Thèses sur le concept de compétence (1/3)

Jacques-Alain Marie

paru dans lundimatin#402, le 6 novembre 2023

Jacques-Alain Marie, dans ces Thèses, établit la nécessité de prendre la compétence très au sérieux : il la traite comme un concept. Nous publierons dans les semaines qui viennent, en vrac et dans le désordre, plusieurs de ces Thèses sur le concept de compétence (futur livre) – et, pour commencer, publions aujourd’hui l’introduction, suivie des thèses n° 1 et 3.

SITUATION

Alors qu’une très large majorité d’enseignantes et d’enseignants semble sans réagir accepter la notion, voire la relaie (consciemment ou non) ; alors que les syndicats enseignants de gauche échouent complètement à faire s’élever une protestation contre ce concept (pourtant très évidemment néolibéral) (on a entendu des militants de SUD-Éducation la défendre) ; alors que des penseurs, de gauche eux aussi, s’en saisissent et l’acclimatent en se disant que peut-être ce n’est pas si éloigné de Freinet ; alors que dans les instituts de formation des enseignants (actuels INSPE) aucune voix critique ne se fait entendre distinctement (des critiques existent, mais restent vagues, et faibles) ; alors que les sciences de l’éducation ont joué dans le travail d’acclimatation « pédagogique » de la notion un rôle de premier ordre (à leur insu, apparemment...) –, notre but, par la publication de ces thèses, est de mettre en évidence les effets de la notion de « compétence » dans les discours et les pratiques de l’enseignement lui-même (et non plus seulement : dans les discours et les pratiques des gestionnaires de l’enseignement). Or c’est philosophiquement – et non pas seulement économiquement ou sociologiquement – qu’il nous semble nécessaire d’éclairer cette notion : d’où ces thèses – qui, précisément, cherchent à appréhender la compétence comme un concept. (Elles résultent de la mise en commun de contributions diverses – universitaires ou non –, dont les auteurs, actifs en France pour la plupart, signent collectivement sous ce nom inventé : Jacques-Alain Marie. Les angles d’approche du concept sont multiples ; on aura une thèse arendtienne par exemple, cohabitant sur le cercle avec une thèse deleuzienne. Une autre thèse est traduite de l’allemand. A été procédé à une unification stylistique, à quelques coupures que des redites nécessitaient – et à des renvois d’une thèse à l’autre, pour harnacher l’ensemble sur le cercle. La plupart des thèses sont placées sous l’autorité conceptuelle d’un auteur – vivant ou mort : cela n’implique donc pas que l’auteur en question soit l’auteur de la thèse écrite sous son nom  [1].)

J.-A. Marie,
octobre 2023.


Thèses – installées en cercle – sur le concept de compétence

Introduction

La pédagogie de la compétence entre dans les écoles aujourd’hui. Le vocabulaire de cette pédagogie est depuis vingt ans très abondamment et systématiquement employé dans les circulaires et directives émanant de l’institution ; et de plus en plus incontestablement imprègne aussi la langue que parlent face à leurs élèves, face à leurs supérieurs, voire entre eux, les enseignants et enseignantes même.

Quand les pédagogues de la compétence font l’exposé de cette pédagogie nouvelle, ils insistent sur son caractère novateur et nouveau : il faut, disent-ils, faire entrer l’école dans une ère nouvelle. La pédagogie de la compétence répond à une telle urgence et une telle nécessité. Elle accomplit dans l’école une révolution. Quand en revanche les pédagogues rencontrent des objections voire répondent à des questions simplement adressées, ils rassurent leurs interlocuteurs peut-être inquiets : il ne s’agit pas du tout, expliquent-ils alors, d’abandonner les connaissances ; voyez d’ailleurs le socle commun, qui définit les objectifs de l’école, de la maternelle au lycée : n’est-il pas intitulé socle « de connaissances et de compétences » ? Comment d’ailleurs pourrait-on enseigner des compétences sans matériau (sans connaissances, sans contenu) ? Non, la pédagogie de la compétence, de ce point de vue, ne change fondamentalement rien : l’école continue et continuera à enseigner des connaissances.

