ces heures là

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#403, le 13 novembre 2023

Il vaut mieux, donc, que tu te taises.
Si tu avais dit « demain »,
tu aurais menti.
La nuit ne te cache pas.
Yannis Ritsos, SECONDES

ne nous abandonnez pas, m’a-t-il dit
ne les abandonnez pas
il était sans voix, il criait pourtant, il hurlait
je ne sais plus pourquoi je l’avais appelé cette nuit-là
pourquoi je ne lui avais pas plutôt envoyé un énième message
peut-être que je voulais l’épargner, éviter les comment tiens-tu ?
comment tenez-vous ? comment faites-vous ?
j’avais fermé les yeux, je les ferme souvent ces derniers temps
il me faut préciser qu’il vit en deçà du Jourdain,
dans les environs d’une autre ville sainte, là où dit-on est né un prophète
que la seule mer qu’il voit désormais, à bonne distance, est morte
qu’il n’a jamais été à Gaza, ni même dans le désert du Néguev
qu’il n’a jamais pu, refoulé plus d’une fois
qu’il ne se souvient plus de la dernière fois qu’il a vu de près l’occupant,
autrement qu’armé, en uniforme, en colon, ou encore en geôlier
et il ne savait plus si ces jeunes femmes et ces jeunes hommes en patrouille
voyaient encore quoi que ce soit une fois le mur franchi,
ne sachant plus s’il était question d’évincer, de purger ou d’asservir
mais cette nuit-là, lui-même ne voyait plus rien
il avait cessé de crier, seul le sifflement irrégulier de sa respiration me parvenait
je regardais son nom et son numéro s’afficher sur mon appareil
en médaillon, la photo d’une main, paume ouverte, de face
était-ce sa main droite ? la ligne de destin était particulièrement longue
elle coupait les lignes d’intuition, de tête, de cœur, de Vénus
mon regard s’était surtout fixé juste en-dessous
sur ce +970, l’indicatif du territoire palestinien
state of Palestine, indiquent certains sites
et à chaque fois que je compose ce numéro,
que je reçois un appel de ce territoire
invariablement mes doigts marquent un temps
je crois bien que nous sommes restés longtemps muets
on ne voulait pas raccrocher, on ne pouvait
comme chaque soir depuis une certaine nuit, depuis la première nuit peut-être
des scooters passaient d’un quartier à l’autre, drapeau brandi
ils passaient et repassaient, klaxons à tue-tête
les trois bandes horizontales tricolores, noir, blanc et vert
et ce triangle rouge superposé sur la gauche, les couleurs panarabes
celles de ladite révolte arabe de 1916-1918 contre l’Empire Ottoman
la lune était invisible, je me demandais si elle l’était aussi chez lui
nous savions que nous n’étions pas sous le même ciel,
que 93 kilomètres le séparaient de cette bande
que rien ne le séparait des attaques quotidiennes sur le territoire
arrestations, explosions et rafales de tir automatique étaient son quotidien
je ne sais pas plus combien d’heures nous sommes restés sans plus un mot
je ne sais même plus si nous avons raccroché
ou si le réseau avait considéré ce silence comme la fin de la communication
je ne sais pas plus quand nous nous en sommes rendus compte
j’ai longuement fixé l’écran noir de mon appareil
une partie de mon faciès s’y réfléchissait,
mais mes yeux ne voyaient pas mes yeux

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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