Cher Jean Vioulac...

Lettre ouverte à propos de Anarchéologie de Jean Vioulac
Yann Sturmer

Rubrique cyber-philo-technique - paru dans lundimatin#354, le 11 octobre 2022

En juin dernier, nous publiions un entretien avec Jean Vioulac à propos de son dernier livre intitulé Anarchéologie. Fragments hérétiques sur la catastrophe historique. Aujourd’hui, un lecteur fort interéssé par les écrits de Vioulac nous a fait parvenir cette lettre ouverte à l’auteur pour mettre en évidence certains problèmes qui parcourent sa pensée, au premier rang desquels une accointance avec les motifs d’une « culture de droite » (Furio Jesi) peu attentive à la possibilité de sa reprise fasciste. Contre cette ligne potentiellement réactionnaire, Yann Sturmer, auteur de la lettre, propose de renverser la perspective critique en situant la réflexion, « en attachant solidement son propos à un camp » à l’intérieur de la situation actuelle et depuis les luttes qui la fissurent.

Cher Jean Vioulac,

Comme d’habitude ton livre m’a fortement intéressé, et j’y ai trouvé des réflexions qui m’auront certainement « déniaisé ». La pensée se fait en affirmant, ce qui tranche avec la « petite musique » universitaire qui semble parfois, dans sa lourdeur demi-savante, produire plus d’aveuglement que de lumière. Je perçois cependant comme une autre « petite musique », sur laquelle il me faut revenir, car je l’entends en fond chez certains penseurs critiques ces dernières années, et avec laquelle je suis en désaccord.

Ton discours est vaste : traçant une ligne continue allant de la révolution néolithique jusqu’à la « fin de la métaphysique » qui caractériserait notre époque de la technique, tu appelles de tes vœux une troisième révolution – la deuxième étant la révolution industrielle – qui serait communiste. Tu parles cependant du communisme non comme un projet politique, mais comme une condition métaphysique, le fait que le « sol » de l’être humain soit toujours un être-en-commun. Le communisme en ce sens n’aurait plus grand chose à voir avec Lénine ou Kautsky, mais consisterait dans la réalisation, qui pourrait prendre plusieurs centaines d’années comme la révolution néolithique, de cette Gemeinwesen fondamentale identifiée tant par Marx que Husserl comme véritable « communauté » de l’homme. Il s’agirait « d’engager un processus d’une envergure aussi considérable que les Révolutions néolithique et industrielle, mais, pour la première fois, d’en faire un acte humain conscient et volontaire » (p. 351). Ces considérations m’ont naturellement fait penser aux théories développées par Giorgio Cesarano [1], que tu cites un petit peu, et par Jacques Camatte, dont tu ne parles étrangement pas [2]. Il y a en effet chez ces auteurs la même insistance sur ce thème central de la Gemeinwesen, et une même volonté de considérer l’aliénation et son dépassement depuis les données fournies par l’anthropologie, la paléontologie ou même la psychanalyse. Comprendre non seulement le capitalisme, mais également « l’errance de l’humanité », qui a permis son développement, invite à saisir sur un temps long les différentes étapes qui nous ont menés là où nous sommes, c’est-à-dire dans une logique de mort qui devient chaque jour plus palpable.

Ce qui m’a semblé cependant particulièrement difficile à accepter dans ton discours, et qui permet peut-être de discuter certains de tes présupposés philosophiques, c’est lorsque tu te sers de cette vision continuiste du désastre pour analyser plus précisément notre présent. Souvent tes analyses tombent dans ce que Furio Jesi appelait la « culture de droite », c’est-à-dire « des idées sans mots » qui pourront donc être « remplies de matériel mythologique » et utilisées à des fins politiques par la droite [3]. Renaud Camus, le théoricien du Grand Remplacement [4], ne s’y est d’ailleurs pas trompé, lui qui te citait il y a peu comme un des penseurs importants pour comprendre ce phénomène, qui te créditait même de l’avoir « promu, théorisé et détaillé ». Ou encore, bien que moins connu, Baptiste Rappin, qui vient de publier un livre sur le Roi qui vient, et qui commente longuement tes ouvrages. Est-ce qu’une pensée peut se prémunir de ses lecteurs et de ses récupérations, me demanderas-tu ? Non, certainement pas. Mais doit-elle y faire attention ? Je dirais que oui.