Que vient donc changer à l’intérieur de l’école cette pédagogie nouvelle si elle-même assure, par un côté, qu’elle y vient accomplir un changement radical (qu’ont rendu subitement nécessaire et urgent des transformations très actuelles, dans la société) ; si par un autre elle assure ne rien changer et continuer à enseigner, comme avant, compétences et connaissances conjointement ? (Car l’école a toujours enseigné des savoirs et des savoir-faire.) (Savoir ce que sont les plantes à fleurs, ce qu’est le Moyen Âge, la lumière, Athènes et Sparte. Et savoir manier le stylo, le compas, la flûte à bec, le pinceau ; savoir lire et déchiffrer ; savoir utiliser tel outil électronique ; savoir faire une dissertation ; savoir artistement sauter en longueur et tenir la distance à la course.)

Se pourrait-il alors que ce ne soit qu’une question de terminologie ? Certains enseignants le pensent, qui plus ou moins consciemment se mettent à dire « compétences » là où par le passé ils auraient dit simplement « savoir-faire » (ou, se contentant d’enseigner, n’auraient rien dit du tout). Beaucoup parmi eux savent ou pressentent d’où leur arrive l’usage nouveau et revigoré qui est fait de ce mot depuis vingt ans. Mais, après tout, les mots voyagent d’un champ à l’autre... Si eux acceptent de relayer celui-ci à l’occasion, c’est évidemment sans toute la connotation qui s’y trouve attachée quand il est employé ailleurs (par exemple dans le champ de la gestion des ressources humaines). Les enseignants disent eux aussi « compétence » ; mais ce n’est qu’un mot.

Si au contraire la question de la compétence n’est pas qu’une question de terminologie, de simple mot, alors que fait la pédagogie de la compétence dans les écoles quand elle y entre ?

C’est la question à quoi nous essayons de répondre dans ce qui suit, sous forme de thèses rapides, installées en cercle  [2].

N. B. : Dans tout ce qui suit, nous comprenons « pédagogue » dans le sens restreint de spécialiste de la « pédagogie » (science qui a pour objet les conditions formelles de la transmission des savoirs et des savoir-faire, indépendamment des disciplines). En cela, « pédagogue » est opposé à « enseignant », lequel est installé au milieu d’une discipline, enseigne depuis le lieu d’une discipline, et affronte depuis ce lieu les questions et problèmes pédagogiques. (Car nous ne nions pas que tels problèmes existent.)

Thèse n° 1
La pédagogie de la compétence accomplit une destitution de l’intentionnalité.
(L’enseignement est intentionnel. – L’enfant tel qu’assigné à lui-même par la pédagogie.)

Husserl

Enseigner par compétences veut dire pour l’enseignant déterminer en amont de la leçon qu’il s’apprête à donner les compétences que par le truchement de cette leçon il entend faire acquérir aux élèves. (Il faut par surcroît, afin que puisse être apprécié l’effet sur eux de cet enseignement, que soit de quelque manière, au sortir de la leçon, évalué le niveau d’acquisition des compétences en question.) Cela ne veut pas dire qu’on cesserait d’enseigner des connaissances – et l’objet de la leçon, dans une telle logique, peut bien être encore, en histoire : « La Première Guerre mondiale », « La bataille de Valmy » ; en sciences naturelles : « La respiration chez les mammifères ou les plantes » ; en littérature : « Rimbaud ». Il faut bien que la leçon ait quelque contenu, des connaissances à l’occasion desquelles les compétences attendues puissent être acquises, exercées, et vérifiées  [3]. Dans cette configuration nouvelle cependant, quelque chose bascule – qui bouleverse l’enseignement (le rapport à l’élève, le rapport au savoir, le rapport au monde) : puisque l’objet de la leçon n’est plus que matériau à l’occasion duquel est poursuivi un but explicitement tout autre, étranger à l’objet : faire acquérir à un petit « moi » des capacités et des aptitudes. L’élève est ainsi placé au centre : il est le point de départ et le point d’arrivée de l’enseignement  [4] ; le monde n’est qu’un intermédiaire nécessaire. A – M – A. (Apprenant – Monde – Apprenant.) Alors c’est le monde lui-même qui entre dans un rapport d’instrumentalisation vis-à-vis de l’enseignement. (Le monde, dans la tâche de l’enseignement, ne survient plus que secondairement  ; il est requis, à l’occasion d’une leçon dont il n’est pas la fin.)

