Prendre la mesure de l’expert
L’expert est dans la place. Il parle sans interruption pour assurer la continuité pédagogique. Après avoir décrypté l’actualité nationale et internationale, puis commenté les progrès et conflits humains, il éclaire le présent et devine l’avenir proche. Le soir à la télévision, pour divertir de son sérieux, il résout des enquêtes criminelles avec ses collègues de la police scientifique. Il est omniprésent parce qu’il est omnipensant, peut-être omnipotent.
Le système qui nous héberge valorise sa compétence. C’est le spécialiste des spécialistes, il est à la pointe des savoirs : on ne saurait lui couper la parole. Ayant exercé dans de nombreuses institutions ou groupements, il dispose aussi d’un savoir éprouvé, d’une connaissance polie par le temps des expériences : ce n’est pas un débutant. On peut donc lui faire confiance, et agir en fonction de ce qu’il dit des situations dans lesquelles on évolue : investir dans le dernier engin numérique c’est-bon-pour-la-planète, fuir et moquer les complotistes, se faire triple vacciner…
En la matière, les gouvernants montrent certes l’exemple. Ils dirigent la société en vertu de ses verdicts. Toutefois, pour ne pas paraître dépendre entièrement des conseils scientifiques et autres bureaux d’études qui « préparent les dossiers », ils s’appliquent à faire croire qu’ils en connaissent presque autant que lui, du moins qu’ils sont en capacité de le comprendre. C’est qu’il faut décider en connaissance de cause, et diriger à bon escient ! Ainsi Macron s’est-il fait épidémiologiste par l’opération du Saint Esprit, laissant entendre que tout irait mieux si ses contemporains en étaient capables.
Et pour le coup, il faut bien l’avouer, le ruissellement fonctionne à merveille : on compte sur l’expert à tous les échelons. L’Etat envoie un ingénieur agronome « de haut-niveau » pour régler le problème des algues vertes en Bretagne, les Grandes Ecoles forment ceux qui piloteront demain les entreprises et administrations qui annoncent la « transition écologique », les élus leur accordent d’ores et déjà du crédit pour se croire moins vulnérables aux critiques naïves du peuple, les citoyens les plus informés s’en remettent en toute sagesse à la leçon du maître quand ils reconnaissent manquer d’une compétence.
Autant dire que si l’expert semble convoqué en toutes choses, en réalité c’est lui qui convoque les consciences. Mieux : autant dire qu’il a du pouvoir. La preuve en est qu’il est rarement décrédibilisé quand il se trompe, et qu’il passe volontiers son temps à disqualifier les autres approches : il se diffracte en moult figures, mais revendique l’unicité autant que la primauté de son message. Les nombreuses hypothèses sur la cause des pollutions et des contaminations ont beau être censées, elles n’auront jamais le sérieux de ses rapports.
Quelle est la source de son pouvoir ? Les chiffres. Ce n’est pas sa seule matière, mais l’expert leur doit son réalisme et sa précision. C’est pourquoi les gouvernants annoncent prendre des « mesures » quand ils agissent, et pourquoi on l’imagine « scientifique » en son âme. En plus de disposer des informations les plus décisives, il extrait des données sur le cours des choses avant de les traiter par le calcul. La quantification fait sa qualification, et celle-ci ne va pas sans « progrès » : épaulé hier par l’ingénieur statisticien, aujourd’hui par le data scientist, il disposera demain des « techniques de rupture » de l’intelligence artificielle en affirmant que ce ne sont que des « outils » au service d’une pratique plus ample.
Bref, l’expert compte à plus d’un titre : il calcule pour connaitre, il importe dans notre société. Et − connaissant reconnu, il nous invite plus que jamais à nous ranger à son avis.
Compter sur le repenti
Evidemment, nous ne sommes pas dupes. Nous avons été éduqués par les penseurs critiques. Nous savons que se soumettre à une autre intelligence que la nôtre, c’est devenir un esclave [1]. Nous voyons le lien entre le compte et l’argent, nous sentons que tout ce qui n’est pas calculable est méprisé. Nous comprenons que la rationalité de l’expert est aussi destructrice que partagée, et que le recours au raisonnable pour gommer les excès est une blague. Nous savons que même progressif, le progrès est agressif : la lutte contre la démesure n’atténue aucun des effets de la mesure [2].
