Nous rappelons qu’un « Appel contre les compétences » circule actuellement en France, et alentour, dans tous les lieux d’enseignements – de la maternelle à l’université. L’Appel est à lire ici. Il a déjà été signé par plusieurs centaines d’universitaires. Il peut être également signé électroniquement, là. Il s’adresse à toutes les enseignantes et tous les enseignants, depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur.
Nous attirons l’attention sur le caractère d’urgente actualité que revêt la question dans les universités. À l’Université de Rennes 2 par exemple, le dispositif de basculement vers l’approche par compétences est en train d’être enclenché : nous conseillons vivement d’aller jeter un œil à ce document interne, graissé par les soins de Pontcerq : ici.
SITUATION
Alors qu’une très large majorité d’enseignantes et d’enseignants semble sans réagir accepter la notion, voire la relaie (consciemment ou non) ; alors que les syndicats enseignants de gauche échouent complètement à faire s’élever une protestation contre ce concept (pourtant très évidemment néolibéral) (on a entendu des militants de SUD-Éducation le défendre) ; alors que des penseurs, de gauche eux aussi, s’en saisissent et l’acclimatent en se disant que peut-être ce n’est pas si éloigné de Freinet ; alors que dans les instituts de formation des enseignants (actuels INSPE) aucune voix critique ne se fait entendre distinctement (des critiques existent, mais restent vagues, et faibles) ; alors que les sciences de l’éducation ont joué dans le travail d’acclimatation « pédagogique » de la notion un rôle de premier ordre (à leur insu, apparemment...) –, notre but, par la publication de ces thèses, est de mettre en évidence les effets de la notion de « compétence » dans les discours et les pratiques de l’enseignement lui-même (et non plus seulement : dans les discours et les pratiques des gestionnaires de l’enseignement). Or c’est philosophiquement – et non pas seulement économiquement ou sociologiquement – qu’il nous semble nécessaire d’éclairer cette notion : d’où ces thèses – qui, précisément, cherchent à appréhender la compétence comme un concept. (Elles résultent de la mise en commun de contributions diverses – universitaires ou non –, dont les auteurs, actifs en France pour la plupart, signent collectivement sous ce nom inventé : Jacques-Alain Marie. Les angles d’approche du concept sont multiples ; on aura une thèse arendtienne par exemple, cohabitant sur le cercle avec une thèse deleuzienne. Une autre thèse est traduite de l’allemand. A été procédé à une unification stylistique, à quelques coupures que des redites nécessitaient – et à des renvois d’une thèse à l’autre, pour harnacher l’ensemble sur le cercle. La plupart des thèses sont placées sous l’autorité conceptuelle d’un auteur – vivant ou mort : cela n’implique donc pas que l’auteur en question soit l’auteur de la thèse écrite sous son nom [1].)
J.-A. Marie
octobre 2023.
Thèse n° 16
L’enseignement capturé par
la pédagogie. – La compétence comprise
comme opérateur, ou dispositif, de capture.
S’il nous semble [2] sinon absolument indispensable au moins utile de faire passer dans ce qui suit, entre « pédagogie » et « enseignement », une ligne de séparation franchement marquée (et plus franchement marquée peut-être, qu’il n’est communément admis), c’est parce qu’on voit mieux en faisant cette distinction que sans la faire ce que la compétence accomplit réellement sur l’enseignement : partout où cette distinction n’est pas faite ou faite trop faiblement (dans les sciences de l’éducation notamment, mais aussi chez les philosophes refusant de s’affronter trop brutalement avec elles), on s’empêche d’articuler ce qui doit l’être ; on s’empêche de comprendre que – par la pédagogie – quelque chose est fait à l’enseignement, depuis un extérieur.
On peut rétorquer qu’il est étrange de vouloir opposer ainsi pédagogie et enseignement : la pédagogie, se dit-on, n’est jamais que la science du bon ou du meilleur enseignement, c’est-à-dire une science ou un champ de savoir destiné, non pas du tout à asservir, mais à servir l’enseignement. C’est bien en ces termes en tout cas que toujours les pédagogues, quand ils entrent dans les écoles, s’adressent aux enseignantes et enseignants réunis : « Nous venons vous apporter ce que vous ignorez encore et qui vous permettra d’enseigner mieux. Nous sommes à votre service. » Et les pédagogues ne sont-ils pas, après tout, eux-mêmes d’anciens enseignants – sinon pour certains d’entre eux des enseignants encore en exercice, ne se faisant pédagogues que par intermittence ? Enseignants et pédagogues, semble-t-il, n’auraient donc qu’un seul et même but : enseigner à des élèves et leur enseigner au mieux.
Pourquoi, dans ces circonstances, vouloir maintenir voire installer une opposition entre enseignement et pédagogie – plutôt que de s’en tenir à ce rapport de paisible continuité ? Il convient pour commencer de relever un état de fait troublant. Contrairement aux apparences, celui qui fait le départ entre enseignement et art d’enseigner, entre enseignement et pédagogie, ce n’est pas l’enseignant – c’est d’abord le pédagogue. Pour l’enseignant il existe bien sûr des problèmes pédagogiques : mais ceux-ci ne relèvent pas d’une science séparée ; ce sont des problèmes qui se posent aux enseignants mêmes. L’enseignant ne croit pas que sortant des bancs de l’université il est tout armé, muni de son savoir disciplinaire, pour affronter les vingt ou trente élèves qui lui font face tout à coup : mais cela ne veut pas dire que ces problèmes pédagogiques, qui se posent à lui, devraient relever d’une science à part et séparée [3]. L’enseignant peu expérimenté accueille avidement, pour cette raison, les conseils que lui prodiguent des collègues qui le sont plus que lui. Mais ces conseils pédagogiques ne relèvent pas pour autant de la « pédagogie », ou d’une « science de l’éducation [4] ».
Au contraire, le pédagogue, de son côté, accomplit la distinction. C’est que faire cette distinction est en réalité le point de départ nécessaire à l’existence de sa science : il n’y a pas de pédagogie si les problèmes « pédagogiques » relèvent du seul enseignement, et des seuls enseignants. On connaît cette ritournelle, répétée à l’envi par les pédagogues – il faut la prendre au sérieux : « Les enseignants, disent-ils, sont pour la plupart excellents dans leurs disciplines respectives ; oui mais combien nombreux sont malheureusement ceux qui ne sont pas assez pédagogues et ignorent au débouché de leurs études académiques comment enseigner ce qu’ils savent. Il conviendrait qu’ils sachent moins de choses ; mais qu’ils soient en revanche formés à l’art de transmettre ce qu’ils savent. Or la pédagogie se donne expressément ce but : étant très exactement l’art de transmettre ce qu’on sait… » Ce discours, nous n’en mettons pas en question le bon sens pour l’instant (cela viendra). Nous nous contentons de remarquer que celui qui d’abord a besoin (et il en a besoin pour exister) de séparer enseignement et pédagogie, c’est le pédagogue – et non pas du tout l’enseignant. Celui-ci est tout au contraire celui qui ignore (involontairement ?) (volontairement ?) l’existence de la pédagogie séparée – et c’est bien, exactement, ce que le pédagogue lui reproche : croire qu’il pourrait aller droit à ses élèves – sans passer par lui.