On comprend qu’il devient relativement indifférent, au sein d’une discipline, d’enseigner tel objet ou tel autre. Si le but ultime de la leçon est, non son contenu, mais l’acquisition par l’élève de compétences qui transcendent ce contenu (c’est-à-dire destinées à valoir par-delà l’objet enseigné : pour ailleurs ; pour plus tard), on comprend qu’on aurait pu en choisir un autre. (Et enseigner au lieu de la Première Guerre mondiale la Deuxième ; ou une autre encore.) L’objet de la leçon cesse d’importer par lui-même.

(Et l’on peut remarquer dès ici que ce phénomène d’indifférenciation se reproduit à un second niveau : au niveau des disciplines elles-mêmes. La vertu essentielle d’une compétence consistant aux yeux des pédagogues en son caractère transférable, réactivable « ailleurs », il faut logiquement que la compétence soit fondamentalement indifférente à la discipline où elle aura été – arbitrairement – acquise et exercée la première fois. Il n’y a de compétence à proprement parler que dégagée de la clôture et du carcan des disciplines : pour cette raison, la logique de la compétence se veut fondamentalement et radicalement interdisciplinaire  [5].) (La pédagogie de la compétence n’abolit pas cependant les disciplines : la compétence a besoin d’une discipline, comme elle a besoin chaque fois, à l’intérieur d’une discipline, d’un contenu, d’un objet – pour s’exercer. Mais la pédagogie instrumentalise les disciplines, comme elle instrumentalise le monde : elle met l’enseignement des disciplines au service de tout autre chose.)

« Sait élaborer un graphique approprié à l’exploitation d’une observation statistique » « Sait décrire au moyen des mots de la langue une problématique relevée dans une sélection d’images », etc. Tout l’art du pédagogue nouveau consistera à élaborer les séquences adéquates d’enseignement (et les évaluations y attenantes), capables – à l’occasion de telle leçon – de faire émerger des compétences transcendant la leçon même : puisque ayant à valoir pour ailleurs et à valoir pour plus tard. (La vraie vie est ailleurs ; la vie est ailleurs ; l’école n’en est, dit-on, que la préparation  [6]).

*

En répondant aux enseignants inquiets qu’« il faut des connaissances pour faire acquérir des compétences » ; ou que « l’enseignement des connaissances, des disciplines, ne saurait être aboli par la pédagogie nouvelle », les pédagogues affirment, peut-être sans le voir et de bonne foi, la priorité qu’ils attribuent à la compétence, dans leur démarche même : la connaissance n’étant plus sollicitée que comme contenu nécessaire à l’exercice de la compétence, à quoi elle est donc asservie, dans sa finalité. « Sait établir un critère de classement pour ordonner une diversité », « Sait élaborer un tableau synthétisant des résultats », etc. : ces aptitudes, à l’école primaire par exemple, seront indifféremment enseignées, acquises puis validées, dans une leçon de minéralogie ou de botanique. La fleur – la pierre, la bête – n’entre plus dans la salle de classe pour elle-même, mais pour servir de matériau (d’objet pédagogique) à l’acquisition d’une compétence abstraite (pour laquelle elle n’est que ressource ponctuelle, et indifférente). Si une telle pédagogie a partie liée avec l’obscénité c’est donc en son essence même, et non pas seulement dans le cas où la leçon sur Verdun ou sur Auschwitz en vient en droit à servir à augmenter telle ou telle compétence de l’élève, pour l’élève. Nous écrivons « en droit » car nous ne prétendons pas qu’aucun enseignant, qu’aucune enseignante d’histoire ait jamais enseigné Verdun ou Auschwitz ainsi (même si c’est ainsi qu’il le faudrait, dans la logique qui est celle de l’enseignement par compétences aujourd’hui).

