SITUATION
Alors qu’une très large majorité d’enseignantes et d’enseignants semble sans réagir accepter la notion, voire la relaie (consciemment ou non) ; alors que les syndicats enseignants de gauche échouent complètement à faire s’élever une protestation contre ce concept (pourtant très évidemment néolibéral) (on a entendu des militants de SUD-Éducation le défendre) ; alors que des penseurs, de gauche eux aussi, s’en saisissent et l’acclimatent en se disant que peut-être ce n’est pas si éloigné de Freinet ; alors que dans les instituts de formation des enseignants (actuels INSPE) aucune voix critique ne se fait entendre distinctement (des critiques existent, mais restent vagues, et faibles) ; alors que les sciences de l’éducation ont joué dans le travail d’acclimatation « pédagogique » de la notion un rôle de premier ordre (à leur insu, apparemment...) –, notre but, par la publication de ces thèses, est de mettre en évidence les effets de la notion de « compétence » dans les discours et les pratiques de l’enseignement lui-même (et non plus seulement : dans les discours et les pratiques des gestionnaires de l’enseignement). Or c’est philosophiquement – et non pas seulement économiquement ou sociologiquement – qu’il nous semble nécessaire d’éclairer cette notion : d’où ces thèses – qui, précisément, cherchent à appréhender la compétence comme un concept. (Elles résultent de la mise en commun de contributions diverses – universitaires ou non –, dont les auteurs, actifs en France pour la plupart, signent collectivement sous ce nom inventé : Jacques-Alain Marie. Les angles d’approche du concept sont multiples ; on aura une thèse arendtienne par exemple, cohabitant sur le cercle avec une thèse deleuzienne. Une autre thèse est traduite de l’allemand. A été procédé à une unification stylistique, à quelques coupures que des redites nécessitaient – et à des renvois d’une thèse à l’autre, pour harnacher l’ensemble sur le cercle. La plupart des thèses sont placées sous l’autorité conceptuelle d’un auteur – vivant ou mort : cela n’implique donc pas que l’auteur en question soit l’auteur de la thèse écrite sous son nom.)
J.-A. Marie,
octobre 2023
Thèses – installées en cercle – sur le concept de compétence
Le faire et le voir.
Le problem solving contre l’accueil (passif ?) du monde.
(La haine du donné.)
« Wir sind bedroht, voll Schrecken schließlich in einer Welt zu leben, in der wir von lauter Dingen umstellt sind, die wir selber gemacht haben. »
Adolf Portmann
Dans l’enseignement simple et ancien, disent les pédagogues, l’élève est passif : il écoute ou regarde seulement. (Il bâille aux corneilles.) Dans l’enseignement « pédagogique », il faut au contraire que l’élève soit actif, autrement dit qu’il fasse. Aussi veille-t-on depuis plusieurs années à ce que les élèves soient en permanence mis « en situation » : et la situation n’est jamais de « simple » contemplation ; elle est « situation-problème ». L’élève est devant une difficulté, un obstacle. Aussi se sent-il nécessairement concerné. Et il a pour tâche de faire – ce qu’il faut –, afin de résoudre ce problème auquel le confronte la situation. (Dans la vie, en permanence sans doute, on rencontre en effet des problèmes ; et l’école doit préparer l’enfant à la « vie »… De là l’idée de le placer autant que possible et préférentiellement, à l’école, face à des problèmes, dans des situations à problèmes [2].)
L’approche par compétences s’inscrit dans cette logique de l’apprentissage comme activité et comme problem solving : puisque disposer d’une compétence, par définition même, c’est être en mesure de mobiliser son savoir (ses ressources cognitives) pour affronter un problème spécifique – et le résoudre [3]. Dès lors, « la pédagogie de la compétence s’accorde parfaitement avec une conception constructiviste de l’apprentissage » : « les élèves abordent les savoirs comme des compétences pour résoudre des problèmes [4]. » ; « Une compétence est une action qui implique la résolution d’une situation au départ problématique [5] » ; « Une approche par compétences précise la place des savoirs – savants ou non – dans l’action : ils constituent des ressources – souvent déterminantes – pour identifier et résoudre des problèmes, préparer et prendre des décisions [6]. »
Aussi les compétences nomment-elles, chaque fois, une aptitude à agir, à faire – pour faire face à un problème, répondre à un besoin. Les textes et préambules des programmes scolaires y insistent, à tous les niveaux – et dans toutes les disciplines : « Une entrée par la résolution de problèmes est à privilégier [7]. » « En sciences et en technologie, mais également en histoire et en géographie, les langages scientifiques permettent de résoudre des problèmes, traiter et organiser des données, lire et communiquer des résultats […] [8]. » On n’enseigne plus des objets du monde (au petit bonheur) (pour le plaisir) (pour eux-mêmes) ; on enseigne ce qui permet d’agir en vue d’affronter des situations et de résoudre des problèmes « réels » : soit ces « problèmes qu[e] [l’élève] est susceptible de rencontrer, ailleurs qu’en formation, dans sa vie personnelle, dans son activité professionnelle comme dans l’exercice de la citoyenneté [9] ». (Remarquons que c’est ce déplacement vers la résolution de problèmes qui, selon les pédagogues, permet en même temps de « redonner du sens aux savoirs » : ce que fera l’élève aura du sens pour lui, puisque cela lui apprendra à régler des problèmes – qu’il aura, ne manquera jamais d’avoir, dans le monde réel, dans la « vraie vie » [10].) « Il s’agit d’apprendre à problématiser, c’est-à-dire à interroger toutes les connaissances scientifiques sous l’angle des problèmes auxquels elles apportent une réponse et non en termes d’accumulation notionnelle [11]. » Il faut cesser d’enseigner pour enseigner, comme aussi d’apprendre pour apprendre : l’accumulation des savoirs est inutile si elle est sans but, sans application, sans usage, sans débouché (plus ou moins immédiat) sur un « faire ». La valeur du savoir est explicitement ramenée à l’action : « Une approche par compétences précise la place des savoirs […] dans l’action : ils […] ne valent que s’ils sont disponibles au bon moment et parviennent à entrer en phase avec la situation [12]. » La pédagogie de la compétence, appuyée sur des séquences et des séances elles-mêmes « construites », est ce qui garantit que les élèves soient en permanence maintenus dans le « faire », dans l’« activité » (et dans une activité toujours problématique ou problématisante) (et dans une activité toujours orientée vers un but). « Car ce qui apparaît alors spécifique du savoir, ce ne sont pas les résultats, c’est-à-dire les énoncés qui, au terme de la démarche, pourront être affirmés comme vrais, mais le fait même de problématiser la réalité, c’est-à-dire une activité [13]. » Le faire, dans une telle pédagogie, devient l’alpha et l’oméga : 1° il est pour l’apprenant ce qui permet de mieux apprendre, de mieux acquérir le savoir (en se mettant en situation) (en laissant agir sur soi la « nécessité » impérieuse qui est celle d’un problème qui se pose « à soi ») ; mais 2° il est aussi le point d’aboutissement du savoir : si j’acquiers des savoirs, c’est toujours pour agir. « Le savoir », écrit sans hésiter le pédagogue, « vaut par ce qu’il permet de faire... [14] » (Certains théoriciens de la compétence iront jusqu’à écrire : le savoir est une compétence [15].)
Le savoir est ainsi mis « au service des » compétences : il devient pour elles « ressource » (parmi d’autres) à mobiliser (en vue d’un résultat). On comprend ici la triangulation conceptuelle qui existe structurellement entre la compétence, la « ressource » (cf. Thèse n°3) et le « problem solving » ici évoqué [16]. Cette évidence (ou confusion), d’une identité entre apprentissage et résolution de problème, entre savoir et compétence, finit par être telle dans l’esprit des pédagogues qu’il semble leur devenir difficile de dire s’il faut enseigner par compétences parce qu’il faut enseigner aux enfants à résoudre des problèmes – toujours ; ou si au contraire il faut enseigner sous la forme permanente de la résolution de problèmes parce qu’il faut enseigner par compétences. (Mais alors reste indéterminé, indéfiniment en défaut de légitimation et suspendu, ce qui justifie qu’il faille passer à la compétence, et à la résolution de problèmes. Il semble qu’on tienne là, avec l’éloge du « faire » contre le « seulement regarder », l’alpha et l’oméga de toute pédagogie : mais l’un et l’autre tournent en rond et se poursuivent en cercle [17]…)
(Remarquons par ailleurs en passant que, dans cette logique où l’élève est en permanence placé en face de difficultés à surmonter, de problèmes à résoudre, savoir devient systématiquement pour lui (négativement) savoir effacer : savoir effacer dans le monde ce qui gêne (une difficulté, un problème, un obstacle) (cf. Thèse n° 14). L’enseignement fait dans le monde disparaître du négatif, au lieu d’y faire positivement apparaître quelque chose, comme c’est le cas au contraire dans la logique de monstration qui est celle de l’enseignement pensé comme intentionnalité : quand tout enseignement est enseignement de quelque chose ; c’est-à-dire a un objet – dans le monde – qui lui est transcendant. Cf. Thèse n° 1 [18].)
