La bonne fée électricité

Patrick Condé

paru dans lundimatin#231, le 24 février 2020

Alors que certains amis se sont récemment attelés à prendre la question révolutionnaire sous l’angle de la technique (et nous vous invitons sur ce sujet à regarder quelques vidéos publiées ici-même), un contributeur de longue date de lundimatin semble animé par des questionnements proches et livre cette semaine quelques considérations sur l’énergie, et plus précisément l’électricité.

Miracle un astre éclatant
Irradie rose au firmament

  • Ah dis donc quelle affair’ papa
  • C’est madame la fée qu’a fait ça
  • Alors heureux ?
  • Oh oui madame la fée
  • Charmant enfant
  • Merci madame la fée
  • Et si joli, adieu mon enfant
  • Au revoir Madame la fée
  • Charmant
  • Eh ! Le bonjour à monsieur la fée !
  • Crétin ! tiens !
    (l’orage éclate à nouveau)
  • Tiens v’là la pluie !

Boby Lapointe

Il y a une bonne vingtaine d’années, je jouais avec une compagnie de théâtre au Festival international de Madrid. Un long séjour sur place le permettant, je pouvais assister à quelques spectacles programmés, dont celui d’une compagnie que je découvrais enfin – Le Salzburg marionette theatre, réputé pour son grand art de la marionnette. Mais ce qui me rendit plus curieux encore, c’était le titre du petit opéra qu’ils donnaient alors : La fée électricité. J’y rentrais séance tenante, et assistais à une démonstration époustouflante, bien que classique, du grand art que n’aurait pas désavoué Kleist lorsqu’il incite l’acteur à jouer lui-même « comme » une marionnette, plutôt à trouver le centre de gravité en chacun de ses mouvements. Et de fait, c’était une leçon.

Je ressortais de là pourtant à la fois émerveillé et accablé, en me posant une question qui me tarauda longtemps : comment peut-on pratiquer un art aussi majestueux et le mettre au service d’un sujet aussi con ? Car la bêtise du motif était elle aussi majestueuse. Je résume. Au début, la fée électricité est enfermée dans une grotte sombre, assise penchée sur sa détresse et attachée par une corde qui la retient à un poteau les mains dans le dos. Soudain une silhouette très sombre vient lui rendre visite, c’est le diable en personne, le Prince des ténèbres qui cherche à la courtiser. Elle se refuse, il revient une fois, deux fois dansant sous sa cape noire, rien n’y fait. La troisième fois, la magie opère mais dans un coup de théâtre propre à cette machinerie : la cape noire lui est ôtée et précipitée très vite dans les hauteurs des cintres, et celui que l’on croyait être encore le diable est en réalité un prince tout de blanc vêtu, qui s’est déguisé pour venir délivrer la fée. Se tenant tous deux par les mains, ils s’envolent vers le ciel dans un puits de lumière dont la source Céleste ne laisse aucun doute.

A peine sont-ils à l’air libre qu’on les retrouve aussitôt à l’opéra, où ils entament une danse de séduction et d’amour courtois, accompagnés d’une vingtaine de petits rats d’opérette qui lancent la jambe comme un seul homme, le tout soutenu par une musique énergique pas trop nulle mais assez mièvre quand même, et baignant dans une orgie de lumières. Puis changement de toile peinte en fond de scène, et l’on découvre la scène des réactionnaires résistant à l’équipement du réseau public électrique. Sur des barques la nuit, ils partent tronçonner les poteaux électriques et scier les câbles avec de grosses pinces. Ils ne s’électrocutent pas, ils sont trop forts, mais ont une sale tronche, la plupart encagoulés ou dissimulés sous de vilaines casquettes, ils sont du peuple. La police finit par les arrêter.

On s’achemine alors vers l’apothéose finale, retour à l’opéra où la fée électricité et son prince charmant dansent leur rituel de noces, toujours accompagnés par les petits rats d’opérette, le tout sur fond de paysage urbain où les ponts de la ville sont illuminés comme les artères des rues et bon nombre de monuments illustres. La féérie triomphe. Fin.

