Anthropologues et Philosophes

Essai de gnoséosophie 7
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#418, le 4 mars 2024

Après « Experts et Repentis », où il avait été question de montrer que ces deux figures sont les relais complices d’un système fondé sur la primauté de la valeur informative, il s’agit de faire ici l’hypothèse qu’anthropologues et philosophes sont dans une relation qui les empêche de déployer une certaine charge de subversion épistémique.

Avertissement – c’est la première fois : pour tenter d’appréhender la relation entre deux « attitudes » de pensée, anthropologique et philosophique, définies ici par co-différenciation, le texte prend appui sur une sorte de portrait-type, mis à jour autant que faire se peut. Que ceux qui, par principe, refusent toute généralisation en vertu de la nécessaire précision des cas ne le lisent pas (ou qu’ils permettent que soit confondus l’anthropologue et le contrebassiste ; ou qu’ils élaborent leur propre portait-type ; ou qu’ils fassent leurs propres notes de bas de page pour signaler les contre-exemples, en plus des miennes).

L’anthropologue n’est pas un philosophe

L’anthropologue, qui selon l’étymologie du terme fait « la science de l’homme », s’avance en penseur de terrain. C’est du moins l’image qu’on en a, et cette présentation semble lui aller. Il laisse volontiers entendre qu’il fait partie de ces intellectuels qui ont quitté la philosophie et son cher idéalisme (ou son abstraction théologique, c’est selon). Il peut ainsi se faire relais du geste de Marx et Engels, qui ont « remis la dialectique sur ses pieds », ou plus surement celui de Malinowski, qui a initié l’enquête sans intermédiaire. En France, cette mue a porté le nom de Lévi-Strauss, puis de Bourdieu ou Latour, aujourd’hui de Descola [1].

Précisons : si l’anthropologue se désolidarise du philosophe, c’est en tant qu’il délaisse les questions d’Etre et les Essences pour étudier l’homme dans sa diversité, pour mieux connaître les vrais hommes, ceux qui habitent en un lieu particulier dans des conditions particulières, et qui pensent depuis ces conditions. Il se plonge dans une culture étrangère jusqu’à ce que ses logiques lui deviennent familières. Autrement dit il s’intéresse à la culture comme façon de vivre, pas à la culture comme amas de connaissances abstraites et mondaines. Mieux encore : il quitte la réflexion purement conceptuelle pour aller chez l’autre homme penser en situation et produire des connaissances et, ce faisant, cherche à combler le hiatus entre conditions d’existence et connaissances. En un mot il vit comme l’autre homme pour le connaître (à l’inverse du philosophe bourgeois qui pense à des choses qui ne font pas sa vie).

Il sait en outre (ou il apprend in situ) qu’il n’y a pas plus d’expérience spontanée du réel à même ce terrain que d’expérience pure du réel à même le sujet de la réflexion philosophique. « Son terrain » n’est pas vierge : l’anthropologue a lui-même transporté ses catégories, les catégories de l’autre homme y sont déjà à l’œuvre, et il se demande s’il doit seulement les faire fonctionner. C’est dire que le hiatus entre condition d’existence et connaissance doit être activement et constamment comblé. Et c’est pourquoi il accorde une importance particulière à l’autre homme : dans sa quête de réel au fil de son expérience concrète, il se laisse guider par l’autre, dans l’idée que l’altérité est un chemin vers le réel [2].

Cette recherche s’achève, ou plutôt s’accomplit, quand l’anthropologue rentre chez lui pour parler de l’autre homme. Ayant toujours su qu’il rentrerait de chez l’autre avec un discours, il a mis en place des précautions pour rester à la bonne distance, pour ne pas tomber amoureux de son objet et réussir à produire un discours valable [3]. A quoi il faut ajouter que ce retour s’effectue lui-même sur le plan des conditions d’existence et sur celui des connaissances. Concrètement, en effet, celui qui était initialement son semblable est désormais moins familier : le même est devenu autre. Et conceptuellement il n’est plus « Homme », il est homme concret, parmi d’autres hommes et femmes (ou alors c’est un universel concret plutôt qu’un Universel abstrait). C’est-à-dire qu’il s’est désillusionné sur l’Essence humaine (qui n’était peut-être qu’une projection de l’homme occidental) [4], et qu’il a pris conscience de la nécessité de décoloniser sa propre démarche [5]. Autrement dit « retour chez soi » signifie tout autant « réflexivité » : un geste de pensée va de pair avec le retour concret sur la terre et dans la culture d’où venait l’anthropologue.

Voici donc : l’anthropologie est processuelle et engagée. C’est une pensée de terrain plutôt qu’une réflexion hors sol. Elle consiste idéalement à fréquenter soi-même un terrain plutôt qu’à se contenter d’étudier des documents établis par d’autres [6], et même à investir ce terrain via l’autre. En plus de se décentrer de sa culture initiale [7], l’anthropologue se décale de lui-même pour saisir ce qui le soutient – ainsi comprend-il l’autre « de l’intérieur ». Il lui faut avoir le courage d’être désorienté, puis d’assumer tout un processus de transformation, puis de faire perdurer celui-ci quand il rentre « chez lui » (voire supporter une mutation spirituelle – en ce sens, le terme « terrain » désigne un temps plus qu’un espace). Prenons donc soin de ne pas aplatir l’expérience du scientifique, ou pointer ironiquement la démarche derrière le résultat, ou moquer ses valeurs (comme l’objectivité) [8]. Mieux vaut valoriser la richesse de la démarche.

Beaucoup nous invitent d’ailleurs à penser que le corolaire de son engagement est une certaine utilité (quand il y aurait inutilité de la philosophie) [9]. En plus d’un évident soutien aux minorités culturelles face à la monoculture occidentale, il y aurait ainsi, aujourd’hui, une portée écologique à sa démarche (une vocation ?). Et encore une fois, ceci vaudrait à double titre. D’abord du point de vue de ses conditions d’existence, dans la mesure où sa recherche ne consiste pas seulement à satisfaire une curiosité gratuite, mais à s’engager dans une voie où savoir et existence sont activement liés, par conséquent à traiter du problème de l’habitation de la terre – puisque nous habitons la terre en fonction de la façon dont nous sommes habités par l’idée que nous nous en faisons. Il offre ainsi une ouverture au sein de notre époque engoncée (et ce n’est pas de l’exotisme), donnant par exemple de quoi réinventer la manière dont les hommes peuvent habiter leur milieu de façon à le rendre habitable au-delà d’eux-mêmes (pour les autres vivants, les humains d’après) [10].

Ensuite, du point de vue de la connaissance : alors même que l’anthropologue allait étudier ces sociétés, dites primitives, parce qu’elles étaient censé être restées proches de la nature, et pour en apprendre davantage sur les origines de la socialisation, il rapporte que les sociétés prétendument proches de la « nature » n’ont aucun égard à une telle « nature » [11] (elles ne distinguent pas nature et culture comme nous le faisons), et invite réflexivement à remettre en cause certains concepts de la philosophie politique comme « état de nature » et « contrat social ». C’est en outre pourquoi – retour aux conditions d’existence – il s’applique aujourd’hui à étudier des peuples désorientés par le réchauffement climatique, dans l’idée qu’ils peuvent nous aider dans le trouble que nous vivons – nous aiguiller dans notre socialisation, et qui comprend un rapport au milieu [12].

L’anthropologue est un étrange scientifique

Redisons-le : l’anthropologue s’avance en scientifique. Il s’agit pour lui de « faire science » plutôt que de continuer à « jouer au philosophe » [13], de conduire et vivre et réfléchir une expérience de pensée en situation, ailleurs, avec son corps et dans le temps, plutôt que de simplement faire une expérience de pensée, sans implicite de corps, à l’abri d’une tour d’ivoire, dans un fauteuil, et de se laisser aller aux jeux de mots, au divertissement spéculatif, au discours sur le discours, voire au simple commentaire des grands esprits de ce monde [14].

Mais il faut remarquer que c’est un étrange scientifique. Alors que la science se définit souvent par la maîtrise des conditions d’expérience (c’est l’idée de laboratoire), l’anthropologue pense en effet depuis une situation particulièrement instable : il y a pour lui beaucoup de nouveautés, il est dans l’inconfort, il doit faire face à la méfiance de l’autre, voire à son rejet, il est en tout cas constamment entre-deux au sein d’une situation qui évolue et s’étend ou se contracte. Cette instabilité se traduit
sur le plan de la connaissance : il expérimente et explicite, mais de l’implicite échappe toujours à son discours (par exemple, une part du savoir ne peut être exprimée en mots, celle qui s’incorpore à l’acteur en situation) [15], à tel point que l’anthropologue peut en venir à se demander ce qu’est son discours – la vérité de l’expérience de l’autre ou seulement ce qui en est dicible-communicable ? Cette instabilité vaut en outre au retour, sur le plan des conditions d’existence, dans la mesure où le même est devenu autre et qu’il ne sait pas ce que son discours va signifier, ou comment il va porter. Pourtant, malgré cette triple instabilité, il produit des connaissances qui constituent en elles-mêmes une stabilisation : son discours relève d’une stabilisation à partir de conditions instables. L’anthropologue a même tendance à stabiliser ses connaissances dans et par leur institutionnalisation.

