Comprendre le néolibéralisme passe par l’analyse d’entrecroisements « bizarres ».
Il faudrait commencer par analyser la collusion autoritaire, et a priori improbable, entre le néolibéralisme libertarien, le néoimpérialisme néoconservateur et l’évangélisme familialiste [1].
Ici une autre direction sera empruntée, celle de la mythologie « inhumaniste », mythologie qui habille les noces militarisées de l’économie néolibérale et de la technoscience nano-bio-info supposée libératrice.
Et, là, nous aurons la surprise de découvrir que les prophètes du turbocapitalisme inhumaniste se revendiquent de Deleuze, voire se présentent comme deleuziens et, même, des deleuziens inventifs.
En s’appuyant sur l’idée « d’accélération », pousser au bout le capitalisme, ces prophètes retrouvent un vieux schéma marxiste qui avait été ingéré par Deleuze, celui de la traversée du nihilisme (jouant le couple Marx + Nietzsche pour penser l’immanence absolue).
Nous allons donc examiner ici la voie « accélérationniste » : défaire, destituer le capitalisme en « accélérant » ses tendances auto-destructrices mais, également, « éliminatrices », se débarrasser des humains superflus, accélérer le grand feu en participant à l’impulsion techno-scientiste qui mène le turbocapitalisme. Agir en immanence comme en glissant sur un tapis roulant industriel.
Nous trouvons le long de cette voie aussi bien des fanatiques de l’informatique et des startups immatérielles que des chercheurs biotechs convertis à la finance.
Et tous ces accélérationnistes, faire avancer le capitalisme plus vite pour obtenir plus vite son explosion finale (et l’annihilation de l’humanité), tous soutiennent une utopie, une grande mythologie, l’utopie, supposée libératrice, en tout cas « écologique » (deep), de « l’égalisation » des humains et des non humains, des objets matériels ou techniques, des virus, des bactéries, des atomes, des étoiles et des humains.
Fin de la prétention humaine ou humaniste. L’inhumanisme exprime la course à l’abîme du capitalisme, course engendrée par sa copulation avec la technoscience déchaînée et déchaînée par ce capitalisme même, les startups et la finance. Couple ravageur ; Bonnie & Clyde inversé !
Il faudrait viser Bruno Latour.
Mais nous nous contenterons de faire étape chez Nick Land, le plus impressionnant des accélérationnistes [2].
Les accélérationnistes se revendiquent de Deleuze, l’utopie inhumaniste se prétend deleuzienne, en particulier pour le thème de la « désubjectivation » : antihumanisme réduit à l’inhumanisme, voire au transhumanisme, la grande égalisation (à la Latour).
Mais aussi parce que le vieux thème marxiste, repensé par Deleuze, de l’accélération, il faut traverser le capitalisme et ses technosciences (comme l’info) pour le surpasser avec ses méthodes mêmes, pensée de la planification soviétique, concurrence avec les États-Unis, parce que le vieux thème marxiste se retrouve travaillé.
Une utopie capitaliste, celle du capitalisme accéléré, celle du turbocapitalisme engrossé par les technosciences nano-bio-info, devient l’utopie du dépassement du capitalisme.
Et c’est bien le monisme deleuzien qui sert de support.
Comme pour Hardt Negri.
Il faudrait revenir sur l’accointance de Hardt Negri et des accélérationnistes de l’informatique, la libération par l’immersion dans l’utopie de la révolution info, qui transforme le sujet supposé révolutionnaire en programmeur insatiable, la désubjectivation étant ici une égalisation de l’humain et de la machine [3].
La critique splendide de ce deleuzianisme reconverti (dans les startups) par Andrew Culp, nous servira d’introduction : Dark Deleuze.
Mais les entrecroisements nécessaires à l’analyse du néolibéralisme ne peuvent se résumer à ces deux directions, l’une politique et l’autre symbolique.
La question biopolitique du familialisme est sans doute essentielle : qu’est-ce qui lie le néolibéralisme libertarien et les nouvelles biotechnologies, la révolution biotech et les manipulations génétiques ? Et qu’est-ce qui lie tout cela à l’évangélisme conquérant ?
Même en ne parcourant que le deleuzianisme reconverti, nous trouverions plusieurs directions.
Par exemple celle de la finance deleuzienne [4].
