Or c’est ce à quoi on cherche très activement à les obliger actuellement : des ingénieurs « pédagogiques » (à l’Université de Rennes 2 par exemple) voire « technopédagogiques » (à celle de Besançon) mettent en place des dispositifs pour « appuyer » le passage vers l’approche par compétences des cursus universitaires.
Et peut-être que les enseignantes et enseignants des écoles maternelles et primaires, qu’on a contraints depuis 25 ans à l’approche par compétences pour des raisons qu’on leur a présentées comme « pédagogiques », vont par cet effet d’éclairage retour, venu de l’autre extrémité de l’édifice scolaire, comprendre un peu plus distinctement pourquoi – subitement, au début des années 2000 – il devint si urgent d’introduire cette notion de compétence dans les écoles et d’appréhender par cette approche nouvelle le travail (et le comportement) de leurs petits élèves.
La compétence est le nom d’un projet pédagogique-politique étendu à l’ensemble de la société. Il court de la maternelle à l’université (ce qu’on commence à entrevoir) : mais il ne se limite pas même à la question scolaire. Il est un concept social totalisant. (Ce que tâche d’exposer, sous le nom de menschenlenkung, la thèse qui suit.)
Nous rappelons qu’un « Appel contre les compétences » circule actuellement en France, et alentour, dans tous les lieux d’enseignements – de la maternelle à l’université. L’Appel est à lire ici. Il a déjà été signé par plusieurs centaines d’universitaires. Il peut être également signé électroniquement, là. Il s’adresse à toutes les enseignantes et tous les enseignants, depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur.
SITUATION
Alors qu’une très large majorité d’enseignantes et d’enseignants semble sans réagir accepter la notion, voire la relaie (consciemment ou non) ; alors que les syndicats enseignants de gauche échouent complètement à faire s’élever une protestation contre ce concept (pourtant très évidemment néolibéral) (on a entendu des militants de SUD-Éducation le défendre) ; alors que des penseurs, de gauche eux aussi, s’en saisissent et l’acclimatent en se disant que peut-être ce n’est pas si éloigné de Freinet ; alors que dans les instituts de formation des enseignants (actuels INSPE) aucune voix critique ne se fait entendre distinctement (des critiques existent, mais restent vagues, et faibles) ; alors que les sciences de l’éducation ont joué dans le travail d’acclimatation « pédagogique » de la notion un rôle de premier ordre (à leur insu, apparemment...) –, notre but, par la publication de ces thèses, est de mettre en évidence les effets de la notion de « compétence » dans les discours et les pratiques de l’enseignement lui-même (et non plus seulement : dans les discours et les pratiques des gestionnaires de l’enseignement). Or c’est philosophiquement – et non pas seulement économiquement ou sociologiquement – qu’il nous semble nécessaire d’éclairer cette notion : d’où ces thèses – qui, précisément, cherchent à appréhender la compétence comme un concept. (Elles résultent de la mise en commun de contributions diverses – universitaires ou non –, dont les auteurs, actifs en France pour la plupart, signent collectivement sous ce nom inventé : Jacques-Alain Marie. Les angles d’approche du concept sont multiples ; on aura une thèse arendtienne par exemple, cohabitant sur le cercle avec une thèse deleuzienne. Une autre thèse est traduite de l’allemand. A été procédé à une unification stylistique, à quelques coupures que des redites nécessitaient – et à des renvois d’une thèse à l’autre, pour harnacher l’ensemble sur le cercle. La plupart des thèses sont placées sous l’autorité conceptuelle d’un auteur – vivant ou mort : cela n’implique donc pas que l’auteur en question soit l’auteur de la thèse écrite sous son nom [2].)
J.-A. Marie,
octobre 2023.