Il est même frappant de constater à quel point dans les faits l’enseignement « résiste » à une telle exploitation (de lui-même) (de son objet) : c’est que toute discipline – à l’inverse exact de la pédagogie – est nécessairement intentionnelle ; c’est-à-dire « a un objet  »  ; c’est-à-dire « se rapporte à un monde  » – qui ne lui est pas indifférent... Quand l’historien par exemple parle de la Première Guerre mondiale, la discipline même (l’histoire) (la discipline qui a pour objet l’histoire) (à qui l’histoire n’est pas indifférente, étant son objet) empêche que le contenu enseigné ne soit qu’objet arbitraire et interchangeable (de la pédagogie) : objet livré au service d’apprentissage ou d’évaluation de l’élève. Et quand un enseignant d’école primaire décide de faire entrer dans la classe le petit oiseau ou la pousse de plantain, la discipline même (ici les sciences naturelles) empêche que cet objet ne soit que ressource (pour la pédagogie) (pour le « développement » de l’élève). L’enseignement fait entrer l’objet dans la classe : pour la raison que l’objet importe (et dans le moment de l’enseignement importe plus que tout le reste ; plus que l’élève même, qui s’y oublie). (L’art de tout enseignement est de faire importer les objets, le monde.) Ce qui résiste alors, dans chaque discipline, c’est au sens le plus fort le caractère intentionnel de l’enseignement – le fait que tout enseignement soit enseignement de quelque chose  [7].

Dans la pédagogie de la compétence, le monde n’est plus ce vers quoi me conduit l’enseignement, ce dont il m’approche, ce à la découverte de quoi il invite : mais ce à partir de quoi (la ressource à partir de laquelle) augmenter le panel de mes aptitudes et de mon pouvoir personnel (cognitif, relationnel, émotionnel, sensible, comportemental, etc.) – à la manière de tel sportif utilisant la montagne comme terrain d’entraînement de soi [8]. La pédagogie de la compétence, inversant le rapport, instrumentalise le monde au profit de son objectif (munir un « moi » d’aptitudes). Le monde est à ma disposition ; tout, dans le monde : la fleur, la guerre passée ou présente, le caillou, le théorème, la petite phrase de musique, etc. Le monde est terminus a quo (pour moi) et non plus terminus ad quem. C’est en ce sens qu’on peut dire que la pédagogie de la compétence, dans sa logique, accomplit une destitution de l’enseignement (comme intentionnalité) (comme donation d’un monde). L’indifférence à l’égard des connaissances est intrinsèque au processus d’enseignement par compétences. Or un enfant, soumis très jeune à cette pédagogie, un enfant qui n’en connaîtrait plus d’autre durant toute sa scolarité, ne pourrait qu’intégrer et intérioriser cette indifférence à l’égard du savoir (comme rapport intentionnel au monde). On lui apprend à s’occuper toujours d’abord de soi ; le monde, et les objets du monde, ne viennent jamais que secondairement. (Et n’importent jamais que secondairement.) La compétence, comme concept pédagogique, organise une perte ou destitution du monde  [9].

*

L’enseignement est intentionnel dans le sens où il est donation d’un monde, comme la perception avant lui – dont il est un prolongement, un renforcement, une reprise (voire une institution  [10]). L’enseignement est désignation d’un monde à l’enfant. Il consiste à organiser la rencontre entre un moi et un monde. (Et chaque discipline donne le monde, à sa manière ; chaque discipline est une manière singulière de donner le monde, de s’y rapporter.) La pédagogie de la compétence, en permanence, vient recentrer l’enfant sur son moi (sur ses aptitudes, ses manques, ses peurs, ses besoins, etc.) ; vient le réassigner sur sa (petite) personne. Elle absente le monde. L’enseignement, en tant que « perception », au contraire jette le « moi » au milieu du monde, au milieu des objets du monde (que ceux-ci soient des théorèmes, des lois, des arbres, des poèmes, des guerres). « Connaître, c’est [...] s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par delà soi, vers ce qui n’est pas soi […].  [11] »

Nota Bene n° 1 : L’enfant trahi « dans l’instant ».

