Le corps morcelé de la réaction globale - Dalie Giroux

Notes sur la forme contemporaine du fascisme

paru dans lundimatin#228, le 16 février 2020

Dans son numéro 61 à paraître le 7 février, la revue Lignes tente de prendre à bras le corps une question qui s’est, ces dernières années, salement absentée : l’internationalisme. Nous nous trouvons au coeur d’un paradoxe, d’un côté les soulèvements n’en finissent plus d’embraser chaque recoin de la planète ; de l’autre la publicité et ses politiciens polarisent le débat autour de deux fictions plus ou moins opérantes : la globalisation capitaliste et la renaissance nationaliste. Ce que propose ce texte de Dalie Giroux extrait de ce nouveau numéro de Lignes, c’est précisément de ne pas tomber dans le piège de ce mauvais débat pour tracer les solidarités et les complicités à même d’y mettre un terme.

Globalisme et réaction

La montée et l’installation à demeure au pouvoir de la droite sont avérées dans différentes parties du monde – c’est-à-dire, pour être précis, dans une myriade de territoires électoraux auxquels sont attachées des armées. Dans les Amérique, le passage populiste-réactif est patent en Argentine, au Chili, au Brésil, au États-Unis, et aussi au Canada, où la majorité des dix provinces ont élu des gouvernements de droite dans les deux dernières années, et où la prochaine élection fédérale, à l’automne 2019, sera chaudement disputée entre un parti globaliste business as usual et un parti populiste pro-pétrole – avec figuration des verts et des sociaux-démocrates aux marges.

Les formes d’interventions politiques fantasmées, promises, et parfois opérées par les élus et autre contenders réactionnaires du mainstream ont pour assises le scepticisme climatique théorique ou pratique et l’abolition des services publics.

Au Québec, une flambée de paranoïa concernant l’Islam est nourrie tous azimuts à travers les chambres d’échos électroniques et par une grande entreprise de presse montréalaise old style. Elle a incité le parti de droite nouvellement élu dans la province à adopter une loi interdisant le port des signes religieux chez les personnes ayant autorité dans la fonction publique, y compris les enseignants. Dans ce sillage, le discours anti-immigration est devenu rampant.

On voit se multiplier dans la province de l’Ontario (la plus peuplée du Canada) les attaques contre le financement public des universités et leur indépendance, assorties d’atteintes variées au droit d’association étudiant et syndical.

Un mouvement académique masculiniste transcanadien militant pour la « liberté d’expression », fortement antiféministe, poursuit une campagne idéologique contre la reconnaissance des droits des personnes trans, contre l’idée de « culture du viol », contre les mesures d’équité dans les milieux de travail, et contre l’idée de racisme systémique.

Dans l’Ouest canadien, la revendication populaire, amplifiée par les gouvernements anti-taxes et proches du conservatisme protestant à l’américaine, est celle du soutien à l’exploitation du pétrole sous forme de sables bitumineux, et, plus globalement, elle s’exprime sous la forme du droit de polluer, et porte dans son sillage le mouvement anti-avortement (maintenant sournoisement articulé aux questions de la pénurie de main-d’œuvre et de l’immigration consentie pour y pallier), et un mouvement de résistance populaire à toute tentative de contrôler la possession des armes à feu par le moyen de systèmes d’enregistrement.

Le développement industriel débridé des territoires est soutenu dans toutes les provinces, de l’Atlantique au Pacifique et à l’Arctique : pipelines en territoires autochtones, ports gaziers en milieux protégés, développement de réseaux de pistes pour véhicules motorisés récréatifs dans les parcs de conservation, sablières, mines à ciel ouvert, nouvelles autoroutes, mini-centrales nucléaires, destruction généralisée des terres agricoles au profit du développement périurbain, et autres projets porteurs d’une promesse d’emploi et d’augmentation du PIB.