La compétence est le concept central
d’une psychotechnique,
c’est-à-dire d’un
mode nouveau de gouvernement des hommes
(ou menschenlenkung)
(Thèse suivie d’une proposition
– contre le concept de compétence –
d’un concept
d’apprentissage négatif)
Dans un livre publié en Allemagne en 2011 [3], Andreas Gelhard offre du concept de compétence une généalogie originale : il propose en effet de le replacer dans le cours d’une histoire plus vaste, celle de la psychotechnique. La psychotechnique naît, dans les premières années du XXe siècle, d’une volonté de certains psychologues de mettre leur science « au service de » la société ; au service de certaines tâches pratiques, de certains besoins – politiques ou sociaux. (Cette décision initiale de Gelhard lui permet de penser le concept de compétence dans le cadre – plus général encore – de ce qui est appelé en allemand la « Menschenlenkung » : et c’est jusqu’aux techniques de conduite pastorale des XVIIe et XVIIIe siècles qu’il est finalement en mesure de faire remonter sa généalogie, sur les traces de Weber et de Foucault [4].) (D’où la nécessité d’apprendre à remonter le cours de l’histoire de la compétence – en deçà de l’usage effectif du du mot [5].) La psychotechnique est en ce sens une psychologie appliquée. Elle se développe en Allemagne et aux États-Unis, sous l’impulsion de psychologues tels que William Stern (1871-1938) ou Hugo Münsterberg (1863-1916), en proposant d’abord des tests de sélection d’individus : dans les milieux professionnels, puis scolaires. Gelhard part notamment de l’exemple du travail de sélection d’élèves accompli par Stern et ses collaborateurs pour des écoles de Hambourg : il s’agissait de retenir, sur une population initiale de 20 000 élèves, un effectif de 990 individus à qui serait offerte la possibilité de bénéficier de cours de langues étrangères supplémentaires [6]. Ces travaux jettent les bases théoriques et pratiques de toute psychologie appliquée. Si cette première psychotechnique a pu marquer les esprits, ne serait-ce qu’avec les fameux tests de Quotient Intellectuel (QI) et leur application à des fins de sélection, Gelhard remarque qu’elle ne produisit cependant pas de descendance directe ; le programme psychotechnique marque le pas dans l’entre-deux-guerres, comme aussi dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale [7]. Le renouveau a lieu dans les années 1960-1970, et très spécifiquement à partir du monde du travail cette fois, en particulier de la grande industrie – et sous d’autres noms cependant : celui de « psychotechnique » n’étant pas repris par les protagonistes. Ce moment est aussi celui où surgit et s’affirme le concept de compétence. Or c’est en observant les effets de ce concept que l’on peut faire le constat, par rapport à la « première » psychotechnique, d’un double déplacement décisif :
1° là où l’ancienne psychotechnique cherchait à évaluer l’intelligence des individus, la nouvelle comprend qu’elle peut élargir, et gagne considérablement à le faire, le champ de l’évaluation – en testant de façon plus générale, non plus un niveau de performance intellectuelle ou cognitive (l’intelligence), mais des capacités, des aptitudes psychiques, ou compétences. (La question devenant : à quoi un individu est-il apte ?) (Question de l’Eignung – ou aptitude.) C’est le rôle, largement reconnu comme décisif, d’un psychologue comme McClelland (1917-1998), d’avoir accompli ce déplacement. Professeur à Harvard, il publie en 1973 un article programmatique, précisément intitulé : « Testing for competence rather than for ‘intelligence’ [8] ». (Ce déplacement permettait par ailleurs d’ouvrir l’investigation sur la question de la motivation, cruciale dans le monde du travail industriel, et de l’interaction de l’individu avec ses partenaires, au sein d’une équipe ou d’un groupe : communication, aptitude à coopérer, etc., allaient pouvoir, comme compétences, entrer dans le champ de l’investigation et du test psychotechniques. À terme, c’est toute la dimension affective et émotionnelle qui allait se trouver absorbée par le champ du test et de la mesure, initialement préoccupé de la seule intelligence [9].)
2° là où l’ancienne psychotechnique proposait des tests destinés à sélectionner des individus (à l’exclusion de certains autres, sur la base de critères et seuils donnés) (voir l’exemple cité de la sélection d’élèves à Hambourg), la nouvelle cherche à produire, chez tous, des comportements qui n’existent pas encore ou n’existent qu’imparfaitement. On passe d’une logique du test à une logique du training ; d’une logique de la mesure (Messung) et de la sélection (Auslese) à une logique de la production (Erzeugung) [10]. C’est l’attitude même du scientifique (ici, du psychologue) qui se trouve déplacée voire transformée considérablement : la science sollicitée, la psychologie, n’est plus là pour apporter son concours à une expertise (dans le but de simplement mesurer, examiner) ; elle vient produire ou engendrer (erzeugen) quelque chose. Où Foucault ferait remarquer que le pouvoir fonctionne ici non plus négativement (en sanctionnant, en retranchant), mais positivement : en créant, en produisant. La science se fait alors technique – et en l’occurrence, malgré l’absence ou le recul du terme dans les publications de l’époque, psychotechnique.
