Le lundi au soleil...

Aimer un pays

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#43, le 11 janvier 2016

Trop souvent, la rédaction de lundimatin tente d’éclairer ce que notre époque contient de plus sombre. Une guerre infime, en quelques sortes, contre tout ce qu’il y a de lâcheté, de mensonge et de bêtise. Il existe cependant bien d’autres méthodes pour ne pas étouffer. Cette semaine, nous reproduisons ce diaporama de voyage publié récemment par notre ami Serge Quadruppani.

Dans un chaos rocheux, au bord de la rivière d’Hampi (Karnataka)
Donc on a roulé…
on a cahoté, on a vécu sur ce monde en soi qu’est la route indienne…
A Bangalore, première étape, on a écouté attentivement les instructions de la générale Akta Mittal, documentariste militante du collectif Maraa. Dans le passionnant n°9 de la revue Z, qui nous a accompagnés pendant tout le voyage, on trouve ses « portraits en pointillés » de travailleurs du métro de Bangalore (en construction depuis dix ans, lenteur qui fait sourire de la part de la Silicon Valley indienne). Ils font écho aux deux films de cette artistes qui déplaisent à la fois aux militants purs et durs et aux artistes car ils parlent des fantômes et des rêves d’amour des ouvriers. En conséquence, avec Akta, nous avons élaboré des complots dangereusement radicaux tels que festivals de cinéma, rencontres et débats.
Puis, nous avons trouvé quelques terrasses (ici à Hampi, Karnataka), d’où…
…le monde n’avait pas de mal à paraître beau (ici à Wayanad, Kerala)…
Au bout de ces cordons suspendus aux branches d’un banyan, des briques enveloppées dans un tissu par des femmes désirant un enfant : l’image de la brique sur l’estomac comme emblème de la grossesse est assez intéressante.
Pour aller voir les temples, il fallait traverser la rivière
Pour traverser, on peut aussi utiliser les très anciennes barques rondes…
qui permettaient de passer l’Euphrate aux temps babyloniens, ces qoufas qui ont sans doute servi de modèle à l’arche de Noë
C’est tout près de l’eau, dans un très périlleux chaos de roches, qu’on a trouvé ça : une métaphore de la rencontre d’un pays perçu d’abord comme une indéchiffrable mêlée
C’était à Belur, dans le temple de Chennakeshava…
…que nous découvrîmes le vrai culte triomphant de l’Inde contemporaine : celui du dieu Mobile (prononcer mobâil-le)
On s’interroge toujours sur le contraste entre la pruderie extrême des Indiens et l’allure délurée des personnages qui peuplent leurs temples, ici des dizaines de danseuses en diverses poses lascives…
A Mysore, à peine échappés de la visite, au milieu d’une foule plus dense qu’aux heures de pointe dans le métro parisien et menée à coups de sifflets par des gardiens impitoyables, du palais du Maharadjah construit au tournant du XXe siècle par un architecte anglais aussi fantaisiste que Viollet le Duc inventant Notre Dame, après avoir échappé donc à ce Disneyland orientaliste, nous voilà plongés dans le kitsch authentique des marchés indiens…
Les occidentaux sont rares dans ce recoin-là…
Et pas si nombreux non plus à la plantation du Wynnberg Resort, à Wayanad, Kerala…
Le maître des lieux ne tient pas plus que ça à ce qu’on fasse de la pub pour son établissement. En tout cas, il tient à préciser : « For nature lovers only, no party people ». Il nous fait visiter ses plantations, nous explique comment il fait cohabiter chaque plante avec les autres, de sortes qu’elles se protègent et s’harmonisent suivant leurs tailles et leur saison de maturité : ici le cacao (au-dessus on a reconnu l’ananas)
Là le café…
Le curcuma…
Le poivre, grimpante qui se pollinise par l’égouttement des eaux de pluie…
…le gingembre…
le jasmin sauvage
Nous avons décidé de foutre la paix aux bêtes dans le Wildlife Sanctuary tout proche, d’éviter les convois de jeeps photographeuses d’éléphants, et de nous contenter des libellules dans la moustiquaire…
…et des drôles de lézards (oui, bon, il y avait aussi les aigrettes dans les rizières et les rapaces pêcheurs au dessous des ailes roux…
On avait assez à faire avec les êtres humains et leurs labeurs : notre hôte se plaint qu’à cause des subsides accordés aux populations tribales, les gens du cru ne travaillent que le temps de se payer de quoi se murger, et qu’il soit obligé de faire appel aux populations pauvres d’autres Etats (Bihar et Orisam, comme toujours en Inde - voir le Ladakh). Tout de même, il ne nous a pas expliqué pourquoi la région bat des records en matière de suicide des paysans (les spéculations sur le café n’y sont sans doute pas étrangères)
Plus haut, nous sommes montés dans les plantations de thé…
Où une dame qui rentrait du boulot nous a gentiment montré comment on récoltait, les feuilles coupées finissant dans le sac qu’elle porte sur le dos…
Spéciale dédicace à Jérôme Leroy : c’est ici la terre du Dyfi, le parti communiste qui a longtemps partagé le pouvoir au Kérala avec le congrès…
…il faut maintenant compter aussi avec les partis islamistes, mais enfin, comme ils font répéter des danses à leurs enfants dans leurs mosquées, ces muslims-là ne semblent pas vraiment du genre salafistes…
la récolte de café familiale va sécher devant la maison…
le jackfruit…
…la fleur de l’arbre à « boulet de canon » (ce à quoi ressemble le fruit) contient un étrange lingam…
il y a diverses manières de battre le riz…
…dont une avec tracteur tournant en rond toute la journée…
après, il y eut des plages…

