Pour un monde sans startups solidaires

Lulu dans ma rue le business smart et social

paru dans lundimatin#410, le 8 janvier 2024

Longtemps je suis passé devant le kiosque de Lulu dans ma rue en bas de chez moi sans plus m’interroger, un peu irrité tout de même par la familiarité vulgaire, pour ne pas dire putassière, de cette bizarre appellation qui m’interpellait à mon corps défendant. Jusqu’à cette veille de Noël où photographiant ce SDF pionçant devant le kiosque plutôt que s’affairant à décrocher la lune, j’ai voulu y voir de plus près.

Naïf, j’avais l’idée plutôt vague que Lulu dans ma rue était une association à vocation humanitaire et sociale bénéficiant à Paris de la bienveillance et des largesses de la maire socialiste (celle, pour rappel, qui fait installer des dispositifs anti-SDF à tous les coins de rue). Eh bien non ! Enfin, pas vraiment. En deux clics j’apprends qu’il s’agit d’une entreprise commerciale intervenant dans le cadre de l’économie sociale et solidaire (ESS) , c’est-à-dire soumise à un certain nombre de règles dont l‘encadrement des bénéfices (au moins 50% doivent être réaffectés dans l’activité). Poursuivant ma recherche, j’apprends que Lulu dans ma rue a signé avec l’État en 2019 une convention nationale faisant d’elle la première entreprise d’insertion par le travail indépendant (EITI) , c’est-à-dire ne faisant appel qu’à des précarisés auto-entrepreneurs. Portée sur les fonts baptismaux par la ministre du travail Muriel Penicaud ( ex DRH du groupe Danone, entre autres…), cette EITI se définit comme « une conciergerie responsable qui met l’économie au service du social avec une double ambition : créer de l’activité à l ‘échelle locale comme support d’insertion pour les personnes éloignées de l’emploi et redynamiser la vie de quartier et le lien social. »

Interrogé par Mediapart, l’un des cinq chargés d’insertion professionnelle de Lulu dans ma rue précise sans rire : « Notre but est d’aider les personnes à devenir autonomes dans la gestion de leur entreprise, mais aussi de travailler sur l’ensemble de leurs difficultés sociales. »

Deuxième caractéristique : Lulu dans ma rue fonctionne essentiellement comme une plateforme digitale d’intermédiation marchande tout ce qu’il y a de plus classique. Son patron et fondateur, Charles-Édouard Vincent, polytechnicien, diplômé de l’École nationale des ponts et chaussées et de l’université californienne Stanford, et ex-commercial dans des sociétés d’informatique pendant près de dix ans, l’a lancée en 2016 après avoir créé en 2007 Emmaüs Défi , un dispositif « Premières Heures », destiné à des SDF. Positionnée sur le marché porteur de la conciergerie, cette PME emploie aujourd’hui une soixantaine de salariés dont 15 développeurs, réalise entre 6 à 7 million d’euros par an et fait travailler 1200 personnes .

« J’ai voulu reconnecter le social avec les deux dimensions de l’économie et du business et utiliser pour cela le numérique pour avoir plus d’impact », raconte cet enseignant à HEC du "social business" . Sur le modèle économique de son entreprise qu’il définit comme une « startup solidaire » , les choses sont claires : « il repose sur deux piliers : le financement par le client , et le financement par les pouvoirs publics (l’Etat , la ville) pour l’accompagnement social. » Ben voyons !

« Si l’originalité de la structure est son recours au statut d’autoentrepreneur, c’est aussi sa faiblesse », pointe Mediapart. Un statut créé par Sarkozy en 2009 qui, rappelons-le, ne garantit aucune protection contre les accidents du travail ou les maladies professionnelles, aucune assurance-chômage, et de faibles droits à la retraite. L’autre faiblesse du statut n’est pas la moindre : elle confine le précarisé dans son isolement et sa solitude sociale en le coinçant en dehors de tout autre lien ( la communauté des lulus n’existe qu’à titre de concept marketing) entre une application et le client.

Ce n’est pourtant pas des limites du statut dont m’a d’abord parlé un ancien Lulu que j’ai fini par rencontrer : « Quand tu galères, au début c’est pas mal et tous ces petits boulots chez les particuliers ça m’a bien aidé. Mais tout de même, sur chacun je dois payer 22% de charges en tant qu’auto-entrepreneur et jusqu’à 21% de commission pour Lulu. C’est lourd et au final il ne me reste pas grand-chose. Alors j’ai fini par lâcher les lulus pour passer en Interim sur des missions en CDD. J’ai aussi le projet avec quelques autres gars comme moi et peut-être aussi des artisans de monter là où j’habite en banlieue un réseau de prestataires sur un mode disons pas trop formel à définir entre nous, genre coopérative. Un truc où on se ferait pas exploiter quoi. »