Mais nous avons décidé de nous centrer sur la seule direction info tech. L’informatique comme technoscience policière collée à l’économie anarchiste libertariene, nouvelle noce de sang. Et dans ce cadre nous avons décidé de nous concentrer sur un seul auteur, Nick Land, l’accélérationniste deleuzien type.
Qui déploie les thèmes si deleuziens de l’immanence (l’accélération n’étant qu’une expression de cette immanence – que l’on retrouve chez Negri), et des « singularités pré-individuelles » (dans le cadre de l’univocité), idée qui mène à « l’égalisation » (des humains et des non humains, des machines et des virus).
Si l’on voulait comprendre cette « possibilité », qui est devenue une actualité, de la récupération (rédemption ?) de Deleuze pour un objectif contre-révolutionnaire (le deleuzisme ou le capitalisme deleuzien), mettre un turbo au capitalisme, généraliser l’offensive néolibérale pour en accélérer la chute, légitimer cette offensive réactionnaire [5], il faudrait produire une analyse critique de l’ontologie moniste (spinoziste) de Deleuze, en particulier de la doctrine de l’immanence – le talon d’Achille de l’immanence absolue. Mais cela dépasserait les limites d’une présentation humoristique du capitalisme deleuzien.
Certes, le passage par Hardt et Negri pourrait simplifier la tâche ; car il a été beaucoup écrit.
La lecture attentive de Badiou, La Clameur de l’Être, pourrait aussi servir d’entrée.
Mais il faudrait finalement étudier méticuleusement François Laruelle, ce grand commentateur de Deleuze, pour voir les limites de l’ontologie de Deleuze, limites qui ont pu mener à ce deleuzisme fantastique que nous examinons – deleuzisme qui est l’analogue du marxisme, productiviste (au sens le plus philosophique de l’immanence), comme le montre encore l’exemple Hardt Negri [6].
Tout le monde connaît la prophétie de Foucault, que j’arrange à ma manière : le siècle futur sera deleuzien !
Le siècle futur ? Nous y sommes !
Et 40 années après l’opus magnum, Mille Plateaux, il convient de mâcher la prophétie de Foucault avec un sourire jaune : le capitalisme est deleuzien !
Beaucoup a été écrit sur la récupération de Deleuze (par exemple par l’armée coloniale israélienne) ; des débats acharnés se prolongent sans cesse sur le noyau ontologique spinoziste du deleuzisme, noyau qui a permis cette inversion d’une pensée critique en une mythologie, voire une dogmatique technocratique, en un messianisme techno-capitaliste.
Vivre au maximum de sa puissance, n’est-ce pas un précepte turbocapitaliste ?
L’idée même de puissance n’est-elle pas ambiguë, dès qu’elle exclut toute négativité ?
Revenons à l’ouvrage d’Andrew Culp, Dark Deleuze, et suivons les vagues produites par cette pierre lancée dans la mare deleuzienne.
Citons l’annonce du livre – quatrième de couverture placée en première de couverture :
Le philosophe Gilles Deleuze est connu comme le penseur de la création, de l’affirmation joyeuse et du rhizome. Dans ce petit livre, Andrew Culp défend l’idée polémique que cette pensée radicale et joyeuse a perdu son potentiel de résistance au présent. Ces concepts créés pour combattre le capitalisme ont été recyclés dans des slogans publicitaires qui affirment allégrement que le pouvoir est vertical, le potentiel est horizontal.
Mais il faut directement aller plus loin : les concepts fondamentaux de Deleuze ont été mis au travail et servent, déjà, de nouvelle couche mythologique, idéologique ou dogmatique, pour le capitalisme du startup monde. Pour le capitalisme enfin libéré sous une parure anarchiste libertarienne.
Mais, encore une fois, nous n’allons pas ici produire une analyse critique de l’ontologie deleuzienne, déconstruction qui chercherait les failles, les fractures, les lignes fuyantes, tout ce qui permettrait la réécriture capitaliste. Nous n’allons pas, ici, rejouer le vieux théâtre « Spinoza encule Hegel » et vice-versa [7].
