Le moustachu avec un bic noir [3/3]

Fabien Drouet

paru dans lundimatin#356, le 24 octobre 2022

Revoilà Fabien Drouet. Nos lecteurs ont déjà eu l’occasion de goûter la parfaite logique de ses récits absurdes. Cette fois, il entreprend de raconter une réalité d’une banalité absolue, absolument fascinante : la mort. Telle qu’il nous la décrit, elle a l’air aussi ennuyeuse, poilante et injustement gouvernée, que la vie. Il n’y a jamais assez de vin ni de cigarette, mais on y croise un sèche cheveux bleu pétrole ainsi qu’un chœur de cinquante gorilles. Heureusement, nous savons que la mort n’est rien de cela. La mort n’est rien que le rien. Raison de plus pour vivre bien, en marchant sur la tête des rois, comme nous avons répondu récemment à une pétulante dame italienne de 103 ans qui nous disait sa terreur de mourir.

S.Q.

Le premier épisode du moustachu avec un bic noir est accessible ici., le second là.

Bonjour mon Jean-Pierre,


Merci pour ta lettre. Elle m’a beaucoup rassurée. Et je suis heureuse de voir que tu t’acclimates peu à peu à ton nouvel environnement, que tu t’intègres efficacement au sein de la société à laquelle désormais tu appartiens.

Le festival avait l’air bien cool, et le rituel du gouffre fantastique !

De mon côté, j’ai peut-être trouvé un éditeur susceptible d’être intéressé par un récit venant de l’au-delà. Je l’ai rencontré au M.P.A. (Marché des Poésies Actuelles), Place de la Comédie, par un hasard des plus cocasses. J’étais monté à Paris rendre visite à mes cousines Berte et Magda (te souviens-tu de Berte et de Magda ?) et, en marchant d’un pas pourtant léger en direction de l’adresse qu’elles m’avaient indiquée, j’ai lourdement chuté.
J’étais en train de constater que je saignais du genou droit lorsqu’un homme me paraissant scruter l’horizon dans l’espoir d’y dénicher je ne sais quoi d’intéressant m’a malencontreusement marché sur le visage.

J’ai eu très mal, surtout au nez.

J’ai crié fort, mais l’homme, au lieu d’avoir pour réaction première de retirer son pied de ma face, s’est tourné vers une foule de jeunes gens amassés devant un restaurant grec, ou peut-être turc, ou gréco-turc (allongé comme je l’étais sur le bitume avec le pied de l’homme sur le visage, je n’étais pas en mesure de lire correctement le nom sur l’enseigne lumineuse, et de toute façon j’aurais eu l’esprit trop occupé à souffrir pour en tirer des conclusions quant à la nationalité de son propriétaire), l’homme, donc, s’est tourné vers cette foule de jeunes gens amassés devant ce restaurant turc (admettons qu’il était turc), a fait danser ses mains dans un ballet improvisé en déclarant, dans un mensonge éhonté, que ce n’était pas lui qui était en train de m’écraser le visage de son pied gauche.

Je me demande souvent d’où nous vient cet élan qui nous pousse à nier un fait tout en ayant parfaitement conscience que nous venons et que nous sommes encore en train d’être pris sur le fait. Cela n’est pas sans me rappeler ma mère (quel dommage que tu ne l’aies pas croisée !) qui, quand nous lui demandions si nous pouvions éteindre la télé vu qu’elle dormait nous répondait, dans une espèce de réflexe maladif : « Non, pas du tout, je dors pas, je regarde... je dors pas, je dors même pas du tout ! » et se remettait à ronfler dans la seconde qui allait suivre.