Je me suis souvent dit plus tard que c’était à peine une caricature de la réalité. La marche inexorable du Progrès nous la connaissons, et même à l’horizon catastrophique de sa fin annoncée, le monde de la vie capitaliste redouble dans la surenchère des villes illuminées, des Villes-Lumières. C’était bien sûr les Champs-Elysées du 24 novembre dernier où l’on invitait les badauds à oublier les manifs mémorables des Gilets Jaunes sur « la plus belle avenue du monde », une tache à effacer pour la réconciliation républicaine-commercante. C’est encore dans une petite ville du Tarn - Gaillac, pour le 3e année consécutive, le Festival des lanternes, féérie chinoise qui nous vient de la province de Sichuan, où l’on nous fait prendre littéralement des vessies pour des lanternes, avec zèbres, pandas, éléphants et personnages de la mythologie chinoise décontextualisés (là-bas pour le nouvel an chinois cela revêt encore un sens, dit-on), le tout illuminé de l’intérieur, même les grandes herbes en plastique de la fausse jungle. Bref un Chinaland qui voudrait sérieusement concurrencer l’Eurodisney avec ses 100 000 entrées par an sur 3 mois seulement, dans une petite ville de 15 000 habitants. A la clé, des enjeux commerciaux régionaux qui dépassent de loin cette misérable esbroufe spectaculaire, la Chine n’entend pas se contenter d’exporter que du textile dans le coin. Elle entre ici dans son costume de lumières.

Je me souviens aussi avoir rencontré il y a quelques années un architecte urbaniste d’une ville moyenne des Alpes de Haute Provence, qui me parlait de l’éclairage urbain. Il fut un temps, disait-il, où l’on était passé à l’éclairage tous azimuts. Plus un seul rat ne pouvait raser les murs incognito, et moins encore les bandits et voleurs toujours à l’affût, c’est bien connu, dans les rues toutes noires qui sont des coupe-gorges la nuit. Car la nuit est le temps de toutes les frayeurs et fantasmes. Les réverbères restaient donc allumés entre 10 ou 11h du soir et 7 ou 8h du matin selon les saisons. En plus des vitrines des magasins de plus en plus nombreuses à rester allumées, cela rassurait, confortait le « sentiment de sécurité ».

C’était sans compter sur l’impact négatif de cet éclairage constant sur le sommeil des habitants, qui étaient de plus en plus nombreux à ne plus fermer l’œil de la nuit, et à déprimer en conséquence jusqu’à devenir fous pour certains. A travers les persiennes un œil insupportable vous regarde, lorsque vous ne disposez pas de ces affreux volets en pvc roulants bien étanches à la lumière mais qui vous procurent l’angoisse inverse d’être enfermés dans une boîte à chaussures. A d’autres, on ne demanda pas leur avis : les oiseaux migrateurs ou sédentaires, complètement désorientés par cet éclairage nocturne. Alors on est revenu à un éclairage plus modéré, avec des leds plutôt que des halogènes, et une extinction des réverbères vers minuit. Entre vivre dangereusement et ne plus dormir, il fallait choisir. Dans les grandes villes, la question ne se pose pas.

Ici en campagne, en bas dans la vallée, une ferme est située en bordure de route, dans un virage assez prononcé. La DDE avait jugé bon d’y installer un réverbère pour mieux éclairer le virage la nuit et le rendre moins dangereux. L’habitant de la ferme, d’accointance avec quelques élus de la commune, réussit à faire détourner l’éclairage du réverbère vers sa cour intérieure soit dos au virage que la lumière n’éclairait plus que très faiblement. Motif : il entendait souvent rôder la nuit. Sur la facade de sa maison donnant sur la cour, 5 fenêtres dont 1 seule restait volets ouverts durant la journée, les 4 autres restant constamment volets fermés à longueur d’année (pas uniquement pour protéger de la chaleur l’été). Cette mixture d’obscurité diurne et de lumière nocturne me semblait typique du comportement sécuritaire du sujet paranoïaque de nos sociétés (le couple est mort depuis, les volets de toutes les fenêtres sont ouverts à nouveau, espoir…).