Posons la question : Deleuze a-t-il été un accélérateur du capitalisme ? Quel rapport entre Deleuze (et l’immanence) et l’accélération ? Avant d’être un lecteur critique de Deleuze, Andrew Culp a été un lecteur de l’accélérationnisme. Il faut donc lire son texte préalable (à la critique de Deleuze) : Accelerationism and the Need for Speed, Partisan Notes on Civil War, La Deleuziana, On Line Journal of Philosophy, n°8, 2018.
Dans cet article A. Culp présente les diverses variétés de l’accélérationnisme (finalement deleuzien – toujours la question de l’immanence) comme des modes de reformulation idéologique du fonctionnement du capitalisme, du turbocapitaliste accéléré ; l’accélérationnisme est une nouvelle mythologie du capitalisme, mais qui se présente comme critique, le dépassement putatif de ce turbocapitalisme se plaçant dans ce capitalisme et par son accélération, par l’accroissement des désastres qu’il génère.
L’antique notion marxiste de contradiction mortelle se trouve remplacée par celle de prolongation (accélérée) mortelle ; aller au bout du rouleau, mais en restant dans le capitalisme, en participant à sa course folle, en accélérant sa course technoscientifique de déréalisation complète – non point tirer le frein d’urgence, mais rire joyeusement du déraillement prévu au prochain virage.
Seulement cette idée humoristique (les accélérationnistes adorent les bandes dessinées [8]) a déjà été préemptée par le néolibéralisme : la stratégie du choc !
Si nous laissons de côté l’addiction fasciste à la volonté, à la détermination, au décisionnisme de l’ultra volontarisme et, bien sûr, à la vitesse (à la dromologie), nous pouvons nous centrer sur le rêve technoscientifique d’appareillages transhumains qui permettraient « l’égalisation », des objets techniques et des vivants non humains et des vivants humains – une épidémie virale (bio ou info) n’est-elle pas le prototype d’une telle « égalisation » ? Et aussi le meilleur exemple d’un choc mobilisable pour un accroissement du contrôle ?
Ce que montre l’accélérationnisme est que le capitalisme des ingénieurs conquérants s’est transformé en capitalisme de startupers prométhéens (surtout dans le domaine biotech) ; mais conservant toujours la plus vieille alliance matrimoniale de la technique et de la finance.
Il faut le dire clairement : l’accélérationnisme est le plus grand apport du marxisme au capitalisme ; la libération technique des humains, la libération des humains par la grande machinerie automatique, mais aussi leur libération par un bond prométhéen hors de l’humanité ancienne, cela était au programme du « marxisme RST – révolution scientifique et technique » ; marxisme RST, dernier avatar du marxisme technocratique du développement illimité des forces productives : développement accéléré, croissance accélérée, agriculture technoscientifique hors sol, pensée dans l’optique des voyages spatiaux (de science-fiction), tout cela composait le rêve (de dépasser les États-Unis).
Comme le résume bien A. Culp :
Les nouveaux accélérationnistes, qui ne sont plus marxistes (RST) mais startupers, posent que l’unique problème auquel est confronté le monde est son absence de volonté prométhéenne.
Est posé que le nouveau sujet révolutionnaire est la technologie. Qu’il faut donc se rallier à ce sujet : participer à la course vers l’artificialisation radicale.
La libération des femmes ne viendra-t-elle pas de l’extinction biochimique de la femme ? Du remplacement de l’enfantement animal (avec ses innombrables problèmes médicaux ou psychologiques) par la procréation technologique (avec le choix radical des « gènes », toujours l’alliance du technique et du marchand : enfant cheveux blonds yeux bleus type aryen masculin de préférence : soldes préférentielles à ne pas rater) ? [9]
Et ce qui est important, pour nous, est que cette variante du marxisme RST, est que cette pensée capitalo-technocratique s’est développée sur une base deleuzienne récupérée, retournée, de la révolution à la contre révolution biopolitique, avec ses contrôles sans limites envisagés comme des développements techniques magnifiques !
Toujours Hardt Negri comme passeurs.
Prenons un auteur remarquable (cité en note 8), un témoin de cette nouvelle secte des économistes emballés, un témoin de cette « école » qui se nomme école du réalisme spéculatif ou du matérialisme spéculatif, Reza Negarestani.
Reza Negarestani est un philosophe irano-américain qui tente de penser l’inhumanisme. Le magnifique ouvrage de philo-fiction Chronosis peut être considéré comme un diamant noir de ce tournant spéculatif.