L’état des lieux de la politique canadienne offre une variation des mêmes politiques et des mêmes enjeux que l’on retrouve ailleurs sur la planète populiste, toujours structurés autour de la poursuite de l’accumulation de puissance et de l’accumulation de capital, et promus par l’infrastructure médiatique paranoïde et appauvrie qui irrigue les systèmes politiques techno-capitalistes contemporains. Il en est du Canada comme du reste du monde : on y constate une montée apparemment irrésistible de la droite populiste à tendance nationaliste. Les conséquences de ce phénomène, qui varient sur une ligne géohistorique à plusieurs faisceaux, sont communes, et les manières d’y répondre doivent l’être aussi.

Or, me semble-t-il, ce qu’on appelle la droite, dans cette « montée de la droite », ou montée du « populisme de droite », ce n’est pas exactement la droite, même si plusieurs politiques traditionnellement associées au conservatisme se retrouvent dans l’arsenal aujourd’hui déployé par ce mouvement, même si l’orientation en est souvent néolibérale, et même si on peut dire qu’il y a quelque chose du populisme dans la manière dont s’y structurent la communication et la représentation politiques. Ce n’est pas non plus exactement une « montée des nationalismes », dans la mesure où, même si le vocabulaire national-étatique sert à la mise en scène du pouvoir, il n’y a pas d’imaginaire de la nation comme sujet politique déployé dans les différentes offensives politiques et idéologiques que l’on associe à cette « montée », et dans la mesure où la perspective des « nationaux » qui s’écartent de la nouvelle norme politique est constamment roulée dans la même farine proto-fasciste que les « étrangers ». Ce phénomène (plutôt que mouvement) réunit des gens et des groupes qui n’ont pas a priori d’affinités sociologiques ou politiques, et il se développe indifféremment dans divers contextes nationaux.

Pour le dire autrement, on peut bien sûr reconnaître dans cette hydre aux multiples têtes une montée populiste de la droite nationaliste, mais l’aborder ainsi ne permet pas de nommer ce qui s’y joue fondamentalement – on le tiendrait alors pour le fait d’un pôle politique auquel il s’agirait de s’opposer dans les luttes pour le contrôle des appareils de pouvoir. Or, je crois que le terrain de lutte, la territorialité de cette affaire, se situe ailleurs. D’où la nécessité impérieuse d’une analyse, d’emblée internationaliste, dont la première exigence est de travailler en tenant compte à chaque moment du caractère artéfactuel de l’État et, en conséquence, du caractère douteux de sa violence et de son indépassable dimension frontalière.

Il me semble que la notion de réaction permet de nommer plus justement le phénomène de ces « montées ». Ce mouvement de réaction est global plutôt que national, et il est à cet égard tout aussi global que le globalisme qu’il abhorre, décrie, dénonce et fantasme. Comme toute réaction, il est une empreinte, un mécanisme de défense, et relève du domaine affectif. Il s’agit avant tout, bien avant d’être idéologique, d’une situation psychopolitique, lisible dans sa cohérence par les affects, et non par la rationalité d’un schéma qui opposerait gauche/ droite, nationalisme/ internationalisme ou qui viserait à déterminer la nature d’un projet de société.

Par sa nature, la réaction contemporaine constitue en effet l’exact revers d’un certain ordre des choses, et une opposition mimétique aux classes faisant la promotion des valeurs que produit cet ordre. Or, cet ordre et son rejet, ensemble, définissent la carte psychopolitique de la situation propre au techno-capitalisme ayant atteint son seuil d’autodestruction – le régime (nihiliste) que l’extension du vivant a en partage. La montée réactive globale est dès lors le symptôme puissant d’une condition commune, il nous parle de ce qui nous arrive, tout entier. Comme disait Karl Marx, repris par Alain Badiou, et dont on trouve une version douce chez Édouard Glissant : « Il n’y a qu’un seul monde. » Et ce « tout-monde » est plutôt triste.

