Le moustachu avec un bic noir [1/3]

Fabien Drouet

paru dans lundimatin#354, le 11 octobre 2022

Revoilà Fabien Drouet. Nos lecteurs ont déjà eu l’occasion de goûter la parfaite logique de ses récits absurdes. Cette fois, il entreprend de raconter une réalité d’une banalité absolue, absolument fascinante : la mort. Telle qu’il nous la décrit, elle a l’air aussi ennuyeuse, poilante et injustement gouvernée, que la vie. Il n’y a jamais assez de vin ni de cigarette, mais on y croise un sèche cheveux bleu pétrole ainsi qu’un chœur de cinquante gorilles. Heureusement, nous savons que la mort n’est rien de cela. La mort n’est rien que le rien. Raison de plus pour vivre bien, en marchant sur la tête des rois, comme nous avons répondu récemment à une pétulante dame italienne de 103 ans qui nous disait sa terreur de mourir.

S.Q.

Bonjour Daphnée, bonjour Lola !

Vous n’êtes pas sans savoir que je suis mort il y a de cela quelques jours. Deux ou trois peut-être, peut-être plus. Et si ça se trouve, je suis décédé il y a de cela des mois voire des années sans même qu’aujourd’hui je m’en rende bien compte !

C’est qu’ici, on perd un peu la notion du temps. De

l’es pa c
e

aussi.

Je suis content de pouvoir malgré tout vous écrire. Quelle aubaine d’être mort ce matin-là avec du papier et un stylo BIC noir fonctionnel dans la poche ! Ici on ne trouve rien. Tout est fermé tout le temps. Je me passe très bien de manger ou d’aller voir un film, mais le vin (particulièrement le petit blanc du matin) me manque, et il ne me reste plus que trois cigarettes.
Pourriez-vous m’en déposer un paquet (des Marlboro rouge, comme d’habitude), ainsi qu’un cubi (un blanc plutôt sec, le premier prix ira très bien) ce dimanche après-midi sur ma sépulture ? Je n’ai pas grande utilité des fleurs que vous m’offrez, et je dois vous dire que le temps qu’elles arrivent jusqu’à moi, elles ont mille et une fois fané. Et les fleurs fanées, je ne connais pas grand-chose de plus triste, de plus austère, de plus morbide. Si vous pensez franchement que j’ai besoin de ça...
Pas sûr toutefois que ces clopes et ce cubi arrivent jusqu’à moi. Les colis sont soumis au contrôle et à la fouille d’anciens de la Stasi, et ces gens-là fument et picolent comme des pompiers les soirs de bal.

Pour être franc, vous ne me manquez pas.
Il me semble qu’en arrivant ici, on nous fait subir quelque chose du genre d’un lavage de cerveau ; un grand ordinateur très bruyant et relié à des électrodes elles-mêmes branchées à des trous qu’on nous fait un peu partout dans la tête passe des tas d’images qui défilent en accéléré sur un écran plat immense et très haute définition, puis ces images se brouillent, se mélangent, jusqu’à devenir une bouillie de points lumineux blanc pur, blanc cassé, jaune très pâle, mauves, bleu ciel et vert pomme - une bouillie de points lumineux de laquelle s’extrait après une page de publicité l’image d’un bébé géant (peut-être celui que nous fumes, en plus grand ?) qui court dans tous les sens à une vitesse hallucinante, qui court et court encore en babillant ses cris, et continue encore et encore de courir sur un vaste terrain presque vague (peut- être un ancien collège désaffecté ?) tel un chevalier, endurant mais sans tête, ni cheval, sans écusson, sans dessein ni batailles à mener.
Il me semble que le procédé ressemble à cela, mais étant donné son but et sa finalité, pour être complètement sincère avec toi, Daphnée, je ne suis pas certain d’avoir tout bien mémorisé.

En tout cas, je suis satisfait qu’on (désolé mais impossible de te dire à quoi ressemble ce « on ») m’ait ainsi opéré. Primo parce que ce fut une formidable expérience cinématographique, et secundo parce qu’il est toujours bon de faire table rase du passé lorsqu’on débarque dans un futur auquel on ne s’attendait pas trop.

Les footballeurs qui viennent de gagner un match avec un brin de réussite voire une bonne dose de chance le disent : « Peu importe la manière, l’important c’est les trois points ». Tout comme eux, sans avoir pleinement connaissance, conscience, souvenir, conscience de connaissance ou souvenir de conscience du procédé employé, je suis satisfait de ses conséquences sur mon être et sur son devenir, puisqu’il me semble que je m’étais habitué à votre présence, et qu’en cela - chère Daphnée, j’avais fini par avoir pour toi un poil d’affection, ainsi qu’une bonne grosse touffe pour notre fille Lola.