Or ces deux « étapes » se déterminaient en réalité l’une l’autre : on implémente plus difficilement de l’intelligence que des compétences (ou que de bons comportements). C’est en faisant sauter la barrière limitative qui avait fait se fixer l’attention sur la seule intelligence que McClelland put engager la psychotechnique sur une voie qui allait la transformer en profondeur et, en lui procurant l’efficacité nécessaire, lui assurer la pénétration que l’on sait dans le monde du travail, puis dans celui de l’éducation et de la formation – à partir des années 1980 et 1990 [11]. On comprend que c’est par le concept de compétence que la psychotechnique, dépassant les limitations que sa première existence avait instituées, se donnait les moyens de devenir une « menschenlenkung » digne de ce nom – c’est-à-dire un « gouvernement », un « pilotage », capable de produire des comportements. (Si les dictionnaires du français, à l’article « psychotechnique », donnent aujourd’hui encore pour définition : « Ensemble des méthodes servant à évaluer (pour l’orientation professionnelle, l’organisation du travail) les réactions, les aptitudes mentales, sensorielles et psychomotrices d’un individu [12] », c’est qu’ils continuent de renvoyer au sens qui lui fut donné par la « première » psychotechnique dans les années 1900-1930. Il faudrait aujourd’hui, très simplement, compléter : « Ensemble des méthodes servant à évaluer et à créer les réactions, les aptitudes mentales, sensorielles et psychomotrices d’un individu. ») Le geste théorique original de Gelhard consiste précisément, dès lors, à suivre généalogiquement le concept de « psychotechnique » et son virage dans la seconde moitié du XXe siècle – en restant sur sa trace dans la période même où, rappelons-le, les protagonistes cessent quant à eux de s’en réclamer : le terme de psychotechnique a tendance en effet à tomber en désuétude après 1945. Or le recul du mot, dit Gelhard, ne doit pas tromper : la psychotechnique connaît depuis les années 1950 et 1960, dans le domaine de l’« organisation » du travail et de la formation, un renouveau considérable – et c’est cette histoire qu’il s’agit de suivre si l’on veut en particulier comprendre la portée de son concept central : la compétence [13].
La vertu de la compétence (par opposition à l’intelligence, sous la dépendance de laquelle la première psychotechnique était restée) est de désigner des capacités multiples et améliorables : on entre avec elle dans une logique dynamique d’apprentissage individuel et différentiel, qui est de surcroît infini. (Car on n’a jamais acquis toutes les compétences possibles ; et dans chacune, on n’atteint jamais le niveau le plus élevé, qui n’existe pas ; il reste toujours possible de s’améliorer [14].) Au contraire de l’intelligence (celle-ci considérée comme « innée » dans la première psychotechnique américaine : ne laissant par conséquent que peu de prise à l’amélioration), la compétence est, par nature, « lernbar » et « trainierbar » : elle peut être apprise et entraînée [15]. On comprend qu’il convient alors de faire entrer chacun – différentiellement – dans cette vaste dynamique d’apprentissage positif et d’amélioration de soi par entraînement infini. La nouvelle psychotechnique est en ce sens un vaste « Lernprogramm », un vaste « programme d’apprentissage » (étendu à l’ensemble de la société et, pour chaque individu, à l’ensemble de sa vie) : le test n’y prend plus son sens qu’en rapport avec un possible entraînement rectificateur, dont il n’est que l’accompagnement nécessaire, le jalon régulier [16]. Il ne s’agit plus pour la psychotechnique de trancher dans la population pour en extraire quelque groupe privilégié, ou en exclure quelque autre : la psychotechnique est là pour accompagner (ou conduire) (lenken) la totalité d’une population – différentiellement [17] – sur un programme général d’apprentissage (de comportements appropriés et efficients). La psychotechnique est donc bien aussi, fondamentalement, une pédagogie. (Et c’est donc intrinsèquement que le destin de la psychotechnique va se trouver lié, dans les années 1970-1980, à celui des sciences de l’éducation naissantes.)
Dans un tel cadre, l’évaluation (le test) change de nature. 1° Il s’agit en effet de produire une évaluation qui n’exclut pas (toute gouvernementalité ou menschenlenkung sait qu’à terme l’exclusion est socialement inefficace, et très coûteuse ; il faut privilégier les solutions intégratrices, inclusives, ne laissant personne en dehors du champ) (il faut qu’il n’y ait qu’un seul champ) ; 2° il s’agit de produire une évaluation qui ne lâche pas l’individu, mais le serre de près, individuellement, différentiellement – et le harnache sur un chemin propre d’apprentissage (auto-évaluation et disciplinarisation de soi, dispositifs curriculaires, parcours individualisés). La compétence ne prononce pas « de verdicts » : mais permet, pour chacun, « de constat[er] des besoins d’amélioration [18] ». L’individu se disciplinarise lui-même en acceptant cette logique du chemin – long, infini, broussailleux – d’amélioration de soi. Il ressemble en cela au croyant pris en charge par la pastorale ascétique protestante : il travaille avec obstination, sur ce chemin difficile, à son épanouissement. (Seulement les jalons du chemin, ou « parcours », et les conditions du salut nouveau, sont entièrement fixés extérieurement à lui – par l’instance qui a le pouvoir de déterminer les compétences « à acquérir », les comportements « attendus ».)