Dans les grandes villes, la question ne se pose pas ainsi, puisque tout est à tout instant lumière. Le mirage de la Cité de verre en est la consécration depuis plus d’un siècle, les bâtiments en verre pullulent, symbole de vie ouverte, de transparence et de faste. Zamiatine dans son roman Nous autres prophétisa l’alliance délétère du faste verrier et du contrôle constant des populations, d’une humanité soumise à la terreur de sa transparence à elle-même, de son immanence sans reste. Mais la Ville-Lumière est avant tout une Ville-Energie, qui brûle et consomme toutes les énergies sur un mode à la fois proliférant et entropique. Les grandes pannes d’électricité comme celle de New York de 1977, un jour ironique anniversaire du Blackout, signent le caractère de dépense absolue qui affecte l’énergie. Comme si (question posée aux économistes, non une vérité assénée en une matière où je n’ai guère de connaissance précise, que j’aborde sauvagement, comme presque tout les reste), comme si dans cette dilapidation-gaspillage désormais la dépense primait d’abord, l’économie comptable venant en second, celle-ci reprenant ses droits bien sûr pour serrer la ceinture à toutes les vaches à lait de l’Economie (les Gilets Jaunes l’ont bien compris en refusant en bloc l’augmentation des taxes sur le carburant). L’American way of life est réputée non-négociable. Elle conjugue une télé dans chaque pièce de l’habitation, la clim à longueur d’année pour chauffer l’hiver et rafraîchir l’été, le rechargement de tous les engins connectés et autres nécessitant batterie, l’illumination à outrance des villes plus tous les secteurs d’activité industriels et tertiaires. Comme telle elle n’a littéralement pas de limites, pas d’autres limites du moins que la saturation et la surcharge du réseau qui se signalent lorsque tout pète soudain alors qu’on croyait contrôler, maîtriser. Mais la Ville-Energie signifie bien plus que tout est énergie, tout est « minerai », on appelle minerai un cheptel, les ressources humaines sont du minerai.

On a compris que la venue du compteur « intelligent » Linky, qu’on nous présente comme une source d’économies grâce au contrôle en temps réel de notre « écoconsommation », est en réalité une offre de produits ajustés à l’hyperconsommation. Sur des laps de temps journaliers et nocturnes où l’on dépassera la puissance déclarée au compteur, une facturation spécifique nous est proposée, pour recharger la batterie de la voiture électrique par exemple ou une foultitude d’appareils connectés. Si demain ON nous somme de réduire notre consommation pour « sauver la planète », alors le Linky deviendra plus encore un flic à domicile, et ce sera au profit des industriels qui eux continueront de dépenser à outrance en s’achetant de surcroît des droits de polluer, et en poursuivant leur vie de membres de la Jet society. A partir du moment où c’est une forme de dépense qui prime et gouverne le mode de production-consommation capitaliste (car la dépense communisée comme énergie désirante est toute autre), il n’y a aucune solution dans la consommation restreinte sinon la pire, celle appelée parfois « fascisme vert ». Ce n’est ni un autre mode de consommation ni un autre mode de production qui peuvent arrêter la course folle vers l’anéantissement, mais un autre mode de dépense qui ne se confond plus avec la richesse, le pillage des ressources et la « destruction créatrice ». Que cette toute autre dépense puisse se nommer décroissance n’a rien de contradictoire.

La projection de la DATAR (Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale) Territoires 2040, qui date déjà de 2012, prévoyait 3 scénarios possibles pour une urbanisation croissante et tentaculaire à l’horizon 2040, urbanisation fer de lance du développement mais non plus de la croissance, car elle laissait précisément une place à la décroissance, place relative, enclave choisie par les populations qui auront mis une option sur ce mode de vie (on a dépassé la vieille époque des conflits entre formes de vie dans cette projection). Il y a donc :

« LA MERCAPOLE
En 2040, la globalisation et la dérégulation sont généralisées. Les innovations technologiques ont permis de contourner la crise environnementale, laissant inchangés des modes de vie basés sur la mobilité et dispendieux en ressources. Les métropoles sont, dans ce système, hégémoniques :elles forment de vastes plaques, reliées par des flux et des circuits logistiques performants, et imposent leur primauté aux autres territoires. La gouvernance de ces systèmes est faible, les PPP (Partenariats public-privé) et la logique de marché, l’emportant. L’accroissement des inégalités et des logiques ségrégatives interroge en même temps que les réponses sociales (entre autres communautaires) offrent de nouvelles opportunités aux individus.