Plus tard, les choses peuvent « tourner » : et c’est le pédagogue qui (1° par bienveillance) (2° par modestie – sincère ou simulée) (3° par nécessité stratégique, ou ruse) effacera ce que la distinction entre enseignement et pédagogie a de trop tranché. Alors les pédagogues peuvent tout aussi bien tenir ce discours : « Nous ne sommes rien que des enseignants ; comme vous. Et la pédagogie est au service de l’enseignement. » (Au service de quoi d’autre serait-elle en effet, se dit-on ?) La séparation est effacée. Aux enseignants, les pédagogues répètent : « Nous sommes à votre service. Nous ne faisons que servir les buts qui sont les vôtres... » Cependant, est-ce le cas [5] ?
Qui décide d’organiser l’enseignement selon l’approche par compétences fait dès l’abord l’hypothèse que les buts de l’enseignement ne sauraient être décidés par les disciplines ou par les disciplines seules. À tort ou à raison, le pédagogue de la compétence considère les disciplines mal placées pour déterminer ce qu’il est utile d’enseigner à l’élève, ce dont celui-ci a besoin, « dans la vie [6] ». Le pédagogue juge aberrant que la détermination des buts de l’enseignement puisse être ainsi abandonnée à des disciplines possiblement déconnectées aujourd’hui des besoins réels de la société (leur existence même n’est-elle pas après tout parfaitement contingente : n’étant que le résultat, pour chacune, d’un long processus historique ?). N’est-il pas éminemment plus rationnel, pour quelque chose d’aussi fondamental que la détermination des buts de l’enseignement, à l’intérieur d’une société donnée, de partir d’une analyse de la société présente et de ses besoins – autrement dit de partir de la société « telle qu’elle est » (et non pas de l’école telle qu’elle est) ? Ce qui est reproché à l’enseignement traditionnel, c’est précisément de n’enseigner que des disciplines (juxtaposées) (sans coordinations entre elles) (contingentes) (issues d’une histoire capricieuse, hasardeuse) : et ainsi d’imposer aux classes une myriade de choses variées et bariolées, voire possiblement contradictoires entre elles, et qui ne sont pas nécessairement ce dont l’élève a besoin « aujourd’hui », « dans une société comme la nôtre », « au XXIe siècle », etc.
Ainsi la pédagogie en vient à se penser comme une instance capable de redéfinir « librement » – c’est-à-dire au surplomb des disciplines, extérieurement à celles-ci – les buts de l’enseignement. Dès à ce niveau (et avant même d’entrer dans le détail des apprentissages), la pédagogie est donc en mesure de se penser comme une instance de libération du « carcan des disciplines ». (« La question – écrit par exemple Catherine Reverdy, pédagogue à l’Institut français de l’Éducation – est de savoir comment concilier d’une part les carcans institutionnels et disciplinaires et d’autre part les finalités éducatives d’ouverture nécessaire des contenus à la société [7]. »)
Et remarquons en passant que, si les disciplines sont considérées comme mal placées pour dire ce qui doit être enseigné, c’est aussi que mises en concurrence les unes avec les autres (par le simple fait d’être multiples et nombreuses, sur un temps d’enseignement nécessairement restreint), on aura toujours beau jeu de les soupçonner, quand il s’agit de dire ce qui doit être enseigné, de défendre leur propre chapelle. Et ce, d’autant plus que les disciplines sont traversées par des passions, en effet ; et que les combats y font rage – au-dedans de chacune, comme aussi entre elles – pour savoir quels objets importent. Or c’est précisément sur ces luttes acharnées – pourtant indéniables signes que des objets du monde importent, que des objets importent en ce monde : puisqu’on se bat pour qu’ils soient enseignés – que les pédagogues déversent leur ironie : est moqué à l’envi le débat du biologiste et du géologue, s’opposant l’un à l’autre dans une commission d’élaboration des programmes pour défendre voire imposer auprès des plus jeunes enfants l’objet d’étude qui est le leur ; de même seront moqués des débats entre historiens pour savoir s’il faut enseigner davantage, devant des lycéens, telle ou telle période historique ; ou entre enseignants de français pour savoir s’il faut préférer tel auteur à tel autre [8].
La pédagogie, plus impartiale, vient depuis un dehors pacifier ce désordre. Elle refait l’unité, « lutt[e] contre la fragmentation des apprentissages [9] ». Débarrassée de tout parti pris, et unique au lieu d’être multiple, comme le sont les disciplines, la pédagogie peut depuis l’extérieur décider plus sereinement des véritables buts de l’école, se dit-on. (Sa partialité n’est pourtant que l’expression de sa parfaite et froide indifférence à l’égard de tous les objets du monde – qui sont les objets de l’enseignement : le poème, le théorème, la mélodie, la loi sociale, l’oiseau...) (Rien ne caractérise mieux les disciplines, par démarcation d’avec la froide pédagogie, que d’avoir des objets, et des objets capables d’importer en ce monde, capables d’enflammer et de déchaîner des passions [10].)
Quoi qu’il en soit, la pédagogie, dans la logique qui est celle de la compétence, dépossède les disciplines de leur pouvoir de déterminer ce à quoi tend leur enseignement. La grille de compétences – qui entérine les référentiels de sortie, à chacun des niveaux ou cycles de l’édifice scolaire – est très exactement l’instrument (le dispositif) par lequel une instance extérieure à l’enseignement, extérieure aux disciplines enseignées, vient édicter et lister – indépendamment de celles-ci – les buts de l’enseignement (de l’enseignement en général, comme aussi de l’enseignement des disciplines en particulier). « … j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants [11]. » (La pédagogie est à ce titre un dispositif : et si l’on ne peut dire qu’elle détermine elle-même les buts de l’enseignement, elle est l’interface permettant à une autre instance placée derrière elle (instance de gouvernementalité) de piloter l’immense machine qu’est l’enseignement.)