Nous pouvons le formuler autrement : il y avait processus de recherche in situ, il y a arrêt de ce processus. L’anthropologue cesse de se transformer à même le processus de décentrement (voire de transformer l’autre à même l’enquête) : il n’y a pas d’éternel détour [16], il y a rupture de la situation afin de produire un discours à l’attention d’un lecteur hors situation [17]. Est-ce le signe d’un double jeu, d’une trahison de l’autre, voire une pratique d’espionnage qui légitime la méfiance de l’autre homme ? Pas nécessairement, puisque celui-ci procède lui-aussi à l’arrêt de certains processus [18], stabilise certaines relations dans et par des savoirs, et en montre la nécessité à l’anthropologue. Mais il faut tout de même noter qu’il n’y a que l’occidental à vouloir être anthropologue, du moins initialement, et que si l’anthropologue prend maintes précautions pour éviter d’utiliser cet autre (voire de le coloniser), il est toujours en risque de l’objectiver (pire : de l’essentialiser [19]) par le seul fait d’écrire sur lui [20] pour produire une connaissance (le chercheur exprime d’ailleurs souvent ses scrupules). A partir de là, il passe de l’activité processuelle à l’exigence de correspondance : la question de savoir si le discours fait suite à l’expérience laisse place à celle de savoir s’il correspond à une réalité censément figée. C’est un problème qui se répercute au niveau du lecteur : intimidé par l’objectivation et l’écriture absente [21], il est invité à penser que la réalité correspond à ce qu’il lit (et s’il remet en cause le discours de l’anthropologue, ce sera sous le même mode).

A ce problème exprimé en termes de temps (puisqu’il y a arrêt) s’ajoute le problème de l’explicitation (un problème de profondeur). En effet, redisons-le, il y a de l’indicible dans l’expérience de l’autre, source du discours de l’anthropologue (une part du savoir ne peut être exprimée en mots, elle s’incorpore à l’acteur en situation) [22]. Or pour les besoins du discours, et puisque l’objectif est de communiquer, l’anthropologue pourrait forcer l’explicitation, faire paraître au grand jour ce qui vit d’être incorporé. Et même si par précaution il évite de parler à la place de l’autre, il pourrait s’en tenir à l’explicite : dans le processus scientifique habituel, on a en effet tendance à partir d’une connaissance établie avant d’aller sur le terrain pour éclairer une zone qui avait été laissée dans l’ombre. En l’occurrence, la modestie, qui consisterait à ne parler que ce dont on peut parler, serait piégeuse, puisqu’elle ferait aller de l’explicite à l’explicite, du champ au champ, jusqu’au discours sur le discours, sachant que le passage à l’écrit peut faire oublier la participation initiale à l’événement, par conséquent évacuer la conscience du risque de ne plus y participer quand on en parle (cf note 21).

Certes, l’expérience de terrain constitue un garde-fou contre les risques d’objectivation et de pure explicitation. On n’oublie pas que le discours fait suite à cet engagement, par conséquent que les conditions d’existence débordent la connaissance qui leur est liée (alors que l’on pense que les conditions sont maîtrisées au laboratoire, et déliées de l’existence – même si c’est un mensonge) [23]. Et même du point de vue du lecteur, qui peut être celui où le risque d’objectivation ou d’explicitation est le plus important, le terrain apparaît comme ce dont émerge le discours : s’il dispose d’une connaissance sans l’avoir lui-même produite, le lecteur sait que l’explicite émerge à partir d’une expérience irréductible au discours, et que pour vraiment comprendre ce qu’il lit, il lui faudrait vivre l’expérience sur le terrain (il ne peut savoir qu’en situation, il ne peut s’en tenir à des expérimentations conduites par d’autres). Mais ce qu’il faut remarquer, c’est que cette expérience n’est pas reproductible, contrairement aux expérimentations scientifiques habituelles. D’abord dans le sens où le lecteur vivrait différemment cette expérience s’il la faisait (l’expression « mon terrain » signale la subjectivité, pas la possession), mais aussi dans le sens où il ferait nécessairement l’expérience comme l’anthropologue ne l’a pas faite telle qu’il l’a décrite (dans le sens où quelque chose échappe toujours). Et enfin parce qu’il y a une limite implicite : le lecteur ne doit pas vraiment y aller, en tout cas tous les lecteurs ne peuvent y aller, sans quoi il y aurait colonisation [24].

L’anthropologue n’assume pas sa charge de subversion épistémique

Voici donc : l’anthropologue s’avance en scientifique, mais c’est un étrange scientifique. Nous pourrions en déduire qu’en plus de sa portée écologique (sa capacité à changer les conditions d’existence), son discours porte une charge de subversion épistémique : s’écartant de la philosophie pour « faire science », l’anthropologue est en passe de redéfinir les conditions de scientificité (ce qu’est la connaissance, ses conditions) parce qu’il pense sur un terrain plutôt qu’en laboratoire. Et inversement, vu l’efficience de nos façons de connaître sur les milieux de vie habités, cette redéfinition devrait avoir une large portée écologique. Mais ce qui est étonnant, c’est qu’il semble ne pas l’assumer.

Il pourrait militer pour une science en situation plutôt qu’en laboratoire, où il y a hiatus entre condition d’existence et connaissance. Plutôt que se faire spécialiste du symbolique, il pourrait aussi insister sur le fait qu’il est étrange de distinguer le symbolique du reste de ce qui concerne et meut les hommes [25]. Il pourrait au moins assumer qu’il a en propre de questionner la situation depuis la situation – qu’existence et connaissance sont en ce lieu réfléchies – par conséquent réaffirmer son ancrage dans le monde de la vie auquel s’intéresse la phénoménologie. Plutôt que rejeter celle-ci au nom d’une abstraction théologique, et parce qu’il est rétif à l’idée de traiter les personnes ou événements comme des choses au nom de la nécessité de les traiter en objets scientifiques, il pourrait aller contre le positivisme [26]. Et vu son engagement, il pourrait porter à son paroxysme le problème de la relation étudiant-étudié [27].

Il pourrait aussi faire valoir qu’en plus d’être situé, il « sent » pour bien penser. C’est-à-dire que plutôt qu’opérer des mesures à propos d’objets circonscrits, il pourrait manifester avoir affaire à la qualité, respecter la subjectivité et l’implicite. Ce faisant, il s’écarterait de la distance prise par la science à l’égard du sensible (pour elle, souvent, il faut traverser le sensible pour retrouver un monde physique vraiment objet). Dès lors, sans s’en tenir à la relativité, il pourrait poser le problème de l’absence de limites et renvoyer à la globalité [28] (en science, on exige d’emblée un cadrage théorique a priori, et la construction d’un objet).

Il pourrait même faire valoir la pertinence de son engagement moral. Plutôt qu’être neutraliste [29], ou déclarer a posteriori qu’il ne propose aucun modèle de vie et d’habitation [30], il pourrait avouer la mise en valeur de ce à quoi/celui à qui il s’intéresse. Et réflexivement, se demander : pourquoi donner plus d’importance à tel ou tel collectif ? Et plutôt que se réfugier dans la précision (marqueur d’objectivité) quand il rencontre un dilemme moral, il pourrait penser qu’il n’y a aucune innocence en matière de sens : s’il y a une importance des précautions, il peut parfois avoir à se mettre au service de l’autre [31] ; inversement, si la critique n’est pas la preuve d’une distanciation scientifique apte à certifier l’objectivité du chercheur [32], il ne doit pas s’interdire la critique – source de rencontre.

De retour, il pourrait signaler au scientifique que l’autre homme ne pratique aucune science séparée, donc qu’il n’y a pour lui aucune séparation nette entre savoir et existence (même s’il les distingue). Dès lors, en plus d’inviter à cesser – vraiment – de croire dans le mythe de la science pure (à distinguer de la valeur objectivité, qu’il ne faut pas récuser comme valeur), il pourrait faire remarquer que notre existence est concrètement infléchie par nos façons scientifiques de connaître. Par exemple, comme l’autre homme peut être choqué par la capture d’un ours au nom des besoins de la connaissance [33], acte qui selon lui risque de déstabiliser le contrat social avec les animaux, il pourrait mettre en doute la pertinence d’incruster des sonars dans des baleines, ou de remplir des laboratoires avec des chiens élevés pour ce destin (et achetés avec l’argent du Téléthon).

Il pourrait indiquer que sa réussite scientifique tient précisément à l’échec de la colonisation, de l’essentialisation, de l’objectivation [34], à la mise en échec de ces écueils qui se dressent inévitablement devant lui (via l’écrit, ou la nécessité du tri par exemple). Il pourrait réciproquement inviter le scientifique à s’inspirer de la façon que l’autre a de s’autoriser à objectiver le vivant à certaines conditions (non scientifiques) : à certaines époques par exemple (pas à celles où il est nécessaire de laisser reposer les mythes et les animaux), ou à condition d’en avoir rêvé au préalable [35] (sachant qu’il serait peut-être préférable de ne pas continuer le rêve éveillé du progrès). Il pourrait, mais ne le fait pas.

Il pourrait signifier que si le savoir est extorqué d’un milieu, alors ce savoir risque d’être abstrait et devenir marchandise, mais qu’il est justement souhaitable que ce savoir conserve la trace de son émergence à même son abstraction, et atteste d’une transformation. Il pourrait ainsi mettre en valeur l’histoire que l’on raconte, qui consiste à mettre les choses dans un certain ordre plutôt que prétendre révéler l’ordre a priori du monde via le langage. Il pourrait, mais ne le fait pas, et c’est étonnant vu l’importance qu’il accorde aux récits pour travailler nos imaginaires [36].

Il pourrait même défendre l’idée que la « nature » à laquelle les sciences dures se réfèrent n’existe pas. Il pourrait le faire à l’attention des scientifiques, et non pas du sens commun, du citoyen ou du philosophe [37]. Et à défaut de faire craquer le naturalisme, il pourrait au moins rappeler que le réflexe de penser que l’autre ne pense pas est un symptôme naturaliste (ce que je pense est objet, donc ne pense pas), et que lui accepte au contraire, par principe, que l’autre pense (a fortiori son ouverture existentielle, irréductible à ce qui pourrait en devenir connaissance) [38]. Il pourrait assumer par ailleurs la contingence des énoncés, puisque ce dont il parle est provisoire (même quand il s’agit d’une ontologie), au point de demander pourquoi les énoncés de la science sont censés ne pas l’être. Il pourrait, mais ne le fait pas.