Le phénomène global de réaction en est un par lequel des groupes, des individus, des masses surtout, se constituent par la représentation politique de ce qui fait l’objet d’une objection, d’un refus, d’une négation de nature épidermique, inflammatoire, s’exprimant parfois sous une modalité fanatique. La réaction globale se constitue dans le temps et par la réverbération technologique en un mouvement regroupant des entités non-alignées politiquement, sinon par leur rejet partagé et souvent hallucinatoire de la réalité politique catastrophique de notre temps. La « montée » peut être comprise comme une montée de colère et de peur, et une forme de résistance de type hystérique, un blocage opérant par un armement existentiel de l’être contre un réel qui entrave une certaine idée de ce que « nous » sommes, de ce que « nous » voulons continuer d’être.

Un corps morcelé

La réaction actuelle qui se joue à l’échelle d’une civilisation a pour déclencheur l’ensemble des causes réelles et fantasmées qui obligent à une remise en question, à quelque plan que ce soit, de la forme de vie dominante dans les États occidentaux : changements climatiques, guerres et militarisation accélérée, persistance des terrorismes, flux d’immigrations politique, économique et environnementale, désenclavement accéléré du capital, remise en question des privilèges liés à la race, au genre, aux capacités, différences culturelles ou religieuses, dettes publiques, corruption politique. La réaction refuse de manière existentielle, totale, et viscérale, la remise en question qui découle de la condition spécifique dans laquelle nous nous retrouvons de manière absolument commune. Le refus de réviser ce qui nous fait et la seule chose que nous connaissons, d’envisager quelque deuil que ce soit à l’égard de ce que « nous sommes », est, me semble-t-il, au cœur de cette montée réactive qui se manifeste sur les surfaces politiques massifiées du premier monde. À cet égard, la levée de boucliers des années 2000 (dans la foulée des attentats du 11 septembre) autour de la « défense des valeurs occidentales » avait valeur d’augure.

Il s’agit, sur un plan psychopolitique, d’une forme violente de crispation sur un mode de vie, sur des acquis dont la reproduction induit non seulement des formes documentées de violence et de destruction, mais qui sont devenus insoutenables pour ceux qui bénéficient ou rêvent de bénéficier de ces mêmes acquis. La forme de vie qui se crispe sous la forme globale de la réaction fait en sorte de faire durer, sous le mode de la bouderie et de l’aveuglement furieux, du détournement crapuleux des énergies politiques, cela même qui est devenu impossible, insoutenable, en pleine implosion – « nous ».

Il s’agit, dans cette réaction diffuse, de refuser la réalité – celle de notre condition commune, qui est indéniablement et de manière sensible une condition d’autodestruction. Ce refus, on ne peut en être surpris, prend des formes relativement agressives, opérant par le déni, l’illusion, le mensonge, l’insulte, le martelage, la menace, le harcèlement, l’exclusion aux objets démultipliés, l’accaparement, la licence, le cynisme, le rire méchant, le désengagement, la déshumanisation ordinaire, l’armement, la pollution consciente, la jalousie, et la manie de l’imposition des conclusions au déroulement du raisonnement lui-même, jusqu’à souhaiter la mort de celui qui s’obstine à dialoguer.

Dans son essai sur « L’esthétique anesthésique », suivant Marx et Walter Benjamin, Susan Buck-Morss parle de fantasmagorie pour qualifier l’esthétique technique et de masse commune au capitalisme et au fascisme, dans laquelle elle diagnostique une « crise de la perception  ». Elle décrit ainsi cet état, où « tout un chacun voit le même monde altéré et éprouve le même environnement total. Il en résulte qu’à la différence des drogues, la fantasmagorie revêt les habits de l’objectivité  [1] ». Il s’agit de ce phénomène dont nous faisons globalement l’expérience aujourd’hui, à une échelle donc inégalée, par lequel « la matière disparaît au profit de l’intention  [2] », et par lequel est profondément altéré le rapport entre les sens et la réalité, voire la capacité même de médiatiser le rapport au monde par le biais de la sensorialité.

