Parole d’une lumière

(Parole 3)
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#354, le 11 octobre 2022

Les images de nature prolifèrent aujourd’hui comme les algues vertes en Bretagne. Alors pour éviter un enfouissement sous les couches iconiques, les éléments reprennent la parole. Après le lieu et le livre, c’est ici la lumière qui demande audience. Il lui semble que le brûlant message de cet été n’a pas été bien saisi par les esprits d’Armorique.

J’aime devancer le lever de mon père – le soleil, et embellir d’abord les petits arbres chez mon frère le lieu. Je perce délicatement les feuilles jusqu’aux mousses pour les chatouiller, montrer les fascinants détails de la toile d’araignée. Une certaine faune s’active, une ribambelle de vies animales à chatoyer.

C’est l’aube, mon heure à moi. Mais elle passe vite, mon aube, trop vite, et il faut que je m’attèle à ma tâche journalière : éclairer toute la baie de Saint-Brieuc. D’Argoat en Armor, comme on dit dans le coin : des terres jusqu’à la mer. Je vais alors d’un arbre à l’autre pour prendre l’amplitude nécessaire, me hisser bien plus haut.

Mais ce matin – il faut le dire, je n’ai pu m’élever. J’avais beau essayer, je me diffusais droit devant. J’allais au ras des mottes sans pouvoir décoller. C’était comme rater mon élan à cause d’une planche pourrie. Que se passait-il donc dans la vallée du Gouët – la rivière ?

Ce n’est qu’à la troisième tentative que j’ai compris : il n’y avait plus d’arbres là où je prends d’habitude mon envol. Au lieu des grands chênes et des bouleaux, il y avait un vide. Un vrai champ de ruines sylvestres : les hommes avaient fait une immense coupe rase, et laissé le lieu à sa souffrance.

Comment en étaient-ils arrivés à faire une chose pareille ? Ils avaient quand même bien vu que ça n’allait pas, que ce n’était pas normal tout ça. En cette brûle-saison, en cette pleine-fournaise, ils avaient bien vu que l’ombre est précieuse.

Sans elle, impossible de respirer, impossible de s’apaiser ! Ni même de se réjouir de ma beauté : quand je perce les feuillages pour pointiller le sol en couleur, c’est bien l’ombre qui écrit ma joie de vivre en étranges motifs sur la terre, non ?

Mais alors, que cherchaient-ils, à martyriser la forêt ? Voulaient-ils me laisser seule à jamais, sans les arbres pour me tamiser ? Voulaient-ils vivre en étant trop visibles, sans plus aucun recoin pour s’isoler ? Je ne savais vraiment pas quoi penser, je cherchais sans trouver.

Il a pourtant bien fallu que je m’arrache à ma torpeur, et à cet endroit désolé. Je me suis résolue à ramper sur le cours de la rivière, passant d’un reflet à l’autre. C’était pénible mais, en plus de prier pour les arbres morts, il fallait que j’aille accomplir ma tâche du jour.


Mal m’en a pris. Car chemin faisant, j’ai pris connaissance de funestes projets qui se trament. Alors même qu’ils laissent couper les arbres dans la forêt, des hommes veulent faire pousser d’étranges méthaniseurs alentour, et agrandir les fermes-usines. Mais que cherchent-ils ?

Veulent-ils vraiment que le Gouët devienne comme le Gouessant ? Que mes douceurs bleues et jaunes laissent place à un écoulement maronnâtre aux embouchures de la Baie de Saint-Brieuc ? Que prolifèrent les algues vertes qui naissent sur la mort, et meurent plus encore au soleil caniculaire en diffusant leurs gaz toxiques dans l’atmosphère ambiante ?

Si l’on étouffe les estrans, que l’on coupe les forêts, il n’y aura plus d’ombre, plus d’oxygène : plus de quoi respirer ! C’est la plus folle des formules : quand l’H₂O gardée par les arbres meut en H₂S crachée par les algues, on en meurt à la mer…

Heureusement, la Manche était là. Je me suis dit que j’allais pouvoir fuir, passant de vagues en écumes sur la marée descendante. Ici elle peut se retirer à plus de sept kilomètres, c’est une belle aubaine. D’autant que j’y croise souvent mes puffins préférés, les dauphins sédentaires.