Voici donc : épistémologiquement, l’anthropologue n’est pas particulièrement subversif [39]. Motivé par l’objectif éminemment scientifique de communiquer avec ses pairs, il veille à la neutralité axiologique et au désengagement, il s’applique à expliciter et objectiver au maximum, et finit par laisser courir le malentendu positiviste. En tout cas il ne trahit pas le rôle de la science [40], et s’applique plutôt à ressembler aux sciences dures [41]. Ce faisant, il peut même en arriver à délaisser la nécessité du terrain comme creuset de sa réflexion : comparant des documents codifiés [42], il utilise des textes qui parlent de gens qu’il ne connait pas, par conséquent compare sans réfléchir le plan de comparaison (sur le terrain, le chercheur rencontre nécessairement ce problème, puisqu’il ne peut s’en tenir à ses catégories a priori).

Pour éviter de considérer cette inoffensivité, on a certes parfois tendance à penser que beaucoup de choses ont changé [43]. Ou alors on se dit que rien ne change, on constate que la science ne produit pas les effets attendus, mais on trouve vite les coupables : les politiques. Dernière option : on dit que le problème est bien plus large (mais qu’y a-t-il de plus large, pour un scientifique qui s’avance en strict scientifique, que la connaissance ?) [44]. Bref : alors que l’anthropologue tire l’élastique de la science occidentale au plus loin, il semble la laisser revenir au point d’attache, et c’est bien dommage [45].

L’anthropologue doit résilier son propre mythe fondateur

Comment expliquer cela ? Tentons ici une hypothèse : l’anthropologue n’accomplit pas sa charge de subversion épistémique à cause de la persévérance en lui du mythe de l’origine contre-philosophique de l’anthropologie – du mythe du chercheur qui essaie de « faire science » (saisie méthodique du réel, travail collectif, épreuve et vérification) plutôt que de « jouer au philosophe » [46]. Pire : il s’accroche à la disqualification du philosophe et de son abstraction pour ne pas assumer la portée épistémique de son message.

Certes, il peut accorder qu’on en revient toujours à la philosophie, mais il continue de laisser entendre qu’il y a une succession essentielle entre les deux attitudes, dans le sens où l’anthropologie viendrait de la philosophie, et en rupture avec elle [47]. Ou alors il favorise étonnamment un retour en grâce de la philosophie [48], comme pour consacrer une validation de l’anthropologie par la philosophie, mais le fait de façon dogmatique, c’est-à-dire non philosophique, en se méprenant lourdement sur l’ontologie (devenue système de classement des êtres ; ayant perdu via l’anthropologie, c’est un comble, sa dimension d’ouverture à l’Etre) [49] et en proposant une présentation plate et non philosophique de l’existence de la philosophie [50].

On pourrait même dire qu’il veut réencastrer la philosophie dans une « montée en généralité ». A partir de l’empirique (ce qui est saisi dans l’expérience), il s’agirait ainsi d’aller de l’ethnographie (décrire) à l’ethnologie (analyser) et à l’anthropologie (synthétiser) jusqu’à la philosophie [51]. En ce sens – dit philosophiquement –, il pourrait s’agir d’obliger la philosophie à penser à partir de quelque chose qui n’est pas elle (pure pensée (cogito) ou universel a priori (syllogisme)), ou à s’engager dans une autre forme, la philosophie de terrain par exemple. Soit. Mais il s’agit surtout de l’assigner au tournant empirique et positiviste [52], ou de la cantonner au simple commentaire des données des sciences [53]. Bref : il s’agit de discipliner le philosophe, au double sens de le contrôler et de le sommer de constituer une démarche protocolaire et codifiée.

Certes, il faut bien le remarquer, il y a aujourd’hui peu de revendications explicites de ce type : on ne s’appuie que vaguement sur le message initial des fondateurs de la discipline, on dénie le faire ou on est frappé d’amnésie – on oublie le point de départ idéologique pour ne plus poser la question du point de départ du discours. Mais le recours à l’empirisme vaut tous les aveux du monde : pour éviter la spéculation philosophique, on ne jure que par « son terrain » – on se fait spécialiste de telle tribu (sans en revendiquer l’essence, on prétend disposer de la dernière version) [54].

L’hypothèse soutenue ici, donc, c’est que ce mythe diffus permet d’occulter ce que l’anthropologie fait aux sciences, notamment en les sortant vraiment du laboratoire. Il en résulte une proposition : pour assumer la charge de subversion épistémique, en plus de se faire spécialiste du mythe, du rêve ou de la fin du monde [55], l’anthropologue pourrait résilier son propre mythe fondateur. Autrement dit : peut-être l’anthropologie est-elle née d’une rupture d’avec la philosophie, mais le sens de la démarche anthropologique ne doit plus aujourd’hui être pensé dans cette perspective [56]. A partir de là, certes, il y aura instabilisation épistémique, et nécessité de faire place à une nouvelle coexistence des deux « attitudes », anthropologique et philosophique. Mais justement, l’hypothèse avancée consiste à dire que ce serait fécond. Tentons de le montrer.

Le philosophe est aussi légitime que l’anthropologue aujourd’hui

Pour caractériser cette nouvelle coexistence possible, commençons par dire que les deux attitudes épistémiques sont proches. Il s’agit en effet, pour chacune, de penser une certaine globalité : c’est évident pour le philosophe, qui peut même en affirmer la nécessité scientifique [57], mais il faut remarquer que l’anthropologue étudie aussi, en plus des façons de vivre, des façons globales de se représenter et de questionner le monde où ont lieu ces façons de vivre [58]. Les deux pensent également l’hétérogénéité (plutôt qu’adopter une perspective réductionniste, biologique par exemple) et les subjectivités du monde (car non, les philosophes ne fréquentent pas seulement les grands esprits [59]). Il en va d’autre part d’un profond engagement existentiel : si le philosophe reste parfois dans un bureau bourgeois, son engagement est la plupart du temps au-delà de sa mesure propre et, comme l’anthropologue, il n’est « jamais à sa place » [60]. Autrement dit avant de se constituer en discours sur des façons de vivre (celle de l’autre, celle qu’il faudrait), chacune des deux attitudes a en propre de constituer une façon de vivre [61].

A partir de là, il faut certes ajouter que les deux attitudes diffèrent. Par contre, pour saisir cette différence, il faut d’emblée écarter l’idée qu’elle tiendrait au fait que l’anthropologue irait « vérifier ses idées dans le réel » (mieux : mettre ses hypothèses à l’épreuve des faits), quand le philosophe ne ferait que jouir de ses idées dans le confort de sa conscience, car ce serait entériner une ontologie a priori (cartésienne, par exemple, où le réel fait face à la conscience). A partir de là, donc, il est possible de dire que les deux produisent du sens, mais que là où l’anthropologue a la passion du sens de l’autre, le philosophe a une passion plus directe du sens ; ou que si l’un pense avec l’autre (alors qu’il est initialement étranger), le second s’applique à penser contre soi (il se nourrit des contradictions, du paradoxe, se fait des objections, alors que la pensée est d’abord spontanéité propre).

Les deux attitudes se différencient de surcroît au niveau de leur production : l’un propose des savoirs, l’autre des concepts. L’anthropologue se méfie de la pensée qui tourne à vide [62], du tourbillon philosophique qui débouche sur des solutions miracles (de l’Idée platonicienne au nazisme heideggérien). Il s’applique à stabiliser un savoir en creux d’une expérience déroutante et au sein d’une situation instable parce qu’il sait, justement dans cette situation, que c’est nécessaire pour vivre – l’autre homme le lui montre bien. Le philosophe, lui, se méfie de cette stabilisation, dans la mesure où elle consisterait, pour la conscience réflexive, à s’opposer un savoir (et risquer d’entériner une ontologie cartésienne par exemple). Il préfère produire des concepts, c’est-à-dire des idées qui ont en propre de faire tenir ensemble des hétérogènes sans laisser entendre que ces derniers tiendraient en vertu de leur appartenance à un même « réel » qui ne devrait rien à la conscience [63] ; des idées dont la consistance est immanente, sans appui sur un réel, qui tiennent en vertu du fait que tout point de l’idée a été en contact avec tout autre point (mais s’il n’y a pas correspondance, il n’y a pas fermeture [64]). Ainsi la philosophie n’est-elle pas science, ni discipline, elle est art du libre raisonnement : art car créative, libre car sans logique a priori (du moins sans point de départ et de suite imposé), mais elle n’en est pas moins raisonnement, c’est-à-dire logique, pensée engagée par ce qu’elle a librement initié, responsable en elle-même de ce par quoi elle s’est elle-même initiée [65].

Pourtant, malgré ces différences dans leur rapport au sens et à l’œuvre, il faut affirmer que les deux attitudes sont aujourd’hui légitimes. Pour vivre le trouble en effet, savoirs et concepts sont nécessaires : le philosophe ne saurait contester le besoin de disposer de relations stabilisées à même les représentations, l’anthropologue ne saurait nier le besoin de maintenir ouverte l’ouverture à ce qui est et n’est pas. En ce sens, s’il ne faut pas entériner aveuglément le rôle d’ouvreur que l’on accorde à l’anthropologue [66], il ne faut pas plus se laisser aller au relativisme, et qui peut prendre la forme du tourbillon philosophique (et sied à la bourgeoisie).

Bref : il ne faut pas rabattre une attitude sur l’autre [67]. Pourtant, il faut ajouter que chaque attitude a affaire à l’autre. L’anthropologue n’est pas platement positiviste, en effet : sa démarche consiste à s’ouvrir à l’autre à même l’expérience et, entendu que l’autre s’ouvre lui-même (c’est pourquoi sa culture évolue), leur rencontre se fait à l’endroit de cette ouverture, qui est source de remises en cause et de conceptions nouvelles. De son côté, le philosophe a affaire au savoir : par exemple, à la vie de l’autre telle que l’anthropologue la décrit. Les deux attitudes auraient donc tout intérêt à accepter, dans leur perspective propre, une coexistence dialectique avec l’autre (plutôt qu’une réduction ou une subordination). En ce sens, la dialectique ne serait pas définie de l’extérieur de la relation, mais à l’intérieur de chaque attitude, depuis chaque point de vue [68]. Tentons de l’expliciter.