A Siné-Mensuel, à la suite de mon article dans le numéro de décembre, « En Inde aussi, les bigots tuent », on a reçu une lettre courroucée d’un « lecteur de la première heure » qui m’accuse d’ « absence stupéfiante de professionnalisme » pour avoir repris ce qu’il considère apparemment comme des rumeurs : les massacres au Gujarat en 2002 et de l’implication du chef de cet Etat à l’époque, un certain Modi, aujourd’hui à la tête de l’Inde. Et de me faire la leçon sur la nécessité de rencontrer d’autres Indiens que des « intellectuels occidentalisés ». Et de me citer Alain Daniélou (1907-1994), ce fort important indianiste qui défendait le système des castes. Il y a quelques mois, dans une rediffusion sur France Cul, on pouvait entendre la voix de cet auteur expliquer benoîtement que grâce aux castes, chacun se sent en sécurité, avec une place bien à soi dans la société. Ce qui fait bien rire, car on imagine sans mal que la place que s’attribuait le « protégé de Shivat » (son surnom), ce n’était sûrement pas celle d’un intouchable (un dalit) qui serait au minimum tabassé s’il osait s’abreuver au puits des brahmanes. Dommage pour mon contempteur lecteur de Siné Mensuel, qu’il existe des rapports, dont l’un de Human Rights Watch, et d’innombrables articles et témoignages qui contredisent son révisionnisme. Avec ce lecteur-là, on retrouve un type humain assez répandu aussi dans les pays musulmans ou en Afrique, partout où une civilisation ébranle les repères occidentaux, le type tellement tombé amoureux d’un pays et d’une civilisation qu’il adopte de manière totalement a-critique le point de vue des traditionalistes, qui font généralement partie des dominants. Au nom du fait qu’il a longuement séjourné dans le pays, au nom de son amour pour lui, il regardera avec condescendance le voyageur qui le découvre et s’amusera de sa superficialité sans se rendre compte que lui-même, avec son amour si possessif, en a momifié l’objet. Après mon quatrième long séjour en Inde, sur ses routes, dans ses villages et dans ses villes, je n’ai certes pas la prétention de fournir des analyses qui apportent quoi que ce soit de neuf par rapport à l’immense littérature existante. Mais tout de même, il me semble que Mother India, comme dit l’autre hindouphile, ce sont évidemment les villageois mais aussi les déracinés des bidonvilles, la classe moyenne en expansion de Gurgaon a Bangalore, les ouvriers volontiers rebelles, les paysans qui se suicident ou se battent, les tribaux qui refusent la destruction de leurs forêts par des mutlinationales, les militants anti-barrages, et les hindous bien sûr, mais aussi les musulmans, les bouddhistes, les chrétiens et tous ceux qui se sont autrefois bricolés des croyances syncrétiques et qui continuent, et aussi mes chers amis rationalistes et sécularistes… Ceux qui parlent d’authenticité et d’identité indienne sans voir ce qu’il y peut y avoir de répressif dans la tradition et d’émancipateur dans la rencontre des cultures, ceux-là ont dans la bouche un cadavre.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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