Ton dernier livre assume une dimension polémique et explicitement « politique » et, en entrant sur cette scène-là, il me semble dangereux de prendre les choses uniquement par en haut. Cesarano a eu également une vision anthropologique de la révolution, mais cela ne l’empêchait pas d’être au-dedans des mouvements, au-dedans des secousses et des luttes et de parler à partir de là et de là seulement. C’est parce que tu te refuses à quitter cette hauteur et à « entrer dans la mêlée » que ton discours devient ambigu et produit finalement de nombreuses confusions. Ton point de vue participe ainsi certainement à l’ambiance apocalyptique, de fin du monde, que nous traversons, mais il n’offre pas de prise sur celle-ci. Il me semble que pour clarifier une situation, il est insatisfaisant de hurler avec les loups du catastrophisme, il s’agit plutôt d’assumer un point de vue partial et orienté dans une arène conflictuelle. On ne peut pas parler de la catastrophe en se plaçant au-dessus d’elle, mais seulement en attachant solidement son propos à un camp à l’intérieur de celle-ci.

Je prends deux exemples de confusion : tu reprends à ton compte la vision réactionnaire de 68 qui n’y voit finalement qu’un spectacle de révolution, durant laquelle des étudiants petits-bourgeois, en défendant un hédonisme vulgaire, auraient permis l’ouverture au néo-libéralisme. T’appuyant sur l’analyse experte de Michel Houellebecq, Philippe Murray ou du renégat Régis Debray, ton analyse s’autorise à renvoyer cet épisode de lutte intense, la plus grande grève ouvrière française, et la vague de révoltes mondiale en ces années-là, à des « révolutionnaires de carnaval et barricades en carton, pastiche ludique et sympathique, et finalement inoffensif », et tu sembles faire tienne cette sentence assez incongrue de Kojève : « personne n’est mort, il ne s’est donc rien passé » (p. 183) – ce qui est, soit dit en passant, faux, certains avancent le chiffre de sept morts. Naturellement, ce qui sous-tend cette analyse, c’est que les luttes des années 70 furent seulement des luttes de modernisation du capital, et donc en rien une tentative de contestation réelle de celui-ci. Il me semble que c’est mettre la charrue avant les bœufs : si le capital a pu, certes sans trop de peine, se servir des revendications de cette période pour effectuer une nécessaire transformation, c’est brutaliser la réalité par le concept que de réduire l’expérience de luttes de ces années à leurs écrasements finaux.

Il me semble également, et c’est le deuxième exemple, que la critique du nihilisme inspirée par Nietzsche et Heidegger dont tu te fais le relais n’est pas suffisamment mise en question. Puisque « le seul critère des vérités est leur utilité et leur inconvénient pour la vie », rien ne nous empêche, à te lire, de considérer qu’il vaudrait mieux alors une vérité ethniciste, rien n’empêche d’envisager un nouveau fondement-erreur enraciné dans une tradition raciale. Si en somme ton travail de démythologisation est intéressant et juste, celui-ci ne se protège pas d’une potentielle re-mythologisation par la culture de droite. Tu écris que « par Mythe, il faut entendre le milieu de phénoménalité originaire en lequel l’existence humaine a lieu, en tant que ce site est fantasmatique » (p.247). Ce faisant tu reprends à ton compte une idée que, contrairement à Nietzsche et Heidegger, Husserl n’admettait pas, qui voudrait « que le réenracinement de la phénoménalité dans le monde de la vie et le dépassement de la détresse par un gai savoir serait le renoncement à la science rigoureuse et l’élaboration d’un nouveau mythe » (p.250). Il manque ici une réflexion qui permettrait de distinguer ce qu’est un mythe fasciste ou non. Car à ne considérer « l’Un » du Capital cybernétique que comme puissance d’arrachement, de mise en calcul du « monde de la vie », on pourrait reconnaître parfois ce « lamento sur la réification » dont Adorno révélait déjà les ambiguïtés : si la critique de l’Entfremdung est comprise comme défense d’un pôle « naturel » contre un pôle « artificiel », la défense d’un pôle « concret » contre un pôle « abstrait », plutôt que de chercher comment ces catégories sont co-construites, elle partage un terrain commun avec les théories de l’Überfremdung, la lutte contre une supposée surpopulation étrangère. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le clip de déclaration de candidature d’Eric Zemmour, faisant fond sur un sentiment de dépossession d’une France mythifiée – qui n’a, faut-il le préciser, jamais existé – dans le seul but de défendre sa vision raciste du monde.

