Le moustachu avec un bic noir [2/3]

Fabien Drouet

paru dans lundimatin#355, le 17 octobre 2022

Revoilà Fabien Drouet. Nos lecteurs ont déjà eu l’occasion de goûter la parfaite logique de ses récits absurdes. Cette fois, il entreprend de raconter une réalité d’une banalité absolue, absolument fascinante : la mort. Telle qu’il nous la décrit, elle a l’air aussi ennuyeuse, poilante et injustement gouvernée, que la vie. Il n’y a jamais assez de vin ni de cigarette, mais on y croise un sèche cheveux bleu pétrole ainsi qu’un chœur de cinquante gorilles. Heureusement, nous savons que la mort n’est rien de cela. La mort n’est rien que le rien. Raison de plus pour vivre bien, en marchant sur la tête des rois, comme nous avons répondu récemment à une pétulante dame italienne de 103 ans qui nous disait sa terreur de mourir.

S.Q.

Le premier épisode du moustachu avec un bic noir est accessible ici.

Bonjour Jean-Pierre,

ce travail, même à mi-temps, est une excellente nouvelle. Je t’avoue ne pas être contre le fait que tu me rembourses ce que, même mort, tu me coûtes encore. Sache que je paie toujours l’abonnement à Foot Prime Ligue 1 Uber Eats (14,99 / mois) et que ton enterrement m’a coûté cher.

Je conçois qu’il soit logique (après tout, ne suis-je pas ta femme ?) que je participe à ces frais, mais il me paraît plus sain que je le fasse de manière proportionnée.

Cela te conviendrait-il si nous faisions cinquante-cinquante ?

Si oui, voici mon calcul :

Je ne sais pas du tout combien ces 724,39e représentent en Pandémonios (drôle de nom pour une monnaie ! (quand je suis seule à la maison, je n’arrête pas de dire « un pandémonio s’il vous plaît ! » parce que cette phrase me fait rire et qu‘elle est agréable à prononcer : « Un pandémonio s’il vous plaît ! Un pandémonio ! »...

Et quand je me lasse de cette phrase, c’est bien simple, je change le montant : « Deux pandémonios s‘il vous plaît ! »... « Cinq pandémonios s’il vous plaît ! »... Ce qui me permet de diversifier un peu la régalade).

Ici, on s’occupe comme on peut. Et rire n’est pas un luxe lorsque les temps sont durs.

« Douze pandémonios s’il vous plaît ! ».

Les temps sont durs ; je l’admets volontiers, mais tout à coup je me pose une question (désolé mais je réfléchis en écrivant et j’écris en réfléchissant) : as-tu déjà entendu quelqu’un déclarer que les temps n’étaient pas durs, mais mous voire flasques, qu’ils étaient débonnaires, anti-autoritaires, que les temps étaient faciles et élastiques au point d’en être négociables ?

724 euros et 39 centimes, donc, à me verser sur mon compte courant.

Le RIB est en pièce jointe.

Par ailleurs, Jean-Pierre, je dois admettre que je n’aurais jamais pensé que ton absence me manque tant. Que la présence de ton absence me manque tant. Tu ne pensais qu’à toi, tu n’entendais rien de ce que je pouvais te dire mais étais malgré tout capable de réfuter mes propos avec la véhémence de l‘homme qui sait absolument tout sans jamais rien apprendre des autres, tu avais cette posture, hautaine et détachée de tout, détachée de nous (oui, détachée de moi comme de ta fille Lola), tu avais cet air ailleurs au quotidien, mais ta présence retrouvait notre monde dès lors que mes copines avaient passé le pas de notre porte en déclarant : « Bonjour Jipé, comment ça va ? ». Et là, comme par le miracle du sobriquet dont elles t’avaient affublé, par la magie chorégraphique de leurs mains s’agitant devant toi - mains que tu considérais (je le voyais bien) comme des abeilles prêtes à te butiner, tu redevenais drôle et dynamique, serviable, éloquent... En somme, tu redevenais le merveilleux Jean-Pierre que j’avais rencontré ce soir-là dans les rues de Brazzaville ; ce Jean-Pierre et sa jolie chemise colorée dont la rencontre m’avait poussé dans les bras d’un amour majuscule, dont la rencontre avait fait de moi l’un des deux protagonistes d’une histoire qui, en plus de commencer très fort, allait savoir se nourrir sur le chemin de la vie et devenir de plus en plus belle... oui... ce Jean-Pierre et sa chemise coloré, affable et fantasque, dont la rencontre m’avait en vérité poussé dans le plus profond des précipices.

