La petite (mais libre) République des Mulini

La nouvelle vague No Tav et comment elle s’est formée. Un récit de Wu Ming 1*

paru dans lundimatin#250, le 29 juillet 2020

Le soir du 5 juillet, en rentrant de la « battitura »[séance de tapage collectif contre une clôture] sur le portail de la zone rouge, une pensée : quelqu’un devrait écrire à propos de cette nouvelle génération No-Tav. Des gens de vingt ans et même des adolescents qui avaient appris à être ensemble et à s’organiser au festival du Grand Bonheur, qui s’étaient agurris dans les grandes mobilisations pour le climat de 2019, avaient participé durant le printemps 2020 aux flash mob planétaires consécutifs à l’assassinat de Georges Floyd, et au début de cet été, étaient acteur de la renaissance du mouvement de la Vallée de Susa. La énième renaissance, après quelques années difficiles.

Quand on suivait les événements dans la vallée de Susa, on avait déjà remarqué un gros contingent de « Jeunes No Tav » ouvrir la marche de Susa à Venaus le 8 décembre 2019. Laquelle avait été un succès : la Stampa avait dû écrire : « les organisateurs (…) on réussi à amener dans le village symbole de la lutte No Tav une marée humaine. »

Ce jour-là, Alberto Perino [porte-parole historique du mouvement] avait dédié son discours aux « jeunes de la première ligne ».

Et maintenant, ils avaient encore avancé. Depuis deux semaines, ils tenaient un avant-poste extrême dans le val Clarea : le presidio, poste de surveillance, permanent des Mulini.

A partir de 2011, quiconque avait voulu voir de ses propres yeux comment se déroulait la lutte No-Tav, était déjà passé aux Mulini. C’était un hameau abandonné, le long de la route à mcôte qui conduisait de Giaglione jusqu’au fameux chantier, celui que l’adversaire voulait étendre.

Non content de rappeler d’anciens hauts faits, le nouveau presidio les citait de manière explicite : près de dix années après l’évacuation de la Libre République de la Maddalena, dans le val Clarea, les maisons dans les arbres, utilisées comme tours d’observation, étaient de retour.

L’Entité aussi observait les observateurs, 24 h par jour, et souvent elle les tourmentait au point que parvenir à dormir était toute une entreprise. Au cœur de la nuit, les flics faisaient résonner l’alarme, ou allumaient brusquement un phare qui illuminait violement tentes et sacs de couchage. Et si quelqu’un s’éloignait de quelques pas des Mulini pour pisser, il pouvait rencontre le gant des Méchants Bleus. Et pourtant, outre la juste colère, dans les récits des personnes qui avaient participé au presidio, il y avait la joie. [Ici, le traducteur ne peut que se rappeler quelques moments pas si anciens]

Et désormais, beaucoup de monde y était allé. Les observateurs réussissaient à se donner la relève chaque jour, par groupes de trente à cinquante, en contournant l’encerclement par les bois, sous couverture d’une « promenade solidaire ». On partait de Giaglione à 200 et à un certain moment, la bande de la relève s’écartait et montait par les sentiers, en emportant des vivres, de l’eau et de l’adrénaline plein le corps. Ce 5 juillet, je venais juste d’assister à la scène. L’âge moyen des personnes qui frappaient les barres ne dépassait pas les 22 ans, et c’étaient en grande partie des jeunes femmes.

En plus du presidio, la nouvelle génération avait été au premier rang des récentes initiatives de lutte, dont certaines spectaculaires, comme les contestations des 24 et 27 juin devant le restaurant de Susa où déjeunent les forces de l’ordre. La deuxième fois, submergés de sifflets et de slogans, les flics avaient fui la ville par une ruelle, la queue entre les jambes.

–La nuit du 1er au 2 juillet, il y avait eu aussi un cacerolazo – concert de casseroles et de poêles – devant l’hôtel Ninfa d’Avigliana, où logeait la police. « Dans cet hôtel », disait un communiqué, « des troupes d’occupation passent la nuit avant de faire, durant la journée, des barrages, des contrôles et des intimidations tout le long de la vallée. Nous ne vous voulons pas ici, vous, vous devez vous en aller d’ici ! ».

Comme la réapparition des maisons dans les arbres, la reprise des tactiques de dérangement, typiques de la période 2012-2014, manifestait que le mouvement avait ressaisi divers fils de sa propre histoire et les retissait.