Parfois même, nous avons l’impression que l’expert n’est que le porte-parole d’une machine à calculer. Rien d’étonnant alors à ce que le système qu’il pilote y réponde. Les députés « en marche » ont été sélectionnés par algorithmes plutôt que par tirage au sort ? Aucune surprise, et il n’y en aurait pas plus si nous apprenions que Macron est un droïde. Nous nous épouvantons seulement quand la machine s’emballe en matière de santé, et s’occupe méticuleusement de dégraisser les hôpitaux en temps de covid.
Ainsi sommes-nous inquiets du fait que la vie soit aplatie en même temps que la connaissance traduit-transforme tout en informations. Mais il y a pire : nous sentons que l’expert n’est pas seulement là pour éclairer le monde, et qu’en réalité il le construit avec enthousiasme. Xavier Niel a par exemple créé Hectar, une école d’agriculture 4.0 pour former les agents capables de piloter les terres du futur, ces étendues qui ressembleront plus encore à des laboratoires (la ferme des mille vaches, c’est vraiment has been). C’est qu’il faut régler le problème des algues vertes, et assurer la transition écologique !
Il est certain qu’arrivé à ce stade, l’expert nous fait rire autant qu’il nous désespère. Et pourtant il faut craindre qu’il réussisse un jour à nous intégrer à son œuvre, univers technicisé en tous points que notre soumission parachèverait. Craindre de ne rien y pouvoir, malgré tout notre esprit critique : à l’instar des élus qui ne peuvent rien faire d’autre que de suivre ses verdicts, nous pourrions en arriver à devenir sujets du système d’expertise par degrés successifs d’approbations incrédules. Quand il ne reste plus que la gloire de ne pas se transformer en acheteur docile (celui qui livre des informations autant qu’il en convoque sur son Smartphone), c’est peut-être que tout est déjà perdu… Voici donc que pointe en nos consciences l’hypothèse effrayante d’une équation finale : « je crois, il croît ».
Dans cet obscur tableau surgit heureusement la parole du repenti, comme une lumière au bout du tunnel. Il a été expert, mais il en est revenu. Finie la vie de winner, d’être une grosse tête sans cœur. Jérôme Kerviel s’adresse au Pape pour expier la finance et le trading [3], Naoto Kan s’estime dégoûté du nucléaire [4]. Et cette figure se diffracte autant que celle de l’expert. Juan Branco prend ses distances avec ses origines, Thomas Piketty s’éloigne de l’économie bourgeoise. D’autres rompent avec la techno-science ou la science des data, les derniers s’écartent du numérisme ou du scientisme. Après une carrière de chercheur inféodé à l’Institution Scientifique, il devient possible de diffuser un propos plus en phase avec la complexité de la vie. Le sursaut épistémique conduit même parfois à la rébellion citoyenne [5].
Quelle aubaine ! Les esprits critiques étaient rarement en mesure de participer aux débats d’experts pour confondre le mal dans sa logique propre, pour démontrer son absurdité, la confession du repenti semble le leur permettre. Il a quitté le système, mais il le connait bien, et sait dire précisément toute l’erreur qui le gouverne, partant tout le sens qu’il y a à le quitter. A cheval sur le sens de la machine à calculer et sur le sens de la vie que celle-ci ne respectait pas, il règle ses comptes avec intelligence. Et s’il ne se laisse plus aller à jouer à l’expert, il ne réintègre pas plus les masses grégaires et bêtement technophiles qui le suivaient jadis. Respect.
Son geste, en plus d’être utile et courageux, est assurément valorisant pour ceux qui l’écoutent. Car son discours ne manque pas de confirmer leurs avis prescients. Attesté : l’expertise est la religion de l’Un et du comptage, une pensée venue du ciel des Idées qui a toutefois un pouvoir de nuisance colossal. Validé : l’expertise est l’attribut d’un homme désengagé et pourtant militant de l’économie. Certifié : l’expertise est colonisatrice et pourtant hors sol…
Bref : dans le même temps où l’on critique le pouvoir des experts, on valorise l’avantageuse confession des repentis.
Questionner l’acclamée conversion
Il faut pourtant remarquer une chose : si le repenti compte, s’il est autorisé à valider les énoncés in-initiés, c’est en vertu de son expertise maudite, et même en vertu du fait qu’il en sait un peu plus qu’avant. Il revendique de savoir ce que l’autre expert ou l’autre non-expert ne savent pas (tantôt le sens de la vie, tantôt le sens de la machine qu’il a quittée). En d’autres termes on respecte la leçon d’une personne qui sait mieux que quiconque le mal qu’il y a à connaître les choses qu’elle connait mieux que quiconque. Ceci implique de croire que le savoir transforme en bien ce qui est su mauvais : étrange alchimie.