Plus loin, elle ajoute :

Le sujet s’identifie à l’image comme « forme » (Gestalt), du moi, d’une façon qui dissimule son propre manque. Rétroactivement, cela conduit au fantasme du « corps morcelé ». En replaçant cette théorie dans le contexte historique des débuts du fascisme, Hal Foster a fait état des relations personnelles entre Lacan et certains artistes surréalistes qui avaient pris pour thème le corps fragmenté. Je pense qu’on peut pousser plus avant la signification de cette mise en contexte, de telle manière que le stade du miroir puisse être lu comme une théorie du fascisme  [3].

Ainsi, l’identification à une image du moi qui sert à voiler et nier et prétendre ainsi combler le manque qui afflige ce moi se traduit aisément dans l’avènement de ce « peuple contre l’élite », multiplié par clusters d’accumulation de puissance et de capital, agrégé électroniquement et traduit de manière électorale et en audimat, qui qualifie la présente montée réactive globale. Ce peuple, auquel manque la sécurité dont il prétend jouir en s’exhibant à travers l’expression d’une pseudo-volonté politique, est un peuple dont l’affect moteur est la peur. Cette peur, qui stimule et qui dynamise ce processus psychopolitique, peut s’interpréter comme instance du fantasme du corps morcelé.

Chez Jacques Lacan, le fantasme du corps morcelé est lié à l’identification primordiale du moi à une spatialité, son « image » telle qu’elle lui est renvoyée par le miroir. C’est à travers l’attachement pulsionnel à cette image du moi, qui précède le rapport à l’autre qui participe de la dialectique subjective, que va se manifester le fantasme du corps morcelé. Il s’agit d’images (« imagos du corps morcelé ») qui « représentent les vecteurs électifs des intentions agressives, qu’elles pourvoient d’une efficacité qu’on peut dire magique. Ce sont les images de la castration, d’éviscération, de mutilation, de démembrement, de dislocation, d’éventrement, de dévoration, d’éclatement du corps…  [4] »

Le fantasme du corps morcelé témoigne d’une intention agressive, de l’ordre de la défense de ce moi contre la réalité qui est nécessairement hostile, et qui est fantasmée dans son effet de morcellement. Cette vision équivaut à faire l’expérience hallucinée de la destruction de l’image chérie d’un corps portant, d’un corps entier, d’un corps qui soutient et réalise le moi, expérience dont il faut se prémunir, non pas cette fois en fantasme, mais en réalité.

Ainsi se série de façon continue la réaction agressive, depuis l’explosion brutale autant qu’immotivée de l’acte à travers toute la gamme des formes des belligérances jusqu’à la guerre froide des démonstrations interprétatives, parallèlement aux imputations de nocivité qui, sans parler du kakon obscur à quoi le paranoïde réfère sa discordance de tout contact vital, s’étagent depuis la motivation, empruntée au registre d’un organicisme très primitif, du poison, à celle, magique, du maléfice, télépathique, de l’influence, lésionnelle, de l’intrusion physique, abusive, du détournement de l’intention, dépossessive, du vol du secret, profanatoire, du viol de l’intimité, juridique, du préjudice, persécutive, de l’espionnage et de l’intimidation, prestigieuse, de la diffamation à l’atteinte de l’honneur, revendicatrice, du dommage et de l’exploitation  [5].