L’appréhension pédagogique de l’enseignement, en termes de compétences, contribue par ailleurs à placer l’enseignant ou l’enseignante en situation fausse vis-à-vis de ses élèves (les intentions réelles de la leçon donnée n’étant pas les intentions déclarées) : et ce, dès la maternelle, quand la ronde organisée par le maître ou la maîtresse l’est dans le but de valider dans la grille de compétences de l’enfant (et dans son dos) (à son insu) (en faisant comme s’il s’agissait seulement de danser...) une compétence de psychomotricité (« Sait mouvoir ses membres au rythme d’une musique quelconque ») ou une compétence, dite « comportementale », de socialisation (« Sait se comporter au cours d’une activité de groupe quelconque en faisant preuve d’attention envers les autres »). L’objet (le monde) est nécessairement trahi par un tel enseignement ; mais les élèves le sont tout aussi nécessairement. « À l’école maternelle, les enseignants font appel à des comptines, à des petits jeux chantés issus du folklore, comme celle-ci : “Quand trois poules vont au champ, la première va devant. La deuxième suit la première, la troisième vient la dernière...” Pour les psychologues et pédagogues, cette petite chanson peut être un “jeu psychomoteur qui introduit la notion d’ordre” (Maternelles sous contrôle, p. 90). Les spécialistes des compétences peuvent la considérer comme un “outil pédagogique” permettant l’acquisition d’une compétence […]. Cette petite phrase chantée n’en raconte pas moins une étrange histoire de poules qui se promènent dans un champ  [12]. »

Ce qui vaut pour la ronde ou la comptine en maternelle vaut pour un exercice de mathématique dans une classe de collège ; pour un cours de science au lycée, etc. Si l’enseignant enseigne par compétences, il fait que l’instant même d’enseignement cesse d’exister pour lui-même : il existe pour autre chose. L’instant, dès lors, se creuse, se vide de sa réalité  [13].

(Souvent, pourtant, l’objet résiste (à sa pédagogisation) ; il est plus fort que son asservissement. Le maître ou la maîtresse, grisée par le chant, emportée par la ronde et la vitesse de la ronde, oublie (avec ses élèves) que ce n’est pas d’une ronde qu’il s’agit. L’enseignante de français oublie (avec ses élèves) que ce n’est pas de Flaubert qu’il s’agit, etc. Et alors c’est d’une ronde qu’il s’agit ; c’est de Flaubert qu’il s’agit. Et les élèves et l’enseignante sont rendus à l’instant.)

Nota Bene n° 2 : L’intentionnalité, le désir.

Mettre l’enfant au centre de l’enseignement, c’est se condamner à briser l’intentionnalité de l’enseignement. Or l’intentionnalité est désir. C’est donc se condamner à perdre d’avance (pour l’enfant) la possibilité du désir : désir du monde ; désir des objets du monde. (Puisqu’on enseigne à l’enfant à n’avoir que des besoins ; ou à ne désirer que soi ; que l’augmentation de soi.)

Or la connaissance n’est pas en moi : elle n’est pas ma propriété, ma possession (« ma » compétence acquise, thésaurisée). Puisqu’elle est relation – d’amour, de haine ; d’attraction, de répulsion – relation (intentionnelle) à un ou des objets du monde (c’est-à-dire : à quelque chose qui n’est pas moi) (et ne peut être désir qu’à cette condition). Le contenu de la conscience désirante n’est pas « moi poursuivant » (ceci est déjà une conscience réflexive), mais : « l’objet poursuivi, désiré, devant-être-(impérieusement)-rattrapé, touché, saisi, possédé, etc. ». Il n’y a pas d’abord « moi » : mais d’abord tel « objet » désiré (par moi). En brisant l’intentionnalité, la pédagogie de la compétence éteint toute possibilité de désir du monde. Elle fait de l’enfant un être autocentré, privé de monde ; qui ne rejoindra plus le monde qu’accidentellement, qu’occasionnellement ; et qui ne le désirera pas.

(Notons que l’objet de l’enseignement perd alors son « sens » : c’est la raison pour laquelle la pédagogie, depuis la perspective qui est la sienne, se voit dans la nécessité de « redonner du sens aux savoirs [14] ».)