L’anthropologue et le philosophe peuvent s’accompagner sur le chemin de la nature

Plutôt que de continuer à penser que l’anthropologie fait suite à la philosophie et y revient (dans l’idée que la propension à la théorisation, après avoir fait « son terrain », en serait une preuve), l’anthropologue pourrait épouser le mouvement anthropologie-philosophie-anthropologie. Il s’agirait d’assumer de commencer par l’expérience chez l’autre, affirmer aller sur un terrain pour étudier la façon dont vit l’autre homme, mais d’accepter ensuite que ceci revient à philosopher avec lui [69]. Et que c’est pour ce dernier, réciproquement, une occasion de philosopher : non pas de recevoir une leçon, mais de réfléchir avec l’anthropologue [70]. Pour s’en assurer, imaginons en effet un homme qui vivrait depuis longtemps en terre gwich’in ou achuar, et qui demanderait à un voisin ce qu’il fait, ce qu’il pense, comment il vit cela. Serait-ce une démarche absurde, étant donné qu’il le vit déjà lui-même ? C’est évidemment tout le contraire : le sens serait déployé. Il n’est pas seulement question de dire que les choses seraient précisées, dans la mesure où émergerait alors la singularité des avis sur la situation, mais de dire que ce qui serait explicité toucherait au sens d’une vie, à la façon de s’ouvrir à ce qui est et n’est pas [71]. En un mot : relèverait de la philosophie.

Il est clair que l’anthropologue ne s’en tiendrait pas à philosopher avec l’autre. Nous l’avons d’emblée évoqué : il stoppe le processus de recherche, de rencontre de l’autre, et établit un discours stabilisateur, une connaissance qu’il peut exposer à un lecteur au retour. Mais ce savoir ayant en propre de se tenir entre implicite et ouverture, il pourrait conduire l’anthropologue à accepter sa charge de subversion épistémique. A quoi il faut ajouter que les choses ayant changé pour l’anthropologue (le même, initialement son semblable, étant devenu autre), il pourrait lui apparaître qu’il n’y a pas de vecteur simple, et qu’il faut accepter d’avoir à répondre de ses effets sur les esprits, partant se faire, en quelque sorte, anthropologue du même devenu autre, plutôt que prétendre seulement décrire. Et dans cette perspective même, il pourrait apercevoir un changement dans la nature des résultats de son discours : s’il est nécessaire de s’occuper de la propagation [72], plutôt que laisser faire l’académie par inertie, alors il n’est plus seulement question de communiquer avec ses pairs, mais aussi de trouver la bonne distance avec le lecteur, et d’ouvrir sur le sens commun [73]. En outre, plus précisément, de prendre en charge des inversions délicates : par exemple, le fait d’être celui qui part étudier les hommes, mais qui rapporte le tournant non-humain [74].

Voici pour l’anthropologue, entendu dans la nouvelle coexistence avec le philosophe. Venons-en donc à ce dernier – à son point de vue – et disons que de son côté, il pourrait épouser la dialectique philosophie-anthropologie-philosophie. Il ne s’agirait pas de se laisser aller au tournant empirique (en se contentant par exemple de faire de la sociologie descriptive après avoir prêté allégeance à la philosophie la plus classique, ou de commenter les données des sciences). Le philosophe ne se laisse pas enseigner, il n’est pas docile ; il s’appuie sur un mode de pensée libre, quoique logique, et sur des expériences de pensée [75]. Mais s’inspirant en cela de l’anthropologue, qui notamment lui montre qu’il n’y a pas d’expérience pure, il pourrait se faire philosophe de terrain : partir de la conscience mais, plutôt que se croire « tout terrain », accepter d’avoir à penser en situation. Qu’est-ce que cela veut dire ? Déjà, que le philosophe pourrait s’appuyer sur les résultats qui viennent d’un terrain plus que du laboratoire, et même avoir sa propre pratique de terrain – à tel point que les livres apparaîtraient comme un terrain parmi d’autres. Et surtout, qu’il ne serait pas seulement question d’être en situation pour penser.

Il s’agirait en effet de choisir la bonne situation, et de trouver une raison d’être à même la situation (sachant qu’en la matière, il n’y a ni évidence, ni innocence [76]). Plutôt que se croire a priori paré d’universel, plutôt que s’en tenir à reproduire un champ universitaire, faire l’épreuve du terrain consisterait à se dés-universaliser et à s’obliger à se trouver un sens in situ – à redéfinir ce qu’est l’acte intellectuel [77]. A partir de là, il s’agirait pour le philosophe de cheminer afin de trouver non la sortie mais la pointe de la situation, là où la conscience sent qu’elle pourra faire œuvre conceptuelle (sachant toutefois qu’il y aura de l’implicite, que c’est bon pour résister aux forces de l’objectivation, et en acceptant qu’il convient de jauger quel est l’implicite à faire valoir, ou à laisser tel quel) [78]. Et dès lors, comme l’anthropologue, il ne pourrait pas se débarrasser de la portée de sa production conceptuelle : sans imaginer un plan, il aurait à s’enquérir des effets d’une pensée. Aussi l’idée philosophique ne serait-elle plus un transcendantal déduit, ni un objet auquel la conscience pourrait faire face : le concept relèverait plutôt de l’œuvre à chérir.

En résumé : les deux attitudes s’accompliraient dans un changement de nature de leur production, et s’occuperaient de la propagation de celle-ci. C’est ainsi qu’elles pourraient assumer leur charge de subversion épistémique [79]. Et c’est ainsi, en outre, qu’elles pourraient échapper aux mythes ambiants : ceux de la catastrophe à venir ou de la terre pure à rejoindre, ceux de l’exotisme ou de la science pure à atteindre. Et cela, non pas pour prétendre à une objectivité vraie, mais pour participer à la guerre des mythes [80]. Par exemple celle entre décision et rêve [81], ou entre destitution de la machine et institutionnalisation [82], ou entre classement des êtres et ontologie, voire entre écologie et ontologie [83].

Cette coexistence pourrait en tout cas avoir une certaine fécondité au plan écologique : elle inviterait à enrichir l’idée de nature. Elle permettrait de cesser de répondre à des questions de technique pour répondre à des questions posées par la nature. Celles-ci ont été probablement trop vite délaissées au nom du fait que personne n’est censé s’accorder sur ce qu’est la nature, et que le terme donne l’illusion de régler les problèmes politiques, c’est-à-dire des problèmes précis de cohabitation [84]. C’était sans compter sur le fait que les habitants des terres occidentales continuent à parler de nature, d’autant plus qu’ils habitent désormais une période où la « nature » leur paraît « troublée ». Or quand la nouveauté a lieu, elle ne peut être analysée qu’avec ses propres termes : la question est donc probablement de trouver la bonne échelle pour parler de nature à bon escient [85].

Plutôt que laisser entendre que nous ferions bien de vivre comme l’autre – sans nature – ou cesser de croire que la nature existe pour que cesse la modernité [86], l’anthropologue pourrait ainsi assumer d’avoir à nous mettre dans une situation où il faudrait changer le sens de notre « nature » pour entrer en relation avec l’autre homme : passer de la nature comme objet de la physique, sans esprit, à la nature comme là où je suis, au sein de quoi je vis (et pour cela, il est nécessaire de penser la nature de la nature dont nous parlent les sciences). De son côté, plutôt que vouloir fonder les sciences de la nature (pour se venger du fait que la science de la nature a pris la place de la philosophie de la nature), ou de se mettre à leur service, le philosophe pourrait penser que si la nature apparaît initialement comme l’autre de la conscience (négativité), la situation pousse à concevoir un nouveau cogito : ce qui traverse la conscience au plus profond ne serait plus « moi » (Descartes : je pense donc je suis) ou « autrui » (Sartre : je pense que tu me penses donc je suis), mais le monde où je vis (cogito du lieu : je pense que ce lieu sans fin me comprend donc je suis).

Fred Bozzi

[1Lévi-Strauss confie dans un entretien à Philosophie Magazine (2003) qu’après avoir fait de la philosophie par défaut, puis être entré en rébellion contre elle pendant ses études supérieures, il avait essayé de dégager les sciences de l’homme de la tutelle philosophique. Bourdieu signalait dans Esquisse pour une auto-analyse (Raisons d’Agir, 2004) que le terrain signifiait pour lui le refus de la scolastique. Descola fait part de son doute au sujet de la pertinence de la philosophie, au motif qu’elle consiste en un commentaire réciproques des grands esprits (Comment ne pas manger la terre ?, journée d’étude EHESS, 9 juin 2016).

[2L’observation participante consiste à s’appliquer à devenir comme l’autre, puis à se demander ce que c’est que de l’être. Ceci peut aller jusqu’à la saisie des « ethnométhodes », méthodes que les individus utilisent pour donner sens et en même temps accomplir les actions quotidiennes. Dans cette perspective « ethnométhodologique », Garfinkel soutient que l’analyse n’est pas le monopole de l’anthropologue (Studies in Ethnomethodology, 1967). Plus récemment, Martin affirme que « les questions justes sont celles que les gens formulent eux-mêmes » (https://lundi.am/Rever-quand-vient-la-catastrophe), autrement dit que l’anthropologue passe d’hypothèses a priori à des hypothèses de terrain. Il faut d’ailleurs noter avec Stengers que « les conditions de production de connaissance de l’un sont également, inévitablement, les conditions de production d’existence pour l’autre » (L’invention des sciences modernes, La découverte, 1993, p165) et que « la traduction est risquée puisque formulée à propos de praticiens capables de la contester » (Cosmopolitiques, La découverte, 2022 [96], p586) – en l’occurrence, elle parle de scientifiques observés, mais la remarque vaut plus largement pour les hommes étudiés par l’anthropologue.

