Lutter contre la vitesse n’est pas ralentir

Réflexions en mouvement

paru dans lundimatin#410, le 8 janvier 2024

Il est aisé de ramener une lutte contre la vitesse [1], par exemple contre une grande infrastructure de transport qui permettrait d’aller « plus vite », à une lutte pour la vie douce : un simple éloge de la lenteur. Non que cela ne soit séduisant, il est fort tentant d’invectiver les passant.e.s pressé.e.s et c’est d’ailleurs très facile à faire sans rien comprendre des projets d’infrastructures et de leurs implications ubuesques. Mais ce serait un peu comme dire que les Zapatistes qui « marchent au rythme du plus lent » le font par culture de la paresse et flegme indigène. Ce serait manquer l’essentiel et ne pas voir ce qu’il y a de révolte et de sang chaud dans un tel refus, dans la désertion des systèmes d’aliénation.

Le capitalisme est certes indécent

« Il est certes possible à tout un chacun dans son monde privé de se conformer au système juridique du califat omeyyade dans la Syrie du VIIIe siècle, au droit canon élaboré par la théocratie pontificale dans l’Europe du XIIe siècle, voire aux principes de la sagesse toltèques directement issus de l’enseignement de Quezalcóatl le serpent à plumes, il n’en reste pas moins que l’univers commun en lequel notre existence a réellement lieu n’obéit qu’à la loi de la valeur et à la logique de la cybernétique, dispositif qui dévaste effectivement la terre, que c’est bien à cette loi et à cette logique qu’il faut impérativement se confronter, et dont il faut donc au préalable reconnaître et assumer la réalité hégémonique. »

Jean Vioulac, Anarchéologie, éditions PUF, 2022 (p337).

Reprise des idées de la théorie critique de la valeur [2].

Beaucoup dénoncent le capitalisme en l’acculant à ses conséquences ou ses relais : augmentation des inégalités, créations des classes dominantes et du mépris corrélatif des classes asservies, logique d’accumulation d’un profit absurdement illimité, accaparement de ressources et colonialisme, dominations, patriarcat, pauvreté esthétique (standardisation insipide) et lobotomisation (consommation de masse), entre autres.

Mais tout ceci, loin d’être arrivé au bout, n’est que l’horizon des possibles permis par le capitalisme dont le fondement reste intact. Ce fondement, c’est la valeur abstraite ou le fait que sous l’impulsion industrielle, tout devienne homogène à une certaine quantité (d’argent) et que la quantité devienne la qualité de chaque chose, et par là sa standardisation, son uniformisation. L’abstraction devient hégémonique et existe sous la forme d’une croyance auto-entretenue en la valeur, un concept incarné par le chiffre monétaire. Or si le Capital et son régime de valeur s’est autonomisé, c’est qu’il n’a pas besoin de prouver sa cohérence pour entretenir la croyance qui le fonde. Toutes les atrocités commises au nom de son marché économique (pillage, accaparement de terres, destructions, corruptions, guerres...) n’ont pas épuisé sa puissance effective, même si le voile est tombé depuis longtemps sur ses promesses de liberté. Autrement dit, personne ne fait vraiment ce qu’il veut mais tout le monde continue de consommer les produits du capitalisme et de vendre sa force de travail sur le marché de l’emploi pour produire des biens qui ne feront de bien à personne mais qui rapportent à quelques personnes qui investissent dans des capitaux. Et c’est reparti pour un tour.

C’est ainsi que l’on croit en la valeur des biens, qui n’a aucun lien avec leur utilité ou leur besoin, puisqu’on accepte de payer pour les consommer ; que l’on croit en la valeur d’un appartement dont le loyer est pourtant indécent mais que l’on ne renonce pas à seloger ; que l’on croit en la valeur même de la valeur puisqu’il s’agit toujours d’obtenir plus, quitte à spéculer (autrement dit, buller).

Sans se revendiquer capitalistes, les chevilles ouvrières du Capital (élus adeptes du développement, promoteurs immobiliers, start-uppers, chefs d’entreprises, actionnaires, État, salariés...) croient véritablement aux bienfaits du profit (la plus-value). En toute bonne foi : non pas que cela génère du mieux-être pour les gens autour d’eux (c’est évidemment faux) mais que cela génère du mieux-être pour ’la population’ en général (c’est indémontrable). Double peine : ils sont aliénés par cette puissance sociale qui croit en la valeur au moins autant qu’ils créent les conditions de son existence absurde pour la société occidentale (c’est-à-dire toute société naturaliste au sens de Descola). Le capitalisme en tant qu’abstraction de la valeur ne peut donc pas se personnifier dans une volonté de domination de certains acteurs qu’il suffirait de mettre hors jeu.