La psychotechnique, comme on l’a vu, se place dès son origine en position ancillaire. Stern et Münsterberg, au commencement du XXe siècle, admettaient sans ambages qu’en tant que tenants d’une « psychologie appliquée » ils mettaient leur savoir technique au service de buts, de tâches sociales (Kulturaufgaben), dont la détermination ne devait pas relever de la psychologie, mais de sphères (politiques, administratives) extérieures [19]. Münsterberg en particulier se pensait explicitement en technicien, mettant sa (psycho)technique au service de buts décidés ailleurs – dont la détermination dépassait son domaine de compétence et ne le regardait pas. Ce qui est en jeu est partout, pour lui, une « optimisation des moyens » : la question des fins n’est pas de son ressort [20]. (C’est par sa définition même que la psychotechnique se plaçait ainsi en position ancillaire : de même exactement aujourd’hui, les pédagogues ou chercheurs en sciences de l’éducation admettent comme fait intangible la nécessité de passer à l’approche par compétences : et, mettant leurs savoirs et techniques à contribution, inventent les instruments et outils nécessaires à sa mise en œuvre dans les classes [21].)
C’est que, comme le montre précisément Gelhard, la tradition psychotechnique n’a pas disparu avec ses pionniers (ni avec le terme tombé en désuétude après 1945). Gelhard prend l’exemple d’un manuel de psychologie de l’éducation, paru en Allemagne en 2010 ; on y lit explicitement que les différentes « composantes de l’éducation » (« Bildungskomponente ») ont pour but l’implémentation ou la production de « traits de personnalité socialement souhaitables [gesellschaftlich wünschenswerte Persönlichkeitsausprägungen] [22] ». Or une telle déclaration, remarque Gelhard, n’est pas un fait isolé ; elle consonne avec les orientations données en Allemagne par le Ministère fédéral de l’Éducation lui-même [23]. L’enseignement consisterait, non plus dans la désignation d’un objet du monde à un élève (datif), mais dans la production en un élève (locatif, ablatif ?) de traits de personnalité (socialement requis ou souhaitables). Et, dans de tels dispositifs, la détermination des « traits de personnalité » qui sont effectivement considérés comme « socialement souhaitables [gesellschaftlich wünschenswert] » est, comme le montre Gelhard, « abandonnée à la “société” [24] » : en l’occurrence à l’instance de pouvoir qui a la main sur l’établissement des grilles et des référentiels de compétences. « On ne peut démontrer plus clairement que la tradition de la psychotechnique est bien vivante [25]. » (Et l’on ne peut faire plus clairement apparaître le rôle absolument central que le concept de compétence est amené à jouer dans le fonctionnement d’une telle psychotechnique.)
Dans le vaste mouvement de la psychologisation de toutes les sphères de l’existence humaine, le schéma de la « résolution de problèmes » acquiert un statut particulier. « Le schéma de la résolution de problèmes ne fonctionne pas ici seulement comme une construction psychologique, mais il permet, bien au-delà, de se représenter le monde comme une école, en laquelle on ne trouve pas de conflits fondamentaux [grundsätzlich], mais seulement des tâches à résoudre [26]. » « La dépolitisation des processus politiques n’est qu’un effet parmi d’autres, que produit l’usage ubiquitaire du paradigme de la résolution de problèmes [27]. » Il faudrait que la conflictualité ait disparu du monde ; et que le monde, immense machine technique, ne présente plus que des tâches à accomplir [Aufgaben], des problèmes à résoudre, à résorber, plus ou moins localement, par des moyens cognitifs et techniques (psychotechniques). Il n’est pas du tout un hasard dès lors que la définition même de la compétence se fasse dans les termes du « problem solving » et de la logique de la « résolution de problèmes » [28]. Celle-ci devient la structure cognitive fondamentale, dans une société qui se pense psychotechniquement [29]. (Et la compétence est le concept par quoi la question des antagonismes se résout en ce monde...)
Le ressort d’une compétence est donc toujours d’effacer quelque chose en ce monde : une conflictualité, qui a pris un instant l’apparence d’un problème, d’une tâche « locale » à résoudre [30]. La compétence rejoint ainsi le « Schema der Aufgabe » mentionné par Adorno dans Minima moralia – schéma où la pensée cesse d’oser ; et se contente chaque fois de la résolution de tâches minimales, minuscules et locales. (Et, sur de tels objets, remarque Adorno, la pensée ne fait tout au plus que se tester elle-même, éprouver sa bonne santé technique [31].)
Si apprendre consiste à acquérir une compétence (dans le schéma psychotechnique), alors apprendre consiste à effacer quelque chose du monde (un problème, une difficulté) : afin de rendre le monde à son apaisement (à son caractère aproblématique). La pédagogie de la compétence, comme problem solving, est une pédagogie de la dissolution des antagonismes.