[3Lévi-Strauss a beaucoup insisté sur cette exigence méthodologique. Dans Le regard éloigné (83), il attire en outre l’attention sur le fait que quand les hommes sont trop éloignés ou trop rapprochés, ils se battent : c’est dire que trouver la bonne distance est une histoire d’existence autant que de méthode. En tout cas il affirme que l’anthropologue doit réussir à échapper à l’absorption définitive, celle après quoi il n’y a plus rien de dicible. Martin se demande avec lui s’il est possible de faire émerger quelque chose de cette « ingouvernable expérience de terrain » (Anthropologie structurale), et écrit qu’il faut « à tout prix détacher l’histoire de ce corps qui la transporte, non seulement pour la libérer, mais pour donner l’occasion à la chose qui émerge du travail d’accouchement de devenir son propre être, c’est-à-dire lui permettre d’exister et de dialoguer avec l’extérieur » (Les Ames sauvages, La découverte, 2016, p12).

[4Par exemple, vu la diversité des cultures, il peut attester qu’il n’y a pas de « nature féminine » (Mead), ou qu’il n’y a pas de domination universelle des femmes (Glowczewski).

[5Il a par exemple pris conscience que sa démarche a été utile aux colons pour prendre le contrôle économique de certaines contrées. Lévi-Strauss signale d’ailleurs, dans Tristes Tropiques, une certaine malédiction de l’anthropologue qui, formé à l’occidentale, se fait analyste d’un désastre dont sa propre civilisation s’est rendue coupable – avec arrogance.

[6Idéalement. Car il lui arrive d’étudier l’autre homme via des documents établis par d’autres, et mis à disposition, par d’autres encore, dans d’immenses banques de données : les Human Relations Area File (https://las.ehess.fr/bibliotheque-cls/les-human-relations-area-files-hraf).

[7Lévi-Strauss écrit dans Tristes Tropiques que l’on réussit à percevoir l’autre tel qu’il est par un triple décentrement : changement de lieu, de temporalité, de classe sociale.

[8Le scientifique s’efforce de produire un jugement qui cesse d’être relatif à celui qui le prononce. En l’occurrence, certes, la subjectivité est le milieu de la connaissance, donc l’objectivité est difficile à atteindre. Mais en tant que valeur, elle est d’autant plus nécessaire.

[9Faisant écho à Durkheim qui affirmait que « la sociologie ne mériterait pas une heure de peine si elle n’avait qu’un intérêt spéculatif », Martin dit que « le travail des anthropologues n’a aucun sens » s’il ne consiste pas à « mettre à disposition des cartographies d’autres façons de vivre » (https://lundi.am/Rever-quand-vient-la-catastrophe). En ce sens, à partir d’expériences qui vont du désert australien au bocage de Notre-Dame-des-Landes – c’est la force de ce livre – Glowczewski propose des récits et des stratégies pour résister au désastre (Réveiller les esprits de la terre, Dehors, 2021).

[10Maniglier signale en ce sens que l’anthropologue répond à la question « qu’est-ce que les mondes créés par l’homme ? » (en plus de « qu’est-ce que l’homme ? »). La caractéristique de l’habitant d’aujourd’hui, « terrestre », c’est qu’il modifie ses conditions d’habitation : « dès qu’on agit, on terraforme ». Or il y a une manière de faire monde hégémonique, et qui engage toutes les autres. L’anarchisme consiste alors à lutter contre cette imposition brutale et unique. Voir : https://lundi.am/Philosophie-des-politiques-terrestres

[11Voir par exemple Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

[12A noter toutefois que Roué écrit que si les savoirs des primitifs ont en propre d’opérer dans le monde réel, ils ne s’en tiennent pas à l’utile : ils pensent d’abord l’ensemble du vivant, avant de considérer ce qui peut leur être utile (à quoi il faut ajouter que seules quelques heures par jour sont consacrées à la subsistance, le temps libre étant investi dans des activités qui font la trame du social). L’anthropologue lui-même ne doit donc pas s’en tenir à l’utile. Voir La théorie anthropologique au secours de la complexité. Comment penser et étudier les relations sociétés-natures in Les interactions hommes-milieux, sous dir. Chenorkian et Robert, 2014, Éditions Quæ.

[13L’expression est de Lévi-Strauss.

[14L’expression est de Descola (Comment ne pas manger la terre ?, journée d’étude EHESS, 9 juin 2016).

[15Roué, La théorie anthropologique au secours de la complexité (ibidem)  : le débutant peut verbaliser car il apprend, mais les apprentissages ne peuvent plus être verbalisés quand l’apprenant devient efficace – ils sont devenus une seconde nature. Autrement dit il y a comme un devenir indicible des savoirs qui n’existent qu’en situation.

[16Peut-être y a-t-il un déclencheur immanent à cette rupture : quand l’objectif de la recherche en vient à changer. C’est une hypothèse plus rassurante que de se dire que cette rupture advient parce que l’anthropologue est fatigué, ou parce que son académie a déclaré qu’il en a fini.

[17Evidemment, tout l’art de l’anthropologue consiste à faire suite à la rencontre plutôt que de la violenter. Ainsi Martin écrit-elle : « les boitiers d’appareils photo (avec leur gros objectif) risquent toujours de tout gâcher, alors je préfère m’en tenir au flux ininterrompu de vie qui rythme lui-même les relations » (Les Ames sauvages, La découverte, 2016, p11).

[18Voir par exemple la façon dont le chasseur gwich’in interrompt le vertige de la chasse par la mort de l’animal traqué (Martin, Les Ames sauvages, troisième partie, chapitre 7, La mort : reconstruire la limite, p195-201, et la suite du chapitre).

[19Glowczewski insiste sur la nécessité de voir que puisque la culture est créativité, elle a en propre d’évoluer (ce qui rend absurdes des énoncés comme « il est inutile de lire des livres après les années 60 car après la colonisation, les peuples ne sont plus purs »). Voir : https://lundi.am/Qu-est-ce-que-l-esprit-de-la-terre.

[20Voir Kohn, Comment pensent les forêts (Zones sensibles, 2013, chapitre 1, Les tout ouverts) : alors que l’auteur s’efforce de montrer qu’il y a enchâssement du langage dans des formes de représentations plus larges, il signale tout de même que l’emballement symbolique peut nous faire ressentir comme coupés de tout, et que ce sentiment de séparation radicale est psychiquement intenable. Voir surtout Abram, Comment la terre s’est tue (La Découverte, 2013) : alors que l’oralité permet de participer de la puissance expressive d’un événement et du souffle de la terre (qui comme le temps, résiste à toute objectivation), la participation à l’écrit supplante la participation au milieu de vie, consacre une séparation d’avec la vie sensible. J’ajoute que si expérience décrite et expérience d’écriture sont en continuation de l’expérience vécue, elles ne sont pas d’emblée compatibles (on ne peut faire face à un ours et écrire par exemple) ; or le texte écrit risque d’effectuer cette compatibilisation à bon compte, partant revendiquer l’objectivité et faire passer le réel textuel pour base ontologique, et donc maintenir le réel dans les bornes du textuel.

[21J’emprunte l’expression à Chauvier : https://lundi.am/Anthropologie-litterature-et-bouts-du-monde. J’ajoute que l’existence du deuxième livre, témoin de l’engagement subjectif de l’anthropologue, n’y change rien ; j’ai d’ailleurs montré que celui-ci est porteur de connaissances : https://lundi.am/Propos-barbares-a-l-attention-des-esprits-analytiques (La violence et la parole).

[22Voir Martin, Les Ames sauvages, p12 (voir note 4). Voir aussi Glowczewski, Résister aux mauvais sorts (LM 191) : commentant le livre de Doucet, Pour une anthropologie de l’incertitude, l’anthropologue souligne d’emblée que la notion de personne est intimement liée à des modes d’existence relationnels qui ne se laissent pas représenter.

[23Voir Stengers, Cosmopolitiques, sixième partie, La vie et l’artifice, p490 : « certes, le scientifique doit exiger que ce à quoi il s’adresse ait une existence stable par rapport à la relation qu’il établit. Nous retrouvons la condition des sciences de terrain : il faut que les traits étudiés puissent prétendre à une identité stable par rapport au type d’intervention qui permet de les étudier. Mais le terrain « oblige » le scientifique à reconnaître sa « préexistence », à reconnaître que lui, scientifique, ne peut le rencontrer qu’en faisant droit à cette préexistence ». Voir aussi Cosmopolitiques, septième partie, Pour en finir avec la tolérance, p596 : l’expression « mon terrain » « signale tout autre chose qu’un droit de propriété, ou qu’un savoir qui aurait été confirmé. Il traduit la création d’un rapport d’appartenance que le scientifique de terrain n’a pas à connaitre ».

[24En un sens, le lecteur fait comme s’il pouvait y aller. Il faut pourtant noter que l’anthropologue affirme souvent qu’il ne faut pas sacraliser le terrain. Nous pouvons ainsi ajouter que l’anthropologue s’applique à ne plus servir la colonisation, et que même s’il rapporte parfois que la décolonisation n’aura pas lieu, il vise la décolonisation de la pensée. On trouve l’expression chez Viveiros de Castro (qui signifie notamment la nécessité de dissoudre la distinction « ils croient/nous savons », et l’idée que « rien de ce qui est humain ne nous est étranger »), mais aussi chez Kohn : Comment pensent les forêts « est un livre pour décoloniser la pensée », dans le sens où « affirmer que les forêts pensent ne veut pas dire que les hommes pensent que les forêts pensent, c’est un produit du fait que les forêts pensent ». De son côté, Santos propose une série de « dé-pensées » : la première consiste à penser que « la compréhension du monde est beaucoup plus vaste et diversifiée que la compréhension occidentale du monde » ; la deuxième que cette « diversité est infinie et ne peut être captée par aucune théorie générale, par aucune pensée unique globale » ; la troisième que « nous avons besoin d’une pensée alternative d’alternatives ».