Nota Bene n° 3 : Les pédagogues et les enseignants.

Les pédagogues, très sincèrement, s’agacent et s’impatientent de ce que les enseignants regimbent à passer à la logique de la compétence ; ils présupposent que celle-ci leur a été mal présentée ; qu’ils l’ont mal comprise [15]. Or il y a une cause beaucoup plus profonde à cette lenteur des enseignants à accepter le modèle nouveau : l’enseignement est intentionnel ; et la pédagogie de la compétence est, fondamentalement, une destitution de l’intentionnalité. La pédagogie de la compétence est donc une destitution de l’enseignement. (Les pédagogues de la compétence ne sont donc pas seulement adversaires des enseignants pour des raisons institutionnelles : pédagogues et enseignants sont irréconciliables par leurs partis pris mêmes.)
[...]

Thèse n° 3
La compétence et la ressource.
(La logique de la compétence est une logique de la ressource et d’exploitation de la ressource.)

Lorsque très officiellement le mot de compétence entra dans les écoles, en France, pour servir de concept structurant à une pédagogie rénovée, il n’entra pas seul : en même temps que lui entrèrent dans la langue parlée dans les établissements d’enseignement les plusieurs autres termes qui dans le domaine de la gestion de l’homme forment avec lui une constellation : « ressources », « parcours », « objectifs », « résolution de problèmes », « attendus »...

Cette constellation empêche de considérer qu’il ne s’agit avec le mot de « compétence » que d’un problème terminologique isolé. Ce qui avec le mot entre dans les écoles, c’est une philosophie. Or cette philosophie est, fondamentalement et principiellement, une philosophie de la ressource et de l’exploitation de la ressource. La compétence, tout d’abord, est elle-même exploitation ou mobilisation de ressources (cognitives, informationnelles, etc.) ; c’est ainsi qu’elle est en effet le plus officiellement définie. « Une compétence est l’aptitude à mobiliser ses ressources (connaissances, capacités, attitudes) pour accomplir une tâche ou faire face à une situation complexes ou inédites  [16]. » Mais, si elle-même existe par exploitation et mobilisation de ressources autres (en-dessous d’elle), il importe de considérer aussi (à l’étage supérieur) que la compétence peut devenir et en effet devient tout aussi bien ressource pour une mobilisation ultérieure (dans le processus indifférencié de mobilisation générale des ressources) :

1° la compétence, une fois acquise et certifiée, devient en effet une ressource pour l’individu (sur le marché qui après l’école l’attend) ; une ressource dont il aura besoin pour trouver sa place, s’affirmer, se développer, faire face aux situations (aux problèmes) – voire tout simplement survivre dans ce monde. Et le livret de compétences, destiné à accompagner l’individu « tout au long de la vie », sera le lieu où ses compétences, comme ressources, seront listées et certifiées : afin d’être reconnues par les instances qui à un moment ou à un autre, pour une durée plus ou moins longue, pourront avoir besoin d’y faire appel.

2° la compétence, envisagée à l’échelle d’une population, est par ailleurs une ressource (humaine) qu’il est nécessaire de faire exister et évoluer afin de pouvoir en permanence la corréler aux demandes mobiles du marché de l’emploi (à ce niveau interviennent les grandes agences nationales et internationales de prospective et de pilotage des populations et de leur compétences, sur fond d’évolution des besoins).

De plus en plus d’enseignants, dans les écoles, relaient ces mots de « compétences », de « ressources », d’« objectifs », de « parcours », d’« attendus ». Très nombreux parmi eux sont ceux qui s’offusqueraient si on voulait leur montrer qu’ils relaient avec ces termes une philosophie managériale. Dans leur bouche, ces mots ne sont que des mots isolément employés  [17].

