La petite humaine

Stéphanie Chanvallon

paru dans lundimatin#394, le 11 septembre 2023

Il n’y a de réalité que celle que l’on décide de voir. Il y a, sinon, le conte. Celui-ci prolonge par une actualité déconcertante le texte paru en juin 2022 « Willy se meurt ». Il se lit dans le mouvement ondoyant d’un foulard bleu écume, à la façon de la Petite Sirène.

Elle avait 12 ans, et un joli foulard bleu écume. Ce qui la fascinait, c’était les baleines, les baleines à bosse surtout. Elle pressentait leur histoire depuis ces milliards d’années, cette mémoire du vivant, sauvage, impénétrable. Lorsqu’elle nageait en mer, c’est cette vibration de l’ancestralité qui remontait tout le long de sa colonne vertébrale et lui insufflait une onde intense de joie. Elle se savait partager leur souffle ; mammifères, leur proximité était aussi là, dans cette charnière de l’air respiré.

Elle ne les rencontrait qu’une partie de l’année lors de leur migration ; elle attendait patiemment leur arrivée sur la côte ouest de l’atlantique. Leurs premiers souffles apparaissaient enfin scintillant sur l’horizon. Alors tout le village, et les rochers, et les arbres, tout ici résonnait de leur présence, même les pas des villageois et leurs voix étaient teintés d’un délicieux mystère. La petite entendait ces subtiles nuances. Le soir, elle regagnait la plage, et simplement s’immergeait, juste plaçait ses oreilles quelques centimètres sous l’eau, elle attendait... le chant de la baleine. Elle avait des frissons et riait à en avaler l’eau de mer.

Quelques mois auparavant, une annonce nationale l’avait apaisée : la fin de la captivité et de l’exhibition des cétacés dans les marineland ; c’était le résultat de la lutte menée depuis des décennies par ses aînés, une petite victoire sur la bêtise et l’offense faite à la vie. Mais la nouvelle ce matin lui brisa le cœur et affecta son âme, irrémédiablement : les orques n’allaient pas être déplacées comme promis vers un sanctuaire au large, un lieu ou progressivement elles se seraient réadaptées, doucement, sensuellement, en retrouvant la mer nourricière. Non, les orques allaient rapidement être transférées dans un autre pays, pour un autre parc aquatique, là où la réglementation n’était pas contraignante. Et les femelles seraient à nouveau inséminées pour alimenter encore les bassins d’eau chlorée et les dividendes des actionnaires.

Elle avait aussi appris que les fonds marins allaient être exploités, fractionnés et quantifiés, disséqués, mais protégés par des « corridors écologiques » : quelle idée absurde. La petite était lasse, éprouvée malgré son jeune âge. Elle avait déjà beaucoup vu, beaucoup entendu. La mer devenait le lieu de tous les profits et en même temps le lieu de tous les dangers pour celles et ceux exilés, les migrants, qui se risquaient à la traverser. Savoir que la mer qu’elle chérissait tant était le cimetière de ses frères humains la choquait profondément. Que pouvait-elle ? Aimer encore, sa seule bouée.

Elle alla voir l’aïeule du village qu’elle savait sorcière. Elle lui expliqua son souhait de vivre parmi les dauphins, les étoiles de mer, les laminaires, les anfractuosités, les rayons du soleil parcourant la surface et s’irisant dans le vert émeraude... « Je sais tout cela, Petite. Ecoute-moi attentivement. A la place de tes deux jambes, je peux te donner une caudale, comme la baleine. Mais tu n’auras plus ta voix humaine, le langage de ta civilisation, tous ces mots. Tu n’auras plus que la vibration de tes cordes ». « Peu m’importe ». Et elle accepta la transformation.

Les premières semaines avec les baleines étaient une découverte et un apprentissage sans fin. La petite s’épanouissait jour après jour et intégrait dans sa chair la vie aquatique. Il y a avait là de l’amplitude, de l’instabilité vivifiante, de l’intelligence, des mondes dans le monde, des façons inattendues d’habiter l’espace et de communiquer.

Une déchirure se fit cependant : des masses immenses vinrent soudain plonger la mer dans l’obscurité. Leurs grandes ombres étaient précédées de bruits effroyables, de détonations. Des filets descendaient au plus profond et déchiraient tout sur leur passage jusqu’aux formes vivantes encore inconnues, et les dauphins pris dans les mailles mouraient étouffés. Les jeunes baleines ne pouvaient supporter la violence des ondes de choc et désorientées, épuisées, elles mourraient elles aussi. Parfois, des tonnes de poissons étaient rejetés par-dessus bord, sans doute pour une pêche plus rentable annoncée dans les radars des sonars. La Petite était impuissante et regardait terrifiée tout en se tenant la tête entre les mains, tordue de douleur. Ce monde acoustique et bleu devenait fracas et noirceur.

Elle nagea rapidement vers le rivage, il fallait prévenir les habitants. Ils étaient déjà tous là affairés sur le port : un baleineau venait de s’échouer. « Bah, peut-être une pollution. Ou alors elle était déjà malade. L’équipe scientifique va bien nous faire un rapport d’incident. Allez, emportez-la à l’équarrissage ». La petite criait à s’en déchirer les poumons, mais personne n’entendait de mots, juste un vague son recouvert par le moteur du bateau usine. Le chien sur le quai aboyait pourtant pour manifester sa présence, mais il fut vite rappelé à l’ordre.

C’était donc ça, cette inertie, cette sorte d’indifférence ? Surtout ne pas voir ou savoir de trop. Ne pas déranger les habitudes, ne pas risquer de faire vaciller la promesse d’un lendemain meilleur. En marche, l’esprit tranquillisé par l’ultratechnologie, endormi même, juste quelques soubresauts. L’impensable, lui, se sédimentait lentement. Quand cela avait-il commencé ?

Désespérée, n’attendant désormais rien des siens, la petite humaine préféra ne plus jamais remonter à la surface. Délicieusement, elle prit une grande et dernière inspiration, profonde, gorgée de soleil et de vent, gorgée de l’écorce des séquoias et de la chaleur de la terre. Et lentement, elle s’immergea dans la mer mourante. Quelques jours plus tard, un villageois trouva un foulard bleu écume sur la plage. C’était sans doute, pensa-t-il, la trace d’une embarcation de migrants qui avait chaviré dans le lointain. Dans le lointain.

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