On peut se demander par ailleurs si cette opposition entre « science rigoureuse » et « élaboration d’un nouveau mythe » est valable. Ainsi qu’Adorno et Horkheimer le remarquaient dans leurs exils : le mythe contient du rationnel de même que les Lumières ont une part mythique. Il ne s’agit pas alors, selon cette vision, d’opposer Mythe et Raison, mais, encore une fois, de voir comment l’un et l’autre fonctionnent ensemble dialectiquement afin de sauver la raison de la rationalité. L’appel à « un nouveau Mythe » contre la « science rigoureuse » permet de faire allusion à un contenu vague et invérifiable, difficilement saisissable, mais facilement digérable, dans lequel chacun peut projeter ses propres fantasmes et qui pourrait devenir sans peine le mot d’ordre d’une politique. Il faudrait se demander alors, ainsi que Nancy et Lacoue-Labarthe ont pu le faire : « pourquoi le recteur Krieck, idéologue très officiel du régime nazi, s’est-il proposé de ‘lutter contre le refoulement du mythe par le logos […] depuis Parménide jusqu’à nos jours ?’ » ou encore « pourquoi Heidegger […] a-t-il put dire que ‘la raison, la plus magnifiée depuis des siècles, est l’ennemi la plus acharné de la pensée’ ». À chercher en ce sens, on découvrira alors que c’est justement l’utilisation à des fins de propagande politique de l’opposition issue de Platon entre mythos et logos qui est un des traits de l’hitlérisme : « l’exploitation lucide – mais pas nécessairement cynique, car elle-même convaincue – de la disposition des masses moderne au mythe » (Le Mythe nazi). À l’opposé, une société libre ne pourrait se construire sur une telle « technicisation du mythe », ainsi que l’appelait Furio Jesi (politisant ainsi une distinction de son maître Károly Kerényi), mais bien plutôt par le partage collectif d’un « mythe véritable ». Furio Jesi reconnaissait l’exemple d’un tel mythe dans la révolte, celle des spartakistes allemands ou de 68, car celles-ci « suspendraient le temps historique ». Selon cet auteur, « quand la loi ne tient plus et que rien ne la remplace, la poésie et l’idée, le mythe et la vérité coïncident », et cela constituerait une forme de « propagande véritable ». L’instant de révolte « détermine la fulgurante auto-réalisation et objectivation de soi comme partie de la collectivité. La bataille entre le bien et le mal, entre la survie et la mort, entre réussite et échec, dans laquelle chacun est chaque jour individuellement engagé, s’identifie avec la bataille de toute la collectivité : tous ont les mêmes armes, tous affrontent les mêmes obstacles, le même ennemi. Tous expérimentent l’épiphanie des mêmes symboles. » C’est depuis une expérience pratique, en agissant « de l’intérieur, garantissant par là de l’intérieur l’objectivité de la révolte et ses expériences du temps » que Jesi s’essaie à définir une idée non fasciste du mythe. Cet exemple n’est peut-être pas entièrement satisfaisant, mais en procédant « de l’intérieur » Jesi ne se défausse pas de cette distinction centrale dans le mythe lui-même. Le travail de démythologisation, auquel Jesi, comme ton livre, consacre de nombreuses pages, devrait être aussi celui d’analyser les mythes pour lutter contre leur puissance de fascination et tenter ainsi d’éviter leurs technicisations par la culture de droite.

