu’une colonie ordinaire.

Ce paradoxe est né de la confusion entre les sionismes culturels et politiques. En réalité, il faut admettre que les deux camps n’ont jamais été parfaitement hétérogènes. Les sionistes politiques, qui peinaient à séduire les Juifs acculturés plus attirés par l’intégration ou la révolution, cherchèrent très tôt leurs troupes parmi les masses traditionalistes d’Europe de l’Est, dont les aspirations étaient viscéralement culturelles. Elles ne s’intéressent qu’à la Palestine et perçoivent comme une trahison le projet Ougandais soumis par Herzl au congrès sioniste de 1903. Au grand dam de Herzl, Jabotinsky et même, plus tard, Albert Memmi, l’aspiration sioniste a donc toujours été tendue vers Jerusalem. Cependant elle aurait pu s’accomplir - bien plus lentement, plus modestement – selon les modalités rêvées par Judah Magnes et Martin Buber. Ce qui a donné la main aux projets politiques des sionistes, je l’ai écrit dans un texte précédent, c’est la Shoah.

C’est un autre paradoxe que la Shoah, dont Israël prétend tirer sa légitimité, ait perverti le sionisme en en précipitant l’avènement. Plusieurs processus ont lieu en même temps : d’une part, les Etats occidentaux décident d’envoyer les survivants du génocide, dont ils ne veulent pas, en Palestine. D’autre part, parmi les sionistes eux-mêmes, l’inimaginable violence du génocide nourrit le sentiment d’un droit absolu à jouir à tout prix de leur Etat. Il faut oser dire des choses qui brûlent : le malheur ne rend pas sage, la violence subie rend plus souvent féroce que compatissant. C’est un peuple abîmé, c’est-à-dire à peine sorti de l’abîme, qui prend possession de la Palestine en 1948. La Nakba, je l’ai écrit ailleurs, s’inscrit dans la même séquence historique que la Shoah : l’une ne peut être comprise sans l’autre.

Dans la conscience Israélienne, l’aspiration initiale est donc intimement mêlée à la violence fondatrice, de sorte que les Israéliens eux-mêmes ne savent plus que rarement penser le sionisme hors le colonialisme. Une minorité cherche pourtant à défaire les noeuds noués par l’Histoire en puisant aux ressources du sionisme culturel. Les Israéliens ne sont pas des pieds-noirs, ils ne partiront pas ; leur attachement à la terre de Palestine est d’une rare profondeur. La seule façon pour eux de sortir de l’engrenage infernal de la violence est de parvenir à donner un autre sens à cet attachement – de comprendre que l’égalité des droits et l’ouverture à l’autre, loin de constituer un abandon de l’aspiration sioniste, la restaure au contraire, la guérit de la perversion.

Conclusion

La logique du sionisme politique a toujours été que la nécessité d’Israël justifiait le malheur palestinien. Vladimir Jabotinsky, qui n’avait pas coutume d’avancer masqué, le déclarait tout net à la Commission Peel, alors que les nazis venaient d’arriver au pouvoir en Allemagne :

“J’éprouve les sentiments les plus profonds pour le cas arabe, dans la mesure où ce cas n’est pas exagéré. (...) Ainsi, lorsque nous entendons la revendication arabe confrontée à la revendication juive, je comprends parfaitement que toute minorité préfère être majoritaire : il est tout à fait compréhensible que les Arabes de Palestine préfèrent que la Palestine soit l’État arabe n° 4, n° 5 ou n° 6, mais lorsque la revendication arabe est confrontée à notre demande juive d’être sauvés, c’est comme la revendication de l’appétit par rapport à la revendication de la famine.”

Pendant des décennies, les Israéliens ont pensé qu’un jour, les Etats Arabes se résoudraient à l’existence d’Israël, absorberaient les réfugiés Palestiniens et que ceux-ci finiraient par s’enraciner où ils vivaient et cesseraient de penser au retour. La Nakba a eu l’effet inverse de renforcer l’identité nationale palestinienne, de sorte que loin de déboucher sur une progressive normalisation, la violence fondatrice s’est avérée être le premier pas d’un engrenage infernal que nous voyons aujourd’hui culminer dans l’horreur génocidaire. Israël est aujourd’hui arrivé au bout de la logique initiée en 1948.