On aurait pu aussi poser Bruno Latour comme une pièce de ce dispositif normatif ou dogmatique, à condition de ne le considérer que comme un élément très disputé et très critiqué, au sein même de la nouvelle secte [10].
Qu’est-ce que l’inhumanisme capitalo-technocentrique ? Dont le transhumanisme n’est qu’une variante plus populaire, trop populaire ; et dont l’ancien antihumanisme (d’ascendance marxiste) est l’exact opposé.
Posons même la difficulté : Deleuze se place dans l’atmosphère (des années 1970) de l’antihumanisme (célèbre grâce à Althusser, mais commun à toute la philosophie déconstructive de l’époque et dérivant de la sociologie critique de Francfort, Adorno) ; cet antihumanisme « primitif » avait pour objet la critique de « l’administration totale » (première expression complète de la subsomption réelle ou de l’usine sociale) et indiquait que le sujet révolutionnaire était nécessairement en dehors, hors du monde administré, que ce sujet [11] était situé hors de l’état capitaliste et devait être un sujet « casseur » (crack agency, acteur de déconstruction) ; la transformation de cet antihumanisme révolutionnaire en inhumanisme contre révolutionnaire impliquait donc un retournement de Deleuze en deleuzisme ; le sujet révolutionnaire d’extérieur, fuyant aux marges, dans les failles (cracks), était ramené à l’intérieur même du système de l’administration totale, voire au cœur du turboréacteur du capitalisme, la technoscience infobiotech.
Le projet, l’utopie du turbocapitalisme est (toujours) celui de l’émancipation ou de la libération ; mais d’une émancipation qui ne serait ni humaine ni lancée par un sujet (encore) humain ; ce ne serait pas l’émancipation de l’humanité, mais la dissolution de cette humanité dans un monde « transgenre » d’objets techniques, pour le plus grand avantage « écologique » du monde des objets ou des vivants non humains (le triomphe des virus). Le sujet de cette révolution radicale étant la technologie, considérée comme nouveau sujet de l’histoire des achèvements.
Ce capitalisme déchaîné pointe vers l’émancipation planétaire, vers une émancipation qui ne reconnaît ni la délibération humaine ni les intentions humaines, ni, surtout, les privilèges que l’humanité pense pouvoir s’accorder. Ce capitalisme n’est ni vert ni verdi, il est radicalement « écologiste », deep ecologist. Et il serait bien utile de lier ce turbocapitalisme hyper technocratique à l’écologie fondamentale, afin de comprendre le basculement à droite des mouvements écologistes [12].
Ce modèle inhumaniste est une nouvelle figure romantique devenue commune (par la grâce de Latour) chez ceux qui se font les avocats, hyper écologistes, d’une fusion de la vie humaine (l’immanence, une vie) et du mouvement cosmologique, révélé par les technosciences. Effaçant tout privilège humain : toujours « l’égalisation ».
Le projet célèbre de Nick Land, celui de l’annihilation, est, sans doute, la forme la plus aboutie du virage écologique radical, du speculative turn, vers le capitalisme thanatotropique. L’inhumaine émancipation par la dissipation radicale des futiles prétentions humains ; en particulier des prétentions politiques anti-capitalistes (relire la « politique » de Latour).
Certes, en l’analysant en détail, cette économie de l’annihilation technocentrée peut être envisagée comme une modalité d’une économie libidinale matérialiste (la soif de l’annihilation est le titre du manifeste de Nick Land) ; elle n’en reste pas moins dans une direction économique classique « maximisée » (Schürmann), la direction machinique ou de la machination, de la réduction mécanique ou computationnelle de toute chose, direction qui échappe à tout contrôle humain et fonce vers la dissolution inorganique dans les complexes machiniques [13].
Et, pour employer le style Zizek, et si la catastrophe écologique attendue était en fait le but de l’émancipation ?
Déjà l’utopie à la Hardt-Negri de l’homme machine, vieux thème matérialiste – utopie à repenser dans un cadre spinoziste ou deleuzien – ouvrait ce grand opéra de la désintégration libératrice.