L’ANTIPOLE
En 2040, l’économie française s’est resserrée sur les secteurs agroalimentaire et touristique. La décroissance fait figure de nouveau modèle. Les grandes agglomérations françaises – sauf Paris – sont sorties de la métropolisation. Certaines ont valorisé leur patrimoine et la qualité de vie tandis que d’autres sont en déclin. Au sein de ces « antipoles », les mécanismes de ségrégation et les conflits d’usages s’accompagnent d’une repolitisation : à l’échelle locale, on invente de nouvelles manières plus soutenables de gérer l’espace. Le déclin démographique du pays conduit les territoires à se différencier pour demeurer attractifs, en tout cas, ceux qui possèdent des atouts touristiques susceptibles d’être valorisés.

ET

L’ARCHIPOLE
En 2040, la déglobalisation économique s’accompagne d’un contrôle des flux de marchandises, de capitaux et de main-d’oeuvre. Les crises énergétique et écologique ont contribué à ce retournement de tendance. Les vastes espaces métropolitains sont dotés d’instances de gouvernement et de technostructures efficaces, aux compétences élargies : mobilité, urbanisme, ressources naturelles et spatiales sont soumis à un contrôle strict. De fait, l’armature urbaine tend à se rééquilibrer, chaque territoire trouvant sa place dans ces « archipoles ». La priorité économique va aux systèmes productifs locaux dont le développement est un enjeu fort. Des tiraillements apparaissent en matière de démocratie locale.

Trois modèles qui font feu de tout bois pour garantir une seule approche technocratique de l’avenir, un avenir réduit à des scénarios-boîtes noires des technostructures. Depuis 2012, des actualisations ont été faites, mais la démarche reste la même. Les scénarios en réalité se cumulent dans la grande stratégie policière du zonage, où chacun(e) est libre d’aller selon son inclination là où on lui dit d’aller.

Face à de tels scénarios, il m’a toujours semblé que la position morale des anti-industriels mène à l’impasse. Gunther Anders par exemple, auquel ils se réfèrent très souvent, exprime une pensée dont les prémisses sont fortes et pénétrantes mais qui a fait dire à des copains de la mouvance anti-indus que le tome 2 de L’obsolescence de l’homme est malgré tout plutôt décevant par rapport au tome 1. Mais non, il n’est pas décevant, il recueille les fruits d’une pensée traversée de part en part, malgré ses fulgurances et un regard de feu qui scrute tout au microscope, par une posture morale. Ainsi au delà d’une certaine nostalgie d’une naturalité perdue de l’homme, est significative sa perception d’une forme de vie philtrée à travers une esthétique qu’il appréhende, le jazz : 

« la musique de jazz, qu’aujourd’hui encore on se borne à qualifier de ‘musique de nègres’, ne doit pas seulement son existence (si tant est qu’on lui reconnaisse le droit d’exister) ‘au souvenir ancestral du désert et des tambours de la forêt vierge’. Elle est plutôt (en tout cas, elle est aussi) une ‘musique de machines’, c’est-à-dire la musique sur laquelle dansent les hommes de la révolution industrielle. Ce qui résonne dans le jazz, ce n’est pas seulement ’le son mat de la vie primitive’ ou le ‘hurlement du désir sexuel’, mais aussi l’obstination précise qui découpe, impassible et méticuleuse, le glissando de l’animalité en morceaux toujours identiques (…) L’expression ‘religion de l’industrie’ que nous avons forgée plus haut quand nous avons analysé le ‘human engineering’, trouve ici sa confirmation : les orgies que constituent ces danses auxquelles on se livre dans les boîtes de Harlem, par exemple, n’ont plus rien d’un ‘divertissement’. Elles sont à la fois beaucoup moins et bien d’avantage : ce sont des danses sacrificielles extatiques ou, pour mieux dire, des danses sacrificielles extatiques dédiées au Baal de la machine (…) Un phénomène très frappant vient confirmer l’idée que les danseurs sont vraiment ‘achevés’ par ce rite et qu’ils y perdent toute leur singularité : le fait qu’au cours de l’orgie, ils perdent leur visage » (tome 1).