En tant que menschenlenkung, la psychotechnique est à replacer selon Gelhard dans la prolongation du geste pastoral du XVIIIe siècle, piétiste notamment [32]. Il importe cependant de saisir ce qui l’en distingue fondamentalement. Car si l’on a affaire dans l’un et l’autre cas, dit Gelhard, à une éthique de la vertu (Tugendethik), ce qui est en jeu dans la psychotechnique n’est pourtant plus la question de la faute (Schuld), mais celle d’aptitude (Eignung) : le vertueux, désormais, est celui qui peut. L’épreuve, le test, la probation (Bewährung), ne cherche plus à déterminer si l’individu est pécheur ou exempt de péché : mais s’il est capable ou non capable, apte ou inapte – s’il dispose ou non de telle ou telle compétence requise. « L’éthique n’est plus basée sur la différenciation essentielle permis/défendu, mais sur la différenciation pouvoir/ne pas pouvoir [33]. » (Et la question du pouvoir/ne pas pouvoir est une question que décide le psychologue : l’« aptitude » est désormais une caractéristique essentiellement psychologique [34].) Or une fois ce basculement effectué, c’est l’ensemble du monde qui se trouve ravalé au rang d’une immense machine technique : car la question qui se pose désormais est pour chacune des pièces de cette machine de savoir si elle convient, est apte (geeignet) ; si elle peut faire ce à quoi elle est, dans la machine, destinée. Le propre de la psychotechnique aura donc été de faire basculer la gestion des comportements des hommes (Menschenlenkung) du domaine de la morale à celui d’un schéma techniciste – psychologique [35]. Et les éléments non aptes en un certain champ ne sont pas même éliminés : mais on reconstitue ailleurs si besoin un lieu où ils puissent fonctionner, selon leurs potentialités propres, reconsidérées. Il n’y a pas d’extérieur au régime de l’aptitude (Eignung). Dans un tel régime, toute question n’est jamais plus que technique (psychotechnique). (Dès lors, elle ne peut plus être ni politique ni morale.)
La psychotechnique, en s’étendant, transforme les problèmes sociaux et politiques en des problèmes personnels et individuels – lesquels ne relèvent plus que d’un « accompagnement » ou d’un « appui » psychologique. « L’une des stratégies les plus importantes des programmes psychotechniques consiste dans le fait qu’on interprète les problèmes structurels des sociétés industrielles hautement développées comme si l’on ne pouvait attendre de solution d’une action politique, mais seulement d’un traitement psychologique [36]. » Dès lors que le psychotechnicien a accepté de placer – et c’est sa décision primordiale – la question des buts en dehors de sa sphère d’influence, il ne peut plus très logiquement s’occuper que de moyens : et les moyens de résoudre les problèmes qui se posent à lui, dans sa sphère, ne sont jamais plus que des moyens psychologiques. Le monde industriel nouveau crée-t-il des conditions de travail pénibles voire invivables pour une large part des employés d’un secteur : la psychotechnique interviendra pour affronter ces problèmes (qu’elle ne nie pas) ; mais c’est sur le versant des individus et de leurs ressources psychologiques, et sur ce seul versant, qu’on la verra se mettre en quête de remédiations. (Le reste est accepté comme une fatalité.) Le psychotechnicien viendra alors en aide à l’individu – en cherchant à le munir des compétences utiles pour lui permettre de s’adapter de façon plus efficace dans un tel milieu, devenu en effet possiblement inamical voire hostile. Rendre – en travaillant sur l’individu, psychotechniquement – le travail et la vie toujours possibles malgré tout. (La résilience acquiert dans cette configuration une place particulière : elle est la compétence suprême d’adaptation à des états de fait sur lesquels on accepte toujours déjà de n’avoir aucune prise.) Toute différence entre un individu et un autre est ramenée à de telles différences de capacités (psychologiques), dans tel ou tel domaine : et chaque compétence, envisagée différentiellement, peut être éduquée, rééduquée, à l’infini, comme on l’a vu. Tout reste alors dans la sphère d’une éducation, d’un apprentissage individuel ; et dans la sphère du psychologique [37].
Mais aussi : la responsabilité de l’adaptation ou de l’inadaptation – une fois que celle-ci a été diagnostiquée et qu’ont été proposées des remédiations – est portée par l’individu seul. « Le cœur de la stratégie consiste à transformer les antagonismes sociaux en un faisceau de tâches individuelles, pour l’accomplissement desquelles chaque individu porte seul la responsabilité [38]. » Dans le régime psychotechnique, l’apaisement des tensions, qui naissent nécessairement du fonctionnement social, passe par une éducation émotionnelle de l’individu. « Der Weg zu einer harmonischen Gemeinschaft verläuft über die emotionale Schulung des Einzelenen [39] ». La psychologisation des antagonismes sociaux est une manière de les invisibiliser. « Es geht hier offenbar darum, Verhaltensschemata zu etablieren, die das Ausblenden sozialer Antagonismen begünstigen [40]. » Pour cela, on s’en remet – localement, mais partout – à l’individu, et à ses compétences.