[25Voir Abram et Kohn, note 20.

[26Même si elle écarte la perspective phénoménologique dans Cosmopolitiques, Stengers écrit dans Réactiver le sens commun que « pour les anthropologues c’est une évidence : l’articulation entre ces deux manières d’apprendre, de et avec, leur pose des problèmes pratiques et éthiques » (p152).

[27Si l’autre n’est pas un objet, qu’est-il ? Très certainement un sujet. Mais alors, si la relation anthropologique a cours entre sujet et sujet, permet-elle de produire une connaissance ? Sur ce point, voir : https://lundi.am/Ecologie-une-histoire-de-methode.

[28Il pourrait faire entendre aux sciences dures qu’il n’est ni absolument pertinent ni particulièrement glorieux de se rendre indifférent à la globalité. Stengers écrit par exemple dans Cosmopolitiques, qu’en biologie, on a été trop vite : on ne sait pas ce qu’est un corps en général, ni une bactérie en général.

[29Mauss, Manuel d’ethnographie, 1950 : « Ne pas croire. Ne pas croire qu’on sait parce qu’on a vu. Ne porter aucun jugement moral. Ne pas s’étonner. Ne pas s’emporter. L’objectivité doit être recherchée dans l’expression comme dans l’observation. Dire tout ce que l’on sait, rien que ce que l’on sait ».

[30Martin, Les Ames sauvages : après avoir moqué « la croisade des écologistes » (p115), Martin écrit p255 que « les Gwich’in ne disposent pas des réponses adéquates aux problèmes posés par la crise écologique. Ils n’ont jamais eu de praxis plus « soutenable » que la nôtre ».

[31Stengers, Cosmopolitiques, Introduction, p17 : « la pratique scientifique qu’est l’anthropologie suscite des chercheurs qui savent que la voix des Autres-qu’humains et des peuples qui résistent à la destruction les requiert de prendre parti dans ce qui est désormais un combat « cosmopolitique », un combat où des mondes sont en jeu. Ils savent au demeurant que ceux à propos desquels ils étaient censés apprendre ne les accepteront que s’ils se rendent capables de rapports véritables, qui les exposent à la rencontre de forces qui les obligent à mettre en question leur propre savoir, les catégories qui permettaient d’interpréter le monde ». Ainsi auront-ils à répondre d’une proposition devant ceux qu’elle concerne.

[32Cf Glowczewski, Résister aux mauvais sorts, LM 191 : https://lundi.am/Resister-aux-mauvais-sorts-Barbara-Glowczewski.

[33Roué, La théorie anthropologique au secours de la complexité (ibidem), p9 : « Les chasseurs Inuits sont choqués par l’irrespect d’un biologiste qui selon leur représentation du monde, en mettant en danger la vie d’un ours pour l’examiner dans un but scientifique quand il l’endort sur la banquise, risque de compromettre le contrat social entre les êtres humains et non humains ».

[34L’ethnométhodologie de Garfinkel visait en ce sens une « dés-objectivation ». De leur côté, Viveiros de Castro et Kohn parlent de « décolonisation de la pensée » (voir note 25).

[35Kohn, Comment pensent les forêts, 2013, chapitre 3, La cécité de l’âme : l’homme tue en rêve l’âme de la proie pour s’autoriser à chasser ces derniers le lendemain (dans le sens où ils sont devenus aveugles de l’âme – ils ne sont plus des « soi »). Martin, Les Ames sauvages, 2016, p181 : le chasseur doit rêver pour que les animaux se donnent.

[36Voir par exemple Martin, qui invite en outre à ne jamais clore le sens à la fin d’une histoire, pour éviter de folkloriser les formes de vie étudiées (https://lundi.am/Rever-quand-vient-la-catastrophe).

[37Sur cette tendance, voir Stengers, Réactiver le sens commun.

[38Ceci renvoie à la notion de « tact » dont parle Stengers dans Cosmopolitique, Sixième partie, La vie et l’artifice, p490 : le tact est une qualité scientifique qui doit se faire jour au sein d’une « relation créée avec un être à qui l’on suppose un problème, et dont on croit pouvoir identifier le problème, mais dont on ne sait pas comment ce problème se pose pour lui ». Voir aussi Stengers, Une autre science est possible ! (2013) : la « pertinence » est une « façon de se relier à ce que je veux connaître », plutôt que me laisser aller à penser que je sais mieux que l’autre ce qui le définit (mauvaise foi anthropologique).

[39Descola annonce par exemple « la révolution des vivants, après la révolution bourgeoise et prolétarienne » (https://lundi.am/Ethnographies-des-mondes-a-venir), mais cette révolution ne semble pas devoir s’accompagner d’un changement d’épistémè. Morizot signale certes l’alternative suivante : « soit il faut révolutionner ce partage des privilèges entre différentes formes de savoirs soit il faut accepter l’effet tragique de cette affaire » ; mais il considère que la première option « n’est pas à notre échelle ». Il ajoute en outre que si « le vivant appelle une autre épistémologie pour être mieux envisagé », il faut faire « attention à ne pas récuser les sciences massivement, car ce sont elles qui nous procurent des connaissances précises qui nous invitent à sortir du naturalisme (l’Inexploré, Wild Project, 2023, 324).

[40L’expression est de Stengers, Résister au désastre (entretien avec Schaffner) : « les activistes ne doivent pas critiquer la science, mais demander à la science de trahir son rôle ». Elle écrit aussi p523 de Cosmopolitiques : il s’agit de « prolonger » les sciences, pas de leur « imposer un brutal point d’arrêt » (trop facile). On lit toutefois p125 de Au temps des catastrophes : « tant que nous serons hantés par le modèle d’un savoir rationnel, objectif, susceptible de mettre d’accord tous les peuples de la terre, nous resterons incapables de nouer avec ces peuples des rapports dignes de ce nom ». Santos lui fait écho, qui dans Pour une sociologie des émergences identifie cinq façons de produire de la non existence, parmi lesquelles « la monoculture et rigueur de la connaissance ». Il ajoute qu’il est beaucoup plus facile de se penser victime du nord impérialiste que victime du sud impérialiste, c’est-à-dire comme victime de « l’épistémicide ».

[41Chauvier, https://lundi.am/Anthropologie-litterature-et-bouts-du-monde (24’). Roué et Nakashima notent par ailleurs que « l’engouement romantique à l’égard des savoirs locaux peut faire bon ménage avec les restrictions mentales intégrées au cours d’une scolarité scientifique » (ils peuvent être réduits à l’utile, considérés partiels et anecdotiques, trop mêlés à la croyance, en tout cas déliés de la science, qui rend compte objectivement de la réalité) Indigenous and Local Knowledge and Science : From Validation to Knowledge, in The International Encyclopedia of Anthropology, John Wiley & Sons, 2018.

[42Human Relations Area File, cf note 7.

[43Glowczewski rappelle certes qu’après 68, il y a eu de grands changements dans la connaissance (« au laboratoire de Paris 7 on prenait conscience des ethnocides et on appelait à critiquer l’anthropologie d’avant »). Mais il me semble opportun de rappeler que c’était en 68, et qu’aujourd’hui on a plutôt tendance à faire une réédition des Cosmopolitiques de Stengers, qui stipulait il y a 25 ans que le risque des sciences humaines, qui devaient s’accomplir sans tomber sous le coup de « la malédiction de la tolérance », était de « changer l’entreprise de création de connaissance » (elle écrit dans la préface de la nouvelle édition que « la science doit trahir son rôle »). Dans le texte Debout avec la terre, Glowczewski appelle d’ailleurs à lutter contre « le désenchantement scientifique du monde ».

[44C’est ce que semble laisser entendre Descola in https://lundi.am/Ethnographies-des-mondes-a-venir : « la menace est difficile à identifier, car c’est une façon de composer des mondes. Or rien n’est plus difficile à décomposer qu’une façon de composer des mondes. Cette façon peut se disloquer, mais on ne va pas la déconstruire avec des grèves, ce ne sera possible qu’en proposant des alternatives. Il faut construire un monde plus désirable ». En plus de demander si l’expression « désirable » n’est finalement pas capitalo-compatible, il semble pertinent de demander pourquoi on ne commence pas par changer nos façons de connaître, ou le statut de la connaissance. 

[45Dans Les Mots et les Choses, chapitre 10, Les sciences humaines, Foucault pointait déjà le « sommeil anthropologique », entendant par là « la tranquille assurance avec laquelle les promoteurs des sciences humaines prennent pour accordé comme objet, donné à l’avance à leurs études progressives, ce qui n’était au départ que leur projet de constitution » : l’homme. Pourtant celui-ci n’existait pas dans les épistémè (condition du discours) précédentes. Les sciences humaines n’ont pas reçu en héritage un domaine déjà dessiné, elles constituent plutôt un événement dans l’ordre du savoir. Elles interrogent en effet l’être de l’homme comme fondement de toutes les positivités et comme empiricité. Dans leur perspective, l’homme n’est pas un vivant qui a une forme particulière, c’est un vivant qui de l’intérieur de la vie à laquelle il appartient constitue des représentations grâce auxquelles il vit et à partir desquelles il détient cette étrange capacité de pouvoir se représenter la vie (p363). L’impression d’imprécision que laissent les sciences humaines n’est donc que l’effet de surface de ce qui leur permet de les définir dans leur positivité. C’est l’apparition de cet être empirico-transcendantal, de cet être dont la pensée est indéfiniment tramée avec l’impensé, qui donne aux sciences humaines leur apparence singulière. Ainsi Foucault affirme-t-il que les sciences humaines ne sont pas des sciences du tout : l’ethnologie est une contre science, aussi rationnelle que les sciences, mais qui les ramène à leur socle épistémique.