On pourrait objecter : son acte relève de la prise de conscience, il est profond, et ne se résout pas au simple ajout d’informations. Et pourtant : la connaissance n’émerge-t-elle pas elle-même d’une « prise de conscience » ? Bachelard l’affirmait en tout cas : la formation du savoir scientifique résulte d’un « repentir intellectuel », le scientifique étant précisément celui qui abandonne la prétention philosophique à faire table rase des préjugés, délaisse l’opinion qui traduit des besoins en connaissance, et se déleste des assertions de la science devenue opinion [6]. Plus récemment, après que les penseurs critiques (Foucault, Bourdieu) se sont présentés comme repentis de la philosophie, les anthropologues (Descola, Viveiros de Castro) ont affirmé mettre à distance la pulsion colonisatrice inhérente à la pensée occidentale. Aujourd’hui, la pensée écologique se départit activement des globalisations idéalistes pour pouvoir revendiquer le retour à la terre [7].
Toutes ces « mutations spirituelles », dixit Bachelard, prétendent assurément servir à la production de savoirs plutôt qu’à d’abstraites élucubrations. Or ce qui est remarquable, c’est que la place publique fait écho à ce repentir méthodique. Si l’on en sait plus, c’est parce qu’on a expié les erreurs et fausses routes du passé. Un ancien ministre de l’agriculture reconnait « avoir été fasciné par les exigences techniques des tracteurs, qui imposaient d’élargir les parcelles », et « se reproche de n’avoir pas compris qu’il fallait fixer des limites » [8], un membre de la FNSEA devenu président de la Chambre d’Agriculture de Bretagne avoue que « la période de développement débridé a été une erreur collective », l’ex-directeur d’une grande coopérative bretonne « regrette le modèle encouragé par la PAC ». L’expert de haut-niveau dépêché pour régler le problème des algues vertes saura très certainement en prendre de la graine ! Aussi renseigné qu’un directeur du Tour de France secoué par les aveux d’anciens dopés, il devrait être en mesure de modifier le cap [9], comme cet ancien président qui avait su « changer » parce qu’il avait pris de l’expérience, ou comme celui qui a récemment su lâcher sa culture littéraire pour nous enjoindre à écouter « ceux qui savent ».
Bref : au bal des experts succède la messe des repentis, qui ne va pas sans profits symboliques. Il semble même que l’expert succède au repenti aussi facilement que le repenti avait succédé à l’expert. Surgit alors une série de questions : Et si le repenti n’était finalement qu’une pièce du système expert qui nous héberge ? Et s’il s’ajoutait aux figures du chien de garde ou de l’universitaire critique, qui désamorcent toute action subversive ? Et si sa scission d’avec la machine à calculer était illusoire ? Et s’il écrasait à son tour le discours de ceux qui n’ont jamais collaboré, et qui ne peuvent se prévaloir d’aucune contre-expertise ? Et si nous n’avions pas besoin de sa précision pour être pertinents ? Et si mieux connaitre pouvait finalement nous desservir ?
Comprendre leur système d’illuminés
A son échelle, le repenti s’efforce certes de quitter le système pour mieux vivre, et croit en l’existence d’un ailleurs du calcul. Mais qu’en est-il du point de vue de celui qui reste ? Reconsidérons bien les choses.
Au cœur du système expert, il est clair que la connaissance doit avancer : la logique scientifique qui le fonde vise, puisqu’on sait ceci mais qu’on ne sait pas cela, à chercher à savoir cela en s’appuyant sur ceci. Et c’est encore une fois le champion du système qui a osé révéler la vérité politique de cet impératif de connaissance : il ne faut rien laisser dans l’inconnu (surtout pas les fonds où gisent des minéraux) [10]. Héritage des Lumières qui condamne le monde à un régime de vérité constante, ce système inclut aujourd’hui le culte de l’information, et subséquemment la haine du croire [11].