Car le réel est problématique : cela, le psychotechnicien ne le nie pas. Le psychotechnicien ne nie jamais les problèmes ; il les énonce même plus souvent qu’à son tour. Puisque c’est toujours sur fond d’un problème que lui-même est invité à intervenir [41]. Or le nouvel ordre social, comme on sait (bekanntlich), produit en permanence des difficultés : c’est qu’il fonctionne en poussant systématiquement à son maximum l’exploitation des possibilités (de chaque individu) (comme de toute ressource) ; il tend toujours vers une augmentation indéfinie de sa performance et de sa rentabilité (puisque chaque service, partout, que ce soit un service public, un service au sein d’une entreprise, est sommé de fonctionner plus efficacement, toujours). Dans une telle logique, le problème n’est pas l’exception mais la règle, la situation normale. Le fait qu’il y ait difficulté est même le signe que le système fonctionne normalement : c’est-à-dire que la machine est suffisamment et correctement tendue. L’individu, dès lors, est nécessairement et constamment en position de « défaut », de « manquement ». (Et la psychotechnique, à l’individu en permanence en difficulté, vient « offrir son aide », son « appui » [42].)
Ainsi l’individu du travail contemporain est-il en permanence renvoyé à son manque, à ses manquements – exactement comme l’individu de l’ascèse protestante, lequel était toujours et nécessairement pécheur, toujours en manquement par rapport à l’énormité de l’exigence éthique, au quotidien. Dès lors, l’individu est toujours à la fois « hilflos » (« démuni », « désemparé ») et « hilfsbedürftig » (en « demande d’aide »). C’est dans cet état que bienveillamment lui viennent en aide ceux chargés de sa conduite : les pasteurs du protestantisme piétiste, comme les modernes psychotechniciens ; comme aussi les modernes pédagogues. Dans une telle menschenlenkung est donc encouragé tout ce qui permet de maintenir en permanence les personnes dans ces dispositions de détresse et de perplexité : en état de perpétuel défaut par rapport à ce qui est exigé d’elles [43] . Car ainsi (en demandant l’impossible) les place-t-on dans la situation de devoir en permanence travailler sur soi, agir sur soi, pour tenter (indéfiniment car la tâche est vouée à l’échec) de corriger leur insuffisance, et de se maintenir à flot vaille que vaille… La vie de l’individu, isolé, ramené en permanence à soi, devient une éducation permanente de soi, un permanent et infini travail sur soi. D’où aussi la responsabilité nouvelle incombant à l’individu d’« apprendre à apprendre » (nouvelle compétence-clef du dispositif). L’apprentissage, en devenant lui-même une compétence (compétence de second degré), referme le cercle du système sur une pédagogie infinie, l’individu étant en permanence sollicité pour « planifie[r] [son] propre comportement d’apprentissage [44] ». Tout échec est ainsi compensé par un apprentissage supplémentaire, une incitation à consolider le panel de ses compétences fragilisées : c’est le schéma d’une autorégulation cybernétique – qui demeure sans négativité possible. « Cette manœuvre stratégique consistant à appréhender le processus d’apprentissage – duquel des compétences devraient découler – comme étant lui-même le produit de compétences ayant à être apprises, marque le point central de cette nouvelle psychotechnique [45]. » Gelhard parle à ce titre de « refermeture du concept de compétence [46] ». On ne sort plus du plan (fonctionnel) (cybernétiquement piloté).
Dès lors, la psychotechnique se referme sur l’individu comme un piège : non seulement il est sommé d’accepter son sort tel qu’il est (et d’abandonner le champ de la lutte politique ou sociale : on n’y peut rien changer) ; mais c’est à celui même qui le maintient très consciemment, très volontairement, dans cet état de perpétuel manque, qu’il est contraint de demander l’aide et l’appui dont il a besoin pour s’en sortir. Et cette aide, et cet appui, quels sont-ils, finalement ? Rien de plus qu’une injonction faite à l’individu, bienveillamment, autoritairement, de continuer à travailler sur soi, toujours, pour parvenir à s’adapter malgré tout. La psychotechnique est le schéma même d’un cercle depuis l’intérieur impossible à briser, cercle qui s’est refermé – cercle d’une conduite-lenkung, ou pédagogie infinie.
NOTA BENE de la Thèse n° 18 : Pour un concept d’apprentissage négatif. [Die Negativität des Lernens]. [Günther Buck].
« Wenn Lernen mit Hegel als Erfahrung begriffen werden kann, bedeutet also, dass das Spiel der Mächte offengehalten werden muss, damit Erfahrung – und damit Lernen – möglich bleibt. »
Andreas Gelhard, Kritik der Kompetenz, p. 149
Si, comme on l’a vu, apprendre consiste à acquérir une compétence (dans le schéma psychotechnique), alors apprendre consiste à effacer quelque chose du monde (un problème, une difficulté) : afin de rendre le monde à son apaisement. La pédagogie de la compétence – comme pédagogie de la dissolution des antagonismes (contraria solvenda).