Mais à peine me suis-je lancée que je suis tombée nez à nez avec un étrange bateau. A bord on prétendait collecter les algues avant qu’elles ne s’échouent. C’est fou d’ainsi chercher les solutions qui entretiennent des problèmes en amont…

Et je n’étais pas au bout de mes surprises ! Une impressionnante flotte convergeait vers une base géante où des hommes cherchaient à creuser les fonds marins. Je suis allée sous l’eau pour vérifier, j’ai dû souffrir le vacarme des forages.

Que cherchaient-ils au juste ? A enfouir des déchets, à replanter les arbres coupés ras chez mon frère ? Non. Ils voulaient seulement trouver des sources d’énergie, ces idiots, quadriller l’espace pour faire travailler mon voisin le vent avec des ailes marines, et en extraire de l’électricité.

Voici donc qu’après l’élevage hors sol, c’est le tour de l’industrie off shore ! Histoire de faire oublier qu’ils piétinent les forêts, qu’ils massacrent les sols ? Histoire de se donner l’air de ne plus toucher à la terre ?

Les ingénieurs éoliens en oublieraient presque leurs pollutions magnétiques et chimiques, les forages foirés, les changements de zone. Ils en oublieraient presque qu’en plus des immenses pales en surface, ils tirent de gros câbles dans les profondeurs alentour.

Or les bêtes, comment pourront-elles s’apaiser, si un réseau électrique leur rogne les sabots ? Comment les oiseaux pourront-ils migrer si l’on bouche leurs couloirs, si l’on autorise la destruction de leur habitat ?

Et les hommes, comment pourront-ils respirer, si tout est ainsi compressé ? Si l’on couple cette production avec celle d’une centrale à gaz en Finistère ? Si meurent les coraux centenaires qui font l’oxygène ?


Prise dans mon tourment, je ne savais plus où donner de la tête. C’est pourtant à cet instant que j’ai pensé à inverser le cours des choses : aller d’Armor en Argoat cette fois, de la Baie aux Bois, pour diffuser un autre spectre sur les esprits malades. J’ai même voulu solliciter ma cousine la lune pour qu’elle tire les marées à l’envers.

Mais mon père le soleil me l’a interdit, et m’a rappelé comme toujours qu’il faut respecter le sens des choses. Il m’a aussi rappelé que je n’ai pas le droit d’aller trop près des algues, parce que je risque d’accélérer leur mortelle putréfaction. Il m’a laissé entendre que je n’ai plus qu’à m’incliner en espérant éclairer les hommes…

— Les éclairer, Père ? Les éclairer ? Comment pourrais-je éclairer les chantres de la compétition économique ? Parce qu’ils vont écouter, peut-être, les entrepreneurs qui clament que la France est en retard dans la course aux énergies renouvelables ? Ceux qui veulent effacer toute ombre au tableau et qui, dans leur aveuglement, en arrivent à se plaindre de la mer, de son marnage trop important et des courants qui ralentissent les progrès ?

— C’est vrai, Lumière, ceux-là n’écouteront pas. Mais tu ne peux mettre tout le monde dans la même auréole. Regarde les pêcheurs artisanaux, ceux qui luttent pour leur subsistance.

— Oui, ils luttent pour leur subsistance. Mais que disent-ils par ailleurs des productions d’algues vertes par l’agro-industrie, et des prochaines cultures d’algues brunes sur le littoral ?

— Ils ont déjà tellement à faire, tu sais. Il te faudra atteindre les élus pour rayonner plus large.

— Toucher ceux qui écoutent le chantage à l’emploi, et qui laissent privatiser le domaine maritime public ? Séduire les élus d’une ville où l’on fabriquait jadis des porte-monnaie ?

— Ta colère t’aveugle, Lumière, et tu mélanges toutes les couleurs. N’oublie pas que les hommes s’efforcent de suivre des lois.

— Je vois surtout que les puissants effacent ce qui les gêne, et savent « purger les recours » comme ils disent. Ils sollicitent les hommes de loi qui passent par-dessus les lois.

— Tu es si méfiante… Mais rassure-toi : les choses seront bientôt à leur juste place. Car j’ai ouï-dire que la vérité va surgir dans les salles obscures : L’enquête interdite y sera projetée.

— Si elle n’est pas censurée avant !

— Elle ne le sera pas.

— Et alors ? Que voulez-vous me faire miroiter, Père ? Que le public va s’insérer ensuite dans le cours des choses ? Qu’il va considérer le cycle de la respiration, de l’alimentation et de la beauté ?

— Ma fille…

— Je crois plutôt que les gens tourneront le dos à la mer, et que les citoyens resteront dans les clous pour obéir à ceux qui martyrisent le vent et la forêt.

— Ma fille…

— Je crois qu’ils vont se contenter d’être au courant, et regarder les problèmes écologiques comme un nouveau spectacle.

— Lumière ! Tu en veux à trop de monde. C’est pourtant à toi de convaincre le plus grand nombre d’user des vertus de la discussion raisonnable.

— Raisonner tout ce beau monde ? Éclairer ces gens qui moquent au plus vite ta nièce la bougie ? Qui respectent trop la nouveauté pour aimer les vieilles roches de la Baie, sa sédimentation ?

— Ils faut bien qu’ils assurent leurs conditions d’existence…

— Quoi ? Tu encourages leurs progrès ? Toi, l’astre brillant, souverain bien, tu suis ce que font les hommes ? Rien d’étonnant à ce que tu brûles plus encore quand ils font du gaz.

— Un peu de respect Lumière !

— Oui Père.

— Qu’est-ce que tu proposes à la fin ?

— De les faire sortir de la caverne.

— Qu’est-ce que cette image encore, je ne vois pas où tu…

— Les profiteurs, je les ferai crouler sous le poids de leur or. Les ambitieux, je les enverrai trop près de toi. Et je serai miroir d’indifférence pour les autres. Certains devront répondre de leurs mensonges, d’autres de leurs faux espoirs. Les jeunes, de leurs écrans ; les parents, de leur absence. Ils avaient la chance de me sentir en oblique, désormais je les regarderai droit dans les yeux. Ma vérité sera criarde, criante. Il y aura de l’électricité dans l’air, et ils auront tous peur de leur ombre. Et après, à leurs yeux saturés de clarté, je ferai briller plus encore les avions, jusqu’à ce qu’ils partent en fumée. Et alors on n’y verra plus rien, les gaz seront trop épais. Là, il n’y aura plus de problème de paysage. J’aurais éteint la petite lumière dans l’œil du monde. Quitte à tout laisser griller alentour. Feu la forêt, feu la beauté, feu la nature.


Sur ces mots, le soleil s’est éclipsé. Il m’a laissé à ma colère rougeoyante. Je crois que pour la première fois, j’ai eu honte de ce que je pouvais mettre au jour. J’ai pensé qu’il était temps de me cacher aux yeux du monde. De disparaître sous l’horizon comme en un trou noir.

Qui sait ? Peut-être qu’à la nuit les hommes matureront mon dépit, mon déclin d’automne. Qu’ils seront émus par ma décroissance. Réchauffés par une convivialité nouvelle, ils redeviendront les mauvaises herbes que j’aimais caresser.

La photosynthèse fera pousser l’espoir en eux, et moi, je pourrais rêver des temps où j’avais la joie de mêler mon jaune au bleu profond du ciel d’été. Rêver du jour où je pourrai à nouveau me déposer à fleur de peau sur la terre.

Rêver… Rêver… Mais… Je ne sais pas si c’est bon signe, de rêver. Et puis de toute façon, rêver, c’est un peu facile, non ? C’est occuper sa nuit à digérer la veille pour mieux continuer à se lamenter le lendemain.

La chauve-souris qui pointe au coucher, elle, elle n’a pas le loisir de rêver. Elle doit survivre aux éoliennes, et à l’asséchement des zones humides, et à la disparition des vieux arbres. Elle doit survivre à des hommes qui la menacent.

D’ailleurs les hommes, de moi, que vont-ils faire ? Voudront-ils que je sois seulement une onde, une source d’énergie, comme mon voisin le vent ? Voudront-ils oublier la beauté des rayons que j’envoie sous la mer comme à travers les feuilles des arbres qu’il fait chanter ?

C’est peut-être finalement mieux que je m’éteigne désormais. Pourvu que je ne me réveille plus, et qu’il n’y ait plus d’aube. Je n’ai pas envie de revoir la forêt éventrée.

Fred Bozzi

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