Nota Bene n° 1 :Dans les sciences de l’éducation, même parmi les auteurs qui assurent de bonne foi ne relayer le concept de compétence que sous sa forme dite « pédagogique », et qui se disent très conscients qu’il faut par tous les moyens le démarquer du concept néolibéral, qu’ils repèrent très bien et déclarent sans ambages « dangereux », « pernicieux » – même parmi ces auteurs le vocabulaire de la ressource et de l’exploitation de la ressource pénètre les discours – visiblement à leur insu. (Aucun scientifique de l’éducation n’a encore découvert – par des moyens scientifiques – que les concepts de « compétence » et de « ressource » marchaient ensemble. Et pourtant ils marchent ensemble dès la définition de la « compétence », chez les managers, comme aussi chez les pédagogues et scientifiques de l’éducation  [18].)

(Les sciences de l’éducation, dès lors qu’elles sont incapables de critiquer cette ontologie de la ressource (et de la compétence comme ressource et exploitation de ressources), se condamnent à devenir une branche des sciences dédiées (comme elles disent) à l’exploitation de la ressource humaine – aussi appelée « gestion » ou « management » du « capital humain ». Ceci explique en grande partie l’immense débâcle intellectuelle qu’on peut observer dans la production textuelle de ces départements universitaires, depuis trente ans  [19].)

[1Signalons que Nico Hirtt, depuis Bruxelles, éleva des critiques déjà nettement formulées contre l’entrée de la notion de compétence dans les écoles, au début des années 2000 (voir la série d’articles publiée en mai et juin 2001 sur le site de l’APED) ; et Angélique Del Rey publia en 2010 À l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève compétent (La Découverte, rééd. 2013).

[2Nous entendons par là qu’aucune thèse ne s’étaie sur une autre, ou la précède ou la suit. Toutes, lisibles isolément, sont situées à même distance du centre autour duquel elles tournent, plus ou moins vite.

[3Une grande partie du débat sur les compétences s’est enlisé sans reste dans cette opposition entre « compétences » et « connaissances ». Les adversaires des compétences, qui croyaient se poser en défenseurs des connaissances, y ont toujours perdu : les pédagogues leur opposant systématiquement, à bon droit, qu’on ne peut enseigner par compétences sans enseigner de connaissances.

[4En cela la pédagogie de la compétence réalise enfin – à la lettre – le premier grand principe de la révolution pédagogique contemporaine : « placer l’élève au centre du système éducatif », principe promulgué sous cette forme de slogan à la fin des années 1980.

[5Se trouve par-là honoré, après « l’élève au centre », un second grand principe ou slogan de la révolution pédagogique actuelle : l’interdisciplinarité. (Cette interdisciplinarité se révèle n’être en réalité qu’une trans- ou extradisciplinarité : cf. Thèse n° 9.)

[6Sur cet aspect, voir la Thèse n° 2.

[7Dans le sens, exactement, où pour Husserl toute conscience est conscience de quelque chose.

[8La philosophie de la « ressource » et du « monde comme ressource » donnerait après « l’élève au centre » et « le primat de l’interdisciplinarité » le troisième grand principe de la révolution pédagogique. Sur le lien existant entre les deux concepts de « compétence » et de « ressource », voir la Thèse n° 3 ci-dessous. / À partir de son constat d’acosmisme (« perte » ou « inévidence » du monde ; « Entweltlichung  »), Michaël Fœssel retrouve, à partir d’analyses s’appuyant sur Weber puis Arendt, exactement lui aussi cette « réduction du monde au rang d’espace pour la vérification de soi et de sa valeur » (M. Fœssel, Après la fin du monde, Seuil, 2012, p. 102) ; « le monde perd toute valeur propre pour devenir un lieu de vérification de soi et de sa propre “virtuosité” » (p. 93). / Voir aussi, s’appuyant sur Heidegger et Marx : Franck Fischbach, La Privation du monde. Temps, espace et capital, VRIN, 2011.

[9Sur cette question, voir la Thèse n° 16. (Thèse adjointe sur la perception.)

[10Sur cette idée de l’enseignement comme « institution » de la perception, voir par exemple : Étienne Bimbenet, Le Complexe des trois singes. Essai sur l’animalité humaine, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2017, p. 237 ; et voir ci-dessous Thèse n° 4.