Et l’on comprend la nécessité de parler ici de capture : car la pédagogie ne vient pas se substituer à l’enseignement (aux disciplines) (à l’enseignement des disciplines). Et pour cause – elle se situe, par rapport à elles, sur un tout autre plan. Elle n’intervient toujours qu’après coup. Car il faut bien que les compétences soient cependant acquises sur un contenu ou sur une matière quelconque, c’est-à-dire dans une discipline [12]. Le décret de 2006 instituant en France le socle commun de connaissances et de compétences le précise : « L’enseignement obligatoire ne se réduit pas au socle commun. Bien que désormais il en constitue le fondement, le socle ne se substitue pas aux programmes de l’école primaire et du collège ; il n’en est pas non plus le condensé [13]. » Il fait donc autre chose – il agit sur un autre plan. (Cette stratégie de la capture par redoublement institutionnel – ici le socle venant redoubler les programmes, sans s’y substituer – a été étudiée par de nombreux historiens. Pour capturer, on vient doubler le schéma institutionnel existant : mais on le « laisse » fonctionner.) La pédagogie sait pertinemment qu’elle a tout intérêt à laisser fonctionner les disciplines, à les laisser faire ce qu’elles font et savent faire, de longue expérience (et la pédagogie sait, quoi qu’elle en dise, que les disciplines, dans une certaine mesure, ont fait leurs preuves ; elle sait que l’enseignement enseigne). Mais alors elle les laisse fonctionner pour mieux, ensuite, faire la capture de ce qui, de leur enseignement, doit de son point de vue être capturé. Puisque c’est elle désormais qui édicte et explicite les buts « en sortie » [14]. Elle n’a pas besoin d’entrer dans chaque interstice, d’intervenir à tout moment de l’enseignement : elle peut laisser faire ; elle a intérêt à laisser faire – le plus souvent ; du moment qu’elle puisse avoir la main, en sortie, à la fin, sur ce à quoi tout cela tend.
Ceci explique que certains enseignants et enseignantes, encore aujourd’hui, dans le secondaire par exemple, ne soient confrontés que de manière assez lointaine à la « compétence » : on laisse par exemple les enseignantes et enseignants faire leur travail à peu près librement au quotidien, comme avant (enseigner l’histoire, la philosophie, etc.). Mais leur enseignement est en fait capturé à d’autres fins par la machine pédagogique, en sortie – par énonciation des finalités. On peut à titre d’exemple citer la manière dont les programmes de Sciences économiques et sociales pour le lycée, au cours des dernières années, ont été modifiés dans leur formulation fondamentale [15]. Quand dans un programme d’enseignement au sens strict sont traditionnellement indiqués des thèmes d’enseignement pour lesquels l’enseignant construit un cours [16] – dans les limites données par le cadre qui est celui de sa discipline [17], on trouve désormais des « objectifs d’apprentissages » dont certains sont exprimés sous la forme – très caractéristique – d’énoncés fermés : « comprendre que… », « savoir que... ». Indépendamment même de l’orientation idéologique en question (ici plutôt néolibérale – mais la teneur idéologique pourrait être autre), ce qui est en jeu est cette refermeture ou clôture de la discipline sur des énoncés « établis » et « admis », devenant les objectifs d’acquisition attendus pour les élèves : quand au contraire une discipline n’existe jamais qu’indéfiniment ouverte. Un tel exemple illustre déjà la manière dont par la formulation d’attendus la pédagogie vient bloquer et refermer, en le capturant, le fonctionnement libre d’une discipline [18].
Mais sans doute la capture est-elle plus visible encore dans le cas de compétences non plus seulement disciplinaires – mais de compétences dites transversales (et par exemple comportementales ou psychosociales), de plus en plus répandues dans les référentiels, comme on sait. (Ce sont les compétences citoyennes, sécuritaires, sanitaires, hygiéniques, informationnelles, etc. [19]) Car il devient alors encore plus apparent que la discipline n’est plus sollicitée que de façon intéressée, dans le but de faire acquérir quelque chose (un comportement, un savoir-être) qui n’est pas intrinsèque à celle-ci : et qui ne fait qu’utiliser le terrain de celle-ci pour s’implémenter. Les pédagogues, depuis plusieurs années, parlent en ce sens – et de façon caractéristique – de disciplines « contributives » : par ce terme il faut comprendre que l’on fait contribuer les disciplines à un plan d’enseignement qui leur est extérieur, sinon étranger [20]. Tout l’art du pédagogue de la compétence, comme expert chargé d’implémenter une compétence comportementale nouvelle dans une population, consistera précisément désormais à : 1° repérer les disciplines possiblement contributives ; puis 2° à faire redescendre dans les programmes de chacune d’elles la compétence en question, en la liant au mieux avec un contenu de programme ou avec des compétences dites disciplinaires, qui auront l’heur de s’y prêter. Art de la combinatoire et de la capture d’objets, s’il en est [21]. (Remarquons en passant que l’apprentissage, ainsi conçu, n’est plus structuré par les objets du monde mais par le seul développement ou cursus de l’élève et par la succession des compétences à mettre en œuvre pour lui : le « sens » de l’apprentissage est produit pour l’élève, pour le parcours individualisé et individualisant de l’élève : les disciplines s’alignent sur ce parcours – en contribuant [22].)
Il convient d’insister dès ici sur le fait que la pédagogie, qui est fondamentalement discipline-disziplin, comme on va le voir, se trouve par ce biais en mesure d’utiliser – de capturer – les disciplines-fächer et leur autorité institutionnelle, pour les faire servir et contribuer à l’évaluation d’aptitudes (essentiellement des comportements) qui restaient jusqu’alors complètement en dehors de leur domaine, et qu’il ne serait venu à l’idée d’aucun enseignant de vouloir évaluer. (Voir les développements donnés en ce sens, sur l’extension du domaine de l’évaluation, dans la Thèse n° 11 [23].) En ajoutant des compétences comportementales aux compétences fach-disciplinaires dans les référentiels des disciplines, la pédagogie capture subrepticement l’autorité de l’enseignant (laquelle ne lui vient à l’origine que de sa maîtrise, en une discipline donnée, et qu’il n’a donc de légitimité à exercer que dans les limites de celle-ci) : la pédagogie capture cette autorité pour faire contrôler et évaluer à l’enseignant d’une discipline-fach des aptitudes ne relevant pas de celle-ci (ni, par conséquent, de sa sphère de compétence, au sens ici juridique du mot), mais relevant de la pure discipline-disziplin. Les enseignants se trouvent ainsi requis, mobilisés, pour travailler à ce pour quoi rien, dans leur discipline-fach, ne les destinait : la normalisation comportementale (disciplinaire-disziplinär) de leurs élèves [24]. Et voilà aujourd’hui l’enseignant d’EPS sommé d’évaluer la capacité d’altruisme, d’entraide et de motivation de ses élèves ; voilà l’enseignant de SVT mobilisé pour obtenir des élèves de meilleurs comportements affectifs, sexuels, et de meilleurs gestes barrières (compétences sanitaires et émotionnelles) ; voilà l’enseignant d’histoire mobilisé pour aider à l’acquisition de meilleurs comportements citoyens (apprendre à voter et à voter correctement, en s’informant aux bons endroits, etc.). La pédagogie de la compétence, en matière d’évaluation, signe une extension inédite de la compétence de l’autorité de l’enseignant : hors de sa discipline-fach – en direction de la discipline-disziplin [25]. Autrement dit la capture (de l’enseignement) n’est pas seulement une capture utilitariste (en vue de l’économie et du marché) ; elle est aussi une capture disziplin-disciplinaire.