Cette croyance dans la valeur comme absolu est un déni, un défaut de pensée. Cela suppose en effet de nier que l’on sait ce qu’il y a d’abjecte à produire puis échanger tel ou tel objet comme si le fait de l’avoir produit lui donnait une valeur. Un déni qui permet par exemple de consommer de la feta, produite à partir d’un lait destiné originellement à nourrir agneaux et agnelles, prélevé à un animal comme si nous n’en étions pas un, et dont la disponibilité constante suppose de recréer artificiellement le cycle de reproduction de la brebis par injection d’hormones. Nous choisissons de l’ignorer pour pouvoir manger de la feta : c’est un déni trivial.

Lutter contre le capitalisme, c’est donc lutter d’abord contre ce défaut de pensée qui nous pousse à accréditer la valeur de chaque chose, comme le revenu universel faillit à renverser l’ontologisation de l’Économie, qui n’est que le biais par lequel le capital « se soumet la forme de vie sociale, et de l’intérieur, plie la force des individus à ses exigences, en faisant en sorte que les rapports sociaux s’organisent structurellement autour de la production, l’échange et la consommation de marchandises  » (Clément Homs [3]). La question n’est alors pas d’avoir raison ou tort quand à la possibilité de renverser le capitalisme, mais de ne pas croire à tord le combattre, en rendant hommage à celleux qui nous ont permis de penser l’émancipation (et l’incarnaient même emprisonnés). La première pensée utile serait donc le doute : serons-nous libre en rendant sa part concrète à la valeur ? Serons-nous libre en pensant ce qui nous domine ? Mais la pensée amène vite à la lucidité vertigineuse du vide, absence de fondement : il n’y a aucune raison pour la vie, aucune nécessité des phénomènes de domination, aucune intention pure de nuire. Et les faits sont là, c’est arrivé. La liberté serait-elle inconfortable ? La seule chose censée devant ce nihilisme est de refuser l’insupportable, toujours. Si rien n’a de sens, ne faisons pas semblant de l’avoir trouvé dans un système qui génère autant de souffrances. Ce principe a le mérite d’écarter autant les guerres commises au nom du Capital que l’antisémitisme commis au nom de sa théorie critique [4] : si l’on justifie souffrance ou destruction, voire leur déni à la fin, on s’est perdu en chemin.

La pensée de l’Occident serait en effet l’histoire d’un animal du genre Homo qui a cru pouvoir s’extraire de sa condition (l’effort de subsister) en se plaçant comme ’maître et possesseur’ de la nature, par un art de la rationalité : concentrer, organiser, répartir les tâches socialement, pour pouvoir produire, c’était le commencement, la création de sociétés, puis de l’État. Jean Vioulac expose cette Histoire dans son Anar-chéologie en précisant qu’elle est le fait d’une puissance sociale née de l’accroissement démographique inopiné, c’est-à-dire non nécessaire (puisqu’il n’y a jamais eu de but à la vie) : « ce n’est pas l’environnement qui a imposé l’agriculture aux hommes, c’est la société ». Autrement dit, la Révolution néolithique s’est imposée sans aucune raison : l’existence de sociétés animistes ou totemistes montre la cohérence d’autres ontologies, d’autres voies que l’on aurait pu prendre. Il suggère ainsi que le productivisme, le fait de produire plutôt que de cueillir, aurait été le premier abîme, et le capitalisme n’a fait que l’abstraire et le fétichiser dans la valeur.

Face à l’évidence de son échec quant à la promesse de liberté, force est de s’interroger sur ce qui maintient la puissance sociale du capitalisme. La croyance en la valeur abstraite est une première explication. Le capitalisme se défend souvent dans une deuxième explication : si nous ne sommes pas libres, nous serions toujours en chemin vers la liberté. Place à l’idéologie du progrès : il suffirait d’accélérer.