Ta fille Lola va bien, même si ses notes sont en chute libre ce trimestre. Elle ne pense qu’à dessiner. Du coup, les devoirs ne sont pas faits. On dirait qu’elle préfère ses feutres à l‘Histoire-Géographie et ses crayons de couleur aux Sciences et Vie de la Terre, le papier à grains aux Mathématiques et son bout de buvard à l’Education Physique et Sportive. On dirait franchement qu’elle a opté, en conscience, pour la construction d’un monde parallèle rempli de joie et de couleurs vives, au lieu de vivre pleinement la vie qui est la sienne.

Il va sans dire que cela m’inquiète.

Mais peut-être est-elle la proie d’une mini-crise, et qu’elle rejoindra le droit chemin lors du trimestre à venir ?

A bientôt Jean-Pierre

Daphnée


Bonjour Jean-Pierre,

je n’ai pas reçu de réponse à ma précédente lettre. J’espère que ce que j’ai pu y écrire ne t’a pas trop peiné. Si c’est le cas, ne m’en veux pas. J’ai écrit les choses telles que je les ressens, telles qu’elles sont.

En ce qui concerne le versement, il serait judicieux que tu ne traînes pas trop. L’inflation par chez nous est en totale furie et il me serait déplaisant voire fastidieux de devoir la répercuter sur le montant total de ta dette.

Hâte de te lire, Jean-Pierre, et, parce que j’en ai l’envie, peut-être même le besoin, et que j’en ai présentement la force aussi, j’ose ce :

je t’embrasse tendrement.

Daphnzr (oups !)

Daphnée


Mon Jean-Pierre,

tu es là ???

Dis, tu me reçois ???


Salut Daphnée !

Oui ! j’ai bien reçu tes courriers mais il n’y a que peu de temps que je suis rentré de festival (c’était fantastique !), et je n’ai pu découvrir tes lettres qu’à mon retour près du Point de Réception et d’Accréditation des Courriers Venant de l’En-deçà.

Le PRACVE a beaucoup de mal à faire suivre le courrier, surtout quand ils ne savent pas dans quelle bourgade leur destinataire trimballe son être-mort.

D’autre part, Le PRACVE a subi des coupes budgétaires drastiques ces derniers temps, et ces coupes l’ont conduit à affaiblir considérablement son offre en termes de qualité de service.

Pour commencer, je voudrais te parler un peu de ce festival. Je rentre tout juste et j’ai l’impression qu’une partie de moi y est resté. Comme je l’ai écrit plus haut et entre parenthèses, c’était fantastique ! Tellement de chouettes rencontres ! Tellement de bons moments passés à se mélanger, à boire, à danser, à chanter, à bavarder de tout et de rien comme si l‘avenir de notre monde en dépendait. Et tellement de découvertes musicales ! Tu n’imagines pas ce qu’un trio composé d’un diplodocus, d’un raton- laveur et d’un panier en osier peuvent te sortir comme son quand ils s’y mettent à fond ! Et tu n’imagines pas ce qu’un chœur composé de cinquante gorilles peut donner de voix et de frissons quand il accompagne un tournesol survolté par un public aussi solaire qu’hétéroclite !

C’était vraiment fantastique !

Je ne peux pas tout te raconter, Daphnée. Et bien que tu sois ma femme, et bien que je sois mort, je souhaite conserver un bout de mon jardin secret à l’ombre de ta vue. Vois-tu ce que je veux dire par « à l’ombre de ta vue » ? Je ne suis pas certain que l’image fonctionne, mais l’important est que tu saches que tu restes ma femme, et que le curé s’était trompé quand il avait parlé d’une union qui perdurerait jusqu’à ce que la mort nous sépare puisque, même au-delà de celle-ci, je reste l’homme que tu as épousé en mai 1984, et tu restes la femme que j’ai épousée, également en mai 1984, et nous resterons pour l’éternité ce couple aux unités si bien coiffées et fagotées, si propres, et nous resterons ce couple qui ce jour-là avait eu jusqu’au souci de la complémentarité des couleurs et des motifs s’affichant sur leurs accoutrements respectifs, ce couple qui, dans le Petit Parc, avait fini par rire en s’embrassant sous les flashs incessants d’un photographe amateur ravi d’immortaliser la scène.

Je ne veux pas tout te raconter, Daphnée. D’ailleurs, je ne le pourrais pas ; je n’en ai pas le droit.