(La logique récente des labels et des certifications fonctionne également en ce sens. Un label est en effet mis en place extérieurement à toute discipline ; il serait cependant coûteux de le faire enseigner et certifier par des prestataires extérieurs : on mobilise alors des enseignants intérieurement aux établissements pour les faire contribuer, sur le temps scolaire le plus souvent, à l’ « enseignement » des compétences inscrites dans ce label (sur la base du volontariat – ou non), mais surtout à l’évaluation et à la certification de ces mêmes compétences. La manière dont le personnel enseignant, le temps scolaire, le matériel et les locaux des écoles, sont « captés » pour servir à ces certifications extérieures donnent sans doute le point actuellement le plus avancé de ce que nous avons appelé ici la capture de l’enseignement. (Remarquons que c’est aussi à l’occasion de ces certifications que des enseignants prennent une conscience aiguë de l’évidement de leur tâche : ils ne sont plus sollicités que pour installer devant des ordinateurs connectés à un serveur extérieur leurs élèves, puis surveiller ceux-ci le temps qu’ils « apprennent » le contenu dudit label (un contenu dont l’enseignant ignore tout), avant d’être exposés à l’évaluation et à la certification automatisées [26].) )
On a pu relever ainsi un mouvement double, et en réalité réciproque, dans le dispositif de capture des disciplines : 1° à chaque discipline « mobilisée » (contributive) est attribué un cahier des charges – en plus des seules compétences disciplinaires – en termes de contribution à l’acquisition de compétences comportementales. 2° Et réciproquement, pour chaque compétence ajoutée à la grille, l’on cherchera à en « reverser » l’acquisition dans les divers programmes des disciplines aptes à « contribuer [27] ».
Une telle reprise en main par la pédagogie (en termes de 1° « mobilisation » / 2° « reversement ») est aussi – ou déjà – une reprise en main éminemment politique de l’enseignement [28].
N. B. Il est frappant de constater que, sur cette question de la compétence, le mot de « discipline » pourtant essentiel pour comprendre ce qui se passe est souvent occulté des débats – oublié ou oblitéré. (Est-ce en raison de l’ambivalence du terme entre discipline-fach et discipline-disziplin en français, lequel met mal à l’aise les théoriciens [29] ?) Une telle occultation est en particulier absolument manifeste chez les pédagogues. Tout le sens de la révolution des compétences ne se comprend pourtant que par rapport à ce qu’elles font aux disciplines, que par rapport à ce phénomène de capture des disciplines [30].
Mais il nous faut revenir à cette question laissée en suspens précédemment : celle de l’apparent bon sens qu’il y avait, chez le pédagogue, à dénier aux disciplines le pouvoir de décider de ce qui doit être enseigné dans les classes. Le présupposé initial de la pédagogie de la compétence se trouve en effet ramassé tout entier dans cette façon d’aborder la question du but des enseignements : si on laisse, dit cette pédagogie, l’école être le lieu (incontrôlé) d’un enseignement de disciplines diverses et juxtaposées, il devient impossible de garantir que l’école sera bien au service de la société. Qui en effet donnera l’assurance que ce que les disciplines, dans leurs recès respectifs, décideront d’enseigner, sera véritablement conforme aux besoins des élèves – comme aussi aux besoins de la société elle-même (en termes d’emplois par exemple) ? (Ce « bon sens » politique rejoint ici le précepte néolibéral, fondé tout entier lui aussi sur une réflexion de bon sens apparent, à savoir : la nécessité du contrôle des dépenses publiques, dans les services publics en particulier, pour le bien de la société. Il faut en fonction de ce précepte pouvoir assurer que tout centime alloué au service public d’éducation, comme à tout autre service public, serve bien la société et les intérêts de celle-ci [31].)
Une fois ces prémisses adoptées, ne devient-il pas aussitôt évident que c’est au gouvernement lui-même que revient en toute légitimité la tâche d’accorder l’école sur la société – et en particulier de déterminer ce que l’école se doit d’enseigner aux enfants – et dans quels buts ? La décision quant à ce qui doit être enseigné incombe donc aux représentants politiques : et non pas aux disciplines. Elle incombe à la société : et non pas à l’école [32]. Et la grille de compétences, dans cette perspective, devient très précisément le dispositif par lequel un gouvernement reprend la main sur l’enseignement prodigué dans ses écoles – en se donnant les moyens de redéfinir et de lister lui-même les buts de celui-ci. Or la pédagogie – comme « instance » ou simplement « discours » en surplomb des disciplines – devient pour cette capture l’instrument le plus sûr. De très nombreux pédagogues sont d’ailleurs persuadés d’accomplir une opération politique louable quand répondant à la demande gouvernementale ils se mettent à redéfinir les programmes, sous la forme de grilles de compétences. En l’occurrence, ils se persuadent d’accomplir un acte de réappropriation démocratique d’un pouvoir jusque là négligemment ou trop vite abandonné à l’arbitraire de disciplines instituées et échappant à tout contrôle politique. Certains parmi les plus enthousiastes sur cette pente vont jusqu’à réclamer que les programmes scolaires, organisés sous forme de référentiels de compétences, ressortissent effectivement des prérogatives du pouvoir politique – et par exemple soient très directement décidés et votés par le parlement, après tout élu au suffrage universel [33].
Or une telle capture a pour conséquence de mettre l’école à disposition du gouvernement : mieux, elle fait de l’école un instrument de gouvernement. (D’où une double thèse sur laquelle nous n’aurons de cesse de revenir buter : 1° la pédagogie est toujours déjà « gouvernement » ou « gouvernementalité » ; 2° le (bon) gouvernement est toujours déjà « pédagogie » [34].)