L’idéologie du progrès a encensé la vitesse

Hartmut Rosa expose dans Accélération qu’en s’affranchissant de la religion, les sociétés occidentales auraient abandonné l’idée d’un horizon de temps infini (après la vie, le salut) : il faudrait désormais compter sur une fenêtre qui court de la naissance à la mort, et ’tout vivre’ dans le temps imparti. À cet égard, une vie belle serait surtout une vie bien remplie, intense.

Le progrès s’incarne alors non pas dans une amélioration « progressive » des conditions de vie de tous, mais dans des inventions et découvertes qui permettent de vivre de plus en plus d’épisodes de vie, épisodes toujours plus intenses, pour atteindre des sommets qui ne sont jamais finaux : après une ascension, une autre ascension, il s’agit d’accumuler les expériences. Le progrès se réfère donc au nombre, à la quantité consommée. Politique du chiffre. L’idée de vitesse est alors performatrice au regard de cet idéologie du progrès : elle devient un fantasme d’ubiquité qui offrirait d’être toujours vite ailleurs, et ainsi presque partout.

« Le principe de l’accélération est inhérent à cette idée d’épuiser toutes les possibilités du monde et du sujet, dans la mesure où la dissociation du temps de la vie et du temps du monde apparaît comme une disproportion entre les options pratiquement inépuisables qu’offre le monde et la quantité limité de possibilités effectivement réalisables dans une vie individuelle. »

Hartmut Rosa, Accélération, Éditions La Découverte, Paris, 2011 (p224).

Si Hartmut Rosa insiste sur le fait que le capitalisme n’est pas la cause initiale de cette aliénation par le temps, il ne conçoit toutefois pas le Capital comme une abstraction, une croyance dans la valeur abstraite, qui date de bien avant l’abandon de la religion chrétienne et qui pourrait l’avoir remplacé en tant qu’absolu, puisque cette abstraction de la valeur est aussi celle du travail.

« Si l’on suit le chemin que l’évolution du processus de travail parcourt depuis l’artisanat, en passant par la corporation et la manufacture, jusqu’au machinisme industriel, on y voit une rationalisation sans cesse croissante, une élimination toujours plus grande des propriétés qualitatives, humaines et individuelles du travailleur. […] par la rationalisation, et en conséquence de celle-ci, le temps de travail socialement nécessaire, fondement du calcul rationnel, est produit d’abord comme temps de travail moyen, saisissable de façon simplement empirique, puis, grâce à une mécanisation et à une rationalisation toujours plus poussées du processus du travail, s’oppose au travailleur en une objectivité achevée et close. »

Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, 1923 (p115) [5].

Robert Kurz resitue ainsi le problème :

« On pourrait encore formuler les choses ainsi : toutes les sociétés prémodernes partent implicitement du principe qu’il y a de toute manière toujours assez de temps à disposition, que l’on ’a le temps’, et que celui-ci n’a pas besoin d’être placé à dessein dans une ’relation de pénurie’ des diverses occupations humaines ou, plus généralement, des modes d’aliénation. Une telle conception serait apparue absurde au possible. Ici devient manifeste un certain aspect des différentes qualités que revêt le temps au cours de l’histoire. Marx a signalé à maintes reprises l’absurdité du fait que le déploiement de moyens destinés à nous faire ’gagner du temps’ dans le capitalisme moderne soit justement lié à la fois à un éternel manque de temps et à la transformation du temps de vie en ’temps de travail’. Cela vient de ce que le gain de temps purement technique (qui, même sur le plan technique, aurait souvent été jugé risible et grotesque par une conscience non capitaliste) est obtenu au prix d’un rapport social reposant sur ce que Marx appelle la ’démesure’ du capital, à savoir l’incorporation effrénée d’une dépense d’énergie humaine par unité de temps abstrait. »

Robert Kurz, La substance du Capital, Éditions L’Échappée, 2019, (p81).

Ainsi, ce qui est en jeu dans la lutte contre ce régime de vitesse, ce sont bien les différentes textures du temps ou plutôt la possibilité d’un temps hors de l’Économie. Contre un temps homogénéisé, réifié par le travail et l’intensification des échanges, dont les relations à temps imparti sont symptomatiques (les ‘temps de qualité’ sous régime de préservation), le refus de la vitesse s’exprime pleinement émancipateur.