Or insistant sur ce qu’il sait plus que sur ce qu’il croit, le repenti ne va-t-il pas en ce sens ? S’il fait certes état de ses anciens dilemmes, il ne s’étend pas souvent sur le vécu de son engagement et de sa rupture, ni n’ouvre de discussion existentielle et politique à partir de là. Peut-être même amorce-t-il l’opération de transformation de son intime expérience en information… Au pire, on pourrait penser que le repenti est le signe d’un échec de la transformation de la vie en information, et déclenche des processus d’amortissement et de traitement de l’erreur, voire une ample reprogrammation du système. En tant qu’expert il avait un savoir de pointe, en tant que repenti il servirait de mise au point. Son départ ne serait peut-être qu’une information de plus, un opérateur de feedback dans la machine cybernétique [12].
Il est clair en tout cas que le système a besoin de cohérence pour régler les conflits externes liés à la résistance de la vie à sa mise en information. Il n’a donc pas besoin d’agents perclus de conflits internes. Or s’extirpant pour être cohérent avec lui-même, le repenti assure peut-être cette cohérence du système. Il prenait conscience à voix haute d’une « dissonance cognitive », comme il dit, il la fait disparaître. La conscience morale pointait ? Il l’éradique autant que l’expert l’étouffait. Et s’il part, c’est sans retour : la souillure ne saurait revenir dans le corps social, et cet interdit sanitaire est la source d’une importante mise en ordre [13].
Cette hypothèse a le mérite de nous montrer, plus profondément, à quel point l’opération de mise en cohérence fait le cœur du système. Chaque expert crée en effet de la connaissance, mais les expertises ne manquent pas d’entrer en conflit les unes avec les autres. C’est dire que le système est en expansion, puisque les connaissances s’accumulent, mais qu’il engendre par là-même des incohérences en son sein. Et pourtant ces incohérences internes au champ du savoir ne posent aucun problème de fonctionnement au système : elles lui permettent au contraire d’aller plus avant, et persévérer dans son être. Un problème de cohérence ? Tant mieux : c’est qu’il y a autre chose à connaitre. Relevons donc le défi !
Evidemment, d’autres ignorances ne manquent pas d’apparaitre : Morin notait que l’ignorance croissait avec la connaissance, Ellul insistait sur l’ignorance globale qui accompagne la multiplication des informations [14]. Mais encore une fois, cela ne pose aucun problème. Car en matière de connaissance, les agents du système d’expertise sont habités et mus par une certaine idéologie du progrès. Autrement dit l’enthousiasme à résoudre des problèmes s’accompagne d’une foi dans la vertu et l’efficience du connaitre. C’est d’ailleurs ce qui permet à l’expert de masquer sa haine, cette haine du croire qui meut l’ensemble de sa production de savoir (cette opération l’empêche par ailleurs d’avoir des réactions délirantes chaque fois qu’il prend conscience de l’impossibilité de tout connaitre et maîtriser).
Il faut noter derechef que le ruissellement fonctionne à merveille : la religion du connaitre investit les consciences, et la propagande publique peut aisément amortir les incohérences manifestes du système qui les héberge. Les radios évoquent aujourd’hui le manque de civisme de la minorité de non-vaccinés alors que les experts avaient assuré que l’immunité collective serait atteinte quand 70 % des citoyens seraient vaccinés, les télévisions racontent le formidable progrès pour l’humanité que constitue le projet Space X d’Elon Musk, incarné par le champion français Thomas Pesquet, plutôt que pointer l’absurdité de vouloir conquérir Mars pour sauver les hommes d’une Terre qu’ils ont détruite en la conquérant. C’est qu’il faut poursuivre l’aventure humaine, et préparer le monde d’après !
Ellul avait vu tout cela, et insistait sur le fait que plus on est informé, plus on est prêt pour la propagande [15]. Mais ce qu’il faut remarquer après lui, c’est que les idéologies n’ont aujourd’hui plus aucun besoin de se régénérer. La litanie du progrès est presque une information comme une autre. On n’en discute plus parce qu’elle est certaine, ou parce que c’est inintéressant. C’est la cousine du jugement à l’emporte-pièce, la grande sœur de la chasse aux Fake News. C’est le contenu de l’esprit critique d’un élève qui n’en fait rien, un divertissement qui échappe à la platitude par l’opération du Saint Zemmour (ou Onfray) [16].