Passe le bonjour à Alberto, et à Bubulle, et n’oublie pas de les nourrir s’il te plaît (ne mets pas trop de nourriture d’un coup dans l’aquarium sinon l’eau sature et du coup les poissons ne peuvent plus respirer).

A bientôt les filles.

Jean-Pierre


Salut Jean Pierre,

nous t’avons déposé tes clopes et le cubi de vin blanc ce dimanche sur ta sépulture. À contre cœur. Mais comment refuser d’accéder aux volontés d’un homme mort ? Il n’empêche que, malgré la lobotomie dont tu as visiblement pu bénéficier, tu n’as pas changé... Toujours aussi irresponsable ! toujours aussi égoïste ! Veux-tu mourir une seconde fois ? Et mourir encore, et re-mourir encore ? Comptes-tu passer ton existence à mourir, encore et encore ? À mourir à chaque fois ? Et à mourir à chaque fois des mêmes causes ?

Dans cette vie, tu te seras comporté comme un gamin. Force m’est de constater que tu n’as rien appris, que tu n’as pas grandi, et que même dans ce que j’appelle peut-être maladroitement l’au-delà, tu ne grandiras pas. Ta fille et moi aurions aimé que tu nous envoies quelques photographies ou, au pire, une description écrite (et rationnelle, si ce n’est pas trop te demander...) détaillée de ce que tu vois, de ce qui t’entoure, de ce que tu vois de ce qui t’entoure.

Tu sais très bien que Lola et moi sommes férues de paysages exotiques et que nous sommes curieuses (qui ne le serait pas ?) de savoir ce qu’il y a et/ou ce qu’il n’y a pas post-trépas.

De plus, je ne doute pas que tes descriptions (si tant est qu’elles soient précises et que tu ne t’envoles pas dans le lyrisme le plus abject) puissent également intéresser les journaux scientifiques ainsi que d’autres médias sérieux et rémunérateurs.


Tu dis ne pas bien te souvenir, alors je te le rappelle une bonne fois pour toutes : Lola et moi formons ton unique famille.

A ton enterrement, nous étions six ; il y avait Lola, moi, le fossoyeur (assez sympa et très professionnel entre nous soit dit), ton cousin Alfred, qui nous a confié être venu par politesse, et le tenancier du bar-tabac des Fougères, qui nous a bien prévenues que si nous ne payions pas rapidement l’ardoise que tu y as laissée, il déposerait, chaque matin que Dieu ferait, un hérisson et/ou un chat éventrés sur le pas de notre porte.

J’ai payé, évidemment.

Mais tu comprendras bien que je n’ai pu lui rembourser qu’une petite moitié des 2542 deux mille cinq cent quarante deux euros et cinquante quatre centimes que tu lui devais.

Pour le reste, nous nous sommes arrangés ; je lui ai fait à dîner (ce confit de canard que tu aimais tant) puis lui ai proposé de mutuellement nous besogner, conciliation qu’il a - à ma grande surprise - vite acceptée.

Il n’y a donc plus d’ardoise au nom de Jean-Pierre Grimbert au bar-tabac des Fougères. Et j’espère sincèrement que tu n’as pas laissé d’autres ardoises ailleurs, au Café de la Poste par exemple... Je n’ai plus l’ombre d’un kopeck, et contrairement au tenancier du bar-tabac des Fougères qui a ce quelque chose qui me rend coite, fébrile, indécemment vivante, humide et souple, Marcel le gérant du café de la Poste me paraît volontairement coupler son abominable laideur à une hygiène corporelle plus que douteuse.

J’espère malgré tout que tu te portes bien.

Ah, et j’y pense, une dernière question avant de laisser le stylo à Lola, aurais-tu par hasard croisé ma mère ?

A bientôt Jean-Pierre.
Et je laisse le stylo à ta fille, qui, visiblement, souhaite communiquer avec son père.

Daphnée


Bonzour papa je t’aime tes hurlements dans la maison me manquent énormément et finalement j’aimais bien quand tu avais le visage tout rouge et que tu me serrais fort et que tu me disais je t’aime en me postillonnant de la bave sur mon visage et que tu avais la même odeur que le monsieur qui demande toujours de l’argent à maman qui ne lui donne pas parce qu’elle dit qu’il va encore aller s’acheter de l’alcool avec ses sous. Maman m’a acheté des crayons c’est gentil et voici un dessin pour toi mon papa


Salut Daphnée,


d’abord te remercier d’avoir honorer ma dette et son créancier.