Or même dans les perspectives révolutionnaires modernes, ces concepts normatifs de progrès et de vitesse sont profondément liées. Dans un podcast consacré aux auteurs d’une enquête globale sur les Révolutions [6] (« un pavé de 1200 pages, 72 autrices et auteurs, 93 articles »), Boris Gobille éclaire bien cette perspective dont héritent nos mouvements de lutte :

 « Est-ce que le régime d’historicité qui a prévalu dans l’âge moderne des Révolutions, depuis 1789, à savoir d’entrer dans l’idée que nous opérons une rupture inaugurale dans le cours des choses et que nous tendons vers un progrès, est-ce que c’est quelque chose qui a encore sa valeur dans le projet Révolutionnaire ou pas ? Si on part du point de vue des enjeux écologiques aujourd’hui ça n’est plus quelque chose qui va de soi. Désormais il faut imaginer des Révolutions qui ne soient pas des ruptures absolues mais aussi des formes de retour et de reprise (reprise qui n’est jamais un retour à l’identique) d’un en-deça du productivisme par exemple. Ca pose toute la question des révolutions décoloniales, d’indépendance africaines par exemple des années 50, 60 qui visaient en réalité un avant de la période coloniale. Elles visaient un après bien sûr mais aussi un avant avec le retour, la revisite d’un certain nombre de structures sociales, de rapports sociaux. C’est ce qu’il faut qu’on adresse, et cela suppose de se déprendre de l’idée de progrès, en tous cas univoque, et d’une historicité qui serait purement de rupture. »

Et un des co-auteurs L. Jeanpierre précise en outre :

« Au fond travailler sur la variété des formes révolutionnaires et leur circulation, de manière cumulée, c’est aussi se demander où on en est avec la Révolution et quelle a été l’historicité des formes révolutionnaire mais aussi de l’idée même de Révolution. Là un des points qui apparaît c’est que l’idée que la Révolution est liée au progrès, c’est une idée en crise, et l’idée que c’est un acte inaugural, c’est-à-dire un acte à partir duquel l’histoire recommence, ou bien l’histoire s’accélère, c’est la fameuse idée de “la Révolution locomotive de l’histoire”, cette idée aussi est en crise. »

Rester piégé dans un cadre idéologique qui valorise la vitesse et le progrès est donc un risque d’autant plus gros que ces notions sont elles-même fondatrices du régime d’historicité moderne qui pense les révolutions et les anticipe comme des ruptures inaugurales, c’est-à-dire des moments d’accélération furtives vers le progrès.

Si c’est en attaquant le Capital dans ses aspects les plus banalisés que l’on peut signifier l’avoir compris, l’avoir vu, et le dénoncer fermement, il est alors fondamental de lutter contre la vitesse peut être plus que tout autre chose. Elle est l’évidence du Capital par là invisibilisé, le pendant de la valeur mesurable en km/h, elle-aussi fétichisée. Les études sur les déplacements montrent en effet que malgré l’augmentation continue de la vitesse des transports depuis 200 ans, la durée des déplacements n’a jamais diminué [7] : la vitesse est un leurre qui sert davantage à imposer un rythme qu’à faire gagner du temps (idée saugrenue puisque tout temps libre doit être mis à profit). Les montres se sont d’ailleurs répandues en phase avec la Révolution industrielle, après les horloges fixes, pour pouvoir ordonner les temps de travail, c’est-à-dire s’auto-domestiquer par le poignet.

Or la vitesse nous dépossède en outre de notre capacité de réflexion, de prise de recul sur nous même. Car dans un rythme social en pleine accélération (ce qu’expose Hartmut Rosa), la vitesse anesthésie la puissance de transformation sociale que peut générer l’indignation, l’injustice et la colère, de la même manière que les objets temporels affectent le flux de conscience individuel soumis à une douleur physique :

« Imaginez que vous êtes au cinéma en train de regarder un film de suspense. Vous arrivez au début du film et vous avez mal à une dent ; vous sentez en arrivant que vous avez mal à cette dent – et puis, à mesure que vous entrez dans le film, vous oubliez votre dent. Ou encore, si vous êtes dans un cinéma qui a de mauvais sièges, et si vous êtes assis dans un fauteuil dont un ressort vous fait mal aux fesses, à mesure que le film avance, entrant dans le film, épousant et adoptant le temps de son écoulement, vous ne pensez plus ni à vos fesses ni à votre dent, vous n’êtes plus dans le fauteuil, et votre dent n’est plus dans votre bouche ou, plutôt, vous n’êtes plus dans votre corps : vous êtes dans l’écran. Vous êtes dans l’écran parce que vous avez adopté le temps du film. » 

Bernard Stiegler, De la misère symbolique, éditions Flammarion, 2013, (p40).