Mais la corruption ici aussi fait rage. Et il ne faut pas se laisser croire que les défunts - par le simple effet de leur condition, en deviennent des êtres à l’éthique impeccable, en deviennent des sortes d’anges, dépourvus de sexe et incapables des pires bassesses pour accéder à des désirs de grandeur que de toute façon ils n’auraient pas. Chère Daphnée, il serait bien naïf de les prendre (excuse par avance le mot qui vient mais je ne vois pas de meilleur expression pour rendre compte de la situation) à ce point pour des cons, et il serait (excuse une nouvelle fois par avance le mot qui revient mais je ne vois pas de meilleur expression pour rendre compte de la situation) con de les prendre à ce point pour des êtres naïfs, au visage poupon, au sourire et au regard sincèrement gracieux, pour des êtres à la peau blanche - toujours blanche, d’un blanc aussi immaculé que le blanc d’une feuille de papier parfaitement blanche et totalement insensible, d’un blanc aussi pur que le serait une page vierge de l’Histoire dans l‘imaginaire collectif occidental, oui, il serait bien naïf que de penser que les morts, juste parce qu’ils sont morts, ne déploient leurs petites ailes mignonnes que dans l’altruisme le plus pur, cela sans avoir même une once d’idée de ce qui pourrait aller - ou non - dans leurs propres intérêts.

Ne pense pas que le fait d’avoir utilisé les mots « blanche » par trois fois et « blanc » par deux fois et d‘associer leur sens à la pureté ne révèle un quelconque racisme de ma part. Les anges, s’ils existaient, pourraient tout à fait être noirs, bleus, pourpres ou jaune fluo, que je n’en aurais rien à foutre.

Ici, de toute façon, le racisme n’existe pas. Ou alors s’il existe, il existe aussi peu que le spécisme ou l’élémentisme. Sois bien consciente, chère Daphnée, que dans le monde qui m‘héberge actuellement, les végétaux, les objets, les êtres et moi-même sommes tous sur le même bateau (le bateau n’est qu’une image, parce que d’après moi, le monde qui me contient ne ressemble en rien à un bateau), et sis bien consciente qu’ici nous sommes tous dans la même galère (c’est une image aussi, un peu différente de celle du simple bateau puisqu’elle évoque un bateau qui, pour la plupart de ses passagers, est nettement moins cool).

Tout ça pour te dire, Daphnée, qu’ici nous sommes tous et sans exception logés à la même enseigne, et que les végétaux, les objets, les êtres et moi partageons tous le même sort ; nous sommes morts.

Bref, je voulais te parler plus en détails du festival, et me voilà en train d’utiliser l’encre de mon stylo Bic pour élucubrer des digressions non-essentielles à la poursuite de mon récit...

Comme je te le disais au début de ma lettre, ce festival, c’était vraiment fantastique ! Et j’ai réussi à obtenir de trois garde-frontières et d’un haut-gradé de la Police du Courrier Inter-parallèle (la P.C.I., cette Police si connue pour sa to-tale intégrité...) la possibilité de t’envoyer un bout de description de ce que je considère comme l’apogée de ce festival.

Il m’aura fallu tondre la pelouse et élaguer les pommiers du premier garde-frontière, masser longuement les pieds du deuxième, repeindre le portail, la boîte aux lettres et la voiture du troisième, il m’aura fallu brosser le haut-gradé de la Police de Courrier Inter-parallèle dans le sens du poil, me prosterner à ses pieds couverts de verrues mal soignées et lui répéter maintes fois que je le trouvais « super beau dans son costume de haut-gradé » (en tâchant toutefois de bien lui faire comprendre que mes compliments étaient sincères mais en aucun cas n’étaient des avances (le haut-gradé de la P.C.I. a beau être homo, il est homophobe), il m’aura fallu ensuite lui creuser une piscine olympique (2,80 mètres de profondeur sur 50 mètres de longueur et 25 de largeur) puis que je la remplisse d’eau (3200 mètres cube, tu te rends compte ?) afin qu’il puisse y siroter un Egon Muller-Scharzhof Scharzhofberger Riesling Trockenbeerenauslese grand cru 2007 que je venais de verser au sein d’un verre en cristal Baccarat (cristal très pur puisqu’il contient 31.7 % de plomb et qu’il est réalisé par un marquage indélébile au jet de sable, et verre en cristal portant ses initiales en lettres d’or), et il aura ensuite encore fallu que je regarde « comme il nageait trop bien », que je regarde « à quel point son slip de bains rouge et blanc lui faisait de jolies fesses », que je regarde « comment son crawl avait grave la classe » et « comme sa brasse, pourtant nage si primaire, dégageait d’insolente facilité », et aussi « à quel point sa nage papillon portait bien son nom quand c’était lui qui la nageait », il m’aura ensuite et enfin fallu lui dire, les yeux dans les yeux, que je le considérais comme l’être-mort le moins corruptible du monde entier pour qu’il accepte enfin qu’on s’arrange à l’amiable.