On pourrait même craindre que cette tendance à l’aplatissement ait investi la pensée réflexive. La philosophie analytique avait amorcé le mouvement, d’autres s’efforcent aujourd’hui de comprendre les machines (pour n’avoir plus honte de leur supériorité, dixit Ellul ?). Comme l’idéologie du progrès cognitif accompagne la prévision de l’avenir par les technologies, la réflexion entrerait en résonance avec « la marge d’indétermination des machines » (dixit Simondon). Exit l’existence, évacuée la question du lien à la non-pensée. Après tout, l’esprit fonctionne en technicien… L’expert aurait-il créé malgré lui des vocations d’ingénieurs-philosophes, et autres penseurs-comme-la-machine ? Certains accompagnent en tout cas la vaste opération d’aplatissement de la vie spirituelle en information-sur-les-choses.
Voici donc que pointe le pire à nos consciences : l’horreur cybernétique. Le monde n’est déjà peut-être qu’une immense boucle d’information qui irait de nos corps informés par l’ARN messager aux données transportées par la 5G aux informations télévisées aux conceptions philosophiques… Reste alors une question : Pourquoi le repenti revendique-t-il si aisément de sortir du système dont il est le produit ? Comment peut-il penser y arriver par le seul fait de mener une réflexion censément plus profonde que son expertise sans avoir à se départir de celle-ci ? Voici une hypothèse : c’est qu’il s’autorise enfin à dire « je ». Il affirme « je suis, j’existe » au sein d’un système qui ne voulait reconnaitre que « je sais, donc je suis », et cela lui semble suffisant : c’est là que réside pour lui une révolution [17].
Malheureusement cette idée nous permet de comprendre plus encore le triomphe du système qui l’héberge. Car c’est bien le sujet qui doit opter pour un expert plutôt qu’un autre (vivre en système d’information, c’est se demander souvent : qui croire ?), c’est bien lui qui est chargé de faire cohérer les expertises diverses et les règles contradictoires qui en découlent pour assurer la continuité pédagogique (à l’école et à l’université, au travail et à la maison, au cœur de la forêt et dans la rue). Nous voyons donc qu’en réalité la fonction sociale du sujet informé est de créer une idéologie portable en lieu et place des anciennes théologies modernes, une égologie exemplaire qui permette à ses semblables de se faire à leur tour agents du système. Réseaux sociaux et talk-show ont de l’avenir, et le repenti leur fait peut-être écho du haut de sa contre-expertise.
Les choses ne sont-elles pas plus claires ? Il semblerait que si. Quand le sujet n’a plus la force d’assumer la mission idéologique qui lui est impartie, après le bilan de compétences, il lui reste la possibilité de la rupture : il peut se rependre de sa place et de sa fonction. Mais là encore, il faut remarquer qu’il est très utile au système. Car même s’il refuse de continuer à participer activement à l’entretien du système qui l’héberge, il montre que « je » existe, et laisse entendre que « je » peux toujours faire autre chose. D’ailleurs « je » n’ai jamais cessé d’exister. En ressort une impression d’épaisseur existentielle : à cheval sur le système et son supposé dehors, le repenti donne un peu d’âme à la figure du connaisseur, et laisse penser qu’il y a toujours un homme derrière un expert. C’est pourquoi l’expert peut se saisir si aisément de la figure du repenti, comme il voulait jadis se faire passer pour un martyr [18].
Résumons : le repenti donne envie de quitter leur système d’illuminés, mais n’y aide pas beaucoup. Il peut même apparaître comme une pièce couplée au chien de garde ou à l’universitaire critique, comme un maillon de la chaine qui relie le cœur du système à sa périphérie. Aussi pouvons-nous aisément imaginer que pointeront bientôt les repentis de l’intelligence artificielle, de la conquête spatiale, de la transition numérique ou du développement durable, et qui auront fait une carrière avantageuse dans la lutte contre les algues vertes.
Mieux gouverner la recherche scientifique ?
Comment pourrions-nous imaginer une sortie plus effective hors de la religion du connaitre ? Puisque le système qui nous héberge est notre environnement cognitif autant que pratique, même si nous n’avons jamais décidé d’y évoluer, il est certes question de quitter l’expertise par son flan plutôt que d’emprunter à bon compte une autre forme de pensée [19]. Il n’est évidemment pas question d’intégrer les écoles d’experts pour prétendre les subvertir (nouvelle blague), mais de partir de l’idée que la recherche scientifique secrète en elle un autre type de connaissance que ce qu’elle présente d’elle (l’amour des scientifiques pour ce qu’ils étudient en atteste). Aussi ne faut-il pas renoncer à utiliser pour partie le langage et la rationalité scientifiques (non pas pour avancer masqué, par ruse, mais bien parce que la rigueur scientifique a fait ses preuves), pourvu que l’on s’attèle à changer ensuite la donne politique, existentielle et cognitive.