La vitesse est donc ce poison qui non seulement nous fait courir à l’aliénation par le véhicule du progrès, mais nous empêche en outre de nous sentir aliénés.

Elle est finalement doublement abyssale : d’une part en tant que vecteur de puissance, leurre de l’homme qui acquiert par elle ses capacités de sur-animal dominant la nature comme s’il n’en faisait pas partie, mais aussi en tant que phénomène de la modernité tendue vers la fuite à l’infini et qui trouve en elle son alibi : la vitesse est en effet capable de mobiliser toutes les armes de la rationalité capitaliste (technique, travail, progrès, performance, …) pour servir la fin capitaliste : accélérer vers le gouffre.

Ce que lutter contre la vitesse signifie

Il est un biais par lequel, en s’émancipant et à se laisser penser, notre époque découvre toujours plus brutalement combien nos vies sont infondées, combien nous nous sommes raconté des histoires (nous = l’humanité), combien après la religion, le Capital, rien ne donne un sens à nos vies puisque celles-ci se fondent sur un défaut d’origine que les mythes avaient déjà tenté d’expliquer. C’est pourquoi la vitesse ne produit que du vide : celui qu’elle laisse derrière elle, dans le présent qui ne trouve pas sa justification.

« Notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle ; qu’elle se sent lasse d’elle-même ; écœurée d’elle-même ; qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire. »

Milan Kundera, La lenteur, éditions Gallimard, 1995 (p160).

Nous en venons donc à cette aporie : nous allons vers le gouffre pour fuir le vide. Ne nions pas cette possibilité absurde : la vie ne garantie rien.

L’autre biais ? Lutter pour la liberté en restant lucide sur le fait que - peut-être - celle-ci n’existe que comme croyance. C’est un nouveau Mythe qu’il faudrait bâtir collectivement, un mythe dans lequel nous croyons sciemment avec des valeurs qui seraient tels les axiomes des mathématiques sur lesquels tout repose, eux-même suspendus dans le vide de leur évidence. Ces valeurs elles-aussi sont des évidences, tapies dans le silence que laissent derrières elles les atrocités qui sont notre héritage, ce que nous ne pouvons plus accepter, insupportables, ces atrocités qui se font échos : racisme, génocide, colonialisme, domination, asservissement, extermination, guerre. L’évidence est l’inacceptable. Le premier geste Révolutionnaire est donc de s’indiscipliner. Autrement dit, refuser l’indécence par intuition.

C’est peut-être cela qui signifie bien quelque chose : lutter contre la vitesse pour assumer le présent, et la charge de refonder. Refuser d’aller vers le gouffre et ne plus fuir le vide : créer du sens là où il n’existe pas, composer, avoir confiance dans le fait que nous ne valons rien de plus que tout ce qui est d’autre – et que cela n’est pas grave.

Lutter contre la vitesse suppose alors de vivre au présent, avec le surgissement, l’inattendu, et l’inopportun, sans suivre une direction, fut-elle choisie librement : les directions nous aspirent. Ce n’est donc pas se projeter dans une perspective de victoire de nos luttes, dans un après où on aurait ‘réussi’ par exemple à empêcher la construction de tel projet d’infrastructure à grande vitesse et où il s’agirait de dérouler un programme affranchi des idéaux actuels, mais renverser à chaque instant par nos actes l’idée de vitesse, progrès, marchandise, valeur ou travail. Renverser cela et tout autre indécence que l’on découvrirait : encore faut-il les penser.

{}

« Cette u-topie n’est pas vaine et vide en effet, elle ne se situe pas dans un au-delà idéel (métaphysique), elle a un contenu historique réel (archéologique) : celui des événements en lequel les révoltés ont été vaincus, et les vaincus ne sont pas des victimes, passives et manipulées, qui confirment ainsi la pérennité de la servitude, ils sont des acteurs qui ont agi, se sont insurgés, et ont ainsi montré la possibilité en acte de la liberté. »

Jean Vioulac, Anarchéologie, éditions PUF, 2022 (p337).

