Vent d’Ouest, le meilleur de Jean-Luc Godard

[Replay]

paru dans lundimatin#351, le 19 septembre 2022

En mai 2018, à la veille de l’ouverture du festival de Cannes et de la présentation du dernier film de Jean-Luc Godard, lundimatin publiait à la surprise générale un court-métrage inédit et inattendu du cinéaste. Intitulé Vent d’Ouest, le film prenait fait et cause pour la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en cours d’évacuation par les forces de l’ordre. Nous le republions cette semaine et en hommage, tant il constitue à nos yeux, le meilleur Godard. En addendum, quelques commentaires sur la polémique qui avait accompagné ce court-métrage

Autrefois, il n’y avait que des cinéastes. On ne parlait pas de techniciens. Méliès, Thalberg, Grémillon. Les mains des monteuses soviétiques, comme celles des ouvrières de la Rhodia, disaient l’exception partout où l’on aménageait la règle.
Vinci, Darty.
Aujourd’hui, c’est le règne des techniciens. Techniciens de grande surface, de télé mobile, techniciens de l’audiovisuel, de la gendarmerie.
Le cinéma s’est niché dans chaque arcane du capitalisme. La technique a pris le pas sur le geste. Et l’humain a déserté l’œil de celui qui regarde.
Ceux qui croient à la technique la disent objective, là où elle n’est qu’objectif.
Objectif de sécurité, de surveillance, de peur, de mort.
Et la mort, pour ne pas avoir trop peur, a substitué à son propre silence non pas un son d’outre-tombe, mais d’outre-vie.
Le son latent de l’agonie, celui du capitalisme, de la catastrophe permanente.
L’industrie et ses machines ont toujours généré leur propre musique. Des images et des sons émis par la vie, et comme subtilisés, retransmis par une agonie et destinés à la mort, aux structures de la mort.
Et dans ces structures de béton, fleurit toujours dans les interstices, là où l’humidité subsiste encore, cette herbe que l’on dit invasive lorsqu’elle ne fait que nous protéger de l’érosion, et c’est le Gourbi, le Far West, les 100 Noms.
Inverser la trajectoire, revenir à la vie depuis la mort, supprimer l’agonie.
Supprimer l’agonie. »

Du vrai Godard

L’article qui suit avait été publié la semaine suivant la parution de Vent d’Ouest. Il s’agissait de répondre à quelques calomnies et incompréhensions propagées dans le milieu du journalisme cinéphile.

Mercredi 9 mai à 18h, nous publiions un court-métrage intitulé « Vent d’Ouest » et attribué à Jean-Luc Godard. Très rapidement, le film de 5 min en soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes faisait le tour des réseaux sociaux et suscitait l’enthousiasme, tant chez les cinéphiles fans du maître que chez les militants écologistes touchés par cette prise de parti. Si dans les années 60, certains de nos prédécesseurs estimaient que le cinéaste était « le plus con des suisses pro-chinois », en 2018, c’est son talent et le courage de cette attaque en règle de l’ordre dominant qui ont fait l’unanimité. Alors que Le livre d’images, son dernier film officiel, devait être présenté à Cannes le lendemain, quel meilleur hommage à la subversion que ce contre-pied à toutes les spéculations creuses quant à sa présence ou non, dans les salles obscures du palais des festivals ?

Dès le jeudi 10 mai au matin, plusieurs grands médias reprenaient l’information. Libération sur son site titrait en Une : « Vent d’ouest » contre-programmation surprise à la Godard, les Inrocks se fendaient d’un enthousiaste : « “Vent d’ouest” : le court-métrage surprise de Jean-Luc Godard »  [1] pendant que Vanity fair relevait le caractère politique de l’oeuvre Jean-Luc Godard dévoile un court-métrage inédit (et engagé) et que les Cahiers du Cinéma diffusaient l’information sur twitter (le tweet aurait depuis été supprimé).

Il a fallu attendre une journée de buzz pour que les premiers doutes quant à l’authenticité de l’auteur apparaissent. En effet, sollicité par des confrères, le producteur du Livre d’image, Fabrice Aragno assura via l’attachée de presse du film, Matilde Incerti, que « Vent d’Ouest » était un faux. Dans ces conditions, qui croire ? L’incertitude et la stupéfaction gagnèrent la croisette et les rédactions. Aurions-nous diffusé la première fakenews de notre histoire [2] ? Avons-nous été abusé par le brillant canular de quelques jeunes cinéastes ? Que valent les dénégations d’une attachée de presse et d’un producteur lorsque l’on se souvient qu’en 2014 et en 2015 Jean-Luc Godard avait déjà pris de court le monde du cinéma et suscité la stupeur en diffusant sans prévenir des courts-métrages audacieux ? Sur twitter, des internautes ont par ailleurs souligné que notre site lundimatin était évoqué dans le dossier de presse du « Livre d’image » sous la plume de Bernard Eisenschitz qui pourrait dès lors avoir contribué au supposé canular. Il est d’ailleurs important de souligner qu’aucun journaliste n’a jugé utile de contacter notre rédaction.