Oui, il faudrait que quelqu’un la raconte, la énième – et pour pour beaucoup surprenante – nouvelle bouffée de conflit dans la vallée. Les médias mainstream feignaient de ne pas l’avoir remarquée. Les actionnaires de référence voulaient maintenir le profil bas. Après des années à répandre du wishful thinking du genre « la lutte No Tav est finie, le mouvement est en crise, le projet est nécessaire et il est à un bon point, on ne reviendra pas en arrière », il était désagréable et difficile de prendre en compte certaines réalités concrètes : la lutte était décidément vivante, le mouvement se renouvelait, et sa présumée utilité plus que jamais contestée, y compris par la nouvelle municipalité de Lyon et même par la Cour des Comptes européenne.

Ceux qui avaient cru la propagande et donné la lutte pour morte, auraient du mal à comprendre comment – en prenant appui sur quoi – le mouvement avait surmonté les obstacles de 2018-2019.

2018-2019 : deux ans de crises et de nouveaux départs

« Noms séparateurs et noms assimilateurs »

Contre le mouvement No-Tav, au cours des années, on avait utilisé deux stratégies rhétoriques ; l’une centrée sur des « noms séparateurs » - concept proposé par Alain Badiou – l’autre sur ce que j’ai proposé d’appelé des « noms assimilateurs »..

Pour pouvoir utiliser un nom séparateur contre un mouvement, il faut faire référence à un objet identitaire fictif : le « citoyen honnête », les « gens normaux », les « italiens »… Quiconque ne ressemble pas assez à l’objet identitaire fictif est marqué d’un nom qui « permet à l’Etat de séparer de la collectivité un certain nombre de groupes et de justifier le recours à des mesures répressives particulières » (Badiou, Le Réveil de l’histoire, 2011).

Exemples au hasard de noms séparateurs : « les violents », « les extrémistes », « les autonomes », « les black block » (sic, avec la faute d’orthographe), « les immigrés », « les musulmans », « les gitans », « les juifs », « les terroristes »…

Le recours à des nom séparateurs pour diffamer le mouvement No Tav et l’isoler de la population n’avait jamais fonctionné. L’emblème de cet échec était le t-shirt « Nous sommes tous Black Bloc », porté par de respectables retraitées qui l’achetaient aussi au format bébé pour les petits enfants. Et que dire de la manifestante âgée en chaise roulante portant l’écriteau « Anarcho-insurrectionnaliste de la vallée de Susa » ?

Mais, depuis le début, on avait aussi utilisé contre le mouvement No Tav des noms assimilateurs, épithètes qui les rapprochaient de l’objet identitaire fictif, c’est-à-dire de la majorité des italiens, mais en donnant à cette épithète une connotation négative, comme quand on dit : « le truc habituel fait à l’italienne ». Le recours à des noms assimilateurs servait servait à présenter la lutte contre le Grand Projet comme l’habituelle affaire des égoïsmes locaux, des histoires de clocher… Le truc de l’ « Italien moyen », en somme.

Le premier nom assimilateur avait été « nimby », [not in my backyard « pas dans mon arrière-cour » : pas chez moi] mais celui-là non plus n’avait pas fonctionné. Au contraire, au cours des années, le terme No Tav avait acquis des sens multiples, bien au-delà du différend territorial spécifique. Il avait acquis un caractère d’universalité. Comme l’avait fait remarquer Serge Quadruppani dans Le Monde des Grands Projets et ses ennemis (La Découverte, Paris 2018), être No-Tav signifiait être contre le Tav et son monde, le monde capitaliste dont la logique imposé, entre beaucoup d’autres choses, les Grands Projets Inutiles. Refuser le système des Grads Projets était tout sauf « nimbry ». Not in anyone’s backyard [dans l’arrière-cour de personne]

Contre les noms assimilateurs, cependant, il fallait rester sur ses gardes. Ils pouvaient être plus dangereux que les noms séparateurs, parce qu’ils pouvaient émousser et amortir, adoucir et diluer le conflit.

« Grillini » : un piège contre l’autonomie No-Tav

De 2005 jusqu’à la seconde moitié des années 10, la lutte No-Tav avait anticipé des directions et provoqué des virages de la politique nationale, contraignant toutes les forces en jeu à se positionner sur la question : ou de ce côté, ou de l’autre. Tout cela avait été possible parce que cette lutte avait gardé le point d’un non inconditionnel, et avait tenu ce point parce qu’elle avait toujours été une lutte autonome.