C’est donc aussi affirmer la potentialité du présent et refuser la pensée uniformisante qui décrirait ce qui est possible ou non, et les conditions nécessaires pour se lever : nous sentons ce qui est indécent, nous le savons sur le vif, et c’est en cela que nous pouvons faire irruption dans la vie. À cet égard, changer de perspective régulièrement est salutaire car le fatalisme est latent dans les habitudes de pensée, l’entre-soi intellectuel. Si la réalité est complexe et décourageante, seule l’inaction est déterministe : plonger dans l’inconfort pourrait ainsi être la première compétence de tout humain libre. Il s’agit de cheminer sans horizon avec pour seule boussole la liberté : les étapes sont toujours définies a posteriori par l’Histoire.

Mise en praxis : plaidoyer contre les LGV (lignes ferroviaires à grande vitesse)

À découper suivant les pointillés et distribuer en toute insolence au sein des castes progressistes et confortables

  • - - - - - - - - - - - - - - - - -

Le propos synthétique est le suivant : s’il ne s’agissait de s’attaquer qu’aux émergences du Capital, tels la publicité ou l’artificialisation, ce serait encore manquer les fondements sur lesquels germent toutes les aberrations modernes : valeur abstraite, marchandise, travail... et vitesse. C’est ainsi que les militants modernes écologistes agissent comme des phares créant l’obscurité autour. Elleux savent pointer les conséquences du capitalisme, ou dénoncer le capitalisme et toutes les dominations, sans remettre en question ce qui les fonde. On peut donc aisément se trouver en rassemblement à côté d’un écologiste qui se demande « pourquoi lutter contre les LGV » ou qui accuse les métropolitains d’être « bien contents d’avoir la LGV » tout en tenant une pancarte « NO MACADAM » et en criant des slogans anti-béton, par ailleurs tout à fait nécessaires.

C’est que le Capital nous a permis d’intérioriser un certain nombre de contraintes socialement créées pour l’Économie, dont un certain rapport au temps qui impose de devoir toujours en gagner. Cet impératif est rarement questionné, mais c’est sur lui que se basent pourtant les plus grands projets d’infrastructures ou autrement dit de destruction de terres, forêts et nappes phréatiques (soit les fondements réels de la vie) : par exemple les lignes à grande vitesse ferroviaire et les autoroutes.

Prenez les 220 km/h d’allure visés par le Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest pour parcourir Bordeaux-Dax et Bordeaux-Toulouse : quoi de plus arbitraire. Pourquoi par 225 ? Et ensuite, pourquoi pas 320 km/h ? Si c’est une contrainte pour les usagers de se déplacer si longtemps, force est de constater que personne dans les bureaux d’étude ne planche sur la réduction des déplacements, et c’est au nom de l’idée même de “progrès” (ou développement) que les élus dépensent sans compter sur les gadgets des temps modernes.

En Nouvelle-Aquitaine, le conseil régional s’alarme ainsi d’une difficulté croissante à boucler le budget annuel tout en investissant massivement dans ce projet de lignes à grande vitesse plusieurs centaines de millions d’euros chaque année (sur 40 ans). Certains acteurs se donnent ainsi les moyens de poursuivre des sommets de vitesse en accaparant les ressources, les communs ayant ceci de pratique qu’ils définissent ce qui n’est pas encore approprié : on peut donc y piocher. Le pouvoir étant d’autant plus performatif qu’il est concentré, personne ne demandera leur avis aux habitants du territoire ainsi ’développé’.

C’est ainsi que l’Histoire avance dans une seule et même direction depuis l’avènement du Capital :

« Ce mouvement d’appropriation des terres, à l’origine de ce que Marx a analysé sous l’expression d’accumulation primitive du capital, s’est poursuivi en Europe de façon insidieuse et à grande échelle jusqu’au XIXe siècle, par exemple avec la spoliation des landes de Gascogne, une zone humide occupée et utilisée en commun par des éleveurs de moutons, expropriés par l’Empire de Napoléon le Petit dans ce qui fut en France l’un des plus grands hold-up de terres des siècles passés, non pas tant au prétexte officiel d’assainir des marécages insalubres, mais bien plutôt pour offrir de juteux profits aux grands bourgeois ayant les moyens d’acquérir les vastes domaines préemptés par l’État et de planter, pour le gemmage, la forêt de pins qui domine actuellement la région. »

« Accaparements » article de Philippe Descola dans On ne dissout pas un soulèvement, éditions Seuil, 2023 (20).