« Dès lors que le savoir est d’abord une action, il exige, comme toute action, des compétences ou plus précisément une compétence qui est celle de problématiser [19]. » L’enseignant qui enseigne en montrant seulement quelque chose (en-deçà ou au-delà de tout problème) n’enseigne pas encore. (De même, un élève qui se contente d’écouter ou de regarder quelque chose, n’apprend encore rien, au sens strict.) Le monde, pour le pédagogue, n’existe que problématisé. Lire un poème de Rimbaud dans une classe, en disant que c’est un poème de Rimbaud, même en expliquant pourquoi c’est un poème de Rimbaud : voilà qui n’est pas encore enseigner. (Puisque pendant ce temps que l’enseignant lit ou parle, les élèves, eux, ne font rien. Dans la pédagogie du faire, l’inactivité est logiquement un scandale. Et si l’élève profitait de la lecture du poème pour m’échapper – pour s’échapper [20] ?)
Voir (ou montrer) est de toute façon toujours trop peu. On ne peut apprendre que ce que l’on fait [21]. Sans doute même faut-il aller jusqu’à dire qu’on ne peut voir que ce qu’on a fait soi-même. Et si les faits qui sont ceux de la méthode scientifique expérimentale, dans une telle logique, servent de modèles souverains à tout apprentissage, c’est parce qu’il est bien connu depuis Bachelard que ces faits sont produits, fabriqués : les faits sont « faits » par nous. Ils sont « problèmes » ; ils ne sont pas absurdes données, contingences dont on ne sait que « faire » (comme l’est par exemple la bigarrure des espèces animales ou végétales, leur présence disparate et peu justifiée, dans l’univers [22]). Si les « faits » de la science expérimentale sont si valorisés par le pédagogue, c’est parce qu’ils sont faits pour résoudre un problème ou en poser un. Ils ne sont pas des faits qu’on accueille seulement (comme on accueille le fait qu’il y a le frêne, le chêne, le hêtre et le mimosa ; qu’il y a Hugo, Verlaine, Mallarmé et Lautréamont…)
Il est frappant de constater que l’accueil des choses les plus simples du monde (l’arbre, la ruine antique dans la forêt, le petit quatrain qui rime, l’oiseau) désempare à ce point l’activisme du pédagogue, son zèle, sa raison – sa volonté de maîtrise [23]. Existe au fondement du présupposé que ne peut jamais importer que ce que je fais une défiance (un soupçon ?) à l’égard de qui est simplement donné. Ceci explique que cette pédagogie soit si à l’aise avec les activités scientifiques du laboratoire ou des mathématiques ; si embarrassée en revanche avec toutes les activités de pur accueil (comme est l’herbier ou le cahier destiné à recueillir, accueillir, les poèmes rencontrés : laissés dans leur juxtaposition aproblématique, et conservé sans autre raison que d’avoir été rencontrés un jour…) Cela ne veut pas dire que l’animal, par exemple, sera exclu de l’enseignement : mais il faudra qu’il soit inclus dans une activité problématisée, qui permettra de le faire entrer dans la classe (comme ressource au service de l’apprentissage). De même que par les pédagogues n’est pas du tout exclue la lecture d’un poème, à l’occasion : celle-ci, certes, ne peut être la fin de la séquence d’enseignement ; mais on peut l’intégrer à condition qu’elle ait un but hors d’elle-même – en un objectif extérieur et contrôlable, pris à une liste d’objectifs préétablis [24]…
Mais l’apparition seule, le seul donné : voilà qui est trop primitif et trop nu – trop brutal… (A été rapporté le cas d’un proviseur qui, dans un lycée, un jour, refusa son autorisation à une sortie scolaire que projetait d’organiser un enseignant d’histoire en direction d’une cité antique, sous le prétexte qu’aucune « activité pédagogique » n’y avait pour les élèves été prévue sur place. Le proviseur déclarait : « Voir, ce n’est pas apprendre… Voir n’est rien… Ce théâtre, si une classe y va, alors il faut le faire vivre… Il faut penser une activité pédagogique sur place… Je ne puis autoriser un voyage où il ne s’agirait que de voir [25]. » Ce qui pour un enseignement peut être conçu comme un point d’aboutissement, comme un événement joyeux, une fête (aller voir quelque chose dans le monde ; aller écouter quelque chose dans le monde – muni peut-être d’un savoir, précédemment acquis entre les murs d’une classe, y préparant) est condamné à n’être jamais pour la pédagogie qu’un point de départ ; un moyen ; une ressource [26]...)
Si le monde, pour le pédagogue, n’existe que problématisé, cela veut dire que n’existe plus, dans l’enseignement, que ce qui se laisse problématiser. « Toute compétence [...] engage une saisie de la réalité en fonction d’une intention. [...] Elle implique le refus de la contingence, de la tyrannie du fait brut, du “c’est comme ça” [27]. » (Or de quelle métaphysique tire-t-on cette évidence que le monde est un problème ; qu’il n’y a, pour se décider à apprendre ou à enseigner, que le problème ? On a dit ici et là que la pédagogie était un utilitarisme ; ou un pragmatisme ; c’est aussi un fonctionnalisme : il faut que tout être soit fonctionnel ; et que tout être ne soit appréhendé que dans sa fonction ; de sorte que l’apparaître de l’être ne soit rien, ou ne soit plus que le résidu – marginal, contingent, luxueux, hypertélique [28] – d’une fonction, qui est seule réelle, seule objet du savoir et de l’attention [29].) La pédagogie de la compétence, comme pédagogie du faire, invisibilise le monde ; elle fait disparaître du champ de l’enseignement ce qui simplement apparaît dans le monde, ce qui tombe simplement sous les yeux – « sub sensus cadat ». Ce que cache cet « activisme » pédagogique forcené, cet « affairement », ce « constructivisme » étendu à tout, cette pédagogie qui prétend qu’on ne peut apprendre que ce qu’on a fait, c’est d’abord le fond sur lequel cette pédagogie, fondamentalement, se débat : l’oubli, la perte du monde. (On agit ; on s’agite ; on ne voit ni ne regarde plus rien, tant on est occupé à faire ; à résoudre...) (L’enseignant, accaparé par la tâche d’accompagner les élèves qui font, dans une telle logique, ne montrerait plus rien ; l’enfant ne regarderait plus rien, trop occupé à faire. À la rigueur verrait-il encore ce dont il a besoin pour faire. La vision ne serait plus que prélèvement d’informations – de ressources, pour agir. Et voilà la perception même, devenir ressource à son tour [30]. Et tout ce qui pour l’élève entrerait en son champ de vision n’y entrerait plus que comme moyen d’action. Un tel enseignement (obsédé par des processus, des procédés, des procédures) (par des actions, des démarches, des méthodes) (par des fonctions) est étrangement aveugle aux objets, aux choses. Que voit-on encore du monde, quand on s’obsède à résoudre des problèmes, à effacer des obstacles [31] ?)
« Nous vivons sous la menace de vivre, pour finir, en un monde effrayant dans lequel nous ne serions plus entourés de rien que de choses que nous aurions faites nous-mêmes [32]. » L’enfer que prépare ou accompagne la pédagogie de la compétence est celui d’un monde perdu – effacé derrière une injonction permanente à faire et à problématiser [33]. On se condamne à n’être jamais occupé (affairé) que de soi ; on se condamne à sa propre et incessante et bruyante activité. (S’il y a cauchemar, c’est que la pédagogie place l’enfant dans le « fonctionnement » continuel [34].)
(C’est ce cauchemar qui, paraît-il, un jour pousse à la botanique l’esprit philosophe. Rousseau.)