À l’encontre d’un tel schéma, Andreas Gelhard convoque le livre, en Allemagne célèbre, de Günther Buck, Lernen und Erfahrung, lequel proposait une autre vision de ce que veut dire apprendre – envisageant un apprentissage dit « négatif » en cela qu’il n’aurait pas à effacer la dimension du conflit mais la trouverait au contraire à son principe même (dans le concept d’expérience – dialectique – repris de Hegel). « Lernen erscheint in dieser Perspektive als ein konflikthaftes Geschehen […] [47]. » Si Buck se réfère à la phénoménologie husserlienne et à la structure d’anticipation commandant à toute conscience [48], c’est cependant pour constater que Husserl ne laisse pas de place à l’inattendu, et donc à la possibilité d’une correction (de l’expérience) (du cadre même de l’expérience). Buck joue finalement Hegel contre Husserl, dans le but d’obtenir un concept d’expérience « négatif », c’est-à-dire capable de prendre en compte une remise en cause même des étalons de mesure (Maßstäbe) de l’expérience [49]. Ce sur quoi insiste Buck, c’est que l’expérience n’est pas une structure figée dans le sein de laquelle viendraient se couler les différents apprentissages, un à un accueillis. Puisque c’est la structure même de l’expérience que certains apprentissages, possiblement, ont le pouvoir de remettre en question. « En réalité pourtant, en faisant comme dit Hegel l’expérience de la non-vérité du premier concept, nous faisons une expérience sur le mode d’expérience qui a été le nôtre jusqu’ici [50]. » Autrement dit, ce processus de l’expérience ne se contente pas de donner le « cadre » à l’appréhension et à la connaissance des objets : mais il doit aussi être compris comme expérience sur les modes même de l’expérience ; il est toujours lui aussi possiblement en question. Et un apprentissage véritable n’est pas seulement découverte d’un objet nouveau ; mais est précisément un apprentissage capable de remettre en question la structure même de l’expérience [51]. En cela, l’expérience, sans cesse, se remet en jeu dans l’expérience ; et dans l’apprentissage en particulier. (Apprendre le théorème de Pythagore : et ainsi découvrir des puissances nouvelles et insoupçonnées cachées dans les nombres. Apprendre une théorie sociologique : et ainsi découvrir, etc.) C’est en ce sens que Buck peut parler de négativité de l’apprentissage. « Il faut pour cette raison comprendre la négativité spécifique à l’apprentissage comme une caractéristique d’un processus agonal et conflictuel qui ne se déroule pas de manière continûment cumulative, mais est marqué par des moments aporétiques qui rendent nécessaire le réexamen [Überprüfung] de ses propres étalons de mesure [52]. » « Lernen, so lautet die grundlegende Einsicht von Bucks negativistischer Lerntheorie, heißt „Umlernen“ [53]. » L’apprentissage ne concerne pas seulement l’objet (même nouveau) ; il oblige à une restructuration du cadre même de l’expérience ; du cadre même où jusqu’alors s’alignaient les anciens objets. (Se dessine déjà l’idée que si la pédagogie de la compétence échoue, c’est précisément parce qu’elle est contrainte de faire au contraire l’hypothèse d’une « structure fixe » de l’expérience [54].)
Si Buck, pour penser l’expérience (Erfahrung), recourt à Hegel, non à Kant, c’est parce que le concept kantien d’expérience ne permettrait pas de prendre en compte cette dimension de mise en question des étalons même de l’expérience [55]. « Le danger, ce n’est pas une détermination par le dehors [Fremdbestimmung], mais la soumission de l’expérience à un étalon de mesure non modifiable [unveränderlich], qui ne soit plus à disposition [56]. » Or que fait le concept de compétence sinon présupposer une structure formelle de l’apprentissage, structure fixe (et restant la même pour tous les apprentissages) (pour toutes les disciplines) (pour toutes les activités) ? Apprendre ne peut être défini par le dehors (fremdbestimmt). L’apprentissage doit pouvoir garder en lui et pour lui la possibilité de réexaminer et de revoir jusqu’à sa forme : il lui faut pour cette raison se défier de toute capture, de toute instance déclarant depuis l’extérieur des objectifs de sortie, définissant depuis le dehors la « nature » du savoir, etc. (Or faisons remarquer que la pédagogie, en venant du dehors reformuler pour les disciplines ce que l’apprentissage veut dire, vient en fait exactement empêcher le fonctionnement négatif de l’apprentissage : en donnant à l’apprentissage une forme positive – c’est-à-dire fixe et déterminée depuis le dehors [57].)