Dans une telle perspective, après avoir critiqué le retour du vieux projet de gouvernance par les nombres, Alain Supiot a récemment proposé de reprendre démocratiquement les manettes de la recherche [20]. Plutôt que laisser la science être gouvernée par des experts liés au marché, il s’agirait de mettre en place « les conditions propres à faire surgir des connaissances nouvelles et utiles pour la société » (celle-ci n’étant donc pas réductible au système expert), et pour cela de suivre trois règles venant de l’art du procès : prouver les faits, interpréter, soumettre les découvertes à la contradiction. Ainsi pourra-t-on échapper à l’orthodoxie, l’hégémonie dans les sciences elles-mêmes, et à la foire aux opinions inhérentes aux réseaux sociaux. Pour échapper au marché de l’expertise et de la consultation, il propose aussi de garantir un statut d’indépendance. Et pour échapper à la culture des appels à projets, de faire accepter l’incertitude des résultats autant que la pluralité des savoirs (expérience, enquête, érudition).
La difficulté, c’est qu’Alain Supiot maintient une certaine déférence à l’expertise scientifique (il parle volontiers du « tribunal d’experts du GIEC »). S’agit-il d’un nouveau feedback ? Il entretient d’autre part la croyance en la vertu des « nouvelles connaissances ». Place-t-il lui aussi sa foi dans le progrès des savoirs, qu’il s’agirait seulement de rendre effectif ? Quant à la prétention à la neutralité qu’il appelle, n’est-elle pas nocive neutralisation, en plus d’être mensongère (le champ politique résonne et raisonne avec la parole scientifique, au moins fait mine) ? Ne condamne-t-elle pas le scientifique à se taire sur tout ce qui ne relève pas de son expertise [21], par conséquent à ne jamais pouvoir rendre utiles ses connaissances dans le cours plus large de la vie commune ?
Il faut en tout cas rappeler avec Ellul que la technique préexiste à la science, et qu’elle va son chemin sans s’encombrer du reste, donc douter qu’un regain de gouvernance démocratique soit possible à la seule échelle des connaissances [22]. Et il faut surtout rappeler qu’il ne suffit pas de s’emparer de la dimension politique de chaque discipline pour changer les choses. Foucault le disait bien : on ne peut affranchir le savoir de tout système de pouvoir puisque la vérité est elle-même pouvoir, et que les luttes sont à la source des connaissances. On peut même imaginer que c’est pour cette raison que la recherche scientifique peut prétendre tolérer les autres savoirs : elle sait que les hiérarchies inhérentes à la connaissance ne manqueront pas de revenir à son avantage [23]. Il n’est certes pas suffisant, rappelons-le, de dénoncer l’hégémonie du savoir [24].
Dès lors, plutôt que s’intéresser aux seules conditions sociales de la recherche scientifique, comme le fait Supiot, plutôt que seulement lui demander de rendre compte de ses conséquences et de ses applications, comme on le fait souvent, n’est-il pas plus pertinent de demander à ce qu’elle réponde de sa méthode ? Il est peut-être utile de ne plus accepter que les résultats soient une vitrine (graphiques, images qui attestent de la réalité), un mur de verre qui protègerait son cœur de méthode d’une lecture non scientifique. Il est peut-être urgent de demander que la critique ne soit plus assignée aux règles du champ (la sacrosainte controverse), mais autorisée à une part de hors champ pour porter à conséquence (jusque-là l’en-plus-du-champ se réduit à l’objet, qui est voué à entrer dans le champ des objets connus).
Bilan : si nous voulons quitter un peu le système expert (ou d’expertise scientifique) comme nous y invite le repenti, il est nécessaire d’aller par-delà la critique qui s’applique à rester scientifique [25], par-delà la contre-expertise qui entretient le système, mais encore par-delà un énième projet de « lumières », une énième prétention à limiter les usages et applications d’une connaissance déclarée pure. La tâche est modeste et pourtant ardue, puisqu’elle requiert de satisfaire à une double exigence : trouver une façon de quitter le système qui contiendrait en elle une façon de ne pas y revenir, et qui ne servirait pas le système en étant seulement négative pour elle-même.