On ne peut pas mieux que dans cette scène attester de « la honte prométhéenne » qui saisit l’homme contemporain quand il mesure sa soumission et sa petitesse devant la machine qu’il a lui-même inventée ; une honte plus paroxistique finalement que dans l’usine face aux gigantesques machines qui écrasent l’ouvrier. Ici en particulier, le monstre est la marmite infernale et percussive de la batterie de jazz. Or comme souvent, c’est aux abords de l’art, dans toutes ses expressions, qu’on mesure le degré d’approche du réel ou de vision interprétative et fantasmée d’une pensée. Surprenant qu’il n’ait rien dit (à ma connaissance) de la musique d’Edgard Varèse pour qui le son de l’usinage industriel fut matière à composition ! Chez Gunther Anders, le cinéma passe aussi à la moulinette et, il fallait s’y attendre, également la radio, la télévision, le téléphone (bien avant le smartphone d’aujourd’hui), etc. Prenez Gunther Anders et retirez toute la portée morale (ce qui n’aurait aucun sens pour sa pensée), vous trouverez une éthique des formes de vie mais en négatif, plutôt dans l’horizon en creux ouvert par la négation critique des formes de vie honnies de la civilisation industrielle. Il a d’ailleurs cette sentence sans appel : « En fait, puisque personne n’existe plus, l’appel au suicide moral n’atteint ou ne touche plus personne. On ne tire pas sur des cadavres ». Reste que son point de départ est un éveil incontournable à l’inquiétude profonde liée au temps de la fin, à l’autodestruction de l’humanité technoprédatrice, lorsqu’il énonce entre autre que désormais quiconque appuie sur l’interrupteur le matin pour allumer la lumière ne peut saisir en conscience toute la chaîne des opérations qui remontent de l’interrupteur à la source d’énergie. Début du désastre ordinaire dans la déréalisation. Et sur le nucléaire, civil et militaire, il a fouillé loin et dit à mon avis l’essentiel. Sauf que depuis l’armement nucléaire s’est adapté d’une manière chirurgicale telle qu’il ne pouvait la prévoir.

C’est l’apocalypse qui déçoit, disait M. Blanchot. De fait la prédiction du temps de la fin, qui serait aussi bien la fin du temps, tourne en boucle rétroactive lorsqu’elle n’envisage pas une issue possible à l’intérieur même du phénomène incriminé - technique et technologie, lorsque la ligne de démarcation ne passe pas à l’intérieur, mais délimite une position d’extériorité critique. Pour les anti-indus, il importe d’opposer la technique, la bonne technique, le propre de l’homme depuis toujours, ses outils prolongeant son corps, à la technologie – le Mal, dépossession et destruction par et pour la guerre. La figure de l’ingénieur comme homme à abattre ne date pas d’hier. Anders parlait bien déjà de « human engineering ». Que dire alors de la pensée de G. Simondon, d’I. Stengers, de B. Bensaude-Vincent par exemple ? Je suggère que dans une poursuite de l’enquête sur le rôle funeste de l’énergie, comme esthétique et comme force, leurs pensées ne tombent pas d’emblée dans un puits sans fond. Je serai bien incapable pour ma part de poursuivre seul le dépli d’une mise en perspective générale de la question (si tant est que cela soit possible), c’est le travail d’une intelligence collective au sens propre qui est appelé. Je ne ferai ici que citer un passage de chacune de ces pensées critiques, qui me semble significatif et bonne à (ré)entendre.