Les Landes de Gascogne sont en effet précisément le lieu choisi par l’État pour implanter sa nouvelle infrastructure de transport à plus de 15 milliards d’euros, une infrastructure tout entière dédiée à la course à la vitesse avec 454 ’ouvrages d’art’ tout de béton et d’acier. Le projet de LGV du Sud-Ouest s’inscrit ainsi dans la continuité des néocolinasations et la même histoire se reproduit dans une région prisée pour sa faible densité, en proie à l’oubli.

Les marchés sont en ce moment conclus avec les grands groupes (Systra, Vinci Terrassement, Lafarge, Eiffage Rail, ...) aveugles aux territoires fragmentés, retournés, terrassés, pompés, excavés, et déforestés. Que les habitants se plaignent, on leur bandera les yeux avec un lambeau de Déclaration d’Utilité Publique, passe-droit des bandits. Qu’importe si ces lignes à grande vitesse ne sont véritablement empruntées que par 4 ou 5 % de la population, qu’importe si les loyers augmentent dans les nouvelles aires de spéculation immobilière, qu’importe si le bassin versant ruisselle plus de béton que d’eau de pluie.

L’eau fuit et percole dans les carrières ré-ouvertes à tout allure pour approvisionner le chantier, avant que plus rien ne s’écoule dans la Lande ainsi balafrée, si ce n’est le temps. Et celui-ci fuit pour les usagers des ’connexions’ ferroviaires à grande vitesse qui, cyniquement, ne créent qu’un désert autour d’elles.

Les (futurs) métropolitains se féliciteront alors sans doute de pouvoir parcourir un bout à l’autre de la France, et sillonner les territoires en ligne droite sans jamais sentir un seul des reliefs traversés, justement aplanis pour leur passage. Mais s’ils attendent avec impatience l’arrivée d’une LGV, c’est sans aucune idée des paysages qu’ils voudraient admirer, à moins de préférer la vue des sièges en moquette SNCF à celle de nos lits de rivière.

Le discours ambiant ne tient donc pas compte des évidences : à quoi sert le ’déplacement’ ? Pour les élus, c’est le nombre de kilomètres qui compte : un maximum en un minimum de temps (toujours parler au superlatif). Pour aller où, ne posez pas de question bête. Pour les habitants, c’est la possibilité d’aller partout depuis nulle part, et d’abord celle de pouvoir habiter où l’on veut, pas forcément sur plan quadrillé. C’est donc se permettre de vivre hors des radars des métropoles, sous la cimes des arbres plutôt que la coupe des autorités.

Enfin on ne saurait oublier que la vitesse est un domaine de privilégiés qui a sa part de violence :

« Les mobilités les plus rapides sont aussi celles suscitant le plus de violences symboliques, entre la vitesse des passagers d’un avion traversant la Méditerranée et celle des migrants entassés sur des radeaux de fortune quelques centaines de mètres plus bas, essayant, à leurs risques et périls, de réaliser la même traversée. [8] »

Réduire la discussion sur les déplacements à un enjeu de vitesse, comme le font les élus promoteurs du Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest, c’est manquer cruellement de longueur de vue sur ce que signifie aujourd’hui - précisément - le déplacement pour la majorité de la population mondiale.

Milo Raisin

[1Par abus de langage on confondra ici vitesse et augmentation de vitesse (accélération). Ce n’est donc pas en tant que constat objectif d’un déplacement que l’on utilise le mot ‘vitesse’, nous actons ici le détournement de ce mot dont l’usage est devenu normatif des idées de rapidité et d’intensification.

[2Développée par exemple dans la revue Crise et Critique, le blog Critique de la valeur-dissociation http://www.palim-psao.fr/, et les analyses de Jacques Fradin sur lundimatin, notamment ici : https://lundi.am/Analyse-politique-de-l-economie-1-4

[3Cité par Benoit Bohy-Bunel dans « Contre Lordon », Éditions Crise et Critique, 2021 (p199).

[4Voir cet article https://lundi.am/Cher-Jean-Vioulac sans doute à rapprocher de l’article « Nietzsche en question » par Benoit Bohy-Bunel, dans « Anticapitalisme tronqué et populisme transversal », Revue Crise et Critique, printemps 2019.

[5Idem note 3.

[8Maxime Huré, « Vite, ralentissons ! », Métropolitiques, 4 avril 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Vite-ralentissons.html

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :