Parole d’une ligne

(parole 5)
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#382, le 9 mai 2023

Les gouverneurs de nature sont pour le moins versatiles. A peine ont-ils déclaré l’urgence de protéger la terre qu’ils décident de défendre les ennemis de l’eau – ceux qui bassinent et bétonnent. Et quand il leur arrive par inadvertance de croiser leur propre reflet, ils s’empressent de dissoudre les sources d’espoir – les mouvements écologistes. Espérons donc qu’ils soient bientôt touchés par le message de la ligne. Elle cherche à tracer une voie plus claire vers une page nouvelle.

J’avais entendu le litre dire qu’il fallait se soulever pour faire le printemps. Et malgré l’engourdissement, la torpeur et la dure fin de l’hiver, je m’étais fait un devoir de bouger. C’est dans ma nature, de répondre aux appels.

Bien sûr, il a fallu m’arracher aux strates que l’ordre établit en moi à chaque saison froide. J’ai cheminé hors des clous, franchi les zones interdites. J’ai contourné les barrages, traversé les autoroutes et glissé sous les rambardes. Fini le train-train, exit les voies ferrées.

Et alors que j’étais partie en pointillés – sur la pointe des pieds, j’ai senti mon pas s’affermir. Les fibres en moi se donnaient la main, je me sentais gagner en consistance. Divers tracteurs, quelques chevreuils en fuite et vingt mille pattes humaines densifièrent ma présence.


Comme toujours en mouvement, je me sentais vivre. Et lorsque j’ai atterri sur un vaste champ sans talus, un plat pays sans autres rais que les tristes angles d’un carré, je me suis spontanément mise à dessiner un paysage pour égayer l’endroit.

J’étais tellement enthousiaste que j’ai entamé une folle farandole, rythmée par les battements de mon chœur. Et puis un cercle circassien, aussitôt applaudi par la clameur des gens, avant que les vers ne sortent du sol pour entrer dans la danse.

Je me suis constituée en crête, en cime, en onde – que dis-je ? en vol de vautour ! C’est ainsi, voyez-vous, que je m’anime le plus : manifestation fugace et profonde, nature en train de se faire. Quelle joie de bouger au printemps.


Mais – vous me croirez si vous voulez, à peine le bal ouvert, paf, je butte sur une vilaine chose en forme de cuvette. Elle fait la moue, et trois mille petits points viennent me piquer les jambes. C’est quoi ce truc : une fourmilière dont les soldats défendent reine et territoire ?

Evidemment, je m’approche pour dire que je viens en amie – le premier contact avait beau être raté, nous pouvions mieux nous présenter. Mais que vois-je alors ? Un vaste trou, une immense béance en guise de trône. La reine n’était que néant dans une plaine vide.

Elle avait l’air si seule, la pauvre, ça m’a fait de la peine. J’ai voulu l’embrasser, vous comprenez. Mais rebelote, une frontière forgée de bleu m’en empêche, et les petits points jouent aux cow-boys devant Fort Alamo – ils désencerclent à coup d’étoiles fumantes.


Fichtre ! Qu’est-ce qu’il lui prend à cette âme sombre ? Je me recule, me remets en pointillés, mais la voilà qui s’acharne. Elle tire, elle tape. J’entends les cliquetis de ses chaînes, et les maillons forts hurler qu’il faut serrer les rangs sur les faibles – avancer sur moi.

Au lieu de se retirer en bon ordre, ils chargent en effet. Du coup je comprends la menace : la reine trou noir ne s’en tient pas à protéger son néant, prête à absorber le monde, elle cherche à me nuire. Elle veut me segmenter, l’agressive, et mettre les points sur les i.

Elle ventile, disperse, éparpille… Les bras m’en tombent quand je l’entends interdire à quiconque de recoller les morceaux, et répandre un mensonge comme une trainée de poudre : je serais une cigale terroriste.


Eh ! C’est quoi ton problème ? Tu as demandé qui est la plus belle, et l’eau que tu voulais capter a répondu que c’est moi ? Ça ne te suffit pas de t’empoisonner l’existence, il faut que tu en fasses profiter tous les autres ?

Réfléchis un peu, béante reine. Tu imagines vraiment que tu vas réussir à m’effacer sans te perdre dans ton piège ? Tu crois que tu parviendras à gommer les aspérités alentour sans muer en cercle vicieux ?

Arrête ton inquiétant reproche, géante impératrice, parce que recroquevillée seule sur toi, tu vas partir carrément en vrille. Tu prétends marquer des points, mais tu ne fais que mourir à petit feu dans ta géométrie.


Et puis tu me fatigues, puissante forme, à te tendre à ce point pour te figurer rester jeune à jamais. Je m’en vais, tu as raison. Il n’est plus temps d’espérer te soulager de ton vide. J’ai trop à faire ailleurs et pour la vie.

Allez, oublie-moi un moment. Je vais me poser un peu à l’horizon, entre le ciel de pluie et le sol des vers, histoire de me soulager de ta perfide perpendicule. J’irai ensuite me réconforter dans les bras d’une feuille amie.

Et ne rêve pas, ce ne sera pas pour mettre les choses à plat (d’ailleurs sais-tu rêver, toi ?). Ce sera plutôt pour rappeler les Soulèvements de la terre, et les faire exister à nouveau en crête, en cime, en onde – que dis-je ? en vol de vautour !


Tu vois, j’y suis déjà, et tu n’y peux rien. Je vibre sur une page exhaussée par des consciences courageuses, et qui acceptent de s’oublier un peu pour la nature. Elles sont prêtes à changer de police pour quitter tes angles droits et affirmer que les choses ne sont pas écrites.

Ecoute un peu, brûlante reine, soupirer entre chaque lettre le chœur des vivants. Et si par bonheur tu retrouvais le tien, tu pourrais enfin sentir le monde en acouphène – il crie « alarme, il y a le feu dans mon âme ».

Alarme !

Il y a le feu

Dans mon âme…

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