Quand bien même cesserait le feu à Gaza, le retour au statu-quo ne suffirait plus à atténuer l’infamie du massacre accompli. De cette horreur, Israël ne reviendra jamais sans une remise en question allant jusqu’en ses fondements. Cette remise en question serait pour elle, et pour le peuple Juif, une entreprise merveilleuse. Si la Shoah a précipité la création d’Israël, qui ne voit en effet aujourd’hui que le peuple Israélien, loin d’avoir surmonté la violence de ses origines, est aujourd’hui collé au trauma ? Qui n’entend, dans les discours justificatifs israéliens, la tentative désespérée de raviver ce trauma chez tous les Juifs, excitant le sentiment d’étrangeté, la menace de l’extermination ? Quel bonheur peut-on trouver à se vivre ainsi, condamné à la peur et au crime ? La situation est évidemment aggravée par les haines suscitées par les violences accumulées, de sorte que la tentation est forte, en Israël, de dire comme MacBeth :

“Je me suis avancé si loin dans le sang que, même si je décidais de n’y plus patauger, retourner serait aussi pénible que poursuivre. J’ai d’étranges choses en tête que ma main veut exécuter ; Elles doivent être faites avant d’être scrutées.”

Il faut pourtant résister à cette tentation. C’est à quoi aide la parole si généreuse de Rima Hassan, car elle ouvre l’espace où puisse simultanément se dire l’attachement à la Palestine, le renoncement à la domination, et la contrition pour une violence surgie de l’un des pires crimes de l’histoire. Rima Hassan affirme que les Palestiniens ont droit à la liberté, les Israéliens à la sécurité. Je crois pour ma part que la libération des Palestiniens constituerait un pas fondamental vers la libération des Israéliens eux-mêmes.

Le conflit Israélo-Palestinien a pris depuis longtemps un tournant ethniciste marqué. On sait que la première ministre Golda Mair déclarait dès 1969 que “les palestiniens n’ont jamais existé”, par quoi elle entendait qu’ils n’étaient que des Arabes et ne formaient pas un peuple. La même année, l’Organisation de Libération Palestinienne (OLP) écrivait dans sa Charte nationale, au nom du “peuple palestinien”, que “les juifs ne constituent pas un peuple avec une personnalité propre. Ils sont bien plutôt les citoyens des Etats auxquels ils appartiennent”. La beauté de la parole de Rima Hassan est qu’elle interrompt ce jeu du double déni et permet ainsi le face-à-face entre deux peuples. Elle inaugure ainsi la sortie de l’ère des nationalismes. Le nationalisme n’a pas seulement été une doctrine occidentale, il a également été la forme de tous les mouvements de libération nationale, parmi lesquels Albert Memmi comptait le sionisme lui-même. Cette doctrine ne pouvait convenir à la Palestine : si le conflit qui la déchire pouvait se résoudre par son dépassement, l’événement diffuserait une lumière précieuse : non seulement la fin de l’insoutenable martyr du peuple Palestinien, mais également l’ouverture d’une époque où la personnalité des peuples ne coïnciderait plus avec la souveraineté. Rien ne laisse augurer, certes, la venue d’un tel événement. Cependant s’il est vrai que toute lutte a besoin, au-delà des combats urgents, d’une ligne de fuite, cet événement est le mien et je remercie Rima Hassan de me permettre d’y rêver, peut-être, avec elle.

Références :

  • Toutes les citations de Judah Magnes sont tirées de Dissenter in Zion, Edited with an Introduction by Arthur A. Goren, Harvard University Press 1982, et traduites par moi.
  • Sur Martin Buber, voir A Land Of Two Peoples, Edited with a commentary by Paul R. Mendes-Flohr, Oxford University Press, 1983.
  • La déposition de Vladimir Jabotinsky devant la Commission Peel est accessible ici :

https://www.scribd.com/document/287215998/Jabotinsky-Testimony-to-Peel-Commission

Olivier Tonneau

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