G. Simondon d’abord. Dans l’introduction à son livre difficile Du mode d’existence des objets techniques, il dit ceci :

« La culture est déséquilibrée parce qu’elle reconnaît certains objets, comme l’objet esthétique, et leur accorde droit de cité dans le monde des significations, tandis qu’elle refoule d’autres objets, et en particulier les objets techniques, dans le monde sans structure de ce qui ne possède pas de signification, mais seulement un usage, une fonction utile. Devant ce refus défensif, prononcé par une culture partielle, les hommes qui connaissent les objets techniques et sentent leur signification cherchent à justifier leur jugement en donnant à l’objet technique le seul statut actuellement valorisé en dehors de celui de l’objet esthétique, celui de l’objet sacré. Alors naît un technicisme intempérant qui n’est qu’une idolâtrie, par les moyens d’une identification, une aspiration technocratique au pouvoir inconditionnel . Le désir de puissance consacre la machine comme moyen de suprématie, et fait d’elle le philtre moderne. L’homme qui veut dominer ses semblables suscite la machine androïde. Il abdique alors devant elle et lui délègue son humanité. Il cherche à construire la machine à penser, rêvant de pouvoir construire la machine à vouloir, la machine à vivre, pour rester derrière elle sans angoisse, libéré de tout danger, exempt de tout sentiment de faiblesse, et triomphant par ce qu’il a inventé. Or, dans ce cas, la machine devenue selon l’imagination ce double de l’homme qu’est le robot, dépourvu d’intériorité, représente de façon bien évidente et inévitable un être purement mythique et imaginaire ».

Il faudrait se demander, après cette introduction si aiguë, comment Simondon peut pourtant inviter ensuite à repenser les notions de progrès, de cybernétique, et la figure, noble à ses yeux, de l’ingénieur. Mais comment le fait-il, c’est là tout l’intérêt. La machine n’est pour lui en effet jamais dissociée du rapport à l’énergie et à la force, mais pas du tout pour la guerre ni pour la mise à sac des ressources, plutôt par l’utopie de la technologie arrachée à sa dystopie. Si l’objet technique a acquis depuis une place écrasante et bien supérieure à l’objet esthétique dans nos sociétés, à travers notamment la dite culture scientifique et technique, sa sécularisation demeure l’objet d’une idolâtrie, par où objet esthétique et objet technique ne font plus qu’un. La technocratie s’impose non plus par défaut mais par excès, forme inversée de son splendide isolement hégémonique. Quoique. Dans cette sorte de revanche, le technocrate n’éprouve-t-il pas constamment jalousie et haine plus qu’infériorité face à l’objet esthétique détaché de toute fonction technique ? Ne faut-il pas reconnaître que très souvent il est d’ailleurs envers ce domaine d’une ignorance crasse ?

Isabelle Stengers ensuite, sur la notion de commun, par laquelle elle s’oppose à Négri :

« Reprenons cette appropriation directe à laquelle les informaticiens (inventeurs des logiciels libres) ont su résister, ces enclosures qui devaient supprimer leur manière propre de travailler et de coopérer. Ne pourraient-elles pas rappeler à notre bon souvenir une autre dimension du capitalisme, non pas concurrente à l’exploitation mais requise par elle et, comme telle, propagée là où de nouvelles ressources exploitables deviennent envisageables ? Selon le second récit que je propose, ce qui a été détruit avec les communs n’est pas seulement les moyens de vivre de paysans pauvres, mais aussi une intelligence collective concrète, attachée à ce commun dont ils dépendaient tous. Dans cette perspective, c’est à une telle destruction qu’auraient su résister les informaticiens. Ceux-ci ne seraient plus la figure annonciatrice d’un prolétariat immatériel nomade, incarnant le caractère « social », commun, des productions de l’immatériel. Le « commun » qu’ils ont défendu était le leur, celui qui les faisait penser, imaginer, coopérer. Que ce commun ait été « immatériel » ne change pas grand chose à l’affaire. Il s’agit toujours d’une intelligence collective, concrète et située, au corps à corps avec des contraintes qui sont tout aussi critiques que les contraintes « matérielles ». C’est le collectif rassemblé par le défi de ces contraintes, bien différent de l’ensemble indéfini de ceux qui, comme moi, utilisent, voir téléchargent, ce qui a été produit, qu’ils on su défendre contre ce qui entreprenait de les diviser. En d’autres termes, les informaticiens auraient résisté à ce qui entreprenait de les séparer de ce qui leur était commun, non à l’appropriation d’un « commun de l’humanité ». Ils se sont définis comme des communers, attachés à ce qui fait d’eux des informaticiens, non comme des nomades de l’immatériel » (Au temps des catastrophes).

