La conspiration - Épisode 10

Reconfigurer l’homme à la racine

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#40, le 14 décembre 2015

Brève histoire du génie. Et des ingénieurs.

Comment comprendre l’Histoire ? Comment la raconter ? La rédaction de Lundi matin n’a jamais dissimulé un certain tropisme pour la tradition des vaincus, c’est-à-dire, pour l’histoire qu’il reste à faire. Ce feuilleton de rentrée que nous vous proposons ici se veut être un contre-pied. Il s’agira d’explorer la tradition des vainqueurs, ses héros oubliés et leurs appareils. Là où certains s’interrogent sur la manière dont il serait possible de transformer les conditions de la vie des hommes, eux, renversent la question : Comment adapter l’humain au désastre économique, écologique et politique ? Leur œuvre est d’y parvenir : de la conformation à la sélection.

Une conspiration est, d’abord, une manière commune de respirer le même air (ou de chanter la même chanson). Une conspiration n’implique pas une conjuration formelle, mais plutôt un accord implicite, une connivence. Un accord qui peut évoluer, mais aussi se transmettre (comme pour une conjuration). Par exemple, par le moyen dynastique de l’héritage. La constitution d’une sorte de parti qui cherche à vaincre l’entropie. Il s’agit d’un projet, donc, qui se maintient dans le temps, dans le temps long. Avec des variations autour du thème principal. Quel projet, quel thème principal ? Nous le formulons ainsi : comment adapter l’humain aux conditions désastreuses, politiques, économiques, écologiques, de la survie en milieu catastrophique confiné ? (Plutôt que de transformer ces conditions ).
Tel est le projet : de la conformation à la sélection.
Projet qui se déploie par étapes, depuis un siècle au moins – et ces étapes sont celles de la mobilisation, de plus en plus totale, pour la guerre froide à l’infini. Car éradiquer le “communisme” implique de fabriquer un “humain nouveau”, totalement intégré au capital (et transformé, lui-même, en capital). Nous avons suivi quelques étapes de ce redressement général, qui ont été autant d’épisodes d’un feuilleton de politique (science) fiction.
Nous avons découvert certains protagonistes de la conspiration, et les machines magiques qu’ils ont déployées pour mieux nous convertir. Nous avons découvert que ces protagonistes (de la respiration commune) formaient une nouvelle féodalité (une nouvelle noblesse toujours adossée à un État), qui se transmettait, héréditairement, l’art et la manière de chanter. Et le pouvoir.
Féodalité d’un nouvel ancien régime qui pouvait se définir par la surveillance de machineries d’emprise, nécessaires à la conservation du pouvoir. Est visée d’abord la conformation à l’économie au moyen de branchements. Puis la surveillance automatisée des comportements bien adaptés, par de merveilleuses petites machines de mesure (des compteurs qui sont des conteurs mouchards). Enfin l’emprisonnement dans les circuits de la finance où l’humain, transformé en capital mesurable, devient comptable de sa propre vie grâce à la banque assurance. Sans oublier l’enchantement du « temps de cerveau mis en disponibilité ».
Mais comme il ne faut pas “laisser faire” l’illusion que le paradis (sur terre – des grandes vacances) est arrivé, une reprise en main régulière s’impose. La reprise en main par les économies nécessaires (pour renforcer la nécessité de l’économie) ; reprise qui scelle la nouvelle gloire des ingénieurs.
Mort au gaspillage (l’ancienne légitimité). Vive l’ascétisme nouveau (le conformisme avant dernier). Enfin, la solution finale arrivera. La transformation biogénétique radicale, fleuron d’une biopolitique nouvelle, non pas raciste (l’eugénisme archaïque), mais économique (reposant sur le tri des bonnes volontés).
Nous sommes tous souillés d’avoir dû accepter la compromission. Dégradation morale qui nous tient, prêts pour la grande expulsion hors de tout monde. Expulsion magnifiée en conquête (spatiale, par exemple).

Le génie génétique

10e épisode : Reconfigurer l’homme à la racine.