Notons que si Gelhard parle ici d’épreuve positive (positive Bewährung), il faut entendre le terme « positif » dans le sens qu’il a chez Hegel quand celui-ci parlait de la « positivité de la religion chrétienne » dans l’écrit de jeunesse du même nom [58]. « Dans cet écrit, Hegel qualifie de “positif” les régimes de menschenlenkung, qui mesurent chaque détail de la vie quotidienne à un étalon de mesure unique et sans alternative possible [59]. » C’est que dans la « positive Bewährung », précisément, l’étalon de mesure (capturé) (régi extérieurement) n’est plus à disposition [60]. Or que fait la grille de compétences sinon exactement donner un « étalon de mesure, unique et sans alternative possible » à l’apprentissage – avant même que celui-ci n’ait commencé ?
La logique de la compétence installe ainsi un fonctionnement où l’expérience est toujours appréhendée « positivement » : et pour cause, elle livre, comme on l’a vu, un concept d’apprentissage « qui ne connaît pas d’apories, mais seulement des tâches [Aufgaben] [61] ». Cela ne veut pas dire qu’on ne rencontre pas des problèmes : mais précisément, ceux-ci ne peuvent à aucun moment conduire à une remise en cause du schème lui-même. Tout a toujours lieu sur un même et unique plan. Si un problème survient, il faut et il suffit de faire des ajustements dans le plan : « If an impasse is reached, more planning occurs to identify ways to overcome obstacles not considered during initial planning [62]. » La tâche [task] c’est le problem solving [63]. « Là où avec Buck il s’agirait de constituer le centre aporétique du processus d’apprentissage, le modèle cognitiviste ne peut recommander, pour compenser l’échec de la planification, que davantage de planification [64]. » (Le système ne peut être « en question » : puisque l’apprentissage n’a pas la main sur ses propres conditions ; est piloté depuis le dehors (fremdbestimmt) (capturé).)
On mesurera tout l’écart existant entre cette forme nouvelle d’apprentissage et l’ancienne à la manière dont la psychotechnique, finalement, réinvestit le concept de l’« agir autonome » (selbständiges Handeln). Si le mot d’autonomie est dans le discours néolibéral, comme on sait, positivement connoté, et si les pédagogues n’ont de cesse d’inviter les enseignants à faire travailler leurs élèves « en autonomie », Gelhard démasque parfaitement l’illusion : à l’« agir autonome » se substitue un simple « apprentissage autorégulé » (selbstreguliertes Lernen), autrement dit une auto-organisation cybernétiquement appréhendée [65]. Certes l’élève peut être mis en autonomie (en liberté) : encouragé à apprendre par lui-même. Mais cette liberté n’est que celle d’une autorégulation – prisonnière sur un plan [66]. Gelhard fait remarquer que l’un des traits fondamentaux de l’actuel discours de la compétence est précisément le « caractère interchangeable » entre les concepts d’« autonomie » et d’« autorégulation » ; ou entre les concepts d’« autodétermination » et de « cercle de régulation cybernétique [67] ». « Qui en effet interprète l’agir autonome comme un apprentissage autorégulé, l’interprète, en fonction de ce modèle, comme un acte d’adaptation [Anpassung] : “Apprendre, dans cette logique, signifie toujours accepter sans la questionner l’autorité du donné”. [68] » « L’établissement d’enseignement supérieur cybernétisé ne table pas sur des sujets s’autodéterminant [selbstbestimmt], mais sur des spécialistes (autorégulés) en résolution de problèmes [69] ».
{{}}La logique de la compétence est une logique de la soumission et de l’adaptation autorégulées [70]. Là-contre, il faut que l’enseignement soit négatif. (L’enseignement doit pouvoir briser le cercle de sa reproduction cybernétique.) « Si l’apprentissage peut avec Hegel être compris comme expérience [als Erfahrung], cela veut donc dire qu’il faut laisser ouvert le jeu des puissances, de façon à ce que l’expérience – et ainsi l’apprentissage – demeure possible [71]. »
« La pensée qui a perdu son autonomie ne se risque plus à saisir le réel pour lui-même et en toute liberté. Pleine d’illusions et de respect, elle laisse cela à ceux qui sont le mieux rétribués et se soumet du même coup elle-même à toutes sortes de normes. Et elle a tendance à se comporter comme si elle devait prouver continuellement ce qu’elle vaut. Même lorsqu’il n’y a rien à se mettre sous la dent, penser devient un entraînement [Training] en vue de n’importe quel exercice. La pensée considère ses objets comme de simples obstacles, un test permanent pour vérifier sa propre forme [als permanenter Test des eigenen in Form Seins]. »
Adorno, Minima Moralia, § 126 (« QI »), p. 223-224, trad. fr., p. 263.