La question politique de la valeur [9/9]

Par Jacques Fradin [vidéo]

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#143, le 23 avril 2018

Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme. Il y a presque trois ans, nous avions publié une série de vidéo intitulées Qu’est-ce que l’économie, cette nouvelle salve en est la suite logique, dans le sens d’un approfondissement. Le propos est rapide, dense et complexe tout autant qu’il est érudit, précieux et indispensable. Enregistrées à l’hiver 2016, ces 9 vidéos demandent de la patience et de la concentration, qualités nécessaires à tout bon lecteur de lundimatin. Neuvième épisode : La question politique de la valeur.

Troisième Série

Le noyau politique colonial de l’économie : la valeur.

Valeur, évaluation, mesure, calculabilité, comptabilité, servitude.
Épisode C : Le discours des ingénieurs sur l’économie, définie comme système de production (l’économie fondamentale), est à la base de l’égarement du marxisme retourné en “gestion supérieure” de « l’économie socialiste ». Il n’existe pas d’économie non capitaliste, socialiste, alternative ou coopérative. Lutter contre le capitalisme est la même chose que lutter contre l’économie. Se lever contre le despotisme “éclairé” des élites technocratiques.

Revenons alors à un point sensible : la question du travail.

1– La théorie de la mesure n’est pas appuyée par une ontologie du travail ; au contraire elle se place au sein d’une critique de ce type d’ontologie.
La théorie de la mesure est d’abord une critique de ce type dialectique.

2– L’idée même de travail, comme fondement ou source de toute « production », est radicalement rejetée.
Il faut attendre John Holloway pour trouver une sorte de marxisme radical (open marxism) qui sache analyser « la production » en distinguant nettement l’Agir Réel (la poussée inaliénable à vide) & le faire réalisé (divisé lui-même en pro-duction institution et production fabrication).
Les implications politiques de ce geste de rejet sont très lourdes à porter.
SI le travail EST un objet capitaliste, une catégorie du capitalisme, alors il est constitué par le processus même de l’institution de l’économie, par le processus de mesure (par exemple la monétarisation ou l’imposition monétaire).
Ou, si l’on préfère, dans l’ensemble des généalogies du capitalisme, il y a place pour une généalogie du travail salarié.
Le travail capitaliste, et il n’y en a pas d’autre (sauf anachronisme ou rétroprojection anachronisante), est mesuré, évalué, rendu “scientifique” par l’OST ; il est toujours abstrait numérique comptable [1].
L’abstraction vient avant le travail.
Si l’on veut une histoire pieuse : le travail résulte d’un échec, d’une guerre perdue, l’esclave est un prisonnier de guerre ; c’est pourquoi les travailleurs sont des prisonniers (stance gnostique).
Le travail ne porte nulle force de libération ; ce serait plutôt l’inverse : la libération serait une libération hors du travail !

L’analyse du travail ne peut pas se faire sur la base mystique d’une ontologie (ou d’une dialectique) du travail, amenant à croire que « le travail serait source de tout » ou que « tout est à nous », etc.
Elle doit se faire sur la base « désontologisée » de l’analyse de la constitution du Camp de Travail, ou du camp de prisonniers, par la Guerre (cf. Agamben, le modèle de la société n’est pas l’agora habermassienne, mais le camp sibérien).

3– Ce qui renvoie au noyau (fond !) de l’analyse de la valeur :
Qu’est-ce que la production ?
Comme le travail, supposé productif, la production doit être spectrographiée.
Introduisons le problème comme suit :
Le capitalisme est-il produit, constitué, institué par l’activité, la puissance constituante, des travailleurs, prolétaires, ouvriers ?
Tous les termes utilisés posent problème et doivent être définis (pour ou contre une certaine métaphysique du travail).

Y a-t-il une production substantielle de fond (la fameuse économie fondamentale) effectuée générée quasi auto-organisée par les travailleurs, dont l’activité productive “autonome” serait alors (après) vampirisée phagocytée exploitée par des capitalistes “aliens”, E.T., ou “cancers” qui se grefferaient sur un corps sain et moral, le corps populaire à la Michéa, voire pétainiste ?
Telle est la question politique de la substance de la valeur : le travail est-il la sub-stance du capitalisme ? Les travailleurs produisent-ils le capitalisme, que les capitalistes viennent ensuite leur confisquer ?
L’analyse de la mesure rejette (en répondant NON aux questions précédentes) cette métaphysique du travail.
L’analyse de la mesure conduit donc à une politique anti-travailliste.

Ce qui implique un certain nombre de choses.
L’idée universaliste, comme invariant anthropologique, du travail, l’homme a toujours travaillé, est rejetée (comme européanocentrisme).
L’idée de « forme capitaliste », le travail abstrait salarié, d’un invariant fondamental, le travail concret permanent, est refusée.
La pensée en termes de dialectique fond/forme est refusée.
Le travail, le travailleur et ses organisations, l’ouvriérisme, le travaillisme, etc. sont considérés comme des éléments politiques ne pouvant conduire qu’à des impasses ou des désastres.
La politique du travail est au mieux ambiguë, au pire pétainiste. La valeur DU travail tend à se superposer, puis tend à écraser, la valeur travail.

Il faut absolument dire :
Il n’y a pas de sub-stance (travail) de la valeur ; la valeur est l’expression d’une guerre en cours.
Il n’existe pas de comptabilité matière en termes de « temps de travail », et il faudrait critiquer cette idée de « temps de travail », comptabilité “réelle” qui fonderait les comptabilités monétaires. [2]
Il n’y a pas d’économie réelle ou fondamentale derrière l’économie monétaire ; la monnaie n’est pas un voile.
Il n’y a que le champ (le chant) de la valeur.
Par exemple, l’analyse WertKritik de la crise reste quantitativiste : la monnaie deviendrait “sans valeur” faute de fond productif travailliste.

