La présidentielle n’aura pas lieu - Prologue - par Serge Quadruppani

Le feuilleton de l’été...

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#67, le 27 juin 2016

Comme annoncé la semaine passée, nous publierons tout au long de l’été un feuilleton d’anticipation intitulé La présidentielle n’aura pas lieu. Serge Quadruppani nous fait l’honneur de ce prologue.

Prologue [1]

— Eh, réveille-toi ! Debout !
— Grmmfff ?
— Réveille-toi, Samir !
Silence. L’interpellé a d’autant moins envie de s’exécuter que celle qui l’invite à sortir du sommeil moelleux des amants comblés est collée à lui dans la position dite en italien a cucchiaino, « en cuillère », ce qui est tout de même plus joli qu’ « en chien de fusil ». Fils d’un libanais et d’une romaine, Samir a pour langue maternelle l’italien, qu’il utilise volontiers pour communiquer ses émois les plus doux. Mais pour l’heure (7h), à Sylvie qui lui secoue l’épaule il dirait plus volontiers vaffanculo.
— Vas-y, quoi, faut se réveiller ! insiste-t-elle en lui caressant sa glabre poitrine et il prononcerait illico l’incitation à aller se faire mettre si les doux doigts aimés n’étaient pas passés sur son ventre en donnant l’impression d’être déterminés à poursuivre leur descente. Du coup son humeur s’améliore, et aussi son articulation :
— Mais pourquooooi ?
— Quoi, pourquooooi ? dit Sylvie en imitant son ton plaintif. T’as oublié qu’on doit aller voter ?
Le corps de Samir se déplie d’un coup. Il rejette le drap, se retourne vers elle.
— Qu’est-ce que tu racontes ?

Voter. Le mot lui met instantanément un poids sur l’estomac. Il lui rappelle, à lui comme à des millions d’autres, la honteuse mascarade du 26 juin de l’année dernière, typique opération de gouvernance du capitalisme tardif consistant à décider qui doit trancher de quoi et quand, ce référendum sur l’aéroport censé permettre la mise en mouvement des pelleteuses et des fourgons de robocops.

Voter ? Dans leur cabane nichée entre les bras d’un chêne de Notre-Dame des Landes, où la lumière du matin entrant par la fenêtre oblongue fait danser une poussière dorée et parfumée, le mot sonne comme un pet. Il regarde Sylvie bien en face. Aussitôt son agacement se dissipe et, comme chaque fois, l’amour qu’il lui porte s’exacerbe en se chargeant d’effroi, de fureur, de folle tendresse. Effroi devant la violence exercée sur ces chairs sans défense. Fureur contre les criminels obtus qui ont défoncé l’orbite droite de son aimée. Tendresse sans limite pour celle qui, comprenant qu’elle en avait définitivement perdu l’usage avait simplement passé une main sur son œil et ri en disant : « ah, bah, après tout, je ne vois pas pourquoi les flashballs seraient réservés aux mâles blancs ». Fille d’une normande et d’un Sénégalais, elle avait ce privilège des peaux sombres qui, quand on rit, exhaussent si bien l’éclat joyeux des dents.

Du bout des doigts, Samir caresse Sylvie sur la joue et le cou.
— De quoi tu parles ?
— Mais enfin, tu as oublié ? Aujourd’hui, il faut aller voter ! C’est le premier tour de la présidentielle !
Ils se regardent. Ils éclatent de rire, ils se touchent en divers points du corps, le rire tourne au gloussement, en cet instant ils sont un peu bêtes, comme toujours quand on a un trop-plein de tendresse et qu’on s’apprête à faire l’amour avec beaucoup de passion et d’inventivité, comme toujours depuis le premier soir, après qu’ils se sont connus lors d’une manif contre la loi « Travaille ! ». Le soleil pénètre maintenant dans la cabane chaque interstice des planches. Le temps sera beau et tiède. Mais même s’il avait plu comme vache qui pisse, avec un vent à décorner les bœufs, même s’il avait fait un froid de gueux ou une chaleur d’enfer, la journée aurait été belle.
Car la présidentielle n’aurait pas lieu.