Que nous disent les poètes du capitalisme deleuzien ? Il faudrait partir de la plate immanence, des tendances dissolvantes, déterritorialisantes, du capitalisme, pour en arriver, sans sortir du flux de l’immanence, au projet de l’émancipation inhumaniste qui est un projet « viral » (ou au nom des virus), ainsi qu’à tous les projets plats de dispersion ou de fragmentation (le capitalisme fait cela très bien). L’accélération n’est qu’une participation interne qui consiste à pousser le capitalisme à son extrémité explosive (toujours la maximisation à la Schürmann), des zones franches aux communautés autonomes de capitalo-scientifiques désinhibés.
Nous retrouvons le problème le plus crucial de ce moment : les noces de sang du libertarianisme anarchiste avec le technocratisme échevelé (revenir au début de cette note). C’est, évidemment, l’horizon vitaliste deleuzien, ultra-humain, qui soutient, désormais, le colonialisme transcendantal du turbocapitalisme.
Potentialité, affordance, est un terme essentiel du design homme-machine, de l’interaction homme-machine et, donc, de l’intelligence artificielle (IA). La pulsion coloniale ou colonisatrice du capitalisme s’exprime clairement dans les interfaces homme-machine, où l’homme est soumis à l’ordre machinique et devient un appendice mécanisé du complexe computationnel, déjà par les néolangages qu’il doit utiliser (et qui sont tout sauf « naturels »).
La pulsion freudienne de mort que Nick Land mobilise comme tendance dissipative vers l’extinction, l’extinction humaine et le règne des complexes machiniques, marchés automatiques, finance algorithmique, surveillance informatisée, se présente, par inversion, comme la force vitale, comme ce qui pousse et accélère, la potentialité de la réduction de l’homme à la machine comme le salut inhumaniste.
La technocratie est une nécrocratie. Forme aboutie de biopolitique, biopolitique de l’extinction pour le salut. L’aboutissement mécanisé ou informatisé du biopolitique, du capitalisme comme façonnage des corps, depuis la réduction au travail jusqu’au support fanatique des machines calculantes en passant par l’intégrisme spectaculaire du consommateur touriste.
C’est la nécrocratie, la réduction de l’humain à une ligne de programme calculable, qui définit les possibilités et les limites de l’émancipation. Devenir l’agent zélé du développement du monde informatisé, jouir des formes avancées de la surveillance, jouir de toutes ces applications nouvelles que l’on peut développer, être un fanatique programmeur (innovant, cela va de soi), tout cela dessine un tunnel, le canal de l’émancipation définie par le technocapitalisme.
Le capitalisme n’est jamais un état statique ; c’est un mouvement de dissipation, de division, de pulvérisation, de fragmentation (si évident dans les biotechs), vers une synthèse inorganique, asubjective, et qui pousse à se débarrasser de l’humain.
Pour parler comme Derrida : le capitalisme est-il auto-immune ? Cette maladie auto-immune, nommée technocapitalisme, conforme un désir d’auto-destruction ; désir inhumain en ce sens qu’il évacue toute culture politique et toutes les cultures politiques ; la déterritorialisation exacerbée dissout les traditions, religieuses en particulier, ou les reconfigure en éliminant leur aspect de subjectivation.
La volonté d’être ingouvernable, le contrôle zéro, disparaît dans et par cette dissolution : pourquoi contrôler lorsque l’humain n’est plus qu’un appendice d’une machine (et est donc toujours contrôlé), lorsqu’il est rendu asubjectif, simple élément d’un système machinique d’auto-surveillance ?
Lorsque le capitalisme est envisagé comme une invasion depuis le futur d’un agent artificiel intelligent qui se serait auto-assemblé à partir des ressources d’un deleuzisme révolutionnaire, comment maintenir un projet messianique se référant encore à Deleuze (mais lequel ?) ? L’idée de l’humain délivré par sa destitution, dissolution, fragmentation sonne étrangement deleuzien.
Mais ce modèle d’émancipation est plutôt celui, anticipateur, de H. P. Lovecraft, l’holocauste de la liberté, Lovecraft étant une sorte de précurseur génial de la philo-fiction accélérationniste.
Doomsday : identification de la consumation des forces humaines avec l’émancipation – le modèle Matrix ! L’aboutissement ultime du mouvement de l’abstraction.