Il est possible de développer tous les points énoncés, un par un de manière détaillée, en commençant par un exposé de la théorie de la mesure, soit dire en suivant, mais de manière décalée, l’exposé de Marx dans Le Capital, disons 4e édition allemande.
Alors, on pourrait vérifier que l’affirmation cliché de Marx, si connue :

« (1) En tant que valeurs d’usage, les marchandises sont principalement de qualité différente, en tant que valeurs d’échange elles ne peuvent être que de quantité différente, et ne contiennent donc pas un atome de valeur d’usage.
(2) Si l’on fait maintenant abstraction de la valeur d’usage du corps des marchandises, il ne leur reste plus qu’une seule propriété : celle d’être des produits du travail. » (4e édition allemande).

Si la première proposition, « pas un atome de valeur d’usage », exige d’être explicitée, la deuxième, base du marxisme exotérique, doit être considérée comme fausse.
Du reste, dans d’autres textes, par exemple dans le brouillon d’élaboration du Capital nommé Théories de la Plus-Value, et qui est une sorte d’histoire de la pensée économique, mais seulement depuis les Physiocrates – Marx ne connaissant vraiment que les libéraux économistes – la deuxième proposition ci-dessus est énoncée différemment, dans des termes que l’on peut rendre comme suit :
L’abstraction en termes de valeur d’échange (numérique monétaire) qui constitue la marchandise (abstraite donc) réduit cette marchandise à l’état d’objet géométrique mesurable inscriptible en compte.
Résumons cette constitution mesure :
Un objet, a priori ou imaginé « concret », “indicé” par un nombre, un prix, ne peut être un objet concret.
Un nombre n’est pas un attribut, comme un goût ou une couleur.
Si dans « bonnes maisons », bon est un attribut, un qualificatif, qui s’accorde au substantif, dans « mille maisons », mille n’est plus un attribut, il n’est plus accordé au substantif (mille au singulier, maisons au pluriel).
Une mesure est une structuration qui institue des objets sociaux symboliques ou des grandeurs mesurables purement abstraites.

Application : salaire et monnaie.
Il est souvent énoncé que le salaire est la mesure (représentation) du travail (effectué).
Cette idée, morale, se trouve renforcée par toute la construction néoclassique, passant, par exemple, par la productivité.
Or la liaison (comptable, par un opérateur numérique) du travail, a priori non homogène, ET du salaire, qui est un nombre monétaire homogène additif, etc., soulève un paradoxe logique.
La résolution de ce paradoxe amène à affirmer que le salaire ne mesure pas le travail.
Un travail physique concret & homogène abstrait n’existe pas.
Il est impossible de comparer les « travaux » indépendamment de leur mesure monétaire (qui, du reste, détermine « la qualité » comparée des travaux).
Le travail unifié n’existe pas et n’est composé que de travaux incommensurables.
Mais, en tant que mesure, le salaire est constitutif d’un champ de commensurabilité qui définit les objets mesurés, abstraits par la commensurabilité.
La question de la valeur monétaire ou mesure monétaire comptable doit être examinée du point de vue de l’institution de l’espace (social économique) où les humains sont triés, classés, rangés, ordonnés, hiérarchisés.
L’idée selon laquelle le salaire est proportionnel au travail fait, avec, par exemple, un revenu élevé qui correspondrait à un travail complexe ou difficile (comme faire gagner des millions à des actionnaires touristes), cette idée est logiquement indéfendable et moralement essentielle.
La prégnance de cette conception dénote la présence forte du mythe ou la perdurance entêtée de la croyance religieuse. Ce qui est démontré faux se maintient au titre du mythe constituant de l’humanité travailleuse.
L’examen détaillé de la question du salaire et de ses mythes récurrents dévoile l’organisation sociale dont le discours moral (sur le mérite, l’abstinence, le dévouement, etc.) cache et contredit le fonctionnement.
La société occidentale moderne est encore une société de sauvages fétichistes. Non pas d’hommes rationnels, comme le voudrait l’économique.

Il est plus que temps d’abandonner cette société religieuse autoritaire et ne voyant que le fascisme comme salut.

[1La fameuse “invention” du « travail immatériel » n’est que l’effet d’une mauvaise compréhension du travail abstrait ; c’est un résidu spectral d’économisme empiriste, car le travail abstrait – qui n’est qu’un aspect de la marchandise abstraite ou des objets sociaux religieux (du) capitalisme – ne renvoie JAMAIS au travail concret, mais au processus d’abstraction, qui n’est pas du travail ou de l’activité, mais la Guerre.

[2Pas question, ici, de reprendre la fameuse question du réel & du monétaire. Mais c’est bien ce dualisme économiste qui est repris sans questions par les marxistes qui fantasment « la crise » (le monétaire devenant sans base réelle, Geld ohne Wert) comme l’approche de la révolution “automatique”. La question initiale est toujours celle de « la richesse » : est-elle réelle ou nominale ? La réponse économiste qui consiste à définir la richesse comme réelle (matérielle, physiologique) et son expression monétaire comme faciale, nominale, voile, etc., cette réponse métaphysique est reprise telle quelle par les marxistes dualistes dialecticiens. Encore une fois la théorie de la mesure se bâtit contre ces dualismes à répétition. En définissant la richesse comme pouvoir (richesse, wealth, Reich), donc en privilégiant son aspect nominal symbolique.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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