Nota Bene : « Nachdem er mich in die Sammlung eingewiesen, auch hin und wieder einen Schrank eröffnet hatte, ließ der Professor mich allein. [...] Ich saß am Fenster vor einer Auswahl der gebänderten Idole ; ihr Anblick brachte mich ins Träumen, bis die Farben ineinanderflossen – die Dämmerung brach ein. Die Stunden waren im Flug vergangen wie über den Seiten eines Buches, das man schon oft gelesen hat und dessen man trotzdem, ja gerade deshalb, nicht müde wird. Die bunten Mumien feierten Auferstehung, und wieder einmal bekam ich die Macht zu spüren, die sich in einem Stückchen belebter Substanz verbirgt. » E. Jünger, Subtile Jagden [35].
La pédagogie dit qu’apprendre est apprendre à résoudre des problèmes. Oui, mais quels problèmes ? Qui décide des problèmes qu’on donne à résoudre aux petits enfants des écoles ? Qui décide de ce qui fait problème en ce monde, et de ce qui doit être problème pour eux ?
Les problèmes que dans l’école actuelle on soumet aux enfants, selon la pédagogie des compétences, sont les problèmes venus du monde réel, de la « vraie vie ». La soumission intellectuelle de l’école (accomplie par ses pédagogues) se situe exactement ici : non dans les solutions qui seront ensuite apportées aux problèmes posés (celles-ci seront très exactes, toujours) ; mais, en amont, dans l’acceptation des problèmes tels qu’ils sont et de la manière de les poser [36]. La phrase du pédagogue : « Toute compétence [...] implique le refus de la contingence, de la tyrannie du fait brut, du “c’est comme ça” [37] » pouvait faire penser qu’on avait affaire avec cette attitude à une pédagogie de la contestation – refusant les choses telles qu’elles sont. Or une telle attitude, si elle refuse en effet de percevoir les choses dans l’ici et maintenant qui est celui de la perception (de la façon que nous avons exposée ci-dessus), accepte toujours déjà en revanche les problèmes, tels qu’ils sont – les problèmes tels qu’ils sont toujours déjà posés en ce monde. Elle les accepte et avec zèle se met au service de leur solutionnement et dissolution (solving [38]).
Or il n’y a de pensée qu’à la condition de s’extraire des problèmes qui se posent d’eux-mêmes, toujours déjà – dans notre dos. (Où l’on comprend que les disciplines, et leur étrangeté, leur distance, par rapport au quotidien, à la « vie réelle », sont au contraire un rempart contre les problèmes que dicte et impose en permanence le quotidien – la « vraie vie ». (Les disciplines, et leur histoire, et leurs histoires, protégeaient contre le prosaïsme désespérant de la pédagogie de la vraie vie : se demander si Achille va rattraper la tortue est un peu moins prosaïque (et fait un peu plus rêver) (fait un peu plus penser ?) (fait un peu plus habiter le monde ?) que se poser des problèmes d’argent, de monnaie rendue, de sécurité, de bien-être sanitaire, qu’on rencontre en effet en permanence au dehors [39].
« … le problème comme obstacle, et le répondant comme Hercule. » « … comme si la pensée ne devait pas chercher ses modèles dans des aventures plus étranges ou plus compromettantes [40]. »
Nota Bene n° 1 : Le primat de l’activité et de la problématisation est un bachelardisme. (Bachelard pédagogue.)
Prenant pour modèle (exclusif ou presque) les découvertes à son époque récentes de la physique relativiste et quantique, Bachelard, dans ses nombreux ouvrages des années 1930 et 40, affirme qu’il n’y a de science qu’allant à l’encontre de l’expérience sensible. « En fait, dans une éducation de rationalisme appliqué, [...] le maître se présente comme un négateur des apparences [...] [41]. » Un esprit, par conséquent, ne se forme qu’en construisant lui-même les faits – et en problématisant (à l’encontre du « donné » et de « l’expérience première », qui font obstacle [42]). C’est au point que la notion philosophique de « donné » est entièrement disqualifiée chez Bachelard, et condamnée comme « impropre [43] ». « En toutes circonstances, l’immédiat doit céder le pas au construit [44]. » Le savant, comme le pédagogue, ne peut se sentir à l’aise, dit Bachelard, que devant un fait qu’il a lui-même construit ; que devant une situation qu’il a lui-même problématisée. (Et l’esprit scientifique, comme le philosophe en fait lui-même l’aveu, ne pourra que se désemparer à l’inverse devant ce qui est seulement là, sans plus [45].)
On comprend qu’existe une affinité profonde entre ces développements de Bachelard et le pédagogisme des situations-problèmes. Il est tout à fait légitime que les pédagogues s’y réfèrent [46] et que [ à suivre ! ] […]
Nota Bene n° 2 : L’approche par le « faire » dans l’enseignement « Freinet ».
[ En cours de rédaction. ]
[ La pédagogie de la compétence s’est parfois réclamée des pédagogies alternatives – et de la pédagogie Freinet en particulier. Sur cette question du « faire », où l’affinité est en apparence la plus forte, il convient d’apporter une très nécessaire clarification.
Ce paragraphe sera l’occasion de démarquer la pédagogie Freinet de la logique de la compétence.
Le dispositif de production des Thèses (Jacques-Alain Marie) est preneur de suggestions et de remarques de ses lectrices et lecteurs – pouvant aider à la constitution de ce « Nota bene n° 2 ». Pour écrire au dispositif : pontcerq@gmail.com. Merci. ]
Les compétences
et le ministre en déplacement à ***.
(ou : La compétence est-elle une question actuelle ?)
« Dans le cadre de la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) met en exergue, dès 1986, l’importance de renforcer les “aptitudes indispensables à la vie” (ou “Life skills” en anglais) pour favoriser la santé globale, et atteindre “un état de complet bien-être physique, mental et social” [47]. » / « En 1996, à l’UNESCO, la commission dite Delors produit un long rapport à propos de l’éducation (Delors et al., 1996), dans lequel figure l’idée de compétence du 21e siècle [48]. » / « Dès 1997, l’OCDE met en chantier un programme de définition et de sélection des compétences dites “clés” (DeSeCo), dans le but explicite de “fournir un cadre conceptuel pour orienter le développement à long terme des évaluations et l’extension à des nouveaux domaines de compétences”. Le programme DeSeCo aboutit à un premier rapport en 2001, complété en 2003 par le rapport final. / Selon l’OCDE, cet ensemble doit regrouper les compétences indispensables à un individu pour “faire face aux défis de la vie” et “contribuer au bon fonctionnement de la société” [49]. » / « À travers quatre dimensions (l’apprentissage, l’employabilité, le développement personnel et la citoyenneté active), regroupant douze compétences de vie fondamentales, l’UNICEF propose une vision renouvelée de l’éducation basée sur une approche systémique qui vise à doter l’élève, tout au long de son parcours scolaire, d’un ensemble de compétences fondamentales transversales [50] ». / « De nombreux chercheurs et experts s’accordent à reconnaître que les défis d’aujourd’hui imposent un meilleur développement des capacités des individus à mener à bien des tâches mentales complexes, ce qui demande bien plus que la simple reproduction de connaissances acquises. Les compétences clés impliquent la mobilisation de savoir-faire cognitifs et pratiques, de capacités de création et d’autres attributs psychosociaux, tels que les attitudes, la motivation et les valeurs [51]. » / « En 2015, l’UNICEF a développé un cadre conceptuel relatif à l’Éducation aux compétences de vie et à la citoyenneté [...]. L’institution a distingué douze compétences de vie, regroupées en quatre catégories. […] Apprentissage : créativité, pensée critique, résolution des problèmes. / Employabilité : coopération, négociation, prise de décision. / Développement personnel : communication, résilience, autogestion. / Citoyenneté active : participation, empathie, respect de la diversité [52]. » / « Le Conseil européen de Lisbonne (23 et 24 mars 2000) a conclu que l’adoption d’un cadre européen devrait définir les nouvelles compétences de base à acquérir par l’éducation et la formation tout au long de la vie comme une mesure essentielle de la réponse de l’Europe à la mondialisation et à l’évolution vers des économies basées sur la connaissance, et a souligné que les ressources humaines sont le principal atout de l’Europe. Ces conclusions ont été régulièrement réaffirmées depuis, notamment lors des Conseils européens de Bruxelles (20 et 21 mars 2003 et 22 et 23 mars 2005) ainsi que dans la stratégie de Lisbonne révisée approuvée en 2005. / Les Conseils européens de Stockholm (23 et 24 mars 2001) et de Barcelone (15 et 16 mars 2002) ont adopté les objectifs concrets futurs des systèmes d’éducation et de formation européens, ainsi qu’un programme de travail (le programme de travail Éducation et formation 2010) afin de les atteindre d’ici 2010 [53]. » / « Les compétences clés sont elles-mêmes établies dans le “cadre européen des certifications pour l’éducation et la formation tout au long de la vie” fixé en 2008, chaque État membre de l’U.E ayant jusqu’en 2012 pour établir une correspondance entre son système national de certification et le cadre européen [54]. » / tandis que le nouveau Ministre, accueilli par le chef d’établissement qui aussitôt etc. pénétrant dans l’établissement scolaire où etc. après quoi, le Ministre, à l’équipe enseignante réunie etc. a affirmé qu’en matière d’éducation ses priorités dorénavant etc. et que les fondamentaux / « Sous l’impulsion des grandes orientations stratégiques en matière d’éducation, prises dans une majorité de pays, la déclinaison des standards nationaux et des curricula en termes de compétences se met en place pratiquement partout, à des rythmes cependant variés et suivant des modalités différentes [55]. » / ayant salué en personne l’individu alors recteur d’académie et le maire de ***, présents sur le parvis, a aussitôt déclaré qu’à partir de maintenant etc. et de sorte qu’un retour aux etc. / « Bien qu’une compétence clé aille au-delà des connaissances enseignées, le programme DeSeCo suggère qu’une compétence peut être acquise dans un environnement d’apprentissage propice [56]. » / arrivé sur place le nouveau Ministre de l’Éducation a annoncé qu’il se rendrait par ailleurs à ##### très prochainement, dès le 12, dans une école primaire, et qu’il ferait des déclarations concernant etc. et que dorénavant
Nota Bene n° 1 : Sur la concordance des aspirations et les différences culturelles comme obstacles. Universalisme de l’approche par compétences.