Le projet auquel le mouvement s’opposait n’était autre que le résultat de la lutte elle-même, de la pression No Tav continue. Sans la lutte, on aurait réalisé le projet de la rive gauche de la Dora, celui qui a été retiré fin 2005 après la reconquête de Venaus [1]. L’adversaire avait alors reconnu que ce projet était erroné, trop destructeur, dispendieux, et en avait proposé un supposé être « low cost ». Celui qui depuis 2010 continuait à partir en morceaux et à subir des variantes.

Dans la vallée de Susa, c’était le capital qui avait dû répondre à la lutte. La lutte avait contraint le capital à des rafistolages, des raccommodage, des coupes et des redimensionnements incessants. Chaque fois, on reconnaissait, implicitement qu’avant, le projet n’allait pas, mais maintenant… Sur chaque point singulier, on recevait la critique No Tav, mais sans l’admettre, parce qu’on ne pouvait donner raison aux No Tav. La réponse à la pression d’en bas était donc présentée comme une initiative prise en haut, une reconsidération, une « intelligente réévaluation » (selon les termes du ministre Delrio, le 1er juillet 2016, à propos de l’abandon d’une bonne soixantaine de kilomètres de nouvelle ligne).

Le mouvement avait obtenu d’autant plus de résultats qu’il était perçu comme étranger à la comédie politique. En évitant de se perdre dans les brumes obnubilantes de la petite histoire des partis, la lutte avait su rejeter la « politique politicienne » avec sa surface de fausses polémiques et son fonds d’ententes transversales au profit du système.

De cette manière, le mouvement No Tav avait fait de la politique véritable. Il s’était aussi réapproprié des liens administratifs territoriaux – en termes plus simples : il avait fait élire des maires et des conseils municipaux – mais toujours en les concevant comme des instruments et sans croire qu’une victoire électorale soit en elle-même un résultat, qu’il suffirait dès lors de « laisser faire nos élus ». Au contraire, le rapport entre élus No Tav et comités était une corde tendue.

Durant les années 10, avait été définie une nouvelle stratégie de normalisation fondé sur l’épithète « grillini » [partisans de Beppe Grillo, le comique professionnel fondateur du Mouvement Cinq Etoiles], utilisé comme nom assimilateur pour ramener le mouvement No Tav à une des forces partitaires en jeu, le représenté comme une force subalterne dans le cadre stéréotypé du présumé affrontement entre « progressistes » et « populistes ».

Le soutien ostentatoire mais ambigu du Mouvement 5 Etoiles à la lutte No Tav avait provoqué des discussions internes et polémiques, et fourni aux ennemis de bons points d’appui, mais tant que le parti de Grillo et Casaleggio était resté dans l’opposition, le mouvement avait réussi à ne se faire ni confisquer ni diviser.

Mais, à partir de juin 2018, avec l’arrimage du M5S (Mouvement 5 étoiles) au gouvernement et la nomination du premier gouvernement Conte, la stratégie ennemie avait payé. Le mouvement No Tav avait été mis en difficulté comme jamais auparavant.

En partie, il s’y était mis tout seul, avec l’initiale ouverture de crédit au gouvernement par quelques-uns de ses animateurs et la prédominance d’une ligne « attentiste » : voyons s’ils arrêtent le projet. Ainsi, la subjectivité No Tav était-elle restée piégée dans la narration des « tensions entre forces politiques » : tensions internes à la coalition « jaune-verte » [M5S et Ligue], et tensions entre le gouvernement et l’oppositions-façon-de-parler, c’est-à-dire le PD [Parti démocrate, post-gauche], qui sur le Tav et les Grands Projets avait la même position que la Ligue et au fond, comme on verrait une fois l’enfumage dissipé, que le M5S.

Ce dernier avait longtemps manifesté son soutien à différentes batailles sociales et luttes de territoires. Mais avec son entrée au gouvernement, les poses barricadières avaient vite laissé place aux complets Gucci ou Ermenegildo Zegna, et l’opposition aux Grands Projets s’était évaporée comme urine au soleil, ne laissant qu’une puissante puanteur. En quelques mois, les ministres et leaders grillini avaient donné congé au moins trois luttes territoriales proches de celles des No Tav : No Terzo Valico, No Tap et No Passante de Bologne [2].