Nous sommes progressivement passés du contrôle économique des comportements (discipline, incitations, surveillance) à la transformation biogénétique (sélection et modification). Nous avons d’abord suivi le perfectionnement de l’agent économique, de la simple conformation à l’adaptation, et de la participation à la mobilisation enthousiaste.
Nous avons examiné les appareillages de cet encadrement, des machineries techniques de plus en plus complexes. Le système médiatique (épisodes 5 et 6) surpasse le système financier (épisodes 3 et 4) parce qu’il tente de corriger les limites de ce dernier. Certes, un Bolloré n’existerait pas sans la finance, puisque ses opérations sont d’abord des opérations financières. Son trajet a été initié puis appuyé par les banques – l’affaire Crédit Mutuel en témoigne. Mais, et c’est ce qui explique le tropisme des « industrieux », du béton, des missiles, de la logistique, du génie, vers les médias, seul le spectacle apporte « l’esprit ».
Justement « le saint esprit », propagé par ce spectacle, étant ce gouvernement par l’économie, la nouvelle église. L’entrelacement compact des systèmes, des réseaux, forme une carapace protectrice, « une bulle de confort » dirait Sloterdijk, un exosquelette, une fortification, une prison. Mais le perfectionnement de l’agent économique, du travailleur au touriste, ne va pas sans hésitations ou difficultés. Apporter « l’esprit », zen ou distancié, qui fait le bon touriste, peut mettre en cause la nécessaire discipline de l’âme et du corps, qui fait le bon travailleur, le bon sportif militaire.
Certes, le sport (d’ascendance militaire) peut être considéré comme un grand laboratoire économique, où l’on tente, expérimentalement, de réunir des éléments opposés : la discipline, le surpassement de soi, l’endurance, le zèle enthousiaste, la tranquillité d’esprit, le moral d’acier, la zénitude ou coolitude, le fair play, etc. Mais cela reste du bricolage. Bricolage endurant géré par des dynasties de gardiens. Tous les éléments de la conspiration (pour la conformation) que nous avons suivis ressortaient de ce bricolage de génie.
Cependant le sport, encore lui, nous désigne la bifurcation contemporaine, qui commence dès les années 1920 : la bifurcation médicale, celle qui avait tant préoccupé Michel Foucault. Lorsque nous regardons un centre sportif de « training », nous avons en réalité sous les yeux un vaste laboratoire médical ou un hôpital universitaire spécialisé dans la « modification » physique ou psychologique, parfois spécialisé dans l’adaptation à des fonctions extrêmes, quand les sports extrêmes servent d’article d’appel. Laboratoire où l’entraînement (entertainment, infotainment, tittytainment) et les entraîneuses nous font passer, de manière ludique, cool, smart, du militaire au médical, sans jamais cesser d’être militaires.

Des expériences de géo-ingénierie (épisodes 7 et 8) peuvent conduire à des projets messianiques. L’ancien projet Biosphère II (1990-1993), de John Allen, consiste à produire artificiellement une réplique de la Terre (la Biosphère I), une réplique qui serait une bulle ou une sphère (à la Sloterdijk). Un système fermé et purifié, transportable, tel quel, sur n’importe quelle autre planète (disons Mars pour les Chinois). Une bulle qui pourrait être aussi bien le vaisseau de colonisation que la colonie installée. Et à la purification générale de la biosphère correspond une purification des humains, une transformation médicale des corps, par exemple une baisse radicale du taux de cholestérol.
Quatre hommes et quatre femmes se sont volontairement enfermés dans la station Biosphère II pendant deux années (le temps minimum d’un voyage spatial). Deux années d’enfermement pour des techniciens spécialistes de plusieurs domaines (comme les cosmonautes de la station orbitale) et qui se sont adonnés, intensivement, à de multiples expériences (en particulier médicales – nous ne parlons pas de Loft Story). L’idée de cette réplique artificielle et protégée de la biosphère naquit lors d’une conférence scientifique tenue en 1982. La proposition d’un architecte servit de point de départ pour la réalisation. « Pourquoi ne pas regarder la colonisation de l’espace comme la vie plutôt que comme un simple voyage. » Il proposa de construire un globe, Galactica, avec ses jardins, ses maisons, son chemin de jogging, sa piscine, ses laboratoires et même une chute d’eau. Puis l’on raffina sur cette base : on introduisit les différents biotopes qui existent avec leurs niches microbiennes, tout en éliminant les éléments peu pratiques (les glaciers, la toundra, les océans, etc.). Le dôme, qui prétendait réaliser la grande réconciliation écologique entre la nature et l’artifice, représentait la domination complète de la technique et de ses contraintes. Aimez-vous Mars et les voyages planétaires ? Alors regardez Biosphère II, le premier voyage simulé sur Mars, avec un vaisseau virtuel construit en plein désert (pour simuler le vide qui attend les explorateurs du futur), saupoudré d’un concentré des techniques nouvelles de l’agrobiologie, de la simulation, de l’électronique, etc.