On peut spéculer que l’image du moi en jeu dans la réaction contemporaine se présente sous la forme d’agencements machiniques forts (ou, dans un autre lexique, sous la forme de centaures), le plus prégnant étant peut-être celui de l’homme-automobile, celui qui manifeste sur les ronds-points, celui qui défend le droit de maximiser son empreinte carbone, celui qui tient à son mode de vie, et qui se sent en même temps floué par les puissances globales : homme-machine, homme-banlieue, homme-rond-point, homme-gazoline, homme-pipeline, homme-plastique, homme-fusil, homme-femme, homme-salaire, homme-police, homme-armée, homme-famille, homme-État, homme-téléphone. La résistance réelle au morcellement fantasmé est liée à la peur de perdre, peur de perdre quelque chose ou peur de se perdre, et cette peur se manifeste sous la forme de l’agressivité, envers les causes fantasmées de cette perte de ce qui n’est pas, n’a jamais été, de ce qui n’est qu’une image (primaire, pré-dialectique, avant l’existence de l’autre). Il y va, pour faire court, d’une résistance existentielle à la réalité – une réalité certes déplaisante, parfois tragique, mais difficile à éviter sans glisser dans le monde fantasmagorique et destructeur du fascisme.

Bref, nous désignons dans le moi ce noyau donné à la conscience, mais opaque à la réflexion, marqué de toutes les ambiguïtés qui, de la complaisance à la mauvaise foi, structurent dans le sujet le vécu passionnel ; ce « je » qui, pour avouer sa facticité à la critique existentielle, oppose son irréductible inertie de prétentions et de méconnaissance à la problématique concrète de la réalisation du sujet  [6].

La réaction politique contemporaine est assimilable à cette « irréductible inertie de prétentions et de méconnaissance » qui est opposée aux contraintes qui s’imposent à la réalisation du sujet, à savoir le réel qui résiste, sous la forme connaissable de la réalité. C’est l’affect qui fait tout.

L’ordre d’irréalité qui s’installe dans cette fragilité collective face aux menaces globales et aux transformations imminentes et en cours de la forme de vie occidentale produit ainsi, sous le mode paranoïde, des objets d’agressivité en série, activité psychomédiatique dont la dynamique créatrice est fondée sur la peur. Chasse aux causes, chasse aux coupables, multiplication des guerres existentielles où tous les moyens sont bons. Les formes étrangères et dangereuses sont amalgamées : ainsi du personnage conceptuel de l’islamo-gauchiste, qui croise le terroriste se réclamant de l’Islam et le gauchiste qui promeut la fin du capitalisme. Ce sont les mêmes gens, pour ce qui concerne l’affect réactionnaire, puisque ce sont indifféremment ceux qui veulent, naïfs ou nihilistes, nous enlever notre voiture, notre bagout, notre 9 à 5, c’est-à-dire notre forme de vie telle qu’elle est rivée aux conditions de notre dépossession et de notre autodestruction.

Cette « connaissance paranoïaque  », ainsi que l’appelle Lacan, et pour revenir à la piste de Buck-Morss, est au cœur d’une aliénation profonde (la perte de capacité objective de s’orienter sensoriellement dans ce monde), qui porte la pulsion de la destruction des conditions de toute rencontre : il faut détruire ce qui expose au manque, ce qui ne renvoie pas l’image d’un corps qui satisfait la pulsion narcissique primaire. D’où l’ambiance politique toxique qui caractérise la réaction, et aussi, souvent, le caractère dévoyé de la réaction à la réaction (cette gauche qui prend la réaction au sérieux en tant que posture politique et qui croit que le véhicule populiste est un train dont la direction est celle de la transformation sociale), et qui se plie à une mimétique déshonorante – cela parce qu’elle tient sans doute, elle aussi, à l’État et aux expédients du techno-capitalisme, à cette image propre, sécurisante, habilitante d’un moi collectif providentiel. À la clé, une culture de l’irrationalité, qui tend à se généraliser. Dans cet imaginaire fragile et puissant à la fois, n’y a pas de vérité autre qu’affective, autre que celle de la préservation d’un moi cousu d’incertitude et replié sur une image pleine et intouchable.