Certes, le fonctionnement ancien (si nous entendons ici par « ancien » ce qui précède le moment de capture) n’empêchait pas le pouvoir politique d’exercer son influence sur l’école et sur le contenu même de ce qui y était enseigné. Pourtant, le pouvoir central n’avait pas directement la main sur le contenu des programmes ; en particulier le voyait-on se heurter, institutionnellement, aux disciplines – difficiles à manœuvrer. 1° D’abord parce que les disciplines sont multiples et dispersées : une discipline pouvait bien céder et pencher soudain vers un bord, obéissant à quelque pression gouvernementale (ou à une manœuvre émanant de quelque autre instance), sans pour autant que les autres l’accompagnent nécessairement sur cette pente. 2° Ensuite parce qu’il est connu que les disciplines, institutionnellement, sont des corps mastodontes – lents à remuer : elles sont faites de la juxtaposition et du complexe amalgame de départements universitaires dispersés, de revues d’inclinations diverses voire possiblement antagoniques, internationalement connectées, d’associations d’enseignantes et d’enseignants, de syndicats, de courants d’idées divers et mouvants… Il fallait des années pour obtenir qu’un changement ait lieu dans un programme : car il était nécessaire de faire plus ou moins s’accorder, à l’intérieur d’une discipline, ses différents courants, et de composer avec chacun d’eux au milieu de la cacophonie.
Ainsi, un gouvernement n’a jamais sur les disciplines qu’une prise limitée – à moins que celles-ci ne soient véritablement mises au pas, comme ce peut être le cas dans les régimes autoritaires (Gleichschaltung). (Mais c’est là une manière fort coûteuse, à bien des égards.) Le référentiel de compétences est tout au contraire le moyen gouvernemental de piloter les disciplines, depuis le dehors – mais (comme nous avons tâché de le montrer ci-dessus) : en les laissant faire – et sans avoir à s’exposer à la nécessité – coûteuse, déplorable – de les mettre au pas une par une. (C’est ce que nous appelons « capture » et ce n’est donc pas du tout une mise au pas (Gleichschaltung).) Un gouvernement peut désormais décider puis mettre rapidement en œuvre, par « reversement » et « mobilisation » (dans l’acception des termes retenue ci-dessus), l’implémentation, à tel ou tel étage du système scolaire, d’une compétence, jugée au niveau gouvernemental subitement indispensable, pour une population donnée. Voir par exemple l’implémentation récente de bons comportements en matière écologique. Mais c’est le cas tout aussi bien pour les « bons comportements en matière sanitaire » ou « en matière de sécurité », ou « en matière financière » ou « informationnelle ». Chaque fois peuvent être édictées des compétences nouvelles, ayant pour but l’implémentation de comportements souhaités – ponctuels et nécessités par des situations d’urgence (crise sanitaire) ; ou plus durables et relevant de nécessités de gouvernance profonde. On parle, dans tous ces cas, d’« éducation à… ». (Et chaque fois, par ce pilotage pédagogique extériorisé, les disciplines sont institutionnellement court-circuitées [35].)
Si l’on veut s’arrêter un instant sur un exemple, celui de l’éducation à l’ « esprit critique » est à bien des égards remarquable : compétence nouvelle, son implémentation extrêmement rapide a été simultanée dans presque tous les pays européens. Or, à l’origine en effet : une préoccupation gouvernementale liée à un risque – tôt repéré par l’OCDE notamment : la multiplication et la diffusion inquiétante de mauvais comportements « informationnels » dans des franges toujours plus importantes des populations [36]. Ont pu se mettre en place en réponse, avec une rapidité impressionnante précisément permise par l’interface « pédagogique », à peu près simultanément dans les différents pays, des dispositifs de remédiation sous la forme d’une compétence nouvelle d’« esprit critique » (critical thinking), conçus comme « éducation à » de bons comportements en matière d’information [37]. Sur cet exemple s’illustrent 1° l’immense efficacité et souplesse de pilotage du dispositif nouveau : sans avoir besoin de passer par les disciplines – qui sans doute n’auraient pas manqué d’opposer, volontairement ou non, leur inertie, voire des objections de fond à une telle entreprise –, le gouvernement, pour lutter contre un redouté « désordre informationnel [38] », put inventer et mettre en place un « enseignement » nouveau en l’espace de quelques mois : et le répandre (par « contribution » et « reversement ») dans tout le système éducatif. 2° Mais cet exemple illustre autre chose aussi : il illustre comment une chose aussi infiniment précieuse que l’esprit critique, quand on la transforme en « compétence » (c’est-à-dire en disposition extra-disciplinaire), quand on l’abandonne aux pédagogues, se vide de toute puissance ; devient « éducation au juste milieu » ; produit des effets de « normalisation » et de « soumission » contraires à l’esprit de tout enseignement et de toute fach-discipline [39].
On comprend en tout cas, sur cet exemple, que toute question, dite dans ce nouveau vocabulaire « socialement vive » – vocabulaire en partage entre gouvernementalité et pédagogie – peut ainsi être convertie en « compétence » – et pédagogiquement implantée aussitôt. Il s’agit, du point de vue de la gestion gouvernementale, en considérant l’école comme un outil de gouvernement, de réduire le temps de réponse : pour l’OCDE, « le système scolaire doit s’efforcer de raccourcir son temps de réponse, en utilisant des formules plus souples que celles de la fonction publique […] [40] ». Le dispositif de la compétence est au service de cette souplesse et de cette rapidité (elle court-circuite les résistances et carcans anciens ; elle capture les forces, pour les faire contribuer). Le dispositif, remarquait Agamben, a « toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir » : il a « pour objectif de faire face à une urgence pour obtenir un effet plus ou moins immédiat [41] ».
Il y a donc une naïveté absolument considérable à s’obstiner à voir dans l’approche par compétences, comme le font pourtant nombre de pédagogues emportés sur cette pente par le « bon sens » tel qu’exposé ci-dessus, la réalisation d’un rêve de pilotage démocratique de l’école – au service de la société. Il n’y a pas de pilotage démocratique possible de l’enseignement. L’enseignement ne saurait être piloté par une instance politique (sans devenir autre chose qu’un enseignement) (sans devenir aussitôt une instance d’endoctrinement, ou d’implémentation de bons comportements, au sein de diverses couches de population). Il n’y a en effet d’enseignement qu’absolument libre (de toute politique) (de toute pédagogie).
Le pédagogue, dès lors qu’il s’en prend aux buts de l’enseignement depuis le dehors de l’enseignement, le capture ; et l’empêche d’être un enseignement libre et véritable. (Ce qui est attaqué actuellement, tandis que dans les universités les départements sont sommés un à un de redéfinir leur enseignement en déclarant des « référentiels de connaissances et de compétences » « en sortie », ce n’est rien moins que le principe énoncé en 1810 par Wilhelm von Humboldt de l’indépendance des institutions d’enseignement à l’égard de tout pouvoir politique quel qu’il soit (« … von aller Form im Staate losgemacht [42] »). Ce qui est attaqué c’est la liberté des disciplines – c’est-à-dire la possibilité de l’enseignement.)