Allez donc soutenir cela auprès des membres d’ATTAC ! L’enjeu fut perçu en revanche parfaitement par les occupant(e)s habitan(e)ts de la Zad de Notre Dame des Landes, où le fait de se réapproprier la terre était d’abord celui d’une forme, d’une manière de réappropriation et ensuite d’usage qui a soulevé bien des débats tendus mais salutaires, violemment aiguisés par la dureté de la lutte (même si la venue de I. Stengers sur place, à leur invitation, a pu sembler provocante à quelques un(e)s).

B. Bensaude-Vincent (Philosophe et historienne des sciences) maintenant, à propos de la position du collectif Pièces et Main d’œuvre :

« Dans le camp adverse (opposé aux progressistes), des « néoluddites » reprennent paradoxalement les mêmes refrains sur la flèche du progrès. Certains groupes activistes instruisent le procès du progrès en postulant une flèche du progrès, une nécessité transcendante imposant une seule direction : néomutants, mégamachines, etc. Ainsi (le collectif en question) : ‘La critique du progrès est faite – depuis plusieurs millénaires –, celle de l’économie de la production et du libéralisme plus récemment, mais aucune, pas plus que les plus pertinentes des récentes théories critiques sociales, n’a pu infléchir la direction de l’évolution sociale, ce qui confirme au passage que ce qui jusque-là active cette évolution n’est certainement pas une volonté ou une raison humaine. Il n’est aujourd’hui plus temps de se demander si les révolutons technologiques sont bonnes ou mauvaises, si la science pourrait être utile à l’homme ; chaque progrès technique est dévastateur et le déferlement des techniques éradique tout ce que l’évolution biologique avait engendré‘. Cette critique radicale du progrès renforce la croyance en une flèche du progrès qui agirait comme une main invisible et transformerait nécessairement les humains en posthumains. C’est dire que les technophobes prennent au pied de la lettre les spéculations des Drexler, des Kurzweil et Moravec sur l’imminence de l’avènement des posthumains et sur les machines qui gouverneront les hommes comme des troupeaux. Loin d’ébranler les présupposés métaphysiques des défenseurs de « on n’arrête pas le progrès », ils renforcent cette croyance ».

Et pour préciser sa position, elle écrit encore plus loin :

« … C’est pourquoi la question est le plus souvent confiée à des comités de bioéthique. Mais elle est autant politique qu’éthique, dans la mesure où ces individus à « augmenter » (dans leurs performances, leur optimisation du capital biologique, …) sont définis comme des corps à soigner et optimiser plutôt que comme membres d’une société. Ou plutôt la question de l’augmentation est le signe manifeste d’une tendance à rabattre le politique sur l’éthique » (Les vertiges de la technoscience).

Ainsi livrées, ces citations ne soutiennent nullement une thèse qui serait la mienne. Elles ne font qu’éclairer sous des angles différents, mais estimables à mon sens, beaucoup des préoccupations de quiconque est vivement alerté par l’anéantissement en cours. Et elles valent bien dans leur démarche de pensée la sacro-sainte vénération de Heidegger et ses dévots.

En lisant le livre de Hazan et Kamo « Premières mesures révolutionnaires », j’avais moi aussi l’impression qu’ils négligeaient beaucoup trop vite l’échelon plus vaste que l’échelle locale, auquel devaient être rapportées certaines questions et affirmations décisives. Tandis que la réappropriation dans nombre de domaines « proches » – santé, éducation, culture de la terre,… pouvait plus aisément se concevoir, à l’échelle de la commune, quartier urbain ou village. Or ils ne manquent pas de soulever pourtant la nécessité d’un autre échelon d’intervention :

« Après la dissolution de l’appareil d’Etat, l’essentiel sera de répartir à la juste échelle les questions collectives (…) Mais certains domaines nécessitent que l’on passe à l’échelle supérieure, celle de la province (pour ne pas dire ‘région’, entité bureaucratique qui aura disparu) ou du pays tout entier. Le démantèlement du nucléaire ; le sort des grandes voies de transport routières, aériennes, fluviales, ferroviaires ; l’orientation à donner aux principales industries telles que l’automobile ; la manière de rendre au peuple les moyens nationaux d’information ; tels sont les exemples des questions auxquelles il ne peut être répondu localement ».