Et ainsi, les individus charismatiques « qui prennent notre défense », qui disent ce que l’on pense, tout haut plutôt que tout bas, qui donnent accès à l’arrière-scène émotionnelle des bouleversements contemporains, qui souillent le décorum institutionnel devant les caméras pour le plus grand plaisir de leurs fans, sont intensifiés par une visibilité médiatique en quelque sorte sous-cutanée, de l’ordre de la perfusion. Comme les thaumaturges du corps en danger, ils offrent une performance qui pousse les limites de la reproduction d’images en des territoires inédits. Les Bolsonaro, Trump, Le Pen, Poutine, Juan Guaido, Duterte, Boris Johnson, Erdogan admirés partout où règnent les antennes satellites, dans la pseudo-intimité politique des réseaux sociaux, résistent psychiquement et physiquement en « notre nom », en nous et par nous, « comme » nous à la réalité dangereuse du présent. Ils opèrent au nom de cette idée très abstraite du peuple, instance en instance de désagrégation constante, toujours futurisée et mobilisée par cette fantaisie que produit la rencontre de la culture et de la psyché d’une unité nomotique miraculeuse – l’État comme affect monocoque.

Nous savons qu’en 1932, Hitler exerça ses expressions faciales devant un miroir (sous la direction du chanteur d’opéra Paul Devrient) pour atteindre ce qu’il concevait comme l’effet approprié. Il y a de bonnes raisons de penser que cet effet n’était pas expressif, mais réflexif, renvoyant à l’homme-de-la-foule sa propre image – l’image narcissique d’un moi intact, construit sur la peur du corps démembré  [7].

Le caractère spéculaire plutôt que réflexif de la culture techno-capitaliste devient une pépinière d’agressivité dont la nature suscite une connaissance paranoïaque. C’est la production d’images anesthésiantes, source d’agressivité et de déconnexion, qui organise l’imaginaire politique de la réaction. Il s’agit, pour parler comme James Baldwin lorsqu’il analysait le fait culturel du racisme aux États-Unis, d’une figure troublante de l’immaturité.

La commune à venir

On entend souvent dire, sous la forme du lamento, que la gauche est à l’heure actuelle réduite comme peau de chagrin, face une droite qui serait triomphante. On dit que la gauche a perdu le momentum politique, qu’elle ne sait plus parler au peuple, qu’elle n’est plus en mesure de canaliser la colère populaire. Dire cela, c’est présumer qu’il existe une droite organisée, et qu’il s’agirait de lui voler le feu du populisme pour prendre le contrôle des appareils d’État et le destin de l’humanité en proie à la crise climatique, à une culture de répression généralisée et à la destruction galopante des communautés humaines soutenables. Or, à partir de la perspective développée ici, ce qu’il faudrait plutôt dire, c’est que la droite organisée telle qu’on l’imagine à gauche n’existe pas, et qu’il est inutile de s’y attaquer comme s’il s’agissait d’un bloc hégémonique, d’une pensée réfutable par la raison, ou d’une stratégie pour le contrôle des accumulateurs de puissance et de capital. Ou du moins : je dirais que ce n’est pas par l’inscription dans une telle configuration que ce bloc opère. Il s’agit d’un bloc réactif, une chaîne d’inertie, une licence à l’agression qui opère par contagion, par décharge pulsionnelle, bête nourrie par un imaginaire politique qui est dynamisé par un fantasme du corps morcelé.

Dès lors, ce qui est réduit comme peau de chagrin, ce n’est pas la gauche en tant que bloc électoral (quoique oui, mais encore, les balanciers de l’urne risquent de jouer sans beaucoup d’effets dans les prochaines années). Ce qui manque encore à l’appel, ce sont les gens qui acceptent la réalité de la transformation irrémédiable de la forme de vie qui est la seule que nous ayons connue – ces gens qui forment des noyaux égrenés sur le corps sans organe du capital, qui existent néanmoins, qui sont là, et qui forment la commune à venir. Ce sont les gens qui acceptent avec tous leurs moyens vitaux l’obsolescence de la forme de vie occidentale.