Néanmoins, le nœud valsusien avait tardé à se défaire. Une forme de « désistement » s’était prolongé, et les compagnons et compagnes de route du mouvement No Tav, y compris le soussigné s’étaient trouvés en difficulté. Nous avions senti le mouvement moins proche de nous, embarrassé pour prendre partie dans la lutte contre ce gouvernement, qui était pourtant le gouvernement de la répression, des décrets sécuritaires, du racisme systématique, des attaques aux droits civils et sociaux.

Entre l’été 2018 et février 2019, avait été enregistrée une baisse de l’autonomie dans l’image de la lutte et une baisse de l’universalité du signifiant No Tav. Ce dernier avait oscillé dangereusement vers la caricature que l’ennemi avait toujours eu du mal à en faire : une affaire locale et particulariste.

L’image du mouvement No Tav avait perdu une partie de son autonomie notamment parce qu’on avait parlé plus de la mise en œuvre du projet que de la lutte pour l’arrêter.Ou plutôt : la lutte avait paru dépendre de la mise en œuvre plutôt que le contraire, comme il était arrivé jusque-là.

Bien entendu, il était juste et indispensable de parler de la mise en œuvre, de chercher des poux aussi sur le plan technique et procédural : dès les origines, avec le comité Habitat, ça avait été une des bonnes pratiques du mouvement. Mais ce n’étaient pas les « barricades de papier » qui avaient fait de « No Tav » un signifiant pour toutes les luttes de territoire ; ça avait été la très reconnaissable autonomie de la subjectivité No Tav.

Les barricades de papier ne fonctionnaient que s’il y avait de vraies barricades. La « normalisation » du mouvement No Tav avait consisté à l’enliser, à le pousser à ne se concentrer que sur les aspects procéduraux, à le contraindre à se focaliser sur l’annulation des appels d’offre, à attendre on ne sait quoi de la nouvelle analyse coûts-bénéfices, etc.

Si les noms séparateurs n’avaient rien pu contre la libre république des No Tav, un nom assimilateur – « grillini » - avait risqué de la désagréger.

Mais il n’y avait pas réussi.

La dernière tentative d’utiliser un nom assimilateur contre les No Tav avait émané justement des troupes de trolls du M5S, après que la rupture [entre le M5S et la Ligue] se fut consommée et que le parti ne fut plus en mesure de demander aucun désistement aux valsusins.

Le nom assimilateur, dans ce cas, avait été « leghisti  » [partisans de la Ligue]. Du bobard des No Tav qui auraient « voté pour la Ligue » aux européennes de 2019, Davide Gastaldo et le soussigné avaient fait justice sur Giap.

L’autonomie reconquise et le retour des « violents » (ça nous manquait)

Même durant cette phase de partielle confusion, le mouvement avait donné des preuves de force, comme la manifestation océanique du 8 décembre 2018, réponse aux « madamine » Si-Tav [groupe de turinoises BCBG auteures d’un manifeste en faveur du « développement, du voyage, du Tav, etc. , à l’origine d’une manifestation. Le groupe s’est ensuite désagrégé sous l’effet d’ambitions politiques internes]

Entretemps, beaucoup moins visibles que les polémiques, avaient commencé d’autres histoires, d’autres influences s’étaient faites sentir et de nouvelles tendances développées.

Dans la grande chaudière du Festival Alta Felicità [Festival du Grand Bonheur – cf supra], événement qui avait grossi d’années en années au point de déborder et de devenir très difficilement gérable, avaient pris leur essor ce qu’une certaine tendance théorique appellerait « des procès de subjectivation ». En terme plus prosaïques : durant les journées du festival, la nouvelle génération No Tav, trop petite à l’époque des Libres Républiques, avait vécu des expériences formatrices et fondatrices.

Pendant ce temps, les exploits du mouvement Fridays For Future faisaient prendre conscience à des milliers de jeunes et de très jeunes. Dans la Vallée de Susa, cette jeunesse avait regardé derrière et autour d’elle, en se rendant compte qu’on n’avait pas attendu Greta Thunberg : la lutte contre le système écocide et climaticide durait depuis 30 ans. En octobre 2019, l’assemblée nationale de FFF Italia avait pris très nettement position contre le Lyon-Turin et les autres Grands Projets.

Pendant ce temps se déroulait la joyeuse épopée de la résistance de Nicoletta Dosio, histoire qui aurait mérité un texte à part, et qui avait fourni à beaucoup de jeunes un véritable role mode, exemple vivant de cohérence et de détermination.