C’est drôle, ma chérie, mais ne trouves-tu pas que flatter un être de posséder un trait de caractère positif permet de mener plus facilement des négociations visant à le faire agir comme un être totalement dépourvu de la qualité dont on l’a flatté ?

Qu’est-ce que je peux être bavard !

Chère Daphnée, je vais tâcher de me re-concentrer.

A force de travail physique et relationnel, j’ai donc acquis le droit de t’écrire à propos de ce que je considère comme l’apogée du festival. Je ne saurais te dire combien nous étions. Nous étions tous là. Je ne voudrais pas être redondant sur ce point, mais il est important que tu comprennes que nos présences mortes (nos existences absentes, si tu préfères) - et cela bien que je conserve en moi les résidus du pragmatisme qui fut le mien lorsque j’exerçais le métier d’expert-comptable - sont en nombre infini ou presqu’infini.

Cette apogée du festival, dont je veux te parler, nous l’appelons notre RIVE ou, moins commodément, notre Rituel d’Intermédiation Vibratoire Exponentielle.

C’est la première édition du festival à laquelle je puisse participer. Et si, par bien des aspects, je regrette d’être mort, cela m‘aura permis de découvrir et d’expérimenter ce fantastique, délicieux, fabuleux, ce mirobolant et insensé, grandiose, cet effarant, admirable, cet extraordinaire, imposant, hyperbolique et indicible, ce féerique, phénoménal, stupéfiant, inouï et agréable, ce charmant et très chouette Rituel d’Intermédiation Vibratoire Exponentielle.

Nous étions tous autour d’un gigantesque cylindre en métal. Sans rien se dire, nous savions déjà tous ce que nous allions faire. Nous étions prêts. La chorégraphie, sans que nous n’en sachions rien, était déjà là, en nous. Le top départ fut donné par la première goutte de pluie tombée depuis toujours, nous nous mimes alors à taper sur le métal du cylindre comme des damnés ; nous tapions, tapions, et tapions, et l’instrument s’était mis à produire quantité de sons différents et à vibrer sous nos frappes incessantes ; nous nous mimes donc à vibrer nous-mêmes, puisque, par le biais de nos paumes ouvertes, les vibrations de l’instrument s’acheminaient maintenant vers notre corps entier, et nous tapions, et nous tapions encore, et nous tremblions en tapant, reversant ainsi dans l’instrument les vibrations qu’il nous avait procurées ; et puis ce fut au tour du gigantesque cylindre en métal de nous les renvoyer, multipliées par dix ou par cent, peut-être par mille et nous tapions encore, et nous tremblions, tremblions et tapions encore plus fort, ce qui nous fit vibrer avec une puissance décuplée vu que le groupe que nous formions offrait à chacun des membres qui le composait la force vibratoire ressentie par le groupe entier ; et nous frappions encore le cylindre, plus fort encore, et nous vibrions d’autant plus que le cylindre nous renvoyait nos vibrations avec une puissance exponentialisée, et le groupe, soudé, offrait une nouvelle fois à chacun de ses membres les vibrations engrangées par sa totalité ; et caetera, et caetera, et caetera, jusqu’à ce qu’une faille se creuse sous le cylindre et que le sol se sépare en deux plaques distinctes dans un fracas du diable, et que nous tombions avec l’instrument métallique dans un gouffre infini (ou quasi infini) au sein d’un espace totalement incolore - puisqu’aveuglement lumineux, assourdissamment bruyant, un espace sans odeur et sans température, un espace qui aurait été super flippant si nous n’étions pas là tous ensemble à tomber - coudes serrés et destins liés en un seul sort (symbolisé dans ce rituel par cette chute infinie ou quasiment infinie dans ce gouffre depuis lequel j’aurais voulu pouvoir t’écrire).

Mais t‘écrire me fut impossible puisque que je n’avais sur moi ni papier ni stylo Bic. Et de toute façon, je n’aurais rien eu pour caler correctement la feuille, là-bas aucune surface suffisamment plane et lisse pour me permettre de ne pas « écrire comme un cochon ».

De mon vivant, c’est quelque chose que tu me reprochais suffisamment, et je ne voudrais pas que tu me le reproches encore, même au-delà de ma propre mort.

J’ai commencé cette lettre il y a un certain temps (je te le répète mais d’ici, et d’autant plus quand je t’écris, le temps est un notion très floue) et voilà que je pense enfin l’avoir finie.

Juste ajouter, chère Daphnée, que je trouve aussi merveilleux que paradoxal de constater que nous partageons beaucoup plus de choses maintenant que nous n’appartenons plus tout à fait au même monde.

Le bonjour à Lola.

(Ne lui parle pas du gouffre, je pense qu’elle n’a pas encore l’âge.)

A bientôt.

Jean-Pierre

à suivre...

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