L’opposition entre pédagogues et enseignants n’est donc pas le fait d’humeurs passagères, ou d’ajustements institutionnels défaillants – elle est consubstantielle au projet (social) (politique) de la pédagogie [43]. Les enseignants ont besoin de moyens et de temps pour affronter les problèmes pédagogiques qu’ils rencontrent, y compris en se nourrissant des apports d’autres sciences et d’autres disciplines : mais ils n’ont surtout pas besoin d’une pédagogie séparée… La pédagogie séparée, c’est l’enseignement capturé et soumis [44].
« Malgré tout, la pédagogie a de beaux jours devant elle, car elle peut s’appuyer sur des alliés puissants : tous ceux dont elle sert les intérêts. »
J.-Cl. Milner, De l’école, p. 75.
Conclusion : Perte de l’objet et fixation sur le sujet. Quand le but de l’enseignement devient la seule éducation...
« … l’histoire, au contraire, montre que les modernes n’ont pas été rejetés dans le monde : ils ont été rejetés en eux-mêmes. […] La grandeur de la découverte de Max Weber à propos des origines du capitalisme est précisément d’avoir démontré qu’une énorme activité strictement mondaine est possible sans que le monde procure la moindre préoccupation ni le moindre plaisir, cette activité ayant au contraire pour motivation profonde, le soin, le souci du moi. »
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, rééd. Pocket, 1983, p. 321-322.
« … nous sommes actuellement dans le monde selon la modalité de privation de monde. »
Frank Fischbach, La Privation du monde, Vrin, 2011, p. 21.
Une capture totale, poussée à son comble, de l’enseignement par la pédagogie correspondrait au moment où l’enseignement n’irait plus aucunement aux « objets » enseignés (désignés par l’enseignement) mais, suivant la logique propre à l’approche par compétences, serait en permanence reversé au compte du « sujet » apprenant... Rien (aucun objet) ne serait plus appris pour lui-même ; tout n’aurait lieu toujours qu’au profit de l’élève (le sujet), ainsi doté – à l’occasion de leçons successives – de telle et telle compétence [45]. Aussi aurait-on pour finir tellement arraisonné l’enseignement qu’on n’enseignerait, à la lettre, plus rien (nullam rem ; plus aucun objet). On n’enseignerait plus que pour, à l’occasion de tel ou tel objet (fortuit, indifférent), éduquer un sujet. « D’un côté donc – pour reprendre la terminologie des théologiens – l’ontologie des créatures, de l’autre, l’oikonomia des dispositifs qui tentent de les gouverner et de les guider vers le bien [46]. »
La manière de définir les programmes d’enseignement atteste un tel basculement : quand l’on passe de listes formulées en termes d’objets du monde (« La Révolution française », « Les Fleurs du Mal », « Les lois de la trigonométrie élémentaire », etc.) au « portfolio » de l’élève, déclinant les aptitudes gagnées par et pour lui, sur son parcours d’apprenant. En permanence l’élève pense son cheminement (on lui fait penser son cheminement) comme une progression de ses compétences propres – non comme une progression en direction d’objets du monde, bigarrés et nombreux. En permanence, l’élève est ramené à lui-même ; épinglé sur son moi [47].
Dans une telle configuration, les objets de l’enseignement ne servent plus que comme matériaux pour des éducations à… (Et l’éducation, contre l’enseignement, devient en effet l’alpha et l’oméga – à l’école comme aussi en dehors d’elle. Or éduquer l’élève à …, c’est bien chaque fois le constituer comme sujet (sujet du marché du travail) (sujet de sa propre orientation tout au long de la vie) (sujet de la citoyenneté démocratique) (sujet de l’hygiène collective et prophylactique) (sujet de la bonne information) (etc.) [48].)
L’enseignement, dans la mesure même où il perd ses objets (objets que la fach-discipline constitue et désigne, passionnément), devient purement disziplin-disciplinaire. Quand l’enseignement n’a plus d’objet, il ne sert qu’à éduquer des sujets.
Le concept de compétence est bien un opérateur par lequel l’élève est constitué comme sujet (porteur de capacités et d’aptitudes) dans le moment même où il est éloigné, retiré du monde et de ses objets. Autrement dit, la compétence organise exactement une subjectivation sur fond de perte du monde : elle réalise comme à la lettre la subjectivité privée de monde, telle que l’a étudiée Franck Fischbach (à la suite de Arendt notamment). Contrairement à ce qu’on avait pu penser jusque là, la modernité se caractérise moins par l’éclipse de la transcendance, par la destitution de l’au-delà du monde, ou par une réification du sujet (Lukács), que par une impossibilité à se rapporter au monde, à ce monde. On pourrait dire en ce sens, en reprenant les mots de Fischbach et en les appliquant à la compétence, que celle-ci, précisément, « assign[e] une identité de sujet, c’est-à-dire l’identité d’un être-hors-monde, d’un être démondanéisé, d’un être évidé, épuré, désobjectivé [49] ». C’est parce que l’enseignement cesse, dans l’approche par compétences, de se rapporter à un objet capable d’importer, qu’il laisse le sujet s’enfermer en lui-même (et en même temps devenir parfaitement impuissant) – et qu’il se fait, à mesure qu’il abandonne la tâche intentionnelle des disciplines-fächer, toujours plus disziplin-disciplinaire : « … cette figure du sujet retiré et évidé [...] est aussi, en raison même de son retrait, de son repli et de son évidement, un sujet impuissant, soumis à la logique du Capital dans l’exacte mesure où lui ont été soustraits tous les points d’appui susceptibles d’étayer une résistance possible [50] ». Telle est la promesse non tenue (ou trop bien tenue) de la compétence : elle faisait au sujet la promesse qu’on s’occuperait activement de lui (« l’élève mis au centre du système éducatif... ») ; elle lui promettait qu’il serait toujours mieux muni et toujours mieux doté (de capacités) (promesse d’empowerment) ; elle lui promettait énergie, créativité, puissance d’agir : or elle ne fait en réalité – précisément en se concentrant sur le sujet, en le détachant du monde et des objets, et des autres –, que fabriquer les conditions d’émergence d’un sujet entièrement dépendant, impuissant – et dont même les rares puissances (compétences) n’existent que branchées sur des dispositifs auxquels il lui faut pour les faire exister se livrer sans merci.
« Si telle est la situation de départ, quelle peut en être l’issue ? La “subtile issue” qu’entrevoyait Deleuze, c’était celle de “croire, non pas à un autre monde, mais au lien de l’homme et du monde” [51]. » La « subtile issue », pour l’enseignant, est donc de croire à l’enseignement – comme lieu de désignation effectif du monde. Si la compétence est précisément l’opérateur venu obstruer le mouvement spontané qui jette le sujet « au milieu des choses » « là-bas sur la grand’route », pour le ramener constamment à son moi (à son impuissance angoissée, à ses manques...), l’enseignement est le lieu d’une résistance possible – intentionnalité redoublée : désignation d’objets du monde capables d’importer.