[11Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité » (1939), in Situations I, Gallimard, 1947, coll. « Folio », p. 30. « Il n’en faut pas plus pour mettre un terme à la philosophie douillette de l’immanence, où tout se fait par compromis, échanges protoplasmiques, par une tiède chimie cellulaire. La philosophie de la transcendance nous jette sur la grand-route, au milieu des menaces, sous une aveuglante lumière. » (p. 31)

[12Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce, La Découverte, 1999, p. 44. / Cf. « Rondes et jeux-danses en maternelle. / Compétence visée : s’exprimer sur un rythme musical ou non, avec un engin ou non ; exprimer des sentiments et des émotions par le geste et le déplacement. » (par M. Guet et C. Charvet, Inspection Académique du Rhône : https://dokumen.tips/download/link/rondes-en-maternelle.html  ; pris le 24 octobre 2023)

[13Sur cette question, voir la Thèse n° 2 : « La vraie vie est ailleurs ».

[14C’est le quatrième slogan essentiel de cette pédagogie : « Redonner du sens aux savoirs » (après « l’élève au centre », « l’interdisciplinarité » et la logique ou philosophie de la « ressource »). Sur ce sens « redonné », voir Thèse n° 22.

[15Par exemple : Christophe Dierendonck, in L’évaluation des compétences en milieu scolaire et en milieu professionnel, coll. « Pédagogies en développement », Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2014, p. 315 ; ou : Chantal Serres, « Avant-propos », ibid., p. 17-18.

[16Définition préliminaire donnée dans le « Socle commun de connaissances, de compétences et de culture », Ministère de l’Éducation nationale, 2015, p. 2. / Voir aussi la définition donnée par France-Compétences : « La compétence peut être envisagée comme la mobilisation de manière pertinente de ressources (par exemple : savoirs, savoir-faire techniques, savoir-faire relationnels) [...]. » (France-Compétences, « VADEMECUM » [Vademecum relatif au répertoire national des certifications professionnelles], juillet 2022, p. 24).

[17Le terme de « ressource » est aujourd’hui omniprésent dans les écoles : la pédagogie et ses plateformes (Eduscol ; Canopé et sa canothèque ; le CLEMI ; l’association d’intérêt général R2E, etc.) mettent à disposition des enseignants des ressources pédagogiques. La bibliothèque du lycée et du collège (appelée CDI) est un lieu de ressources et d’exploitation de ressources (l’information étant pensée comme ressource). Mais le savoir est, tout aussi bien, ressource – par exemple dans les situations de gestion de conflits ou de vie de classe. Certaines personnes, enfin, deviennent possiblement des ressources : on appelle alors ces personnes des « personnes-ressources ».

[18« Par-delà leurs divergences, beaucoup (De Ketele, 2000 ; Beckers, 2002 ; Dolz & Ollagnier, 2002 ; Jonnaert, 2002 ; Lasnier, 2000 ; Le Boterf, 1994, 1997 ; Legendre, 2001 ; Perrenoud, 1997 ; Rey, 1996 ; Rey, Carette, Defrance & Kahn, 2003 ; Roegiers, 2000, 2003 ; Scallon, 2004, etc.) estiment en effet qu’une compétence authentique exige, non pas la mise en œuvre d’une action automatisée en réponse à un signal, mais la “mobilisation” à bon escient de différentes “ressources” pour répondre à une situation qui est à la fois inédite et complexe. » (Bernard Rey, La Notion de compétence en éducation et formation, Louvain-la-Neuve, De Boeck Éducation, 2014, p. 30) / « Une approche par compétences précise la place des savoirs – savants ou non – dans l’action : ils constituent des ressources – souvent déterminantes – pour identifier et résoudre des problèmes, préparer et prendre des décisions. » (Philippe Perrenoud, Construire des compétences dès l’école, coll. « Pratiques et enjeux pédagogiques », ESF éditeur, 1997, p. 70 : paragraphe intitulé : « Aborder les savoirs comme des ressources à mobiliser ») « Insistons simplement ici sur cette double face de toute compétence, qui peut, selon les moments, mobiliser des ressources ou fonctionner elle-même comme ressource au profit d’une compétence plus vaste. » (ibid., p. 36) 

[19Sur cette question, voir par exemple : De Monsieur Rey, pédagogue, Pontcerq, 2023.

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