« Une question majeure s’est posée au cours de ce processus : est-il possible d’identifier une série de compétences qui peuvent être considérées comme essentielles dans tous les pays, malgré les différences de culture et de perspective qui existent entre eux, voire qui s’observent au sein même des pays ? Il est nécessaire en effet de tenir compte du fait que des valeurs peuvent être interprétées différemment selon les cultures même si elles sont communes. À cet égard, les participants au programme DeSeCo ont fait valoir que certains pays avaient réussi à identifier des valeurs communes tout en admettant leurs différences. Le programme DeSeCo a permis de s’accorder sur un nombre d’idéaux fondamentaux avec lequel le cadre conceptuel des compétences clés doit être compatible. Ce principe traduit la conciliation entre la concordance des aspirations et la diversité des applications. Bien que cet exercice ait été entrepris dans des pays de l’OCDE, il peut s’appliquer à d’autres pays. C’est pourquoi tout a été mis en œuvre pour travailler en étroite collaboration avec l’UNESCO lors de la définition du cadre conceptuel [57]. » / « Ainsi le National Curriculum, en vigueur depuis 2000 en Angleterre, entérine-t-il la prééminence des compétences clés suivantes : la communication […] ; les applications numériques […] ; les technologies de l’information […] ; le travail avec les autres […] ; l’amélioration de son propre apprentissage et de ses performances ; […] la résolution de problèmes [58] ». / « Le rapport Eurydice sur les compétences-clés indique ainsi que, dans la vision portugaise, les compétences sont liées “à la promotion ou au développement intégré de savoir-faire et de comportements qui vont inciter à utiliser ces connaissances dans différentes situations avec lesquelles l’élève peut ou ne peut pas être familier” [59]. » L’approche par compétences est fondamentalement universaliste.
La pédagogie qui met au centre l’enfant oublie que l’enseignement n’a pas une seule tâche, et qu’il en a fondamentalement deux : défendre l’enfant ; défendre le monde.
Arendt
Hannah Arendt, dans « La crise de l’éducation », article paru en 1958, écrit :
Ainsi l’enfant, objet de l’éducation, se présente à l’éducateur sous un double aspect : il est nouveau dans un monde qui lui est étranger, et il est en devenir ; il est un nouvel être humain et il est en train de devenir un être humain. Ce double aspect ne va absolument pas de soi et ne s’applique pas aux formes animales de la vie ; il correspond à un double mode de relations, d’une part la relation au monde et d’autre part la relation à la vie. L’enfant partage cet état de devenir avec tous les êtres vivants ; si l’on considère la vie et son évolution, l’enfant est un être humain en devenir, tout comme le chaton est un chat en devenir. Mais l’enfant n’est nouveau que par rapport à un monde qui existait avant lui, qui continuera après sa mort et dans lequel il doit passer sa vie. Si l’enfant n’était pas un nouveau venu dans ce monde des hommes, mais seulement une créature vivante pas encore achevée, l’éducation ne serait qu’une des fonctions de la vie et n’aurait pas d’autre but que d’assurer la subsistance et d’apprendre à se débrouiller dans la vie, ce que tous les animaux font pour leurs petits.
Cependant, avec la conception et la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développement de l’enfant, mais aussi celle de la continuité du monde [60]. Ces deux responsabilités ne coïncident aucunement et peuvent même entrer en conflit. En un certain sens, cette responsabilité du développement de l’enfant va contre le monde : l’enfant a besoin d’être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde aussi a besoin d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque génération [61].
Ce texte aide à comprendre que la pédagogie, quand elle se réduit à munir l’enfant du savoir ou du savoir-faire dont il a besoin, ne fait qu’accomplir l’une des deux tâches de l’enseignement – c’est-à-dire oublie (ou, en raison de certaines circonstances, cesse de voir) l’autre tâche. L’autre tâche est précisément de défendre le monde – y compris contre l’enfant. (Parce que le monde ne va pas de soi.)
La pédagogie de la compétence, par son présupposé initial (« mettre l’élève au centre »), oublie la deuxième tâche de l’enseignement ; et en oubliant la deuxième tâche, au nom du primat de la première, manque en réalité tout autant la première : car elle ne préserve pas l’enfant si elle n’a, pour lui, préservé le monde. (Le plus extraordinaire, sur le plan institutionnel, est que ce texte soit presque inconnu dans les sciences de l’éducation. Il faut qu’il le soit pour qu’on puisse décider de « placer l’enfant au centre du système éducatif » – et donc réduire l’enseignement à la moitié de lui-même – sans que les sciences de l’éducation et les pédagogues y voient rien à redire [62].)
(Cette thèse de l’oubli du monde, ou de l’« aliénation du monde », est directement liée à la thèse de la pédagogie de la compétence comme destitution de l’intentionnalité : cf. Thèse n° 1 [Husserl]. La pédagogie, en mettant au centre l’enfant, au lieu de mettre au centre le geste de désignation (par l’enseignant) du monde (pour l’enfant), s’empêche de se penser d’abord comme donation, désignation d’un monde. L’enseignant, dans l’enseignement, arrive devant l’enfant les mains pleines – pleines du monde ; et il est responsable du monde – en effet fragile, menacé de disparaître s’il n’est pas présenté à l’enfant. Le pédagogue de la compétence, lui, arrive les mains vides. (Il n’ira chercher dans le monde que ce qui sera ponctuellement utile aux apprentissages de son élève. L’élève est « libre », mais le monde est servile ; mis à son service.)
Dans l’enseignement, l’enseignant assume la responsabilité de donner le monde, de le montrer à l’enfant. « Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : “Voici notre monde” [63]. » Le pédagogue, lui, ne dit jamais à l’enfant : « Voici notre monde ». Il dit : « Quel est ton besoin [64] ? »
Le pédagogue Dominique Raulin, qui fut secrétaire général du Conseil national des programmes de 2002 à 2005, défendit l’approche par compétences, un jour, en se fondant sur le constat d’une impossibilité, soudaine, de savoir ce qu’il fallait encore enseigner aujourd’hui. (Ne pouvant décider des contenus qui devaient être enseignés, on devait passer, logiquement, à un enseignement formel – un enseignement de méthodes, de savoir-faire – de compétences : les élèves, ayant appris à apprendre, iraient eux-mêmes chercher ce dont ils ont besoin.)
« Face à la masse de connaissances, il n’y a pas de critère absolu pour dire : “ça, ça doit être enseigné, ou pas.” [...] On n’a plus aucun élément pour choisir les connaissances qu’il convient d’enseigner […]. À l’heure actuelle, on n’a aucune façon raisonnable, acceptable, compréhensible, pour justifier le choix d’une connaissance [plutôt que d’une autre], pour l’inscrire dans un contenu d’enseignement, dans un programme [65]. »
Nota Bene n° 1 : Arendt. Un conservatisme ?