Tout cela étant dit, même dans sa variante digitale et auto-entrepreneuriale, beaucoup à gauche comme à droite soutiennent l’économie sociale et solidaire, sorte de pendant côté prestataires de l’économie du care, portée aux nues comme remède à la brutalité du capitalisme. C’est d’ailleurs le socialiste Benoit Hamont qui en 2014 a fait voter la loi sur l’ESS. Certain.e.s sont plus critiques. Ainsi Matthieu Hély, sociologue du travail associatif, affirme que « L’économie sociale et solidaire n’existe pas » et pointe « le désengagement de la fonction publique et la dérégulation programmée du travail ». Selon lui, la « publicisation » du privé est une dynamique impulsée par les discours de promotion de « l’entreprise citoyenne » et des politiques dites de « responsabilité sociale ». Cette nouvelle rhétorique de légitimation du capitalisme est ainsi promue depuis le début des années 1990 dans les milieux patronaux, en particulier par les organisations de sensibilité chrétienne comme le Centre des Jeunes Dirigeants de l’économie sociale.

Alors ? Qu’en penser ? Qu’importe finalement les moyens si l’on peut aider les précaires avec des petits boulots même aléatoires et sous-payés ? En misant sur leur potentielle agentivité entrepreneuriale ? Une façon efficace de les remettre en selle avec un coaching adapté (apprendre à bien se présenter, à valoriser ses expériences, à rédiger un CV et pourquoi pas des lettres de motivation ?) ? Ou un pur foutage de gueule ? Ou bien, penser qu’à rebours du business social (ou pour le compléter ?) , il faut défendre les politiques publiques d’aide à l’emploi en renforçant l’état social, voire en instaurant le revenu universel ?

A moins qu’après tout, il ne faille abandonner la question plombante du comment pour celle décisive du pourquoi . A quoi sert en effet de réinsérer les recalés dans la machine de l’économie dont le moteur est l’exclusion si ce n’est à en étendre et prolonger à l’infini le pouvoir selon les principes du recyclage propre à l’économie circulaire ? Faut-il au nom de la valeur travail perpétuer un monde où des Charles-Edouard Vincent fantasment les précaires en auto-entrepreneurs agiles de leur précarité et les invitent cyniquement à décrocher la lune ? Bref, pour sortir de ces oxymores que sont les « startups solidaires » du « capitalisme moral » ne faut-il pas sortir de l’économie ? Cette proposition radicale, l’économiste-anti-économique Jacques Fradin la renouvelle régulièrement à travers ses nombreuses et étincelantes contributions dans Lundimatin. Dans l’une d’elle, j’extrais ce passage où il s’en prend aux décrocheurs de lune et aux colmateurs de tout poil :

« De lutte pour la prise du pouvoir, façon léniniste, la lutte des travailleurs se réduit vite à une lutte défensive qui peut dégénérer en "appel à l’humanité", lutte pour la reconnaissance, façon École de Francfort déprimée dans une Europe Ordolibérale se renforçant, lutte pour la chaleur humaine, pour l’affection et finalement, pourquoi pas, le caritatif, l’amour, les pantalonnades pseudo-chrétiennes du "soin" (care, charité, caritas). Toutes corruptions de la lutte (léniniste) qui signalent la grande défaite politique et militaire, le sens du fascisme et de sa dérivation ordolibérale, la grande union anti-communiste. Il ne fait aucun doute que "l’appel à l’humanité" pour une politique de justice ou du prendre soin exprime la grande souffrance des dépossédés ; grande souffrance dont le monde actuel est l’espace entier, mais monde entier qui se détourne cyniquement et sauvagement de cette détresse quasi-universelle en imaginant comme "solution" la future conquête des étoiles ; étoiles qui ne sont plus rouges mais sont déjà pavoisées aux couleurs des grandes corporations.

S’il ne fait aucun doute que l’appel de souffrance (le cri de détresse) manifeste la condamnation des subalternes, il ne fait également absolument aucun doute que cet appel, ce cri, est totalement vain. Depuis toujours est esclave celui qui a perdu la guerre. 

(… ) L’Open Marxism affirme que la critique du capitalisme est et n’est qu’une critique de l’économie et que cette critique des relations sociales politiques (du capitalisme) est une critique à la fois du principe de la domination économique (la mesure valeur, les classements, l’ordre politique despotique) et des illusions de la libération du travail des rets de l’ordre économique : il ne s’agit ni de libérer le travail, ni de construire une économie consciente, mais de SE libérer du travail, comme de SORTIR de la dictature du temps (et de la mesure), il ne s’agit pas de socialiser ou de reconstruire une économie autogérée ou coopérative, mais de SORTIR de l’économie. »

Bernard Chevalier


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