La commune à venir est dès lors l’incarnation d’une lutte concrète, matérielle et spirituelle contre la fantasmagorie politique actuelle. Elle cherche de manière acharnée à produire une reconnexion sensorielle générale. Elle fait ce travail avec l’aide du corps, des sens, de la sensibilité, dans les paysages, dans la contiguïté contingente de l’existence commune en un monde catastrophé – sorte de communauté des ébranlés, écho de Jan Patocka. Sa première tâche, l’implication majeure et hautement risquée de son travail, est de cesser de se laisser définir par les paramètres affectifs imposés à travers le fonctionnement automatique et pulsionnel de la trame politico-médiatique réactive, plan sur lequel la réaction ne peut susciter rien d’autre que la réaction.

Or, la réaction a une prise très faible sur la réalité, et cette prise se produit essentiellement sous la modalité de la destruction, de la guerre, de la stérilité et de l’approfondissement de l’aliénation sensorielle. Il faut contre cette pulsion d’irréalisation voir, penser et activer les « volumes d’êtres » (Albert Piette) dans leur inscription contradictoire dans les rets des puissances stato-capitalistes de destruction. Cela exige une cartographie plus compétente des dépossessions et des luttes conséquentes : une carte du remmanchement de la vulnérabilité – où il s’agirait, contre le délire, de produire une forme de connaissance de soi qui ne soit pas une modalité de destruction de l’autre. Où il s’agirait de cesser de penser, impérativement, que nous ne sommes pas du même monde que les éplorés disgracieux de la réaction globale.

La commune à venir participe de la réinvention radicale et du ressourcement de l’imaginaire politique de l’époque – elle le fait sur le terrain, avec les armes de l’esthétique (elle nourrit un sensorium émancipé et de désespoir de cause qui récuse la fantasmagorie et l’aliénation dont la réaction est porteuse), et avec les armes de l’éthique (une expérimentation furieuse de nouveaux et d’anciens rapports, de relations, de contacts, de formes de communications, d’incarnations de la chair). La commune à venir poursuit la rédemption des victimes du progrès, qu’elles soient privilégiées et réactives ou exploitées et exposées, cela au point d’ancrage de la dépossession commune, là où les sens perdent la capacité d’orienter l’action, c’est-à-dire directement au lieu corporel de la séparation du producteur et des moyens de production. Au premier chef, la commune à venir entreprend de manière immédiate de prendre le contrôle des savoirs, des formes de connaissance, de la prise de parole, de la capacité de faire collectivement, du rapport à la terre, entièrement aliénés, à un point tel que la tâche la plus difficile, et de ce fait la plus urgente, est de se saisir de cette aliénation et d’en assumer les conséquences existentielles, mais surtout pratiques : que peuvent nos mains et nos mots, ensemble ?

La commune à venir est radicalement expérimentale, et c’est sa seule radicalité – chacun devient chercheur, philosophe, polisseur de verre, chasseur de devenir, sage-femme, primitif, agriculteur, écrivain, concierge, thérapeute, collectionneur, danseur, conteur, enfant, bûcheron, photographe, fleuriste, amant, circassien, pompier, logicien, guérisseur, tisserand, forgeron, arbitre, conseiller, architecte, mécanicien, marcheur, malade, pâtissier et farine, apiculteur et abeille, canot et rivière. Cela, parce qu’il faut tout faire, parce qu’il n’y a rien à sauver, et parce que tout doit se donner, sans contrepartie, en prise directe et à corps perdu avec notre condition, aussi difficile soit-elle. Il y va de la possibilité de s’extraire du système mimétique global pour travailler à nouveaux frais l’altérité générale requise à la prise, l’emprise, la rencontre, toujours certes reportée, du réel. La commune à venir s’efforce d’assumer la fragilité pour braver le sentiment anticipé du morcellement, et surtout pour enfin arriver, ensemble, en chair et en os et en seule possession de l’art des pauvres, dans ce présent commun qu’il nous est tellement difficile d’aborder dans sa dureté et dans son immédiateté.