« Mais, si l’on veut que les individus recouvrent leur propre puissance d’agir et puissent finir par échapper aux dispositifs qui les en séparent, il faut commencer par pointer le fait que ces dispositifs (sociaux, politiques, idéologiques) ont pour trait commun de fonctionner au sujet : leur fonctionnement exige – et, généralement, obtient – des individus qu’ils se conçoivent eux-mêmes comme des sujets, c’est-à-dire comme des êtres séparés du monde... »
Franck Fischbach, Sans objet, p. 22
NOTA BENE N° 1 : Sur la refermeture ou l’ouverture de l’enseignement quant aux buts.
On a vu que la pédagogie de la compétence capturait l’enseignement d’une discipline en le « refermant » sur des buts assignés : s’employant à indiquer à l’avance à quoi doit servir cet enseignement, déclarant les effets de savoir qu’il est destiné à produire sur les élèves. Or une discipline-fach n’existe en tant que telle qu’à la condition de n’être refermée sur aucun but préalablement assigné. Tout, dans une discipline, doit toujours pouvoir être mis en question : non seulement ses résultats ; non seulement les réponses aux questions qui se posent à elle ; mais tout aussi bien ces questions mêmes ; tout aussi bien les présupposés qui commandent à ces questions – et jusqu’à la définition de cette discipline, jusqu’à sa légitimité... Rien, au sein d’une discipline, n’est jamais définitivement acquis (pas même la nécessité de son existence).
Ne serait-il pas cependant excessif d’exiger pour la discipline telle qu’enseignée devant des élèves de collège voire de primaire le même impératif absolu et intangible de non-fermeture que pour la même discipline enseignée à l’université, à la pointe la plus avancée de la recherche [52] ?
Rien n’attire plus les foudres du pédagogue que l’hybris de l’enseignant qui à des élèves de six, dix ou quinze ans prétend apporter un savoir qui serait celui de sa discipline (académique, universitaire) : le pédagogue, là contre, prend la défense de l’enfant. Et, pour cela, il commence par faire une démarcation : il y a discipline et discipline, dit-il. La discipline scolaire, telle qu’enseignée, ne peut pas être la discipline réelle, telle que pratiquée à l’université ou ailleurs : « les disciplines scolaires diffèrent des sciences, notamment en ce qu’elles sont le résultat d’une transposition didactique qui les rend enseignables [53] ». (Un tel geste est en réalité d’emblée un geste de mise sous surveillance des puissances du savoir ; un geste de confiscation ; une capture. Il justifie que la discipline scolaire ne puisse revendiquer cette ouverture qui est le propre d’une discipline en mouvement, en train de se faire ; il rend acceptable que la discipline scolaire se referme sur des buts.) (Or, qui formulera ces buts – sinon le pédagogue ? Qui fera et contrôlera cette « transposition didactique » – sinon les experts didacticiens, sinon la pédagogie ?)
Ce qu’en somme la pédagogie reproche fondamentalement à l’enseignant : c’est de croire que quand il enseigne les mathématiques, il fait réellement des mathématiques avec ses élèves ; réellement de l’histoire, quand il enseigne l’histoire ; réellement de la philosophie, etc. Si la pédagogie de la compétence vide l’instant d’enseignement de sa réalité (en rapportant toujours et en permanence ce qui a lieu à un ailleurs [54]), c’est précisément parce qu’elle refuse que la discipline scolaire, la discipline enseignée, ce soit réellement les mathématiques, l’histoire, la philosophie, etc. Pour le pédagogue, la séquence d’enseignement n’a jamais lieu réellement pour elle-même, tout n’ayant jamais lieu que pour plus tard ; que pour autre chose ; que pour ailleurs. (L’objet, l’instant, le geste d’apprentissage : tout cela est au service de l’acquisition de compétences – pour plus tard). Si l’enseignant de sport invite ses élèves à jouer au football sur le petit terrain goudronné, il ne faudrait surtout pas que ceux-ci, véritablement, jouent au football. Ils peuvent le croire (et après tout on peut le leur faire accroire). Mais au fond l’enseignant-pédagogue sait, lui, que c’est autre chose qui se passe… (Et la moitié des élèves est requise hors du terrain pour noter et contrôler depuis là, à l’aide de grilles, les diverses actions et acquisitions de leurs camarades en train de « jouer ».)
Pourtant la musique jouée à la flûte par l’enfant en classe n’est-elle pas de la musique ? L’élève qui applique le théorème de Pythagore ne fait-il pas des mathématiques ? Celui qui se lance dans l’écriture de sa dissertation ne fait-il pas de la philosophie ? (La pédagogie déréalise le réel, toujours : et ensuite reproche à l’enseignement des disciplines d’être abstrait.)
La distinction faite par les pédagogues, et exemplairement à l’instant par Bernard Rey, entre discipline et discipline, n’a pas lieu d’être – sauf à accepter de créer les conditions de la capture « pédagogique » des disciplines enseignées. C’est en faisant le pari de cette continuité (l’enseignement d’une discipline, même au plus petit niveau, est pratique de cette discipline, au sens le plus strict) que l’enseignement peut s’inscrire dans une démarche émancipatrice. Quand à l’école primaire l’enseignante ou l’enseignant fait des mathématiques avec ses élèves de six ou sept ans, il fait des mathématiques (en adaptant évidemment son enseignement au niveau de ses élèves). Mais découvrir à six ou sept ans les puissances de l’addition ou de la multiplication, les bizarreries du nombre, c’est déjà faire des mathématiques (les mêmes que celles qui se poursuivent au lycée, à l’université, et à la pointe des recherches les plus avancées).
Obliger l’enseignement, la discipline, à déclarer ses buts (or c’est le sens de la grille de compétences), c’est pour le pédagogue un moyen de conjurer son angoisse devant les puissances incontrôlées et incontrôlables du savoir. Il est frappant de constater en effet avec quelle crainte (et, dès qu’il est position de pouvoir : avec quelle désapprobation destructrice, avec quelle censure) le pédagogue affronte un enseignement qui ne dit pas, qui refuse de dire et de considérer ses effets. Il faut voir l’énergie que le pédagogue met en œuvre pour se rassurer, dès qu’il en a l’opportunité, sur les effets d’un enseignement (du moindre enseignement). Une part non négligeable de l’art pédagogique consiste à lister, cartographier, disziplin-discipliner, les effets de l’enseignement. (La grille de compétences est cette domestication des puissances de l’enseignement.) C’est comme si le pédagogue pressentait – à très juste titre – que l’effet d’un enseignement véritable est en réalité infini, contraire à toute clôture et refermeture, étant l’initium, le commencement, d’une chaîne d’événements indéterminés, incontrôlables et sans fin. « Le grammairien qui une fois la première ouvrit la grammaire latine sur la déclinaison de rosa, rosae n’a jamais su sur quels parterres de etc. [55] » La pédagogie est en permanence occupée à refermer ce que l’enseignement a pour destination d’ouvrir.