[46En un sens, on retrouve ce propos dans Foucault, Les Mots et les Choses : les sciences humaines revendiquent comme leur objet propre ce qui jadis avait constitué le domaine de la philosophie, mais en réalité, il n’y a pas d’héritage (p357). L’auteur signale d’autre part que « l’anthropologisation est le grand danger intérieur du savoir », et qu’il y a une « dangereuse familiarité avec la philosophie » (p359). Il pointe en outre un autre mythe : les sciences humaines seraient nées de l’intention de lutter contre l’avancée des mathématiques ; or c’est au contraire leur retrait qui a permis à l’homme de se constituer comme objet de savoir.

[47Lévi-Strauss affirme dans un entretien à Philosophie Magazine (2003) qu’on retrouve la philosophie, mais en lien à la science, et en tant que c’est une façon de réfléchir de façon critique à ce que produit la pensée humaine. Il dit aussi aller dans le sens d’une étude positive, et préférer que les philosophes ne l’interprètent pas.

[48Concepts deleuziens (rhizome, agencement) ou foucaldiens (biopouvoir, gouvernementalité) présents par exemple chez Glowczewski ou Viveiros de Castro.

[49L’anthropologue vit de s’ouvrir à l’autre, et constitue souvent un exemple impressionnant de cette ouverture ; mais malgré la « réflexivité » qui va avec « le retour chez soi » (cf L’anthropologue n’est pas un philosophe, §4), il semble parfois indifférent à la dimension proprement philosophique de cette ouverture. A l’inverse, voir Kohn, Comment pensent les forêts, 2013 : la recherche de la relation avec les non humains nous force à faire de l’ontologie, c’est-à-dire à nous prononcer sur la nature de la réalité, sachant que le réel est davantage que ce qui se tient devant nous.

[50On peut trouver une explication de cette tendance chez Morizot, l’Inexploré, 102 : « c’est la philosophie qui a inventé l’idée que chaque système philosophique nouveau serait le dernier mythe, c’est-à-dire la vérité, et donc plus un mythe (substitution du logos au mythos). Mais la science se constitue de la même façon, en récusant la philosophie au nom de la pluralité des philosophies. Et pourtant, nouveau paradoxe : le moment galiléo-cartésien est présenté comme le dernier temps mythique, et c’est corrélé au fait que les savoirs scientifiques ne seront pas définitifs comme des dogmes métaphysiques. Les savoirs sont indéfiniment transformables, ils n’auront jamais la nature du mythe ».

[51Lui qui est « nulle part à sa place » (Descola), il aurait « remis la philosophie à sa place » (Martin, https://lundi.am/Rever-quand-vient-la-catastrophe, 18’ : « on a compris qu’il n’y a pas qu’une ontologie, ce qui a bien remis la philosophie à sa place… Le philosophe ne peut plus faire sans l’anthropologue »).

[52Entre les puissances d’informations, quel philosophe ose encore s’avancer ? Certains cèdent en tout cas qui, docteurs en philosophie, s’appliquent à ne jamais en faire (jouissant du titre, ils échappent à la tâche). Or Foucault écrit dans Les Mots et les Choses : « chaque fois qu’on veut se servir des sciences humaines pour philosopher, reverser dans la pensée ce qu’on a pu apprendre, on mime la philosophie du 18e, où l’homme n’avait pas de place » (p375).

[53Vieux rêve de la philosophie analytique.

[54Or dans La structure des révolutions scientifiques, Kuhn affirme que dans l’histoire des sciences, l’appui sur l’empirie a lieu lors des moments de crise.

[55Danowski, Viveiros de castro, L’arrêt de monde.

[56Comme Latour et Stengers ont essayé de décrire les sciences en les libérant du récit scientiste, l’anthropologie peut assumer sa charge de subversion épistémique en se libérant du récit contre-philosophique.

[57Kant, Critique de la raison pure : pour que la connaissance soit science, il faut que la connaissance générale précède la locale.

[58C’est ce que signale Mohamed Amer Méziane : https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique. Se rappeler aussi de Kohn, Comment pensent les forêts, Introduction : pour être fidèle au monde, l’anthropologue doit énoncer des propositions générales, car la généralité est une propriété du monde, pas quelque chose que les hommes surajoutent (il ne s’agit pas seulement de proposer un classement des êtres, même si chez Descola et Viveiros de Castro c’est à un niveau plus profond celui que des cultures des peuples). Par contre Latour pointait certaines « globalivernes » dans Face à Gaïa.

[59Cf note 15.

[60L’expression est de Descola. En matière d’engagement, on peut d’ailleurs supposer que certains anthropologues font « un » terrain, et en parlent ensuite longuement. Pire : que certains se préoccupent de postes académiques, alors qu’il y a bien des gens qui font de la philosophie sans en vivre (même Bourdieu en atteste, qui parle de « prolétariat philosophique » dans son article assassin L’ontologie politique de Martin Heidegger).

[61En amont, peut-être faut-il accepter l’idée qu’anthropologie et philosophie sont apparues comme des façons de vivre pour des êtres désorientés. Glowczewski signale en tout cas qu’elle était « en quête d’identité » (Rêveurs du désert, 96, p70), et Martin écrit dans Croire aux fauves (Gallimard, 19) qu’alors que « l’antivie se résumait à la salle de classe, aux maths et à la ville (…), l’anthropologie a constitué une porte de sortie et la possibilité d’un avenir, un espace où m’exprimer, où devenir moi-même ». J’ajoute que puisque nous sommes aujourd’hui désorientés, les échos de leurs profondes errances peuvent nous être utiles.

[62Lévi-Strauss : « le débat entre Sartre et Foucault est respectable, mais trop philosophique ».

[63Stengers, Cosmopolitiques, Première partie, La guerre des sciences, p74 : « si la philosophie, au sens où j’en ai fait l’expérience, a une singularité, c’est d’abord de n’être plus rien si elle se réfère à ce qu’elle fait exister comme ayant le pouvoir de la confirmer, ou si elle se réfère à elle-même comme ayant le pouvoir de prouver ce dont elle crée le problème ».

[64Par contre le philosophe a affaire à des problèmes d’exposition des idées : quel ordre ?

[65Le philosophe atteste de l’émergence du sens depuis les tréfonds de la personne, de l’humanité, du monde (même Husserl : au sein du savoir que la terre se meut, il y a le non savoir que la terre ne se meut pas). C’est sa manière à lui de montrer que le savoir sourd toujours du non savoir (le philosophe parle de ce silence, et en signale la valeur), et qu’il est toujours lié à l’existence – sa manière de lutter contre certains crimes contre le sens.

[66Amer Méziane invite même à se méfier de reproduire le mythe du bon sauvage (Le monde, 21 janvier 2024).

[67Cf Foucault, les Mots et les Choses, p375 : chaque fois qu’on veut se servir des sciences humaines pour philosopher, reverser dans la pensée ce qu’on a pu apprendre, on mime la philosophie du 18e, où l’homme n’avait pas de place.

[68Il ne s’agit pas seulement d’accepter que la démarche scientifique comporte une part d’imagination et de réflexivité philosophique. C’est même aller plus loin que Bourdieu, qui dans Choses dites (1987) assumait un « moment subjectiviste » (la prise en compte des représentations) après un « moment objectiviste ».

[69Après avoir prévenu les risques de réduction à la métaphysique occidentale, et invité à « construire d’autres images théoriques de la théorie » (p43), « à contre-analyser des philosophies trop familières » (p44), Viveiros de Castro écrit dans Métaphysiques Cannibales, p50 : « l’anthropologie, sans prétendre aucunement remplacer la philosophie, s’avère être un puissant instrument philosophique ; une philosophie avec d’autres gens, la possibilité d’une activité philosophique qui entretienne une relation avec la « non-philosophie » ; prendre comme concepts des idées indigènes signifie les considérer comme pourvues d’une signification philosophique ou comme potentiellement capables d’un usage philosophique.

[70Ceci va contre le conseil de Mauss, qui invitait à « ne pas s’étonner » (Manuel d’ethnographie, 1950) et à l’encontre du projet structuraliste de Lévi-Strauss, qui dans Anthropologie structurale annonçait expliciter l’inconscient structural (dans l’idée que les peuples agissent en obéissant à des structures dont ils ne sont pas conscients). Ceci va plutôt dans le sens de ce qu’écrit Martin dans Croire aux fauves, p93 : « la beauté de cette chose qui est arrivée, qui m’est arrivée, c’est que je sais tout sans ne plus rien savoir ». Roué confie ainsi travailler avec des intellectuels, des personnes qui ont des doutes concernant leur destin. J’ajoute que dans cette perspective, il n’est pas nécessaire de ne pas connaitre l’autre ; au contraire, le connaitre permet de philosopher (même si philosopher est différent de connaitre). Je remarque surtout ce que déclare Amer Méziane dans Le monde du 21 janvier 2024 : « si l’on veut parler avec les peuples et pas seulement les prendre pour objet, il sera nécessaire de faire de la métaphysique et pas seulement de l’anthropologie… Un pluralisme qui affirme seulement la pluralité des mondes ou des « modes d’existence » peut conduire à occulter le « bord des mondes », c’est-à-dire cet excès qui relève de la réflexion métaphysique ». Par contre s’il a raison de vouloir déborder les mondes plutôt qu’en rester à l’ordre du visible, il a peut-être tort d’assimiler celui-ci à l’ontologie, car c’est probablement l’intégration de cet ordre invisible à l’ontologie qui sera philosophiquement fécond.

[71Ceci renvoie d’ailleurs au fait que les autres veulent devenir anthropologues, mais que ce n’est pas toujours judicieux puisqu’ils n’éprouvent pas le détour par l’autre, le décentrement.