A Bologne, durant toute la phase du « restez à la maison » et de la paranoïa du Covid, dans les trues étaient restés restés, en signe de résistance, une image de Nicoletta brandissant le poing. Il s’agissait d’une affiche de solidarité réalisée par l’Association Bianca Guidetti Serra.

Dans les premiers mois de 2019, un retour de l’usage des noms séparateurs avait annoncé une inversion de tendance. Durant cette période, dans une intervention intitulé « hors des hauts-fonds », j’avais dit que bientôt allaient revenir les accusations de violence et le sens était : « qu’elles viennent donc ! ».

En bref, les graines du renouveau et du « redépart » No Tav avaient germé justement dans le moment où le mouvement avait paru le plus en crise. Si pour en voir les fruits, il avait fallu attendre l’été 2020, c’était à cause de l’urgence Covid.

Durant la phase « restez à la maison », beaucoup de jeunes, garçons et filles, avaient accumulé de la frustration par rapport à la vie « à distance » - des pseudo-cours aux affects impossibles – et beaucoup de colère contre une gestion de l’urgence « adolescentophobique », et surtout bien pensante (les lapsus sur les « conjoints » et les « affections stables »). Parmi celles et ceux qui avaient à peine découvert l’activisme, durant la réclusion domestique, s’était développée, invisible à beaucoup de radars, l’envie d’agir, de recommencer à lutter en y mettant son corps, les corps. Comme au presidio des Mulini.

(Note en passant  : le « désistement » No Tav à l’égard du gouvernement Conte I n’était rien en comparaison du véritable accompagnement qu’on manifesté certains secteurs des mouvements contestataires durant l’urgence Covid]

Revenons à juin-juillet 2010

Le 16 juin 2020, un rapport de la Cour des Comptes européenne avait exprimé de sérieux doutes sur la ligne Lyon-Turin, sur sa construction, sur ses coûts en constante augmentation et sur ses supposés bénéfices environnementaux. Le passage le plus intéressant était celui-ci :

« il existe un risque élevé de surestimation des effets positifs de la multimodalité de bon nombre des infrastructures de transport phares. Le gestionnaire d’infrastructure français a par exemple estimé en 2012 que la construction de la liaison transfrontalière Lyon-Turin, et de ses lignes d’accès, générerait 10 millions de tonnes d’émissions de CO2. Selon ses estimations, cette infrastructure de transport phare ne deviendra avantageuse du point de vue des émissions de CO2 que 25 ans après le début des travaux. Cependant, se fondant sur les mêmes prévisions de trafic, nos experts ont conclu que les émissions de CO2 ne seraient compensées que 25 ans après l’entrée en service de l’infrastructure. Cette prédiction dépend en outre des volumes de trafic : s’ils n’atteignent que la moitié du niveau prévu, il faudra 50 ans à partir de l’entrée en service de l’infrastructure avant que le CO2 émis par sa construction soit compensé. »

Dans cette période, comme les promoteurs du Tav avaient été piqués par de telles considérations, était arrivée la nouvelle d’une extension imminente du chantier de Clarea à la hauteur des Mulini et de la réalisation d’une passerelle sur le torrent. Des travaux préliminaires à la construction d’une nouvelle bretelle de service sur l’Autoroute A32.

Pour s’opposer à cette entreprise, le 20 juin, le nouveau presidio était né. Le lendemain soir, un gros déploiement de troupes avait tenté de l’évacuer, sans y réussir. Quelques No Tav s’étaient enchaînés aux chalets, d’autres étaient montés dans les arbres.

Le soir du lundi 22 s’était déroulée la première marche de solidarité au presidio, durant laquelle il y avait eu une première relève. La police avait renté de l’empêcher, notamment en tirant des lacrymogènes dans les bois.

Le 26 juin, à la salle PalaNoTav de Bussoleno, il y avait eu une grande assemblée populaire, comme on n’en voyait pas depuis longtemps.

Le 28 juin, les Femmes No Tav s’étaient présentées en masse au portail du chantier et avaient exécuté la performance féministe internationale internazionale « Un violador en tu camino », avec des paroles adaptées à la situation de la vallée de Susa

Le 1er juillet, le nouveau maire de Lyon, il verde, Grégory Doucet, avait déclaré sans tergiverser son son opposition au Tav.