Ce discours sur le mythe me semble s’accompagner de l’idée selon laquelle l’époque du nihilisme dans laquelle nous vivrions rendrait caduque un certain nombre de choses, au premier rang desquelles la littérature et l’art. En littérature, tes goûts te portent vers Céline et Houellebecq ; en art, tu ne vois que les pitreries de ceux qui font du fric en vendant des machines à merde. Ces choix-là me semblent profondément cohérents avec une certaine manière de considérer l’histoire de l’Occident, dont nous connaîtrions la fin, et la place du poète comme celui qui « dit le mythe ». Le Mythe, désormais, ce serait la technologie et ce serait le Capital qui aurait pris la place du poète. Je ne suis pas très sensible à cette emphase sur le poète qui « dit le Mythe », et je ne vois pas de période où ce fut le cas. Je dirais même plutôt que certains poètes font partie de ceux qui critiquent le mythe, participent à sa destruction nécessaire, afin que celui-ci ne se fige pas, et que d’autres non. Des exemples ? « L’argent » de Christophe Tarkos ou « Témoignage, États-Unis » de Charles Reznikoff. Je n’ai jamais rencontré « le poète » nulle part, et je ne l’ai jamais lu. Il est certes plus simple de se dire que c’est fini, en regardant passer Napoléon ou brûler les forêts, que de se poser la question de savoir quelles sont les formes adéquates de littérature, de poésie, d’art qui, dans notre temps, le critiquent réellement, le mettent en mouvement et aident d’une manière ou d’une autre à sortir de tout ce bourbier. À prendre les gros mots antisémites de Céline et les angoisses racistes de Houellebecq comme principaux apports littéraires de notre temps (ce qui correspond bien en effet à une partie de celui-ci), tu te détaches de cette question cruciale. Ce sentiment d’être « à la fin », Hegel l’avait aussi quand on y pense et il avait aussi le sentiment d’en faire la philosophie, cela avant que Marx lui démontre que l’histoire n’était pas finie, le prolétariat étant un négatif non intégré à la belle totalité close de la société bourgeoise. À te lire, on pourrait se dire que, en germe, Auschwitz était déjà dans Platon, puisque la modernité est la réalisation du projet onto-logique : « le national-socialisme fut la catastrophe de la Modernité, mais la Modernité était l’accomplissement du destin de l’Occident […] » (p.181). Pour ma part, je ne suis pas certain que tout soit fini, même pas la métaphysique. En voulant saisir la totalité depuis un arc qui va de Platon au téléphone portable, ce sont les bifurcations possibles et les contretemps qu’il faut prendre garde à ne pas jeter spéculativement à la poubelle.

Pour finir, je ne suis pas convaincu que toute « la » modernité serait une catastrophe, et qu’elle pourrait se résumer à Verdun, Auschwitz, Hiroshima, etc. De modernité, il y en a toujours eu au moins deux : celle de la Raison, dont le moment d’explosion fut la Révolution Française, et qui contient la possibilité d’une vie autre ; et celle de la Rationalité, issue de la Révolution industrielle, et dont nous continuons encore aujourd’hui d’entendre le bruit inquiétant. En cette période de péril où la domination sans partage de la cybernétique favorise les tentations d’enracinement identitaire, il serait bon de se le rappeler.

[1Voir les ouvrages Manuel de survie et Apocalypse et Révolution parus aux éditions La Tempête

[2Voir le site de Jacques Camatte et de la revue Invariance avec tous ses textes, ainsi que l’ouvrage Errance de l’humanité, récemment paru aux éditions La Tempête

[3Voir le livre de Furio Jesi, Culture de droite, aux éditions La Tempête

[4voir à son propos le bon article que Trou Noir lui a consacré

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