[72Ainsi la question « que veut dire cette expérience avec l’autre ? » en vient à signifier « qu’est-ce que livrer cette expérience à un autre autre ? ». Martin écrit qu’il lui faut « à tout prix détacher l’histoire de ce corps qui la transporte, non seulement pour la libérer, mais pour donner l’occasion à la chose qui émerge du travail d’accouchement de devenir son propre être, c’est-à-dire lui permet d’exister et de dialoguer avec l’extérieur » (Les Ames sauvages, La découverte, 2016, p12).

[73Voir Stengers, Réactiver le sens commun. A quoi il faut ajouter ce qu’elle écrit dans Cosmopolitiques, première partie, La guerre des sciences, p32 : « un véritable diagnostic, au sens de Nietzsche, doit avoir la puissance du performatif. Il ne peut se situer en position de commentaire, en extériorité, mais doit risquer une position d’invention qui fasse exister, qui rend perceptibles les passions et les actions associées aux devenirs qu’elle évoque… Le diagnostic relève d’une opération spéculative, d’une expérience de pensée. Une expérience de pensée ne peut jamais prétendre au pouvoir de constituer un programme qu’il suffirait ensuite d’appliquer ». Pour faire écho à Amer Méziane, qui craint que « certains penseurs actuels de l’animisme reproduisent le fantasme d’une culture immunisée contre toute forme d’intervention extérieure, altérité radicale qui serait l’objet par excellence de l’anthropologue » (Le monde, 21 janvier 2024), j’avance d’autre part l’idée que certains anthropologues assignent leur public à la place de l’Occidental, et le somment parfois de s’émerveiller de banalités.

[74Voir aussi la nécessité de compatibiliser expérience décrite et expérience d’écriture. Cf note 21. Il faut que le texte reste ouverture à l’autre. La difficulté est de pouvoir sortir du texte par le texte, de redonner primitivité au monde par le texte.

[75Très répandues en philosophie analytique, malgré son commandement de l’appui sur les sciences.

[76L’enthousiasme de certains philosophes pour le terrain numérique peut notamment poser question. Voir par exemple Monnin, L’ingénierie philosophique comme design ontologique (2015). L’auteur se demande certes ce qu’est penser sur le terrain, et même « ce que le terrain fait aux concepts » (expression empruntée à Le Marec). Mais il invite à faire confiance aux architectes du Web qui se livrent à une expérimentation menée à partir de concepts issus de la philosophie, et pour les métamorphoser, parce qu’ils permettent de « se doter d’un objet authentiquement empirique, éloigné de la simple illustration de concepts pré-donnés », et parce que les ingénieurs philosophiques sont « sans doute beaucoup plus exotiques aux yeux des philosophes que les amérindiens étudiés par les anthropologues ». A ce sujet, il peut être pertinent de demander s’il est bon d’accompagner philosophiquement le développement informatique et numérique, de remarquer qu’un terrain n’est justement pas « un objet », puisqu’il a en propre tout à la fois d’englober et d’être ouvert, et de signaler que le terme « exotique » constitue précisément une lourde objection à l’encontre de l’apport prétendu des anthropologues comme Viveiros de Castro, qu’il entend paraphraser.

[77Sur la récusation de l’universel, voir évidemment Foucault à la suite de Nietzsche, mais encore Jullien (De l’universel) et même Santos, qui parle d’ « universalisme négatif » pour désigner l’impossibilité de la complétude culturelle. Sur la redéfinition du sens de l’acte philosophique, voir Vollaire, Pour une philosophie de terrain (Créaphis, 2017) : le terrain est une épreuve, un dérangement, voire un exil ; il n’est pas question de se tenir à distance (Lévi-Strauss, voir note 4), ou de se subsumer sous une « affectation de scientificité » qui ferait de la rencontre de l’autre une expérimentation où le sujet scientifique recueillerait le témoignage de l’objet existant ; rencontre et entretien sont au contraire des expériences de pensée au sein desquelles le philosophe tente de trouver sens à sa présence (c’est parfois l’autre qui le lui donne, sachant que ce sens ne relève pas nécessairement de la stricte utilité).

[78Dans cette perspective, plutôt que récuser la phénoménologie au nom de son abstraction théologique, soulignons qu’elle consiste justement à pénétrer, réfléchir et dilater un lien intime au sensible et au sens. Au moins pouvons-nous dire que la philosophie de terrain n’est pas discours sur le discours, mais discours à partir du silence du monde, ce qui peut conduire à se méfier de l’extension de la sémiose aperçue chez Kohn, dans Comment pensent les forêts.

[79Nous l’avons vu largement au sujet de l’anthropologie, et nous pouvons le refaire en citant Amer Méziane : « il ne s’agit pas d’inverser cette anthropologie, mais de la transformer » (Le monde, 21 janvier 2024). Quant à la philosophie, il faut affirmer qu’une philosophie de terrain ne saurait être inoffensive, contrairement à ce qu’écrivent Bedon, Benetreau, Bérard et Dubar dans « Une philosophie de terrain ? Réflexion critique à partir de deux journées d’étude » (Astérion, 24, 2021) : « pas plus qu’elle ne s’oppose à la philosophie académique, la philosophie de terrain ne tourne pas le dos à l’histoire de la philosophie » (§20). En la matière, mieux vaut suivre Vollaire, Pour une philosophie de terrain (Créaphis, 2017) : « combattre la prétention du savoir à la neutralité, c’est combattre dans le même temps la prétention du pouvoir à la rationalité » (p11) ; ainsi le terrain est-il une opération de « dépouvoir » (je propose le terme, en résonance avec le terme de « dépensée » proposé par Santos) qui permet au philosophe de quitter une position de pouvoir, celle qui autorise la philosophie, et qui permet d’inviter l’autre à philosopher. En ce sens, il y a fort à parier qu’il quittera les plateaux de télévision autant que les tours d’ivoire… A quoi il faut ajouter que la philosophie de terrain devrait modifier les façons de penser, ce qui une nouvelle fois fait écho au propos d’Amer Méziane : « un autre modèle de rationalité (que la technoscience aujourd’hui dominante) est possible, sans lequel aucune décolonisation du savoir n’aura lieu ». Voir aussi Beauclair, Épistémologies autochtones et décolonialité (Recherches amérindiennes au Québec, 15) : les structures coloniales perdurent notamment à travers un modèle de domination épistémique, le contrôle sur la production et la légitimation de la connaissance et de la subjectivité ; ainsi faut-il « renverser les mécanismes qui ont subalternisé certaines connaissances en les désignant comme folkloriques ou ethniques au nom d’un savoir se présumant universel » (Restrepo et Rojas). Il cite même le philosophe Fornet-Betancourt, qui dans La philosophie interculturelle : penser le monde autrement (l’Atelier, 2011) propose de renverser la colonialité de l’institution philosophique en élaborant une philosophie interculturelle se donnant pour objectif de « déphilosopher » la philosophie : la libérer de l’obligation de n’observer que les lois d’un seul système du savoir, d’écarter les savoirs des cultures adoptant des schèmes de pensée ne cadrant pas dans la définition stricto sensu de la discipline philosophique occidentale (j’ai un doute sur le terme de « discipline » philosophique).

[81C’est en ce sens que Martin s’oppose à Graeber : plutôt que prétendre décider de changer de vie (dans laquelle on est bloqué), mieux vaut s’en remettre à un certain anarchisme onirique (le rêve n’est pas dans notre tête, il est en prise avec le réel). Voir https://lundi.am/Rever-quand-vient-la-catastrophe.

[82C’est ainsi qu’est présentée l’alternative dans https://lundi.am/Ethnographies-des-mondes-a-venir. Si Descola soutient que l’institution n’est pas maléfique en elle-même, puisque le langage en est une par exemple, nous pouvons rappeler que l’institution scientifique en est une, plus encore, et que c’est ce dont nous traitons ici.

[83En la matière, le philosophe a tendance à pointer l’attitude positiviste, qui consiste à dire ce qu’est l’Etre en omettant de dire qu’elle le dit. Mais justement, il est possible de se méfier de l’ontologie qui, en tant que discours, pourrait primer sur l’Etre dont elle parle. L’écologie serait alors une façon de penser qui réussirait à affirmer la primauté de ce dont elle parle.

[84Sur ce point, voir évidemment Latour et Descola, mais encore Stengers, qui dans Résister au désastre affirme que si la nature est une idée assez vide, l’énoncé « la nature n’existe pas » fait quant à lui partie d’un arsenal académique destiné à censurer (et s’accompagne d’un ricanement impertinent). Voir aussi Santos, qui va contre l’anti-essentialisme radical : la déconstruction et la dé-essentialisation sont des méthodes de décolonisation dans la zone de l’être, mais la reconstruction des identités et des épistémologies fortes est nécessaire pour reconstruire dans la zone de non-être ce que la colonialité a détruit ou réduit à l’infériorité. Il semble d’ailleurs que les anthropologues ne sont pas indifférents aux problématiques internes d’identité (voir par exemple Martin, Croire aux fauves). Nous pourrions même en référer à Douglas, De la souillure, pour signaler que le terme « nature » a été comme renvoyé au sale en vertu de son imprécision, et qu’en matière de climat, justement, c’est tout à fait inadéquat.

[85A ce sujet, il est peut-être opportun de signaler aux esprits enclins à revendiquer d’avoir les pieds sur terre, plutôt que la tête dans le Ciel abstrait des Idées, et prompts à opposer le discours de l’anthropologue à qui leur semble vouloir « faire le philosophe », qu’un autre écueil les guette : faire l’autruche, avoir la tête trop enfoncée dans le sol concret.

[86Voir Descola et Pignocchi, https://lundi.am/Ethnographies-des-mondes-a-venir ou Morizot, L’Inexploré, 311 : « l’anthropologie peut devenir un guide pour de nouvelles philosophies de la nature, sans nature ».

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