[ En cours de rédaction. ]
[ Même remarque que ci-dessus pour le Nota Bene n° 2 de la Thèse n° 8. ]
Compétence et évaluation
(Avec l’évaluation par compétences, libérer l’élève des violences de la note ?)
Foucault
(1/2)
« … à la vieille mécanique du pouvoir de souveraineté beaucoup trop de choses échappaient... [66] »
Il n’est pas rare dans les écoles aujourd’hui de rencontrer des enseignants persuadés que la question de la compétence est en tout premier lieu, sinon même exclusivement, une question concernant l’évaluation des élèves : l’approche par compétences aurait été introduite dans le but de dépasser la note et d’émanciper les élèves de ce carcan ancien. (Les instances académiques et rectorales ont considéré avec raison que la compétence heurterait moins les enseignants présentée sous cet angle. Leur discours, ainsi, pouvait prendre des tonalités résolument émancipatrices : la compétence allait permettre une évaluation enfin « positive », « bienveillante », « au service des apprentissage » ; les noms de Freinet, de Montessori, les pédagogies alternatives, pouvaient être cités à l’appui.) Acceptons de nous placer dans ce qui suit sur ce terrain de l’évaluation. Acceptons ce présupposé selon lequel la compétence serait d’abord et avant tout un problème touchant l’évaluation des élèves. Et demandons-nous ce qui change, avec l’évaluation « par compétences ».
Ce qu’on observe, et qui a été assez peu relevé jusqu’ici, c’est un phénomène d’extension, pourtant massif, de l’évaluation – selon plusieurs plans ou dimensions. 1° L’école n’attribuait pas de notes en amont du Cours préparatoire (soit en deçà de six ans) ; l’évaluation par compétences, étant jugée plus douce, est étendue aux enfants de maternelle. Une évaluation dite « de qualité », se dotant d’ « observables », de « balises », d’ « indicateurs de progrès », de « points de vigilance », spécifiquement adaptée aux très-petits enfants, est instaurée [67]. On l’appuie sur une meilleure connaissance – récente – du développement neuronal de l’enfant et de ses capacités dites cognitives et émotionnelles [68]. Un référentiel pour l’école maternelle, au niveau national, encadre les attendus soumis à évaluation [69]. Les instances officielles de « ressources pédagogiques » – le site « educol » ou l’opérateur « Canopé » et sa Canothèque – accompagnent les enseignants dans ces missions d’évaluation nouvelles : c’est tout le champ de l’évaluation des enfants en bas âge qui connaît actuellement un essor théorique et pratique considérable [70].
2° Par ailleurs, la note était attribuée à l’élève à l’issue d’une épreuve ponctuelle, et explicitement déclarée comme telle (appelée « contrôle », « interrogation », « devoir surveillé », « devoir en temps limité »). Avec l’approche par compétences, qui peut certes recourir au besoin, elle aussi, à cette forme ancienne, se répand et s’affirme l’idée que l’évaluation, pour être véritablement « formative », peut et doit s’étendre au-delà des limites de ces seuls moments spécifiques : on peut très bien évaluer les élèves – et on encourage et forme à le faire les enseignants – en « situation ordinaire [71] ». En l’évaluant de façon discrète (ou subreptice) au cours de ses activités, on épargne ainsi à l’enfant le stress de la situation ponctuelle et ritualisée de l’examen. L’évaluation de l’élève par l’enseignant, en effet beaucoup plus douce, devient essentiellement observation. « Dans le quotidien de la classe, l’enseignant prélève des informations, des indices significatifs des progrès et des acquis attendus des élèves [72]. » L’évaluation « repose sur une observation attentive et une interprétation de ce que chaque enfant dit ou fait [73] ». Même quand les enfants parlent entre eux, l’observation du bon enseignant peut se poursuivre de façon discrète, bienveillante – comme par-dessus leur épaule : « L’enseignant est attentif aux questions que posent les enfants, aux comportements et initiatives qu’ils manifestent, à leurs productions, dans le groupe comme en relation duelle [74]. » L’observation par l’enseignant devient permanente.
(Relevons dès ici, en passant, une conséquence peu remarquée jusqu’alors : l’inversion de la direction des regards, au sein de la classe. L’enseignant n’est plus celui que la classe regarde faire – regarde s’agiter seul, au tableau –, n’étant plus modèle s’offrant à l’imitation des élèves. Dans la classe, ce ne sont plus les élèves qui regardent l’enseignant ; ce sont eux qui sont regardés, « observés » par lui. Là aussi prend sens le terme de « révolution copernicienne » très justement employé par les pédagogues pour désigner le renversement qu’ils accomplissent, sur l’enseignement. Un tel renversement n’est pas sans nécessiter une modification « technologique » : les rapports entre observés et observateurs s’inversant, il ne s’agit plus de faire en sorte, comme pour le cours (le cours magistral est un spectacle) que le plus grand nombre puisse voir (le maître) (l’individu seul sur estrade, sur tréteaux) ; mais inversement, dans « une forme exactement inverse du spectacle [75] » qu’un seul puisse observer travaillant une multitude (une classe entière occupée à faire [76]).)
L’enfant non seulement sent en permanence sur lui le regard – qui possiblement l’évalue – de son enseignant ; mais il s’accoutume à l’idée qu’être élève c’est être évalué, possiblement en permanence, dans la moindre et la plus ordinaire des situations ; à l’occasion du plus insignifiant de ses gestes. Dès lors, un continuum doux s’instaure, qui certes rend l’évaluation finale infiniment moins brutale : l’élève y ayant été préparé, sinon conditionné et acclimaté. Toute cette douceur est au prix de lier sans cesse, de tisser de façon indémêlable – c’est-à-dire de confondre – évaluation et apprentissage [77]. (On reproche à la note d’impliquer un stress lié à une période d’examen ponctuelle : mais n’est-ce pas aussi la condition pour que précisément l’évaluation reste limitée dans le temps ? et que l’enseignant puisse laisser les élèves en paix le reste du temps, les laisser tranquilles (to let them alone) ; les laisser « entre eux », à la manière d’une foule opaque, dans la classe et ailleurs [78] ?)
3° « À l’école, au collège ou au lycée, les élèves passent beaucoup de temps en classe, mais ils en passent aussi beaucoup en dehors des classes, au sein de l’établissement. Que ce soit dans la cour, dans les couloirs, à la cantine, en étude, dans les clubs (théâtre, chorale… [79]). » Ce temps extra-scolaire est perdu pour l’évaluation (conçue comme observation), si seul l’enseignant évalue, entre les murs de sa classe. Les pédagogues insistent sur le caractère collectif de l’évaluation des compétences : l’enseignant est invité à « interagir au sein d’une communauté éducative élargie [80] » ; on comprend que pour l’évaluation, c’est toute la « communauté éducative », engagée dans un effort de « coéducation », qui peut être mise à contribution pour l’observation des élèves [81] : les grilles de compétences, de préférence, sont remplies collectivement ; les nouvelles technologies (réseaux informatiques) permettent d’étendre et d’intensifier la transmission et le traitement des mini-observations effectuées ici et là au quotidien. L’évaluation s’étend, non plus seulement dans le temps, mais dans l’espace de l’école : elle se diffuse hors les murs de la classe. (Et si les murs de la classe protégeaient (en ce sens, comme aussi dans l’autre) ? protégeaient les élèves, empêchaient que le regard observateur et évaluateur les poursuivent jusque dans le couloir, la cour, les clubs, la chorale, etc. ?). (Remarquons enfin que le concept de « communauté éducative » ou de « coéducation » étend le nombre des personnes impliquées dans le processus d’observation des élèves ; étend le nombre des personnes disposant de la tâche (ingrate ? jouissive ?) de noter, de signaler, de notifier, etc. [82]. « Tous ces dispositifs se conjuguent ensemble. Ils sont foisonnants [83]. »)
4° En effet prisonnière des séparations et frontières existant entre disciplines, la note ne permettait d’évaluer que des savoirs et des savoir-faire disciplinaires. L’enseignant de mathématiques n’évaluait de son élève que des savoirs et des savoir-faire propres aux mathématiques ; de même l’enseignant d’histoire, que des savoirs et des savoir-faire propres à l’histoire ; etc. Du point de vue des pédagogues, ceci est une limitation (un carcan). L’approche par compétences, qui se pense elle-même, positivement, comme émancipation du carcan des disciplines [84], permet que s’accomplisse une extension du domaine de l’évaluable, au-delà des limites disciplinaires : non seulement une telle approche ouvre la possibilité d’évaluer transversalement, et inter-disciplinairement (puisqu’une même compétence, commune à plusieurs disciplines, peut être travaillée et validée dans chacune de celles-ci, et par plusieurs enseignants) : mais surtout, cette approche permet que l’école désormais évalue ce qu’aucune discipline n’évaluait jusqu’alors ; et voici qu’à côté des compétences disciplinaires (et interdisciplinaires) pénètrent dans les grilles – et commencent à y occuper une place toujours plus considérable – des compétences ne relevant d’aucune discipline. On passe, au sens strict, de l’interdisciplinaire à l’extra-disciplinaire, soit une sphère jusque-là vierge ou presque de tentatives d’évaluation au sens strict. Ces compétences extra-disciplinaires sont diversement nommées « compétences comportementales », « compétences psychosociales », « compétences de vie », « compétences douces », ou encore compétences de « savoir-être ». Quel domaine ces compétences couvrent-elles ? Que trouve-t-on dans ces listes ? Non plus des savoirs ni des savoir-faire : mais des comportements (ou savoir-être). (Le terme de « compétences comportementales », sans doute, est pour cette raison parmi tous le plus approprié conceptuellement [85].)