Tout au long de la journée, cette blague qui a fait rire Sylvie et Samir va être répétée au sein de nombreux couples sur le territoire de ce qui s’appelle encore la France. Elle va être lancée au petit-déjeuner par Jean-Jacques, cheminot cégétiste, quinquagénaire et bedonnant, à Patrice, son mince amant documentaliste, connu à la bourse du travail occupée d’Alès, elle va amuser deux retraités grenoblois politiquement et sexuellement très actifs, faire sourire au déjeuner une politologue de Paris VIII et le charpentier dont elle est tombée amoureuse après qu’elle a aidé à le libérer des griffes des Bac place du Capitole à Toulouse, divertir à l’heure de la sieste un docker et une infirmière qui se sont connus à un énorme meeting au Havre, faire rigoler sur le trottoir du bistrot où ils boivent le pot du soir Claire et Reda qui s’étaient rencontrés à Nantes alors qu’elle venait de casser une vitrine et lui de la prendre en photo (elle l’avait menacé du club de golf dont elle s’était emparé un instant plus tôt pour exiger qu’il efface l’image, il s’était exécuté en disant dommage, tu étais si belle). Et chaque fois, cette plaisanterie : « on doit aller voter » a débouché sur des exercices de gymnastique amoureuse. Seule une équipe transdisciplinaire comportant des sociologues, des anthropologues, des psychologues et des spécialistes des rituels de désenvoûtement pourrait sans doute expliquer pourquoi la blague eut si souvent un effet aphrodisiaque, pourquoi l’idée d’être libéré de l’obligation de choisir entre une facho ++ et un démocrate - - pouvait donner des envies de coït.

Dans son palais de l’Elysée déserté de presque tous ses conseillers, le titulaire d’une charge menacée de devenir purement folklorique commençait à s’inquiéter de recevoir si peu de réponses à ses invitations à venir discuter de la situation. Les représentants des partis faisaient la sourde oreille – peut-être parce qu’ils sentaient qu’ils ne représentaient plus rien, leurs partis ayant tendance à se vider de leurs militants, ainsi qu’il arriva brusquement aux églises du Québec quelques mois avant l’année 1968. Les éditorialistes étaient tous en vacances dans des contrées exotiques, la Turquie d’Erdogan, la Hongrie d’Orban, l’Inde de Modi. Seul Daniel Cohn-Bendit et Jacques Attali voulaient bien venir prendre le thé avec lui.

Le matin de ce même jour, en sortant de sous son blouson sa matraque télescopique pour commander la charge contre la douzième manifestation sauvage de la semaine dans le quartier de la Plaine à Marseille, Lolita Mondier, capitaine de police et chef d’une Brigade anti-criminalité, poétiquement surnommée la Grosse Vache par ses hommes, pensa elle aussi que la présidentielle n’aurait pas lieu, et, pour la première fois de sa vie, effet de cette échéance politique disparue à moins que ce ne soit de la fatigue accumulée, de la poubelle reçue la veille sur sa tête, des graffitis découverts le matin en bas de chez elle, elle ressentit comme un doute.

En face d’elle, Marie, cheveux bleus, œil pétillant et sourire irrésistible (mais c’était difficile de le voir sous le casque et le masque) tira de sous son propre blouson la gazeuse de gel au poivre confisquée un peu brusquement la veille à un collègue de la capitaine. Sa vie érotique riche et variée n’entraînait pour l’heure aucune sorte de projet de vie de couple, et elle n’avait pas eu le loisir de vérifier l’effet bénéfique, pour la conjugalité, de l’effacement du temps soumis, autrement appelé « calendrier électoral ». En revanche, quand Marie songeait à l’enchaînement de crises, d’affrontements, d’émergences politiques diverses qu’on avait cessé depuis septembre 2016 d’appeler « mouvement social » pour lui préférer une appellation encore bien vague mais déjà bien plus adéquate, « les Evénements », quand elle songeait à tout ce qui s’était passé depuis mars de l’année précédente, et qui avait abouti à ça : la présidentielle n’aurait pas lieu, elle sentait se lever en elle un tsunami d’énergie.
— Ahou ! Ahou ! Ahou !
Le cri enfle au-dessus du millier de manifestants. En face, les Bac serrent les rangs, pointant leurs flashballs. La manif sauvage charge. Sophie surfe sur la vague.

Que s’est-il passé ? Quels sont ces Evénements qui ont empêché la tenue des élections présidentielles ? Quel auteur va prendre la suite pour nous les narrer ? Sylvie et Samir vont-ils s’aimer pour toujours ou bien découvriront-ils bientôt que l’amour est un mythe occidental d’invention récente ? Marie échappera-t-elle au flashball que Lolita vient de tirer ? Vous le saurez (peut-être) la semaine prochaine en lisant le premier épisode du grand feuilleton de l’été de Lundimatin : La présidentielle n’aura pas lieu.

Serge Quadruppani

[1Note : La semaine prochaine, Lundi Matin publiera un nouvel épisode, signé d’un autre auteur, ainsi qu’une première liste de personnages nouveaux qui apparaîtront (ou pas) dans le récit, tels qu’ils nous sont et nous serons suggérés par nos lecteurs, en quelques mots ou en une page (mais pas plus !). Continuez à nous envoyer des suggestions de personnages pour alimenter la suite. Songez à ceux que vous avez rencontrés depuis mars, et aussi à ceux que vous imaginez chez l’ennemi.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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