Le lendemain avait commencé le campement itinérant No Tav, autour du chantier, dans des lieux communiqués jour après jour, avec des initiatives diverses.

L’après-midi du 4 juillet, de retour dans la Vallée de Susa après de longs mois, j’avais assisté à une assemblée sous un grand chapiteau, sur pré le long de la nationale 24 d’où on voyait le fort de Exilles, et participé à un petit cortège spontané. Le soir, en dîant à la Locanda del Priore de Vaie, Maurizio m’avait raconté en détail les dernières semaines.

Dans le ciel, juste à côté de la pleine lune, Jupiter et Saturne étaient parfaitement visibles. J’étais heureux d’être de nouveau dans la vallée, ne fût-ce que pour un weekend.

Tandis que nous étions là-haut, les sites d’information locale exhibaient d’énormes titres alarmistes et délirants, parce que devant l’entrée du chantier quelqu’un avait semé des clous à quatre pointes, les célèbres « triboli », qui avaient troué quelques pneus.

Bien des années auparavant, ouvriers d’usine et ouvriers agricole utilisaient régulièrement les « triboli » contre les engins motorisés des flics anti-émeute de Scelba. En 2020, devant quelques pneus crevés, on poussait des cris surexcités. La députée tendance Renzi Silvia Fregolent parlait carrément de « terrorisme » et de « forces subversives ». Dans les heures qui suivirent, la nouvelle allait arriver dans les rubriques nationales.

Dans tout ce qui se passait dans la vallée, la misère du monde-du-Tav feignait de ne voir qu’une poignée de clous.

Et pourtant, c’était un soulagement : mieux valait être « violents » que « grillini ».

Si, avec ces clous, ils pensaient diviser le mouvement, eh bien, alors, ils souffraient de graves troubles amnésiques. Le débat sur le « terrorisme » et sur le « sabotage », les No Tav l’avaient déjà eu en 2013-2014, et ça ne s’était pas passé comme l’espérait l’adversaire.

Résonances

(…)

L’histoire des No Tav est une histoire de résonances, chaque action en produit de nouvelles qui interagissent avec le souvenir des précédentes. Ce qui produit du sens, ce n’est pas tant les actions elles-mêmes que leurs résonances, ce qui se stratifie dans le temps.

Les maisons dans les arbres, les charivaris devant restaurant et hôtels… Aux détracteurs, ça peut paraître du revival, une répétition d’accords déjà entendus. Mais ces accords étaient joués par une nouvelle générations, et ils produisaient de nouvelles résonances.

* Wu Ming 1 est l’auteur de Un viaggio che non promettiamo breve. Venticinque anni di lotte No Tav (Einaudi, 2016) et de divers reportages, articles et interventions sur l’histoire et le présent du mouvement.

Ce reportage est dédié à Emilio Scalzo, activiste No Tav historique, arrêté pendant qu’il était publié sur le site Giap [le poissonier de Bussoleno a été mis aux arrêts domiciliaire et une manifestation est venue lui apporter le soutien de la vallée]

Les photos qui illustrent cet article (comme celles de l’article « No Tav En avant ! » sont de Diego Fulcheri Zografos)

[1En novembre 2005, le presidio de Venaus est évacué, mais la population revenue en force le réoccupe. C’est la bataille de Venaus, devenue célèbre dans la saga No-Tav. Le lieu est devenu un centre en dur où se déroule le festival de l’Alta Felicità (du Grand Bonheur, en opposition à la Grande Vitesse). Pour une chronologie du mouvement, voir : https://quadruppani.blogspot.com/2012/05/pour-une-histoire-du-mouvement-no-tav.html?q=chronologie

[2No Terzo Valico : Le projet de liaison grande vitesse Gênes-Tortone, nommé aussi TAV – Terzo Valico (troisième tunnel), prévoit aujourd’hui 53 km de voies dont 39 de tunnel. Le creusement d’un troisième tunnel d’une montagne faisant partie des Apennins qui séparent Gênes du Bas-Piémont est planifié. Voir : https://notavparis.wordpress.com/no-terzovallico-ligne-grande-vitesse-genes/

No-Tap : opposition au Transadratic Pipeline, oléoduc arrivant dans les Pouilles et qui devrait traverser l’Italie sur toute sa longue. Voir https://iaata.info/Italie-NO-TAP-retour-sur-une-annee-de-lutte-2644.html

No Passante : contre l’élargissement d’une voie rapide à Bologne

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