(Les compétences extra-disciplinaires, ou psychosociales, sont des comportements jugés nécessaires au bon fonctionnement de la société ; et des comportements jugés nécessaires à l’épanouissement de l’individu, dans cette même société. (Ce sont des attendus : mais des attendus formulés par la société – telle qu’elle existe à l’instant t – pour l’enfant qui y entre, en cet instant [86].) Il est donc tout à fait cohérent que ces socles de compétences nécessaires 1° soient formulés directement par les gouvernements des différents pays, ou par des organismes internationaux de prospective et de conseil (comme l’OCDE, l’UNICEF, l’OMS, etc.), 2° puissent être mis à jour régulièrement par ces mêmes instances – et 3° qu’ils n’émanent plus par conséquent, comme auparavant les programmes d’enseignement, des corps constitués que sont les disciplines. (Car les disciplines – c’est bien ce que leur reprochent les pédagogues, les gestionnaires, etc. – sont incapables de « dire » ce qui est utile à l’élève pour la société d’aujourd’hui [87].) )
En maternelle et en primaire,on relève ainsi, dans les référentiels des programmes d’enseignement, des séries de compétences prenant en charge l’éducation des très-petits enfants à une vie saine et hygiénique [88], sécurisée [89], coopérative [90], sensibilisée aux risques et dangers écologiques [91] ; les enfants sont par ailleurs incités en leur comportement à toujours mettre leur savoir et leur motivation au service d’objectifs donnés et précis [92]. Au collège et au lycée, où les séparations disciplinaires se font plus fortes (du seul fait que chaque discipline, ou presque, est représentée par un enseignant distinct), coexistent aujourd’hui pour l’implémentation des compétences comportementales deux stratégies complémentaires : 1° ces compétences sont soit relayées de manière explicitement et structurellement extra-disciplinaire, par le biais des grands « parcours » qui désormais accompagnent en France la scolarité des élèves, au collège et au lycée (le parcours Santé et le parcours Citoyen en particulier) : les disciplines sont ainsi « contournées » ; les compétences comportementales peuvent être directement édictées par des pédagogues gouvernementaux, dans des référentiels ad hoc (sans le contrôle d’aucune discipline) [93]. 2° Soit ces compétences sont distribuées et comme « reversées » dans les référentiels de différentes disciplines, qui les « accueillent ». Dans ce cas, la compétence pénètre le disciplinaire. Ainsi les programmes de sciences de la vie et de la terre par exemple se voient-ils attribuer la responsabilité de faire acquérir des compétences attachées à de bons comportements dans le domaine de la santé, de l’hygiène, de la protection de l’environnement, de la sécurité [94] ; ainsi, de même, l’enseignement de l’histoire pour l’acquisition de bons comportements dans le domaine de la citoyenneté, du respect d’autrui, de l’engagement (individuel) et du bien vivre-ensemble [95]. (Un pédagogue, comme Michel Develay, parle très significativement de faire « s’insinuer » les compétences de vie dans les curricula des disciplines [96].)
Ainsi, on relève incontestablement une extension considérable du champ de l’évaluable (et non plus seulement une extension du domaine des populations évaluées, comme au 1° ci-dessus ; ou des populations évaluatrices, comme au 3° ci-dessus) (et non plus seulement une extension du temps et des espaces d’évaluation, comme aux 2° et 3° ci-dessus). L’extension, cette fois, concerne ce qu’on s’autorise à évaluer – sur la personne de l’élève. Non plus seulement une évaluation de savoirs et de savoir-faire (comme l’école a toujours fait) – mais de savoir-être ; non plus seulement l’évaluation d’une performance ponctuelle, limitée (au sein d’une discipline donnée) (dans la clôture d’une discipline) (entre les murs d’une classe) (dans un temps limité) – mais l’évaluation de « bons » comportements, lesquels en permanence débordent toute clôture disciplinaire et toute limitation spatiale et temporelle. Et pour cause : ce sont des compétences de vie. « Les compétences de vie débordent les finalités des compétences transversales car elles ont vocation à être nécessaires pour vivre (au sens d’exister, de dérouler le cours de sa vie hic et nunc, de jouir de la vie [97]) ». C’est jusqu’au bien-être (au bonheur ?) (à l’amour ?) que ces compétences promettent de prendre en charge. (Mais la pédagogie de la compétence n’avait-elle pas prévenu, après tout : qu’elle enseignerait pour la vie ; pour la vraie vie – qui est ailleurs [98] ?)
On comprend qu’un comportement ou une disposition – psychique ou sociale – ne sauraient être certifiés au cours d’une évaluation ponctuelle ; une compétence comportementale est par définition un ethos durable. L’évaluation de telles compétences doit pour cette raison relever d’une observation permanente et accomplie « en situation ordinaire », (cf. 2° ci-dessus) – et aussi bien dans la classe, que hors de celle-ci : dans la « vie »... (cf. 3° ci-dessus). C’est donc bien parce que la compétence s’étend à des éléments distincts des seuls contenus et savoir-faire disciplinaires que l’évaluation est en train de changer radicalement de nature. (Ce n’est pas ce qu’on explique aux enseignants, pourtant, quand on leur vante, au sujet de la compétence, l’émancipation des élèves du carcan de la note. Et ce n’est pas ce qu’expliquent les scientifiques de l’éducation – dont ce serait la tâche, peut-être ?) Les compétences de vie ou compétences psychosociales visent, dans l’évaluation, une exhaustivité : il s’agit de « prendre en charge tous les aspects de l’individu […], son aptitude au travail, sa conduite quotidienne, son attitude morale, ses dispositions […] [99]. » Elles cherchent à « saisir » l’individu dans sa totalité. (Où l’on comprend que les disciplines scolaires, pour l’évaluation également, seraient non le carcan – mais précisément la protection. En acceptant de n’évaluer que dans le champ de sa discipline, un enseignant s’interdit par principe (se protège de la tentation ?) d’évaluer quelque individu (son élève) au-delà de sa prestation, ponctuelle mettant en jeu des savoirs et des savoir-faire ressortissant de sa discipline, et d’elle seule. Le pédagogue, libéré du carcan de toute discipline, s’arroge le droit (le pouvoir) exorbitant d’évaluer et de certifier des « compétences de vie » de tout enfant [100].)