La commune à venir n’est pas un lieu, un groupe de gens, une méthode. Il ne faut pas se rendre quelque part pour communiser, la commune n’est pas le fait de groupes d’affinités, même si les amitiés y sont cruciales et indispensables, même si les lieux, les groupes et les méthodes doivent nécessairement abonder, il faut creuser le lieu quel qu’il soit, n’importe qui, n’importe quand, n’importe où, par une immersion aussi complète que possible dans l’ensemble de ce qui communise, serait-ce sous sa forme la plus aliénée qui est devenue la norme – notre point de départ irréparable. Il y va d’une disposition, acquise au prix de beaucoup de labeur, du hasard, de la force des choses, de la patience, infiniment, et qui essaime dans la conversation, dans les histoires des uns et des autres, dans l’émulation, dans le partage, l’accident, la nécessité aussi. Elle ne se nomme d’aucun nom, elle ne participe d’aucune représentation, elle se refuse à toute réification. Son mouvement est celui de l’emprise des contiguïtés, qu’elle embrasse à fonds perdu. Elle relève du corps pensant, du corps glorieux – elle prend acte, en chaque instant et in(dé)finiment. À cet égard, on le comprend, tous les lieux deviennent des lieux de lutte, et toutes les expériences sont valables. Tout est à prendre, tout est à détourner, tout sert aux sens et à l’orientation locale révolutionnaire. Le personnage conceptuel de la commune à venir s’essaye à tout, s’engage de manière contradictoire, il ne peut pas se payer le luxe d’être un sujet cohérent. Il correspond à la figure du joueur évoquée par Bernard Aspe dans L’instant d’après.

La commune à venir n’est pas de l’ordre d’une internationale (on imagine des délégués de tous les pays réunis) : il n’y a pas aujourd’hui de nations à mettre en contact sinon sous la forme contemporaine dégradée de l’électorat électronique. Il s’agirait plutôt du fait d’une activité extranationale, où l’infra et le supra se tissent, se confondent, jouent l’un de l’autre, et créent comme par accident des chemins de traverse – chemin qui se compose dans la plus stricte contiguïté, qui font paysage. Il faut entendre cette commune comme composition vivante, dont la marque n’est pas celle d’un phantasme, d’un phanatisme, d’un jeu de lumière, mais celle des usages infinis et indéfinis qui forment l’habitation terrestre commune – ce qui se sent et s’imagine, tous les jours, partout, pour tout le monde, indifféremment et sans possibilité de réification.

Et cette composition doit traverser non seulement les frontières, les nations, les formes-État réificatrices et aliénantes, l’organisation du vivant par le capital, elle doit, pour effectuer, pour mettre en effet cette traverse, cet état de traversée perpétuelle, réfléchir le contact à travers les espèces, les formes de vie, les écosystèmes (le peuple des pierres et le peuple des oiseaux, pour reprendre la belle image de Georges Sioui), et susciter, participer, s’immerger dans une onde contingente et proliférante de solidarité – qui est toujours déjà là, derrière, à travers l’oblitération, derrière, à travers la fantasmagorie, puisque cette onde est de l’ordre de l’inaliénable. Non pas une internationale, mais, peut-être, une inter-minimale, sachant que « n’existe au fondamental que le soliloque communal de la tendresse et de la contiguïté » [8].

[1S. Buck-Morss, Voir le capital, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 137.

[2Ibid., 143.

[3Ibid., 154.

[4J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 104.

[5Ibid., 110-111.

[6Ibid., 109.

[7Susan Bock-Morss, op. cit., p. 156.

[8Robert Hébert, Rudiments d’us, Trois-Rivières, Édition des Forges.

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