Parole d’un lâche

(parole 6)
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#393, le 4 septembre 2023

Les éléments (lieu, lumière, litre et ligne) ont déjà pris la parole pour faire résonner une voix inouïe, et empêcher leurs ennemis de tout réduire au silence. La période qui pointe offre plutôt l’occasion de laisser s’exprimer une part certaine de la nature humaine.

J’habite un monde qui croît sans penser à rien d’autre qu’à ses calculs. J’habite un monde, je le sais, qui comprime et qui stresse, colonise et se détruit. Un monde qui privatise l’eau et organise des jeux à sec.

Il y aurait bien des raisons de le quitter, ce monde, de changer de vie. Je pourrais renier le destin d’abondance auquel il veut m’astreindre. Je pourrais me contenter de moins, refuser d’être érigé en consommateur.

Et même, pourquoi pas, cesser de travailler pour ceux que je sais raboter la planète. Ne plus apporter ma pierre à l’édifice – participer à l’emmurement. Refuser aussi de relayer l’administration et son devenir numérique.


Mais ce n’est désormais plus l’heure des possibles de l’été. C’est le temps de rentrer – voyez-vous ? La nausée est suffisamment légère pour que je l’enjambe, et m’incline à faire un pas hors de toute rébellion.

Est-ce par habitude ? Est-ce par amitié pour ceux que je côtoie et qui ne le font pas – par loyauté envers les miens ? Est-ce pour m’assurer des conditions correctes d’existence à même un monde que je sais à la dérive ?

Ou alors, plus largement, est-ce pour partager la croyance de mes contemporains – la valeur du progrès ? Est-ce par précaution savante : pour fuir la solitude qui rendrait ma lucidité trop crue ?


Vous savez, je pourrais me ruer sur l’action. Des combats, j’en ai eu. Des défis, j’en ai relevés. Je ne suis pas un éternel indécis, encore moins un imbécile heureux. C’est seulement que j’ai des responsabilités à assumer.

Il n’est pas question pour moi de foncer vers l’erreur, ni risquer d’échouer parce que je me serais précipité. Je suis un pragmatique, voyez-vous, et estime ne pas connaitre suffisamment le dossier « nature » – je ne pourrais décider en connaissance de cause.

D’ailleurs, qui serais-je pour engager mon prochain dans une folle mission ? Je ne voudrais pas mouiller les autres, encore moins virer militaire – ou premier de cordée, à conspuer les suivants parce que je serais tendu vers un objectif.


Evidemment, je vais continuer à faire les petits gestes pour la planète, et j’espère ne pas être seul. Il faudra tous les bras, toutes nos mains, toutes nos volontés pour changer la donne. Mais je veux rester à ma mesure – je suis la mesure de toute chose, telle est mon écologie.

Tout cela, voyez-vous, c’est pour moi du bon sens. Il faut rester dans le cercle du raisonnable, construire une humanité mesurée. Il faut savoir s’opposer sans jamais se laisser aller aux penchants radicaux.

Car les personnes extrêmes chantent haut et fort la nécessité de changer le monde. Mais depuis qu’ils chantent, qu’y a-t-il de changé ? En sommes-nous vraiment venus à des lendemains nouveaux ?


De mon côté, je suis pour la paix sociale. Je ne veux rien faire qui puisse déranger le voisin, et m’applique même à lui être agréable. Ni brutale révolution, ni claquante rupture, je me fais juste citoyen, et espère humblement que la communauté me reconnaitra cette sagesse.

Et je ne suis ni pour le sacrifice, ni pour le conflit interne. Je ne voudrais pas être gêné, me sentir inutile ou idiot dans une situation de lutte qui me dépasse. Mon credo à moi, c’est le calme intérieur.

Alors chemin faisant, c’est vrai, je glane quelques bon points pour mon avenir. Quand il sera temps, j’irai passer ma retraite au soleil – d’ici là, il n’y aura probablement plus de canicule. Y a-t-il le moindre mal, et que l’on puisse me reprocher ?


Avec un peu d’expérience, je crois finalement qu’il me revient de ne pas me gâcher la vie. Voilà tout : je crois qu’il m’appartient d’être heureux sur cette terre et d’en faire profiter mon entourage.

Ne croyez pas que j’accompagne de bon cœur les désastres en cours. Soyez même certains que je fais semblant d’être complice. Je suis en effet contre les funestes progrès de notre société, et n’en profiterais jamais que par dépit.

Mais je ne peux décemment me laisser aller au désespoir – quel exemple donnerais-je alors ? J’en arrive donc à me dire qu’il faut savoir se dire que les choses ne vont pas si mal. Que les choses sont telles qu’elles sont, et que c’est somme toute supportable.

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