J’ai trouvé un travail à mi-temps, je pourrai donc t’envoyer l’argent que je te dois dans un certain temps. D’après ce qu’on m’a dit, le taux de change des Pandémonios (c’est la monnaie locale, c’est très nouveau ici, assez peu usité, mais ça fonctionne très bien) vers les Euros n’a jamais été aussi avantageux.
Je vais donc tâcher de ne pas trop tarder à t’envoyer cet argent. Mais comprends bien que d’où je suis, il me soit compliqué de te donner des délais plus précis.

Promis chouchou, je fais ce que je peux.

Le dessin de Lola m’a fait très plaisir. Je suis content de voir que malgré la mort brutale de son père, la petite continue de grandir dans une atmosphère sereine et saine, et je suis rassuré de savoir que tant que tu seras de son monde et qu’elle sera du tien, notre Lolita continuera de croître en tétant le sein d’une atmosphère chaleureuse et douillette, remplie de tendresse et d’amour physique, tétant à ce sein ce lait si généreux, si riche et si propice au bon développement des enfants.

Dis-lui que je suis certain qu’elle deviendra une humaine de très grande qualité.

Dis-lui également que je regrette de ne plus pouvoir hurler sur sa mère, mais que d’ici quelques années, et à la seule condition qu’elle fournisse les efforts nécessaires à l’obtention d’un corps vigoureux, Lola pourra te violenter elle-même sans prendre trop de risques, d’autant plus que, de ton côté, l’âge avançant, tu n’auras fait que t’affaiblir.

Dans ta lettre, tu me demandes si j’ai croisé ta mère. La réponse est non. Nous sommes très nombreux ici ; imagine-toi bien que tous les morts depuis toujours sont là : végétaux, animaux et objets en tout genre. Hier, j’ai d’ailleurs cru apercevoir le sèche-cheveux bleu pétrole que tu avais bêtement fait tomber dès sa première utilisation.

129,90€ pour trois cheveux séchés, je peux te dire que je m’en souviens bien, et que j’ai encore cet objet cassé en travers de la gorge.

Mais non, tout compte fait ce n’était pas lui. C’était bien le même modèle, un Rigato-2 Ionic Promex, également la version bleu pétrole, mais ce sèche-cheveux était mort de sa belle mort (c’est ce qu’il m’a raconté) après plus de six années d’utilisation.

Tu disais aussi que Lola et toi étiez curieuses d’en savoir un peu plus sur ce qui se trouve ici autour de moi. Je comprends bien, mais il nous est formellement interdit de divulguer ce genre d’informations aux gens qui vivent encore dans ce que nous appelons ici (et pour rigoler un peu, parce que, crois-moi, nous en avons besoin) l’en-deçà.

Ce que je peux néanmoins te dire sans risquer la quélimachie crépusculaire (torture locale dont je ne peux dévoiler le contenu sous peine d’en être la prochaine victime), c’est que les gallinacés de l’ère paléolithique sont bien plus sympathiques que leurs congénères du néolithique, que les tyrannosaures sont bien plus polis, doux et sentimentaux que ce que les archéologues peuvent laisser penser, et que les abribus ont beaucoup humour, et des tonnes d’histoires à raconter.

Pourrais-tu me de nouveau déposer des cigarettes sur ma sépulture, s’il te plaît ? On m’a bien transmis le paquet que tu y avais laissé la dernière fois. Avec grand retard, certes. Et le paquet ne contenait que trois cigarettes. Mais j’ai bel et bien reçu et pu fumer ces trois cigarettes, et comme on dit chez vous, c’est déjà ça !

Par contre, aucune nouvelle du cubi. Je ne doute pas que tu me l’aies adressé, mais je n’en ai pas vu la couleur... Tu me l’as envoyé, je n’en doute pas, mais il n’est jamais arrivé jusqu’à moi et peut-être son alcool circule-t-il désormais dans le sang de quelque choumillon babilodant, garde-frontière-postal ou instrument de musique à vent s’occupant de la fouille des courriers inter-parallèles.

(NB Tu me vois navré d’employer ce jargon si peu accessible aux profanes, mais la réalité de la mort que nous menons ne saurait être vécu sans son propre vocabulaire.)

Peux-tu également me déposer des Snickers, l’Equipe Magazine et un coupe-ongles s’il te plaît ? Impossible ici d’en trouver un qui fonctionne correctement.

A très vite.


Jean-Pierre

à suivre...

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