Le but de l’Artificial Life, tentative conduite à la même époque par Christopher Langton et son équipe du Santa Fe Institute est la transformation totale de l’humanité. Créer des êtres artificiels, d’abord virtuellement (le schéma de travail). Des êtres artificiels sexués, qui copulent, ont des enfants, deviennent malades, et peuvent être assemblés en troupeaux gérables, menant une « vie » sous complète surveillance du « bon pasteur » (attentive et de tous les instants). On sait que cette idée utopique (de l’humain amélioré) sera à la base du succès de Donna Haraway, qui propose, dans son ouvrage si célèbre, Simians, Cyborgs and Women, une fiction politique, celle de la création d’un monde de cyborgs, mais féminins, asexués et désaliénés. Toute la panoplie cybernétique des années 1960, information, mémoire, code, message, régulation, etc. s’est trouvée incarnée dans la biologie, en lui permettant une prise de pouvoir d’un nouveau genre, celle du tout génétique. Avec comme condition l’affirmation impérative (et non pas scientifique) selon laquelle la réalité se tient, en dernière instance, dans les gènes. Avec « La Science » comme valeur unique, surtout depuis qu’elle est devenue maintenance technologique du vivant. Cette débauche idéologique, s’exprimant dans le dogme de la pureté « bio » ou de la santé parfaite, a pour objectif l’éloge de l’homme américain, de l’humain rendu parfait agent rationnel, entrepreneur universel, ingénieur général.
Évidemment le surhomme est la clé de voûte de l’ensemble. Or il ne s’agit plus seulement de l’eugénisme, de l’archaïque biopolitique raciale. Car l’homme du futur (en construction depuis deux siècles) sera l’humain rationnel, sans sexe ni race, amélioré en santé physique et mentale, l’humain conçu pour le fonctionnement permanent de l’économie. L’humain parfaitement calculable, prévisible (on ne parle plus que de médecine génétique prédictive), celui que l’on attend depuis si longtemps.

Nous avons tenté de développer (en feuilleton) une anti-thèse au projet des “Sphères” de Peter Sloterdijk. Cette série peut donc être considérée comme la critique implicite de la dernière pensée de Sloterdijk, celle de la musique des sphères, des bulles, des globes (développée entre 2000 et 2005). Pensée qui refuse de voir que « la création de structures de confort », que les nouveaux châteaux forts (avec leurs seigneurs féodaux), ces exosquelettes étouffants, impliquent la destruction de l’humanité, qui était pourtant (et curieusement) encore dénoncée dans La Mobilisation Infinie, de 1989 – avant une renaissance miraculeuse à la manière Onfray ?

Le Loup et le Chien

Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
À se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
"Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? Rien d’assuré : point de franche lippée :
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. "
Le Loup reprit : "Que me faudra-t-il faire ?

  • Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
    Portants bâtons, et mendiants ;
    Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
    Moyennant quoi votre salaire
    Sera force reliefs de toutes les façons :
    Os de poulets, os de pigeons,
    Sans parler de mainte caresse. "
    Le Loup déjà se forge une félicité
    Qui le fait pleurer de tendresse.
    Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
    "Qu’est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? Rien ? - Peu de chose.
  • Mais encore ? - Le collier dont je suis attaché
    De ce que vous voyez est peut-être la cause.
  • Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
    Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu’importe ?
  • Il importe si bien, que de tous vos repas
    Je ne veux en aucune sorte,
    Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. "
    Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encore.
Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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