Dès que le système capitaliste, fondé sur le calcul, la monnaie, l’abstraction et la marchandise fétiche, est mis en route, il conduit droit à l’Apocalypse, à l’enfer thermique.
Et il n’y a pas besoin d’une quelconque force humaine pour amener à sa dissolution : totalisation, abstraction et dissolution sont une même chose. Est-ce que l’accélérationnisme deleuzien est une reprise du matérialisme technocratique du marxisme RST (révolution scientifique et technique) ?
À l’apogée des prouesses productives informatisées, dans un monde rendu intégralement calculable, l’animal humain est renvoyé à « l’homme nu » des tout débuts du capitalisme, simple source d’énergie (toujours Matrix !), travail abstrait mesurable, désubjectivation intégrale.
La pulsion de mort du capitalisme déchaîné doit être envisagée comme une force hydraulique, force totalement étrangère à tout ce qui pourrait ressembler à de l’humain, représentation, égoïsme ou haine. Nous avons un grand poème épique (une fable) du capitalisme, capitalisme qui, en dépit de ses supports humains (encore nécessaires), en dépit des désirs ou des intérêts, est décrit comme en marche vers une extériorité inorganique, extériorité machinique qui finirait par configurer toute pensée (réduite à de l’intelligence artificielle).
Fable d’une émancipation grandiose par volatilisation, et totalement asubjective en son devenir machine.
Le devenir machine de l’humain, voilà qui sonne encore deleuzien ! Et ce schéma normatif, intégratif, du capitalisme comme accélération de la dissipation nécrologique (ou entropique) et qui se présente comme un modèle d’émancipation inhumaniste, comment ne pas voir son ascendance deleuzienne ?
La collusion du capitalisme avec la technoscience a rendu ce capitalisme capable de mobiliser le désenchantement généré par la vision scientifique du cosmos et de s’appuyer sur la dystopie majeure de l’extinction objective ou absolue (l’entropie).
Paradoxalement c’est la catastrophe annoncée qui porte une vision émancipatrice, celle de la dissolution de l’humanité dans la sphère des objets inhumains. Le capitalisme s’annonce alors triomphalement comme nécessaire et inévitable, puisqu’il exprime « la vérité cosmique de l’extinction ».
Rien de plus simple pour ce turbocapitalisme que de recycler la « collapsologie » comme force de son développement accéléré.
L’émancipation annoncée, par les deleuziens convertis, est celle de la débâcle de l’humanité ; aboutissement du désenchantement lumineux généré par les lumières technoscientifiques, produit de l’objectivité, de l’abstraction, de la calculabilité.
La complicité du capitalisme et de la technoscience, complicité aux origines même du capitalisme (qui peut ainsi se présenter comme fleuron de la rationalité), a transformé ce capitalisme en arme de guerre autonome capable de s’imposer comme l’horizon universel de toute politique, réduite à l’économie ; mais aussi capable de s’imposer comme le mode ultime de dépassement de toutes les restrictions matérielles, fût-ce par la modalité de l’extinction humaine.
Le capitalisme, par son exigence impérieuse de participation à toute destitution ou à toute fragmentation (déterritorialisation massive) est devenu le seul modèle « réaliste » ; et en tant que seul modèle réaliste génère l’adhésion suiviste.
D’où cette mystique accélérationniste : l’alliance du capitalisme avec la technoscience efficace rend ce capitalisme hégémonique ; difficile de résister au chant de la grande sirène, difficile d’échapper à la séduction de l’avènement (ou événement) des singularités technologiques.
La connexion du capitalisme avec un inhumanisme d’extraction deleuzienne fournit une nouvelle mythologie « écologique » pour tenir le capitalisme ; et bien que cet inhumanisme se projette comme une critique de l’hubris humaniste (position de Latour), il sert à produire une nouvelle forme de délire prométhéen, délire qui rend, justement, le capitalisme si séducteur.
Ce n’est pas par la raison (froide) que le capitalisme se légitime, c’est par ses délires mystiques.
Le capitalisme est religieux ; le culte capitaliste est désormais inhumaniste, deleuzien en ce sens ; et Latour le futur grand prêtre.
Formulons quelques questions, sans réponse.