N. B. Sans doute, au sein d’une discipline, développe-t-on aussi un certain ethos, et donc certains comportements – qu’il faut acquérir pour y « entrer » et qui, certainement, se trouvent par conséquent, directement ou indirectement, évalués par l’enseignant dans la note chiffrée ; mais cet ethos est restreint à une activité disciplinaire circonscrite : il ne prétend pas être comportement de vie – valant partout. Par ailleurs, les disciplines sont multiples, contradictoires entre elles ; et même au sein d’une discipline vivante les ethos peuvent être multiples, voire contradictoires entre eux. L’apprentissage que fait l’enfant en traversant les disciplines scolaires dans leur diversité et leurs conflits (internes comme externes) est apprentissage d’ethos bigarrés : l’élève, sans doute, s’invente à la diagonale de tous ces comportements qu’il voit paraître devant lui, et en particulier de ceux qui, en lui, ont l’heur de produire un écho particulier, singulier. Avec les compétences de vie est au contraire visée, par la pédagogie, l’institution d’un bon comportement – général, abstrait, et unique [101]. )
4° L’approche par compétences, enfin, s’accompagne d’une volonté d’évaluation plus « suivie ». La note ne donnait qu’un résultat ponctuel, sommatif et global – où le détail s’oubliait ; l’approche par compétences permet d’accompagner l’élève tout au long de son parcours – analytiquement et au plus près, et sans perdre la mémoire de ce qui, ayant été évalué, est désormais « acquis », ou au contraire demeure « encore en défaut » dans l’individu. (On parle en ce sens d’approche curriculaire.) « L’enjeu est donc de faire de cette évaluation qui suit l’élève dans ses apprentissages une sorte de vigie continue sur son parcours scolaire [102]. » D’où la nécessité de repenser entièrement les technologies de l’évaluation [103]. « Introduire la notion d’évaluation et de validation du socle commun correspond à une évolution radicale des habitudes en place [104] ». C’est toute une série de dispositifs nouveaux qui sont alors mis en œuvre : outre la définition de « socles » et de « référentiels » fixant les attendus à différents « seuils » et les attendus en « sortie », sont institués tout au long des parcours des « paliers », des « repères », des « indicateurs de progrès » ou « balises [105] », afin d’appréhender individuellement l’avancée de chacun sur ce chemin standardisé. (Remarquons qu’une telle technologie est à la fois individualisante et en mesure de gérer une population nombreuse d’élèves, statistiquement, par rapport à des attendus communs prédéfinis.) Il s’agit de rendre les progressions des apprenants plus « lisibles [106] ». De là est né – tout naturellement ou presque – le besoin de disposer de livrets de suivi, individuels – et permettant, tout au long de la scolarité de chacun, de mesurer et de mémoriser la validation progressive des connaissances et compétences à la hauteur des paliers ou des socles. (Il a été nommé « livret personnel de compétences » ; ou, plus récemment, « livret de suivi unique numérique [107] ».) « Le livret de compétences [...] rend le suivi des acquis des élèves tout au long de leur parcours plus objectif, plus analytique et plus formatif [108] ». (Grâce au livret, ou à la technologie connexe des « passeports », des « folios », ou « portfolios [109] », sont ainsi gardées des « traces », qui avant cela se perdaient au vent : la note ne pouvait garder en mémoire qu’un niveau global, sans détails [110] ; par ailleurs trop ponctuelle, elle était oublieuse. L’évaluation par compétences, en se faisant « observation minutieuse et toujours plus analytique [111] », voire avec le livret « système de documentation individualisant et permanent [112] », est d’abord et avant tout un dispositif d’inscription et de « mémoire [113] ».) « Le livret de compétences […] permet aussi de disposer d’indicateurs, homogènes et reconnus par tous, sur le niveau atteint par les élèves à certaines étapes [114] ».
« Les textes officiels eux-mêmes cumulent les demandes en matière d’évaluation en exigeant par exemple un livret scolaire pour chaque élève de l’école maternelle et élémentaire (articles D 321-10 et 321-23 du code de l’éducation), un livret de l’apprenti (article D 337-168 du code de l’éducation) et un dossier scolaire dans le cadre de la procédure d’orientation (article D 331-25). Enfin, un livret personnel de compétences pour tous les élèves de 6 à 16 ans est annoncé dans le cadre de la mise en place du socle commun, sans oublier le livret de compétences qui avait été proposé pour tous les élèves de l’école au collège dans les réseaux ambition réussite (circulaire N° 2006-058 du 30 avril 2006) [115]. » / « Pendant longtemps l’individualité quelconque – celle d’en bas et de tout le monde – est demeurée au-dessous du seuil de description. Être regardé, observé, raconté dans le détail, suivi au jour le jour par une écriture ininterrompue était un privilège [116]. » Chaque élève aujourd’hui peut jouir du privilège exorbitant. (On retrouve ici l’inversion de la direction des regards signalée ci-dessus [au 2°, §2], qui correspond à ce que Foucault appelle ailleurs « renversement de l’axe politique de l’individualisation [117] » : pendant que le professeur se désindividualise, s’anonymise derrière les grilles d’évaluation « mutualisées », collectivement abondées, et se dissout dans la « communauté éducative » et le continuum de « coéducation », les élèves, eux, ne cessent de s’individualiser.)
Et si dès avec ces dispositifs de suivi, ces référentiels, ces marqueurs, ces indicateurs, ces balises, etc., il est possible de parler d’une « technologie » nouvelle de l’évaluation – et ce, même en amont de son branchement effectif sur les appareils en réseaux du monde numérique –, il est évident que ce branchement, actuellement en cours, est en train de donner à cette technologie une puissance de diffusion et une efficacité beaucoup plus considérables [118]. (Il serait pour cette raison difficile d’évoquer le « livret personnel de compétences » sans soulever cette question connexe – mais décisive – du branchement ou raccordement de ces livrets personnels à des « mémoires centrales » (ou « bases de données »), où se constituent de grands fichiers gérés administrativement et interconnectés, avec numéros de matricules transversaux, échappant aux seules écoles, fichiers possiblement mis à disposition d’autres services de la machine étatique [119].)
(Les disciplines, au mieux, ne pouvaient sanctionner que l’acquisition par l’élève de connaissances et de savoir-faire concernant tels et tels domaines du monde : la liste des acquis d’un élève qu’elles auraient fait figurer dans un livret « personnel » n’aurait jamais pu être autre chose qu’une liste d’objets juxtaposés, catalogués, hétéroclites, ou hirsutes – mais objets du monde : « a appris en classe la reproduction sexuée des plantes », « a appris l’histoire des États-Unis d’Amérique », « la littérature ou la philosophie des Lumières en Europe », « la géographie du Japon », « la loi de gravitation universelle », etc. (Qu’est-ce qu’un pouvoir aurait pu faire d’une liste pareille, d’un pareil livret, qui n’aurait ainsi parlé que d’objets… et n’aurait rien dit du sujet ?) Au contraire, la compétence, étant une évaluation, non d’une connaissance du monde, mais de capacités de l’élève (lesquelles sont comme indépendantes des – ou au moins indifférentes aux – objets enseignés [120]), se doit de lister les acquis personnels de l’élève : le livret de compétences est donc nécessairement un livret en effet personnel : il ne dit rien du monde, il ne parle que de l’élève, qu’il ne cesse de circonscrire en sa personne, en sa personnalité [121]. D’un tel livret, le monde peut bien être entièrement absent. En revanche, ce livret constitue l’élève – en sujet. Tout le ramène à lui, à sa personne [122]. Le livret le fabrique comme sujet – et spécifiquement sujet porteur de compétences, c’est-à-dire de ressources – sujet sur lequel est amené à s’exercer un jour – s’il ne s’exerce déjà – un certain pouvoir [123].)
Autorisons-nous un instant, pour finir, à oublier notre hypothèse de départ (selon laquelle la question de la compétence ne serait qu’une question d’évaluation, et même d’évaluation en milieu scolaire). Ce pas de recul n’est pas inutile si l’on veut resituer l’approche par compétences dans son contexte véritable (la formation de l’individu, « tout au long de sa vie ») : où l’on voit que le livret de compétences, en réalité, n’a aucunement vocation à demeurer un livret de compétences de l’élève – et qu’il est bien plutôt destiné à se prolonger un jour sans rupture dans un livret de compétences individuel unique, à vie – conçu comme « système de traçabilité des blocs de compétences acquis [124] » : la vie du salarié en perpétuelle formation serait pensée comme un prolongement de la vie de l’élève. (Une autre manière de le dire, inverse, mais non moins juste : le livret de compétences du salarié effectuerait une « remontée », se mettrait à fonctionner en amont de l’âge de la première embauche : coloniserait en remontant ainsi la formation scolaire, et par-là l’enfance, et la petite-enfance.) (Le livret scolaire, s’il porte des compétences de vie, peut bien devenir un livret de vie ; et un livret à vie.) Les intentions de gouvernement, à l’échelle européenne notamment, sont assez explicites en ce sens : est visée la mise en place d’un continuum de l’évaluation des individus tout au long de la vie [125].