Suspendre les lubies de l’expert
Comment rompre la chaine qui fait que les citoyens écoutent le gouvernement qui écoute les experts scientifiques qui écoutent les statistiques qui écoutent les programmateurs qui écoutent les lois mathématiques ? Comment ne pas se constituer par ailleurs en repenti-maillon-de-la-chaine, qui relie cœur du système et fausse sortie ? Comment éviter de croire qu’en savoir un peu plus nous donnera du pouvoir, un levier pour l’action ? Dit en termes spinozistes : comment devenir cause prochaine et nous sauver d’une noyade certaine dans la complexité du système cybernétique ?
Voici une piste : considérer la volonté de savoir pour elle-même. Et à cet égard, s’apercevoir d’abord que si Freud pensait que la curiosité était attisée par la sexualité, le désir de connaissance conduit aujourd’hui au viol de la nature : on veut tout connaitre pour tout consommer (faisant écho au capitaine Macron-sous-la-mer, Biden affirmait récemment que le réchauffement climatique était l’occasion de gagner la compétition économique). Dès lors, sans en appeler à une religion de l’ignorance pour nuire à la religion du savoir [26], il peut être utile de revendiquer une nouvelle sagesse du connaitre, et qui porte sur la volonté de savoir avant même que soit considérée la méthode scientifique.
Cette sagesse du connaitre consisterait évidemment, vu tout ce qui précède, à suspendre la leçon qui nous impose d’accepter qu’être rationnel c’est faire science, et qu’être raisonnable c’est écouter les leçons de l’expert [27]. Suspendre surtout la haine du croire et l’impératif de savoir inhérents au système d’expertise scientifique, suspendre la logique « on sait ceci, or on ne sait pas cela, donc il faut savoir cela en s’appuyant sur ceci ». En un mot se dire qu’il peut être parfois préférable de ne pas savoir, plutôt que s’en remettre à la Sainte Limite (par exemple, pour éviter les mauvais usages). Au moins, poser la question : pourquoi vouloir connaitre cela ?
Il y a certes deux objections. D’une part c’est ce type de question qui est posé dans le cadre des appels à projets, et qui fait qu’on accorde des crédits là où git l’intérêt. D’autre part c’est la liberté de la recherche, non pas sa soumission à des objectifs extérieurs, qui semble garantir son utilité commune. Mais en plus de rappeler que cette liberté à l’égard des commandes est aujourd’hui inexistante, il faut répondre à ces objections qu’il s’agit ici, justement, d’insister sur l’idée que la connaissance n’est pas nécessairement vertueuse, même quand elle est librement produite. Autrement dit de douter de l’axiome fondamental du système d’expertise : connaitre est un bien, s’informer une vertu.
Il s’agit de surcroit, et surtout, d’adresser ce doute au sujet de l’expertise. Car cet axiome est son credo, mais il ne veut pas l’apercevoir. En matière de connaissance, il rejette en effet toute croyance : il veut bien exposer ses avis à titre de citoyen éclairé, mais son travail, il l’assure, consiste à mettre de côté sa vie subjective pour faire preuve d’objectivité. A-t-il jamais pensé que ses avis pourraient être aussi formatés et aveugles que ses protocoles, et qu’en les exprimant il pourrait entretenir le système d’expertise ? A-t-il jamais pensé que s’il ose formuler ses libres opinions, c’est pour mieux s’en rependre quand le moment sera venu d’être scientifique et sérieux ? Assurément non, il ne saurait y penser, car il s’efforce d’ignorer le lien de cette vie subjective à la production de connaissance [28].
Voici donc une hypothèse : pour sortir un tant soit peu du système d’expertise, il faudrait amener les chercheurs à assumer leur subjectivité proprement scientifique. C’est certes en ce sens que se dirige le repenti quand il s’autorise à dire « je ». Idem pour Supiot, qui fait finalement reposer la bonne conduite de la science sur l’effort du sujet (il doit « être de bonne foi », « respecter les obligations d’impartialité et d’objectivité », entretenir « un rapport de confiance avec son employeur ») [29]. Mais il s’agirait ici d’aller plus loin, et lui demander : Pourquoi veux-tu savoir cela ? Parce que tu ne le sais pas encore ? Parce que tu sais des choses et que tu ne sais pas celle-ci ? Parce que d’autres risquent de le savoir avant toi ? Dis-nous : Pourquoi veux-tu connaitre ? Pourquoi en amont, et pour quoi en aval ?