L’homme et moi avons fini par bavarder un peu, et quand il m’a annoncé (sans même que je ne lui demande quoique ce soit) qu’il était éditeur de poésie et de romans, j’ai tout de suite pensé à la folle aventure que tu étais en train de vivre et à ton goût pour l’écriture.
Le mec est imbuvable, et il incarne à mes yeux le cliché parfait de l’écrivain raté qui n’est jamais parvenu à demeurer indifférent de lui-même suffisamment longtemps pour terminer un texte et qui, par désespoir de cause, a soudainement décrété qu’être le transmetteur d’un texte était plus honorable qu’en être l’auteur - le cliché parfait de l’écrivain raté qui, par cette manigance de l’esprit, s’est inventé une vocation d’éditeur en se disant discrètement qu’au cas où il terminerait un jour un roman, il trouverait sans chercher son éditeur. Ce type est infect, donc, il rit à ses propres blagues et montre sans cesse à qui ne s’y oppose pas fermement des photos de sa gueule ravie de paraître aux côtés de celle d’une star quelconque de la chanson française.

Mais après avoir appris quelle était sa fonction, « éditeur ! », j’ai décalé son pied de ma face et me suis mise à l’écouter attentivement parler de lui, et avec une passion feinte mais visiblement crédible à le regarder s’écouter parler de lui.

Puis, enfin - et parce qu’au bout d’un moment il fallait bien que l’homme reprenne un peu son souffle, j’ai réussi à en placer une. Je lui ai parlé de toi, de ta mort, de ce qui s’en était suivi, de nos échanges épistolaires et de notre projet littéraire (tu m’excuseras, je me suis un peu avancée en parlant de projet littéraire mais franchement c‘était le moment ou jamais). Il m’a tendu sa carte en me disant que toutes les infos étaient écrites dessus, et que si je voulais le recontacter je n’avais qu’à le faire par mail.
Il a ensuite repris le cours de son autobiographie orale et quasi-exhaustive en me racontant des tas d’anecdotes lourd-dingues - anecdotes qu’il appelle ses « prouesses de jeunesse », avant de conclure en déclarant qu’avec l’âge il s’était assagi mais que la flamme en lui restait intacte (à ce moment-là et non sans mal j’ai retenu un gros beurk voire une bonne baffe).

Quelques heures plus tard, et parce que durant ces longues heures, je l’avais écouté et avais réussi à cacher mon dégoût, et j’avais souri, et parce que j’avais ponctué son autobiographie de « oh ! », de « waouh ! » et de « pfiou ! », il a fini par me dire qu’il lirait le manuscrit avec plaisir dès qu’il le recevrait.

Tu l’auras compris, l’homme derrière l’éditeur est clairement de la plus basse des racailles du style cheveux longs tombant sur chemise entrouverte, le genre de type (et je l’ai vu faire) qui s’assoie en tailleur sur la table à côté d’un écrivain célèbre en pleine interview et qui, par son sourire faussement ému et ses yeux plissés dirigés vers l’horizon cherche à dire au monde entier « je suis hyper-ancré dans le présent et en même temps je vois loin » - en somme, Jean-Pierre, tu l’auras compris ; ce type est une parfaite pourriture, mais la couverture médiatique qu’offrirait sa maison en cas de publication de notre livre me semble somme toute appropriée.

Pourras-tu me donner ton sentiment quant à ce projet ?

Il va sans dire que c’est ta photo qui serait apposée sur la couverture du livre, et que tu choisirais celle que tu préfères.

Ta fille veut t’écrire elle aussi.

Bisous Jean-Pierre

Daphnée


Bonzour papa, je commence peu à peu à t’oublier, et quand j’essaie de penser à toi je ne me souviens plus très bien de ton visage, je me souviens que tu avais une moustache rigolote mais impossible de savoir de quelle couleur étaient tes yeux et quelle forme avait ton nez, je me souviens des chemises colorées que tu ne mettais jamais c’est dommage parce qu’elles étaient zolies et je ne me souviens plus très bien de ta voix même si maman me passe souvent un enregistrement de toi en train de chanter après avoir bu beaucoup de vin une chanson qui a l’air de parler de sujets qui ne sont pas de mon âge il y a des mots pas beaux et du coup grâce à cet enregistrement je peux imaginer ta voix et avoir une petite idée de qui était réellement mon papa

Lola

à suivre...

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