Jusqu’où la mobilisation freudienne de l’économie, son analyse de l’hégémonie culturelle capitaliste (hégémonie qui modifie les affects, transforme les agents, et doit donc être intégrée dans la métapsychologie – ce qui conduira Lacan au fameux discours du capitalisme), jusqu’où cette analyse, dénoncée par Deleuze et Guattari (dans l’Anti-Œdipe), mène-t-elle ?
S’agit-il d’une critique du capitalisme (comme le soutient Lacan) ; ou, au contraire, s’agit-il d’une simple description, conduisant à un « réalisme » d’accompagnement ?
L’usage (massif, au début) de l’économie par Freud, son analyse économique des phénomènes psychiques (justifiée par l’hégémonie capitaliste qui transforme les faits psychiques en faits économiques) est déployée par Nick Land au moyen d’une récupération de la théorie politico-économique de Freud, théorie métapsychologique (prenant en compte l’hégémonie capitaliste et son impact psychique) transformée en théorie de la régression thanatotropique ; utilisation d’abord antihumaniste montrant l’illusion de la souveraineté humaine, puis inhumaniste indiquant que le nouveau sujet est le processus technologique activé par le capitalisme.
Est-ce que la réinscription cosmologique de la thèse freudienne de la pulsion de mort, réinscription qui consiste à étendre la régression thanatotropique d’un organisme vivant à toute forme (en extrémalisant l’usage freudien de la thermodynamique et du principe d’entropie), depuis la vie organique jusqu’aux structures sociales puis au cosmos tout entier, est-ce que cette extension permet de soutenir l’idée accélérationniste d’un capitalisme inexorable dans son mouvement d’émancipation au moyen d’une liquidation totale et, déjà, d’une liquéfaction radicale de toute subjectivité ?
Jusqu’où ce deleuzisme extrémalisé (qui fait appel à la critique de Freud par Deleuze Guattari dans l’Anti-Œdipe) ne renverse-t-il pas complètement ce qui était (à tort ou à raison) entendu par deleuzisme ?
Ou, par Nick Land, arrive-t-il à Deleuze ce qui est arrivé à Marx : le marxisme ou le deleuzisme ne sont-elles pas des inversions perverses (père version du meurtre du père) ?
Et, en général, la réalisation (marxiste ou deleuzienne) n’est-elle pas la perversion de la potentialité ? Réintroduction de la négativité rejetée par Deleuze (et remplacée par des différences de forces positives).
La puissance n’est-elle pas condamnée à se perdre, d’autant plus qu’elle cherche un maximum ?
Le deleuzisme de Nick Land oblige à s’interroger sur l’ontologie spinoziste ; comme une sorte de critique interne de Deleuze.
Deleuze pourrait-il dire ce que disait (déjà) Marx : tout ce que je sais, c’est que moi je ne suis pas deleuzien !
Mais n’est-il pas inscrit dans le destin de Deleuze que sa pensée révolutionnaire se retourne (grâce à ses « adeptes ») en hagiographie ou apologétique du turbocapitalisme biotech ?
Et que la critique du capitalisme se retourne en mythologie normative ?
Même mouvement que pour le marxisme – que, curieusement (ou pas, toujours l’aveuglement spinoziste de l’immanence), Deleuze n’anticipe pas. Toujours anticiper non seulement la trahison, mais ce que Derrida passe son temps à analyser, l’errance (thème pourtant nietzschéen : destinerrance).
Glorification des circuits, des boucles, de l’ubiquité, de l’insubstantialité, assimilation hâtive de toutes les formes de vie et de leur puissance à des formes mimétiques des flux capitalistes libérés.
Glorification de la tempête qui liquéfie les identifications : liquider, rendre liquide, cette idée deleuzienne de la fluidification est, désormais, un terme essentiel du néolibéralisme ; nomadisme, fuite, destitution, désertion, sécession (des riches), tout cela compose le nouveau capitalisme.
Comment une critique du capitalisme devient-elle la base d’une forme de vie hégémonique qui finit par ingérer toutes les autres ? Ou, au moins, modifie les psychologies de telle manière que ce technocapitalisme devient l’expression du désir ? [14]
Comment penser la coïncidence entre le mouvement dissolvant destituant du capitalisme et l’action des forces cosmiques, asubjectives, forces de désintégration que dévoilent la technoscience et exemplairement la biotechnologie ?