Il n’est pas question de lui faire la leçon à notre tour. Il s’agit, certes, de l’interroger sur son expérience pour l’empêcher de s’en tenir à l’idéologie du progrès qui le berce souvent. Il s’agit certes de l’amener à répondre du sens d’une connaissance, plutôt que croire à bon compte que la connaissance transforme en bien tout ce qu’elle touche, pour l’empêcher de se présenter comme salutairement noyé dans une communauté de lumières et de bontés. Mais ce que la réflexion gnoséosophique permet positivement d’espérer, c’est que le sujet scientifique en vienne lui-même à dénoncer et suspendre les recherches nocives, ou qui lui apparaîtraient comme des lubies à la mode. Nous pourrions même espérer qu’il fasse en sorte qu’émerge en lui et pour lui une autre façon de connaitre : l’expert pilotait une machine de l’extérieur, il serait désormais impliqué dans la situation connue [30]. Ses connaissances seraient enracinées plus que portables, et participeraient peut-être d’un agencement existentiel orienté dans le sens d’une joie propre [31]. Au moins pourraient-elles résister à leur aplatissement, à leur intégration forcée dans les suites infinies du système informatif.
Il y a certes une difficulté. Tout ceci impliquerait d’accepter l’inconnu charrié par ce nouveau sujet de la connaissance. Sans parler du transcendantal kantien, il s’agirait d’assumer que si les connaissances d’un sujet sont situées, alors il y aura toujours du vague en elles (contre l’idée de la nécessité d’avoir toujours plus de connaissances précises). Et même d’accepter l’inconnu que le sujet révèle : ne coïncidant pas avec ce qu’il étudie, il montre que la nature ne coïncide pas avec elle-même, donc qu’elle n’est pas entièrement connaissable. Au-delà de la transformation continuelle que l’expert est heureux de connaitre via ses facultés d’adaptation, il s’agirait de laisser place à l’événement que voilent prévisions et calculs, et ainsi respecter la part inconnaissable de la terre [32].
Mais cet inconnu n’est pas sans atouts. Car c’est à partir de lui que pourra ressurgir l’envie de concevoir. Par-delà l’opération du connaitre et l’ingénieur-philosophe, les idées seront de nouveau hissées jusqu’à une certaine globalité (le rejet de l’universel n’implique pas le refus de la globalité). Peut-être faudra-t-il se méfier de la pensée spéculative ou dialectique, qui tend à dire ce qu’est le monde en se saisissant elle-même. Peut-être faudra-t-il exiger de la pensée qu’elle soit apte à dire ce qu’elle est dans le monde tel qu’elle le conçoit, ou qu’elle assume autrement son lien à ce qui n’est pas de la pensée, pour devenir véritablement écologique. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que les conceptions font vivre en elles ce qui ne se laisse pas traduire en informations, l’in-informé. Elles devraient donc aider à suspendre le culte de l’expertise, à faire en sorte qu’il ne soit plus nécessaire de vénérer la connaissance bourgeoise pour paraître cultivé, la connaissance technique pour paraître efficient.
Dans une telle perspective, nous pourrions même envisager de nous intéresser à la façon dont nous sommes capables de vivre suivant ce que nous concevons, plutôt qu’en fonction d’une quête d’informations sans limite (voire au nom d’une idée de progrès aussi plate qu’une information), plutôt qu’en fonction de statistiques auxquelles personne ne croit vraiment en fin de journée. En plus d’agencer différemment connaissance et ignorance (voire connaissance et morale), la sagesse du connaitre nous rendrait cette inestimable capacité. C’est d’ailleurs, peut-être, ce à quoi nous invitait le repenti, mais qui le faisait sans quitter le langage du savoir. C’est en tout cas ce que pourrait nous faire oublier un usage trop rusé du pas-sanitaire, du point de vue duquel il n’y a que des informations : si un tel geste n’engage finalement pas notre existence, ce n’est probablement pas une bonne nouvelle [33].
La réflexion gnoséosophique nous permet au moins, d’ores et déjà, de mieux comprendre la remarque que fit le capitaine Macron-la-5G sur la « méthode amish » : il était question de masquer le fait qu’ils vivent, eux, non pas déconnectés du brillant progrès cognitif humain, mais en vertu de leurs convictions. A contre-exemple, il arrive aux experts du GIEC d’exposer les résultats de leurs vastes recherches écologiques sur des bateaux de luxe en croisière, à des colloques de la REM, ou lors d’épisodiques COP de robots anti algues vertes.
Fred Bozzi