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Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#425, le 23 avril 2024

Nous les pouvons bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.
Michel de Montaigne, Des cannibales

que tenons-nous encore, nous autres, à quelque distance que nous soyons
à 296 kilomètres ou à 5558 kilomètres, ou encore à plus de 9000 kilomètres,
que tenons-nous, sinon la sinistre comptabilité des jours et des nuits
chaque jour qui s’efforce, chaque nuit qui n’en finit plus de tomber
ces heures au-delà des heures, au-delà des murs et des fenêtres
et chaque matin où l’on se demande s’ils se sont réveillés eux aussi
s’ils ont pu fermer les yeux, si leurs corps pourtant transis
si des lueurs percent encore, si des chants, un murmure, malgré tout
chaque jour, chaque rotation, et cette effroyable comptabilité
ces écrans qu’on voudrait tant ne plus, jamais plus, ces sons
leur arrogante ronde meurtrière, ce ciel qui n’est plus, cette poussière
mais nos mains refusent obstinément de relâcher leur vaine emprise
encore et encore à s’écrier : combien d’hôpitaux encore, de dispensaires,
d’infirmeries, de pharmacies, d’ambulances, bombardés, dévastés,
combien d’écoles, de crèches, de boulangeries, anéanties, rasées, de champs,
de récoltes, de potagers, de vergers, de tracteurs, de châteaux d’eau,
de citernes, de puits, de réservoirs, d’universités, de bibliothèques,
de librairies, d’imprimeries, d’ateliers, d’associations culturelles,
d’associations sportives, de terrains de jeux, de matériels de secours,
de camps, de tentes, d’emplacements et véhicules sous tutelleinternationale,
de véhicules, d’agences et bureaux de Presse, de logements, de foyers,
de commerces, de routes, de ruelles, de sentiers, de passages, de places,
de cours, d’arrière-cours, de rivages, de barques, de filets de pêche, de jetées,
de radeaux, de lieux de culte, de cimetières, d’arbres, de bois, de bêtes,
d’êtres humains, d’enfants, d’adultes, identifiés, ensevelis, disparus,
d’amputés, d’affamés, d’orphelins, de veuves, de veufs, d’égarés

combien de phalanges, de métatarses, de péronés, de tibias, de rotules,
de fémurs, de métacarpes, de carpes, de coccyx, de sacrums, de radius,
de ceintures pelviennes, de cubitus, d’humérus, de vertèbres lombaires,
de côtes, de sternums, d’omoplates, de manubriums, de clavicules,
de vertèbres thoraciques, de vertèbres cervicales, de colonnes vertébrales,
d’atlas, de mandibules, de dents, de mâchoires, de crânes, brisés, broyés,
de peaux, de chair, de nerfs, de vaisseaux, de muscles, de vulves, de glands,
de vagins, d’utérus, de glandes, de scrotums, de pénis, de rates, de poumons,
de reins, de foies, de cœurs, de cerveaux, d’yeux, transpercés, déchiquetés,
de sacs mortuaires, de linceuls, de trous, de pierres, de mots, de déclarations,
de résolutions, d’émissaires, de rapports, de pages, d’alinéas, d’images fixes,
d’images en mouvement, ébranlées, d’évidences, de témoins, de témoignages

combien de mains, combien d’écrans, combien d’heures, combien d’éclipses,
combien d’entre eux, combien d’entre nous, combien de Genet, combien de maquis,
combien de foulées, combien de captifs, combien de gravats, combien de roses
quel verbe conjuguer encore ? endurer, souffrir, supporter, subir, accepter, morfler,
tolérer, éprouver, ressentir, essuyer, déguster, avaler, digérer, se résigner, résister,
pâtir, en baver, boire le calice, autoriser, admettre, soutenir, d’autres synonymes ?
mais peut-être qu’il nous faut revenir au premier d’entre les verbes, le tout premier
celui qui, au commencement, l’inverser, inverser la création, défaire ce qui est,
ce qui fut, ce qui fit, défaire chaque fil, tout fil, qu’il soit ou non cousu de blanc,
en finir avec tout récit, toute appropriation, toutes ces fabulations et affabulations,
tous ces patriarches, tous ces devins, toutes ces rédemptions, toutes ces prophéties
que plus rien ne s’écrive, ne s’enregistre, ne s’archive, seul l’instant, cet improbable
s’affranchir et affranchir la terre de ces fléaux, aussi extraordinaires soient-ils
se dire et se redire que l’évolution humaine n’est pas dirigée vers un but
qu’il n’y a aucun grand dessein, aucune finalité, sinon nos supercheries réitérées
délire, me direz-vous, délire, divagation, j’en conviens pleinement
le dernier d’entre nos délires peut-être, l’ultime miracle de notre espèce
qui aurait cru que la vie, ce serait cela ? écrivait Fernando Pessoa
oui, qui aurait cru que ce serait encore et encore cela ?

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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