Le vendredi 11 mai, alors que la polémique ne cesse d’enfler, le journaliste Emmanuel Burdeau, publie sur Mediapart une enquête dans laquelle il affirme que « Vent d’ouest » serait un pastiche et livre l’identité des auteurs véritables. Averti par nos soins de l’inauthenticité de ses révélations, il corrigera son article dans l’après-midi. Il maintiendra cependant ses accusations de faux, analyse filmique à l’appui :

" La présence devant elle des lettres « JLG » et la superposition de « ZAD » et « NDDL » ressemblent trop à un logo. L’usage des images aériennes prises par la police est ingénieux, mais il aurait fallu les court-circuiter avec moins d’égards. Et puis la référence au capitalisme est trop directe. Je doute que Godard aurait pu écrire et dire : « Le cinéma s’est niché dans chaque arcane du capitalisme. » " [3]

Pendant tout ce temps, aucune information ne filtre depuis Rolle mais à la surprise générale l’annonce d’une conférence de presse « facetime » de M. Godard, le samedi à 11H, promet d’enfin lever le mystère. Le célèbre cinéaste va-t-il évoquer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ? Va-t-il officiellement réfuter la paternité de « Vent d’ouest » et renvoyer notre journal dans les poubelles à fakenews ?

Certainement conscient de l’importance de ses déclarations, le cinéaste répondra sans ambigüité au journaliste qui lui demande d’évoquer mai 68 :

« C’est quelque chose de plaisant vous savez. je me suis dit à un moment mes films faisaient, il y a très longtemps, 100 000 entrées et puis tout à coup ils en ont fait moins.
Et puis je me suis dit mais peut-être que dans le monde entier au bout de 50 ou 100 ans ils feront aussi 100 000 et ce 100 000 venait du nombre de jeunes gens et de gens plus âgés qui étaient à la mort, à la mort de Pierre Overney et voilà ce dont je me souviens de 68. Et de Gilles Tautin aussi. Et aujourd’hui des zadistes, voilà. Merci.. »

Au reste, que des cinéphiles tiennent à se convaincre que Jean-Luc Godard n’a pas à cœur de soutenir l’une des luttes les plus vives ces dernières années reste secondaire.
Ce qui fait un « grand auteur » c’est une certaine capacité à rendre sensible les vérités informulées de son temps ; si bien que le nom de l’auteur, la gloire qui entoure son titre, relèvent toujours d’une appropriation indue de ces vérités. Ce qui fait sa grandeur c’est que tous les autres, autour, mentent et c’est cet environnement de mensonges qui fait « l’auteur » si rare. Si « Vent d’ouest » a été jugé comme du bon Godard, c’est qu’il est saturé d’une vérité qui se suffit à elle-même et ne peut être platement rabattue sur la fiction d’un patronyme ou d’une signature. C’est en tout cas ce que l’engouement, l’enthousiasme puis la perplexité suscités tendent à démontrer.

Une nouvelle vague d’expulsion est annoncée sur la ZAD à partir de mardi 15 mai, des centaines de personnes vont à nouveau être confrontées à la police et à la gendarmerie.

« Inverser la trajectoire, revenir à la vie depuis la mort, supprimer l’agonie.
 Supprimer l’agonie. »

[1Le titre de leur article a été modifié depuis.

[2Ce qui n’aurait d’ailleurs pas été vrai étant donné que lundimatin avait publié, en janvier 2015, un article intitulé « Google vous veut du bien », canular magistral réalisé par le collectif activiste allemand Peng. La question s’était posée pour notre rédaction de révéler ou non qu’il s’agissait de faux représentants de Google et de faux projets présentés lors d’une vraie conférence. Nous avions jugé que la performance artistique était si réussie qu’il eut été irresponsable de l’éventer. Une recherche rapide sur… google permettait par ailleurs d’en découvrir les dessous.

[3La démonstration de M. Burdeau fait ici écho à de nombreux commentaires de cinéphiles « à-qui-on-ne-la-fait-pas ». Ces derniers, une fois convaincus du fake, n’ont pas manqué d’exposer leur connaissance et leur maîtrise de l’oeuvre du maître, n’hésitant pas, pour les plus intrépides, à effacer des éloges antérieurs publiés trop hâtivement.

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