Il faut que la biologie enseignée dans les écoles (à quelque niveau que ce soit) soit de la biologie ; que l’histoire enseignée dans les écoles soit de l’histoire, etc. Car alors la décision quant au contenu et à la forme de l’enseignement de la biologie reste au pouvoir du biologiste. (Et ne tombe pas en celui du pédagogue.)
Quand un enfant applique sur le triangle rectangle qu’il vient de tracer à la règle et à l’équerre sur une feuille le théorème de Pythagore, cet enfant fait des mathématiques (qu’il soit en Chine, en France, au Chili...). Il fait véritablement des mathématiques : 1° il n’est pas en train de se préparer – dans une école – à un ailleurs (acquérir des savoirs pour plus tard) ; 2° ce qu’il fait il le fait dans l’instant – et l’instant est plein de ce qu’il fait. De quel droit (et dans quel but) ôter à l’enfant la réalité de ce qu’il fait ? De quel droit (et dans quel but) lui dénier la liberté de faire, quand il est à l’école, des mathématiques, de la musique, de la philosophie, au sens le plus fort ? Il n’y a que dans une classe où est présent, au lieu d’un enseignant, un pédagogue, que ce qu’on fait ne relève pas de ce qu’on fait (ne relève pas de la discipline enseignée) (et est en permanence capturé – pour autre chose [56]).
NOTA BENE N° 2 : Une remarque concernant la « liberté pédagogique ».
La liberté pédagogique n’est pas la liberté d’un individu. Elle est d’abord la liberté d’une discipline. Un individu ne s’en fait le porteur qu’en tant qu’il est, ici ou là, tant bien que mal, représentant parmi d’autres de cette discipline ; et donc détenteur de la liberté d’exercice institutionnellement accordée à celle-ci [57].
C’est donc la liberté pédagogique qui est très directement attaquée quand la mission de l’enseignant n’est plus encadrée par sa discipline, mais se trouve capturée et soumise à des injonctions extérieures (extra-disciplinaires, pédagogiques). Il est intéressant à ce titre d’aller voir ce que les programmes de SES nouveaux, dont nous avons parlé précédemment, disent à propos de la liberté pédagogique, au moment où ils y attentent – en « refermant », comme nous l’avons vu, l’enseignement sur des résultats attendus, déterminés à l’avance. Les rédacteurs de ces programmes furent sans doute plus ou moins conscients qu’ils touchaient à la liberté pédagogique ; ils se sentirent comme obligés de faire cet ajout :
Le programme définit ce que les élèves doivent avoir acquis à la fin de l’année. […] Dans le cadre de ce programme, les professeurs exercent leur liberté pédagogique, en particulier :
– pour organiser leur progression de cours sur l’ensemble de l’année scolaire en l’adaptant à leurs élèves ;
– pour articuler de façon cohérente les savoir-faire applicables à des données quantitatives et aux représentations graphiques avec le traitement du programme ;
– pour adapter leurs méthodes de travail à leurs élèves [58].
La liberté pédagogique – la liberté du point de vue du pédagogue –, ce n’est plus que la liberté dans le choix des moyens. (On sait que c’est là un précepte du management néolibéral : laisser toute liberté aux actrices et acteurs sur les moyens mis en œuvre – puisque les objectifs, en revanche, ont été « arrêtés » en amont, « déterminés » ailleurs… Mais laisser aux actrices et acteurs la liberté de travailler à leur rythme, avec leurs moyens propres.)
NOTA BENE N° 3 : Pédagogie et disciplines. Réalisation institutionnelle de la capture. Exemples.
La capture dont il a été ici question prend, institutionnellement, des formes diverses (aux différents étages de l’édifice scolaire). Dans les collèges et les lycées, des textes nouveaux garantissent aux principaux et proviseurs un « rôle déterminant » dans « le pilotage pédagogique et éducatif des établissements [59] ». Leurs prérogatives administratives doivent pouvoir s’étendre désormais dans le champ pédagogique [60]. Renforcer le pouvoir local des chefs d’établissements sur les enseignants, c’est se donner les moyens d’imposer le « pilotage pédagogique » – le cas échéant contre d’éventuelles résistances fach-disciplinaires. (Un enseignant, jusqu’alors, n’avait sur le plan de son enseignement à répondre que devant son corps d’inspection – c’est-à-dire devant sa discipline.) Les chefs d’établissements sont appelés à se ressaisir du pédagogique, et à se faire eux-mêmes vecteurs de la pédagogie (comme gouvernementalité) : c’est qu’on a conscience que les disciplines ne contribueront pas nécessairement de leur plein gré ; il faut pouvoir organiser si besoin – localement – la contrainte [61]. (La réforme récente des concours de recrutement des futures enseignantes et enseignants du secondaire (CAPES), qui prévoit une diminution du poids des épreuves disciplinaires au profit d’une épreuve dite de « pédagogie » (« entretien avec le jury » ayant à porter notamment sur des directives gouvernementales concernant le métier d’enseignant), accompagne elle aussi ce déplacement : affaiblir les disciplines – renforcer la gouvernementalité [62].)
De manière semblable, dans les universités, l’« autonomie » accordée conduit à un renforcement du pouvoir local des directions d’établissements, vectrices du nouveau « pilotage pédagogique » [63]. Pendant ce temps, au niveau national, un « processus d’évaluation des formations », externalisé, se met en place, piloté par le Hcérès [64].
NOTA BENE N° 4
On peut relever plusieurs autres causes, plus contingentes, mais pas moins efficientes, au fait qu’on préfère habituellement éviter d’opposer frontalement pédagogie et enseignement. 1° Certains enseignants de disciplines, même à l’université, sont mal à l’aise pour entrer en conflit avec les représentants des sciences de l’éducation – qui, après tout, sont quand même leurs collègues. Et ne faut-il pas considérer que les scientifiques de l’éducation enseignent eux aussi quelque chose (une discipline, nommée « pédagogie » ou « sciences de l’éducation ») ? 2° L’opposition entre « pédagogie » et « enseignement » a été la première fois de façon tranchée établie par un auteur suspect ou devenu suspect depuis : Jean-Claude Milner. Or souvent il arrive – de façon très compréhensible – que des enseignantes ou enseignants préfèrent se placer du côté d’auteurs qui, sur la question des compétences, confondent tout, sont inconsistants, mais qui sont éminemment bienveillants et très sympathiques (comme Bernard Rey, Michel Develay, Philippe Perrenoud, etc.), contrairement à Jean-Claude Milner.