Si on a besoin de suivre ainsi la formation tout au long de la vie d’un individu, si s’introduit l’idée de « bilans de compétences » imposés à des échéances plus ou moins régulières et contraintes, c’est parce qu’on considère que les compétences d’un salarié, acquises à vingt ans, auront à être remises à l’épreuve dix ou vingt ans plus tard : après tout, le monde change (vite) ; les exigences du monde du travail aussi ; et, notamment, les technologies. Le monde du travail de demain fera « apparaître » des compétences nouvelles, qu’il sera nécessaire de faire acquérir, après-coup, en continu. Nul ne peut se reposer sur des « blocs » de compétences acquis il y a vingt ans : 1° qui garantit qu’il les détient encore, après vingt ans ? 2° qui garantit que ces compétences ne se sont pas périmées entre-temps, sur le marché du travail ? Une compétence n’est jamais acquise à vie. (La logique de la certification de compétences vient briser la logique du diplôme, définitivement acquis.) Ce que prépare le livret, c’est bien la possibilité d’une remise en jeu permanente de la « formation » d’un individu [126] : or ceci a pour conséquence immédiate et implacable l’extension à la vie entière de l’évaluation. « On entre dans l’âge de l’examen infini [...] [127]. » ( C’est donc bien par nature que l’évaluation par compétences est en réalité une évaluation à vie – une évaluation tout au long de la vie.)
N. B. Discipline-fach et Discipline-disziplin. La lectrice ou le lecteur aura remarqué en lisant que notre propos ne cesse de venir se heurter à la polysémie du mot « discipline », qui recouvre en français deux sens très distincts. Ces deux sens, cependant, sont précisément si différents que le risque de confusion, dans notre propos, est assez rare. Dans les cas où une confusion serait cependant à craindre, et pour plus de clarté, nous parlerons, d’une part, de discipline-fach (pour « discipline » dans le sens d’une matière pouvant faire l’objet d’un enseignement spécifique, ayant le plus souvent une existence institutionnelle, universitaire et scolaire par exemple) et discipline-disziplin (dans le sens d’un ensemble de règles de conduite et de comportement imposées à un groupe social). Cette polysémie du terme, sans doute, est d’autant plus regrettable que dans notre propos elle fonctionne à front exactement renversé : puisque nous en venons à considérer que c’est la discipline-fach qui est protection ou rempart contre l’extension indue de la discipline-disziplin. Cette ambivalence en français n’est d’ailleurs pas sans effets. Il semble que c’est parce qu’ils l’ont crainte que de certains auteurs, pour fuir la connotation négative du mot « discipline » (en raison de la discipline-disziplin) ont préféré abandonner le terme : mais abandonnant, pour certains, en même temps que le terme, la discipline-fach. On pourrait même émettre l’hypothèse que cette désertion du concept de discipline-fach, qui est un rempart contre la discipline-disziplin, pour les raisons que nous avons tâché de mettre au jour, a aidé (et continue d’aider) à la pénétration de la discipline-disziplin et de l’idéologie pédagogique de la compétence (comme libération du carcan des disciplines-fächer). Par exemple, on ne peut distinguer comme nous avons fait plus haut entre inter-disciplinarité et extra-disciplinarité qu’à la condition de maintenir un concept de discipline-fach. Et on ne peut comprendre le phénomène de capture de l’enseignement par la pédagogie (cf. Thèse n° 16) qu’à cette même condition. (Pour le reste, répétons que la discipline-fach est à comprendre comme un lieu de luttes, de chocs et d’interpénétrations : à l’intérieur des disciplines, entre différents courants ; comme aussi entre les disciplines. Et que le nombre des disciplines n’est pas limité ; les disciplines existent dans l’histoire.)
Conclusion
Il est incontestable, cependant, que comparée à la note la compétence est un mode d’évaluation beaucoup plus doux – et en effet bienveillant, « fonctionn[ant] en dehors de ces formes soudaines, violentes, discontinues, qui sont liées à l’exercice de la souveraineté [128] » – formes de l’éclat et du faste qui furent celles de la note chiffrée (remise solennelle des copies, descendante par exemple, et ex cathedra, de 20 à 0, etc.). La compétence, discrète, silencieuse, supprime ce qu’il pouvait y avoir d’ostentatoire, voire de théâtral ou de spectaculaire, dans le système ancien (remise des prix et des accessits ; classement ; concours général ; etc.). Elle atténue voire efface ce que pour un élève aux faibles résultats avait d’inutilement blessant, humiliant, la note. Et c’est par ailleurs fondamentalement que la compétence est une évaluation positive. Sur ce point, même les déclarations les plus officielles [129]sont un peu plus que de vides déclarations d’intention : il faut entendre cette positivité en un sens profond. Elle indique que si dans sa démarche même l’évaluation sert à « repérer ce que sait un élève et non ce qu’il ne sait pas [130] », c’est qu’elle cherche non à retrancher, à déduire, mais à produire. (Alors que la note sanctionne – et fonctionne négativement : elle marque le manquement de l’élève, ce qu’il n’a pas su… elle prélève des points, déduit [131].)
Or c’est précisément parce que la compétence, en comparaison de la note, réalise une évaluation en effet beaucoup plus douce, et positive, qu’il lui a été possible de connaître l’extension que nous avons tâché de mettre au jour précédemment. Une telle extension de l’évaluation et du contrôle, se produisant dans le moment même où partout, dans l’ordre du discours, est prônée au contraire une volonté émancipatrice à l’égard d’un carcan ancien, est un phénomène paradoxal, mais désormais bien connu. (Michel Foucault en a fait l’étude attentive.) Et il n’est pas besoin de forcer beaucoup, dans notre cas, pour reconnaître dans cette opposition entre la manière ancienne (la note chiffrée sanctionnant une épreuve ponctuelle, au sein d’une discipline-fach) et la manière nouvelle (l’évaluation positive, transdisciplinaire, comportementale et généralisée) une variation de l’opposition construite par le philosophe, dans Surveiller et punir, entre le pouvoir de souveraineté et la discipline (Disziplin).
[…]
Enfin, le détour par Foucault rend possible un dernier dévoilement, qui achève de rendre abyssale, ou tragique, la naïveté de celles et ceux qui s’obstineraient à voir, dans la compétence, le moyen de s’affranchir des violences de la notation ancienne. Un tel affranchissement présuppose que la compétence viendrait se substituer à la notation ancienne – pour faire disparaître celle-ci. Oui, mais qui a fait une pareille promesse ? N’a-t-on pas fait un crédit un peu rapide à ceux ou celles qui la firent ?
Exactement comme les dispositifs disciplinaires décrits par Foucault ne firent pas disparaître le pouvoir de souveraineté (bien qu’ils n’aient cessé dans le discours de s’imposer en se présentant comme émancipateurs par rapport aux défauts de celui-ci), mais vinrent l’appuyer, l’aider en sa tâche, lui servir d’auxiliaires pour les interstices où ce pouvoir se trouvait trop grossier ou trop inopérant [132], de même les grilles de compétences, si elles s’imposent en dénonçant les violences de la note, sont destinées à venir s’ajouter à elle – et n’ont pas vocation à la faire disparaître (sinon dans les petites classes, sans doute).
Qui peut croire que les établissements de l’enseignement supérieur par exemple, ceux en tout cas qui ont besoin d’être sélectifs (et ils le deviennent toujours plus), choisiront les élèves sur la base de grilles de compétences aussi lâches et confuses – qui ne leur permettent qu’à grand peine de distinguer ce qu’ils ont besoin à tout prix de distinguer, de leur point de vue (par exemple le « bon » du « très bon » élève) ? Le destin de l’évaluation par compétences n’est pas de venir remplacer la note. Il est de s’ajouter à elle – dans les espaces particuliers (en particulier comportementaux) où celle-ci faisait défaut. Elle n’émancipera pas de la note : elle courra en parallèle de celle-ci. Ainsi sera augmentée la puissance du tri [133]. La compétence n’est pas substitution – mais supplément, surpouvoir [134].
Voilà ce que nous aurons gagné, avec l’entrée de l’évaluation par compétences : une évaluation d’un autre type, et supplémentaire, capable d’aller noter ce que l’autre évaluation ancienne ne savait ou ne pouvait noter. La trahison faite aux enseignants à qui dans l’ordre du discours ont été chantées par les pédagogues les louanges de la compétence contre les violences de la note ne pourra être plus complète.
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