Dans The Thirst of Annihilation (la soif du néant) Nick Land introduit son schéma inhumaniste au moyen d’une lecture de l’Anti-Œdipe et d’une reformulation généralisation du modèle énergétique de Freud, reformulation qui s’appuie sur la critique de Freud par Deleuze Guattari. La raison du recours de Nick Land à ce modèle énergétique généralisé (via Deleuze Guattari) est que cette forme générale, dérivée de celle de Freud, s’appuie toujours sur l’idée de pulsion de mort et paraît capable de produire une théorie générale du capitalisme.
En d’autres termes, c’est la pulsion de mort qui devient l’expression transcendantale du capitalisme (thanatotropique).
Si donc la mort est une part essentielle du capitalisme, une part machinique centrale qui fait du capitalisme une machine mortelle, l’idée de « mort du capitalisme » ne peut être qu’une illusion, au mieux un vœu pieux névrotique ou hystérique.
Alors une conception de l’émancipation découlant de l’idée que le capitalisme est une machine de mort programmée pour générer l’extinction finale, la fin du monde, exige une prise de position « réaliste » qui pose l’émancipation hors de tout privilège subjectif humain.
L’accélérationnisme est ainsi une misanthropie transcendantale : libérez-nous des humains ! Tant la vie, que la vie corporelle, que la vie de la pensée sont orientées par une extériorité qui pousse vers la fragmentation et la dissolution destitution. La destitution est le mouvement propre du capitalisme ; qui, ainsi, ne peut être destitué.
L’objectivation externe, la machination par la pulsion de mort (entropique) sape, destitue, désastre l’hégémonie génétique humaine et conduit la dynamique sociale, humaine trop humaine, vers le néant. La vie humaine apparaît donc radicalement déficiente.
Une telle désillusion supplémentaire ouvre la voie pour un nouveau monde inhumaniste, pour une dissolution destitution de l’humain.
Et, ici, le slogan serait : destituer l’humanité !
La dissolution thanatotropique constitue l’émancipation hors de l’humanité.
La vérité (scientifique) de l’extinction constitue l’apothéose du projet des lumières, qui, avec son désenchantement, exige une participation humaine, mais uniquement comme accélérateur de la dissolution destitution. Le vitalisme s’inverse en son contraire, en s’évanouissant en mouvement inorganique.
L’élimination est le résultat ultime de l’émancipation : toute puissance est vidée de toute opportunité vitale.
On pourrait lire tout cela comme un simple délire.
Délire poétique cependant. Grande chanson épique (comme le fut Mille Plateaux).
Et donc délire « expressif », expression d’une nouvelle révolution culturelle, menée par le capitalisme technoscientifique.
Et dont Deleuze, involontairement (mais cela est toujours vrai : on ne dispose pas de sa pensée), aurait été le prophète inconscient.
Le capitalisme a besoin d’une mythologie pour se légitimer : les accélérationnistes sont de bons candidats pour fournir les légendes, les poèmes épiques dont le monde du turbocapitalisme annihilant peut se servir.
Il ne s’agit pas de contrer la mort (biopolitique traditionnelle : faire vivre) mais de la rendre « rationnelle » (biopolitique néolibérale : la mort n’est qu’un moyen du salut des non humains) dans le cadre d’une désintégration universelle (que propage ce néolibéralisme).
Et pour finir, en contrepoint du délire deleuzien de la puissance prométhéenne déchaînée, de la mystagogie technoscientifique, de la fragmentation des corps en éléments calculables et vendables, en contrepoint de l’inhumanisme de la numérisation totale et du transhumanisme du téléchargement du vivant, renvoyons à Achille Mbembe, Brutalisme [15].
Brutalisme : tel est pourrait être la caractéristique du turbocapitalisme accélérationniste ; fascisme sans fascisme.
De même qu’il est impossible de penser la destruction du monde (dont nous venons de longuement parler et qui pourrait renvoyer à la question de l’énergie – toujours l’entropie) sans méditer Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, il est impossible de penser le désastre (deleuzien ?) de la désubjectivation, inhumaniste ou transhumaniste, sans mastiquer Achille Mbembe.
Et plutôt que de caresser l’utopie de la grande égalisation, entre les vivants et les non vivants, entre les virus et les humains, il vaut mieux placer la pensée décoloniale au centre de toutes les attentions.