Et ce n’est pas mince, en gros toutes les infrastructures lourdes, et précisément celles de l’énergie.

Hazan et Kamo poursuivent :

« Pour traiter des questions difficiles, ils (les groupes de travail) pourront inviter des spécialistes scientifiques ou techniques, qui n’auront rien de commun avec les experts de naguère : choisis parmi les partisans du nouveau cours, ils participeront aux discussions à égalité avec n’importe qui. Ainsi par exemple le comité chargé du démantèlement du nucléaire pourra comprendre des travailleurs des centrales, des habitants des environs, des militants des collectifs antinucléaires, des physiciens, des ingénieurs et techniciens de l’électricité et des autres sources d’énergie, sans qu’aucun de ces membres ne puisse se prévaloir de l’argument d’autorité ».

Cet échelon « national » (d’ailleurs pas forcément uniquement réservé aux nationaux) est donc bien pris en compte, mais la question est alors ailleurs : si l’on est convaincu que pour démanteler le nucléaire notamment, il vaut mieux bénéficier du concours de celles et ceux qui y ont travaillé depuis toujours, techniciens des centrales et ingénieurs, certes à égalité mais pas plus avec tous les autres participants cités, qu’est-ce qui amènera ces techniciens et ingénieurs, qui ne seront pas forcément « partisans du nouveau cours », à défaire et démonter passionnément ce qu’ils ont jusqu’alors fait et construit passionnément ? Conversion subite ? Repentence (les repentis étant souvent les pires, plus intégristes en technophobes qu’ils ne le furent en technophiles) ? Il faut que la magie du moment opère. Car on imagine mal faire intervenir la contrainte, et alors quel pouvoir de contrainte là où l’intellectualité radicale n’envisage l’affirmation qu’en terme de puissance ? (Qu’on ne me renvoie pas là dans les bras de F. Lordon qui distingue entre potestas et potentia. Je n’aime pas non plus son livre « Vivre sans » à peu près pour les mêmes raisons que S. Quadruppani, et d’autres encore. Il me semble que le spinozisme de Deleuze (ou encore de Macherey) est plus pertinent que le sien. Deleuze ne refuse la négativité que sur le mode dialectique. Mais la figure qu’il convoque de Bartelby est bien une négation affirmative, ou plutôt une affirmation négative, avec le conditionnel qui dit la puissance réelle plus qu’un pouvoir qu’il ne détient pas de droit. « I would prefer not to » est bien une puissance de retrait, de sécession, qui va au delà de la simple résistance passive. Pratiquée à grande échelle, elle devient redoutable, mais elle commence par l’individu qui se désassujettit de la tâche à laquelle on veut le soumettre. Ce n’est pas du tout la contradiction d’une puissance qui n’irait pas jusqu’au bout d’elle même. Précisément elle va au bout d’elle même, la fin de la nouvelle le prouve. Bartelby, en ce sens, est une machine de guerre à lui tout seul, aussi bien une machine désirante qui entame une ligne de fuite. Au lieu que Lordon ramène tout à l’impérium par lequel la multitude s’auto-institue éternellement ; il lui faut alors restituer un Tout auquel se référer comme ensemble de formes instituées (fussent-elles nouvelles et révolutionnaires), et à terme retrouver la souveraineté plutôt nationale, sur laquelle il s’est souvent exprimé plus en tant qu’économiste. Fermons la parenthèse).

Les questions posées plus haut restent donc ouvertes, il ne sert à rien de les anticiper, même si le livre de Hazan et Kamo est largement un ouvrage d’anticipation sur le mode louable du « non, tout ne sera pas impossible une fois l’insurrection survenue ». Mais l’on voit d’ores et déjà qu’elles n’auront de chance d’être sinon résolues du moins pleinement abordées dans des processus de véridiction que si elles sont d’une part affranchies du catastrophisme (collapsologie, sous son nouveau jour), d’autre part attentives à des forces qu’on ne stigmatisera pas d’entrée de jeu comme jouant le jeu de l’ennemi.

Patrick Condé

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :