L’égarement antisioniste : le cas d’Andreas Malm

Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#469, le 31 mars 2025

En raison du génocide palestinien, le débat politique, de gauche à droite, en France se concentre en une opposition : sionisme/antisionisme. Immédiatement polarisée, cette distinction permet aux uns de voir dans celles et ceux qui défendent l’histoire complexe et contradictoire d’Israël comme partie prenante du génocide palestinien et aux autres de déceler dans toute critique de la politique israélienne et plus généralement de l’histoire du sionisme, un antisémitisme larvé ou caché. Comme il nous semble nécessaire de complexifier cette partition, nous publions cette semaine en vis-à-vis, cette analyse du dernier livre d’Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l’impérialisme fossile par Ivan Segré ainsi que la proposition judaïque antisioniste d’un état binational par le rabbin Gabriel Hagaï.. Les lecteurs attentifs s’apercevront qu’existent un sionisme comme un antisionisme à la condition et l’exigence d’une terre commune. Évidemment, rien ne se configure présentement selon ces termes mais n’est-ce pas précisément la tâche politique d’une génération, s’attacher dans l’histoire à la tradition des vaincus, de ce qui a été défait et n’est pas encore advenu ?

La politique de destruction massive menée par l’armée israélienne dans la bande de Gaza, en réponse aux attaques du 7 octobre 2023, a un objectif clair et distinct : rendre Gaza inhabitable, de manière à contraindre sa population à l’exil. Les autres objectifs avancés par l’appareil d’Etat israélien, du type « vaincre le Hamas » ou « libérer les otages », ne devraient plus guère, aujourd’hui, tromper personne. A cette lumière, les attaques du 7 octobre ont offert à la droite nationaliste israélienne l’occasion d’accomplir son rêve, celui de régler le problème que leur pose la population palestinienne de Gaza. Pour mesurer le chemin parcouru depuis trois décennies, citons un passage du film de Michel Khleifi et Eyal Sivan, Route 181 (2003) ; après la visite d’un musée qui relate l’histoire de la création de l’Etat d’Israël, les réalisateurs s’entretiennent avec le guide qui, dans le fil de la discussion, rapporte un propos tenu par Itzhak Rabin :

Rabin a dit qu’il serait heureux de se réveiller un beau jour et voir Gaza englouti sous la mer. On a été très en colère contre lui [en Israël], car ce n’était pas politiquement correct, mais si jamais un tel miracle se produisait, je ne crois pas que je le regretterais. D’un point de vue humain oui, sans doute, je le regretterais, mais pas d’un point de vue national. Car cela nous débarrasserait d’un sérieux problème qui nous préoccupe beaucoup. Si lors de la guerre d’indépendance on avait fait ce que les Américains ont fait avec les Indiens, alors une partie ne serait plus là pour parler, et l’autre partie vivrait dans la tranquillité. Mais cela ne s’est pas passé comme cela et il faut faire avec.

Evoquant ce passage du film lors d’une émission radiophonique, Alain Finkielkraut avait reproché aux réalisateurs de ne faire « aucune différence », au sujet de la politique israélienne, « entre Rabin et son assassin » [1]. Les deux hommes, « Rabin et son assassin », partageaient-ils pourtant le même rêve, celui de « voir Gaza englouti sous la mer » ? La différence est qu’Itzhak Rabin ne prétendait pas réaliser son rêve, l’interdit politique et moral ne pouvant, à ses yeux, être levé ; en témoigne la « colère » de la grande majorité de la société israélienne lorsqu’il confia, dans un moment d’égarement, « qu’il serait heureux de se réveiller un beau jour… ». Sa confession, en effet, conférait une dangereuse légitimité à une extrême-droite israélienne qui, pour sa part, prétendait se donner les moyens de réaliser un tel rêve. Or, à l’époque, l’extrême-droite israélienne suscitait donc la « colère » de la grande majorité de la société israélienne. Aujourd’hui, après l’assassinat de Rabin, l’échec du processus d’Oslo et la montée en puissance, à l’échelle mondiale, d’un néolibéralisme s’appuyant volontiers sur des formes plus ou moins déclarées de fascisme, l’extrême-droite israélienne est au pouvoir. Et c’est le moment qu’a choisi le Hamas pour déclarer à la société israélienne, le 7 octobre 2023, une guerre d’anéantissement. La politique du Hamas, depuis trois décennies, est d’une rare cohérence et consiste, invariablement, à faire advenir le pire, hier Netanyahu, allié le plus sûr du Hamas, aujourd’hui la destruction massive de Gaza avec, pour objectif, l’expulsion de sa population, de gré ou de force, soit une seconde « Nakba ».

Une fois la population de Gaza expulsée, il ne restera plus à la droite nationaliste qu’à annexer la Cisjordanie en y soumettant la population arabe à un régime d’apartheid institutionnalisé, celui d’ores et déjà en vigueur, de fait, dans ces « territoires ». La question « palestinienne » sera ainsi réglée. Du moins, son règlement consistera à présenter à la population arabe de Cisjordanie l’alternative suivante : ou bien accepter gentiment l’inégalité instituée et se tenir à carreau, ou bien s’exiler, ou bien subir une implacable répression. Et suivant une telle pente, il est vraisemblable que les Arabes israéliens, aujourd’hui citoyens, perdent peu à peu leurs droits. Alors, l’Etat d’Israël sera bel et bien devenu un régime d’apartheid, signant la victoire de la composante fasciste du sionisme.

Rien n’est toutefois écrit d’avance. Car le sionisme est composé de deux autres courants, l’un, encore majoritaire, démocratique et libéral, partisan d’un compromis territorial, l’autre, encore très minoritaire, radicalement critique à l’égard du nationalisme tant israélien que palestinien, partisan d’un Etat binational israélo-palestinien. Et dans l’hypothèse d’un « grand Israël » telle qu’émise ci-dessus, l’antagonisme intra-sioniste resterait structurant : sa version libérale consisterait à octroyer l’égalité civique à la population palestinienne de Cisjordanie (vraisemblablement sous condition que le rapport démographique le permette, c’est-à-dire sous condition que cela ne compromette pas l’existence d’une majorité démographique juive dans l’Etat d’Israël dorénavant souverain sur l’ensemble de la Palestine historique, sans quoi il faudra se résoudre soit à entériner l’inégalité raciale institutionnelle, soit à embrasser la troisième option, binationale, seule alternative au régime d’apartheid) ; la version résolument égalitaire du sionisme poursuivrait quant à elle l’objectif d’un Etat binational, entérinant la légitimité nationale palestinienne au même titre que la légitimité nationale juive (ou israélienne).

Si, en revanche, la destruction massive de Gaza ne contraint pas à l’exil l’essentiel de sa population, alors, malgré son coût humain et économique, cette guerre n’aura pas substantiellement modifié la situation qui prévalait au 6 octobre 2023, et il est concevable que le Hamas d’un côté, la droite nationaliste israélienne de l’autre, en paient le prix politique, celui d’avoir provoqué un désastre pour rien, ou pas grand-chose. L’espoir, raisonnable, serait alors que les forces politiques, tant palestiniennes qu’israéliennes, les plus radicalement opposées au fascisme, tant palestinien qu’israélien, montent en puissance, et qu’une alternative pacifique et égalitaire prenne peu à peu le dessus, laquelle pourrait prendre deux formes, celle d’un compromis territorial assurant la coexistence de deux Etats, l’un israélien, l’autre palestinien, ou bien celle d’un Etat binational, israélo-palestinien. Pour ma part, je suis convaincu que l’avenir pacifique et égalitaire sera binational, dans l’intérêt de tous, Juifs et Arabes, Palestiniens et Israéliens, et que ce qu’il s’agit de promouvoir ainsi, c’est l’égale victoire et légitimité des deux nationalismes, parce que leur association égalitaire les grandira l’un et l’autre et créera, en outre, un précédant politique capable de contribuer à la transformation révolutionnaire d’une région qui, dans l’état actuel des choses, est la plus réactionnaire de la planète.

Une telle analyse ne vaut toutefois pas du point de vue d’un certain « antisionisme », disons celui qui circule de manière relativement consensuelle dans l’ensemble des forces dites « décoloniales », « anti-impérialistes » ou tout simplement de « gauche », soit, pour résumer en deux mots, la « gauche antisioniste ». Selon elle, distinguer des antagonismes au sein même du sionisme serait un leurre, du fait que le sionisme serait en tant que tel uniformément « colonial », « fasciste », voire « génocidaire », quelles que soient ses orientations, binationales, libérales ou fascistes. La seule alternative politique qui soit désirable, dès lors, c’est celle d’une décolonisation radicale, autrement dit une libération de la Palestine « du Jourdain à la mer », avec son corollaire : l’anéantissement du sionisme.

J’en sais quelque chose : se déclarer « sioniste », y compris lorsque ce sionisme vous conduit à prendre explicitement position pour un Etat binational israélo-palestinien, suffit à vous disqualifier auprès de la « gauche antisioniste », pour la simple raison que cette « gauche » s’est fondée non pas sur un axiome politique égalitaire mais sur un credo, celui, précisément, de l’antisionisme. Identifier ce credo à une forme d’antisémitisme est évidemment inexact, puisqu’un Juif est aussitôt un égal, sans considération de race ou de religion, dès lors qu’il s’affirme antisioniste et, ainsi, embrasse la cause. C’est le paradigme millénaire de la conversion du Juif à la religion hégémonique, chrétienne ou musulmane, qui est ainsi mobilisée, de manière plus ou moins consciente. C’est pourquoi, dans ces conditions, qu’un Juif se dise « antisioniste » véhicule une sorte de déjà vu qui, chez bien des Juifs, suscite l’indignation, sinon le dégoût. Reste que, de l’autre côté, le ralliement de tant de Juifs à un nationalisme sectaire dont l’inspiration fasciste est de plus en plus éhontée doit susciter la même indignation, sinon le même dégoût. Au train où vont les choses en Israël, Elon Musk, en plein cœur de Jérusalem, « capitale éternelle du peuple juif », pourra bientôt adresser un salut fasciste à une foule de nationalistes juifs réunis à une conférence sur l’antisémitisme, tandis que sœur Marion Maréchal, pleine de grâce, lui épongera le front. Ce que j’ai appelé naguère « la réaction philosémite » (Lignes 2009) aura alors triomphé, au-delà de l’imaginable.

Ceci posé, je voudrais examiner un opuscule issu de la « gauche antisioniste » paru récemment aux éditions La Fabrique (février 2025), : c’est un écrit d’Andreas Malm, tiré d’une conférence tenue à l’université américaine de Beyrouth le 4 avril 2024, et intitulé Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l’impérialisme fossile (traduit de l’anglais par E. Dobenesque). L’enjeu d’un tel examen est d’évaluer ce que l’antisionisme en question véhicule en termes de pensée politique dite « anti-impérialiste », « marxiste » ou « révolutionnaire », ou encore, tout simplement, dite « de gauche ». Autrement dit, il s’agit d’interroger la capacité d’un tel opuscule à inscrire l’antisionisme dans l’histoire politique de l’émancipation.

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Les travaux d’Andreas Malm portent principalement sur l’écologie politique ; il est notamment l’auteur de L’Anthropocène contre l’histoire (2017), Comment saboter un pipeline (2020), La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique (2020) et Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe (2024), ouvrages parus également aux éditions La Fabrique. Son analyse des causes du réchauffement climatique a conduit à mettre en avant le concept de « capitalocène » [2], soulignant ainsi que ce n’est pas l’humanité (l’anthropos) qui est responsable du désastre écologique en cours, mais le capitalisme fossile. L’inspiration écologique de Malm, à la différence notable d’autres orientations écologiques, s’appuie en effet sur une critique radicale du capitalisme et s’emploie explicitement à synthétiser écologie et marxisme, voire à produire une sorte de léninisme écologique, en ce sens qu’il reprend à son compte une forme de stratégie (écologique-prolétarienne) de prise du pouvoir. Et c’est dans le fil d’une telle réflexion que Malm accorde à la libération de la Palestine une importance déterminante, à tel point qu’on a pu parler, à son sujet, d’un « antisionisme vert » [3] ; d’où la question : en quoi l’antisionisme peut-il acquérir une importance conceptuelle et stratégique primordiale dans la perspective d’une telle écologie politique, sachant que le sionisme, en termes de capitalisme fossile, est littéralement insignifiant à l’échelle non seulement de la planète, mais de la région (moyen-orientale) ?

C’est à cette question que l’opuscule en question doit répondre, ainsi que le suggère son titre : Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l’impérialisme fossile. La lutte pour la Palestine serait donc également une lutte pour la Terre, et l’unité organique de ces deux luttes serait conceptualisable à partir d’une analyse historique des « ravages de l’impérialisme fossile ». Comment une telle montée en généralité, depuis la Palestine jusqu’à la Terre, est-elle possible ? Certes, toute lutte ponctuelle, si elle est vraiment émancipatrice, porte le sceau de l’universalité humaine. En ce sens, bien des slogans pourraient s’inspirer d’un tel titre : « Pour la ZAD comme pour la Terre » ; ou bien encore : « Nous sommes contre les bassines de Sainte Soline comme nous sommes contre le capitalisme fossile » ; ou bien même : « Contre le racisme comme pour la Terre » ; etc. Bref, toute lutte qui contribue à rendre le monde humainement habitable est aussi bien une lutte pour la Terre. Mais à ce compte, le titre du livre de Malm ne dit strictement rien. C’est donc qu’il dit autre chose, à savoir que dans le cas de la Palestine, la montée en généralité est d’une autre nature. Et c’est ce qu’il faut s’efforcer de comprendre. Car soutenir que les bassines de Sainte-Soline ont une importance conceptuelle et stratégique primordiale à l’échelle de la planète paraîtrait délirant, en ce sens que c’est un « point » parmi tant et tant d’autres et qui, en tant que tel, n’a donc pas plus d’importance que telle ZAD, ou que telle lutte paysanne, depuis l’Australie jusqu’au Pérou. Dans le cas de la résistance palestinienne au sionisme, ce serait toutefois différent. Le titre du livre de Malm l’assure. Il suscite donc la curiosité : en quoi l’antisionisme peut-il prétendre constituer un enjeu primordial à l’échelle planétaire des « ravages de l’impérialisme fossile » ?

La réponse de Malm est précisément que le sionisme est historiquement corrélé à « l’impérialisme fossile ». Cette corrélation, il l’appelle une « articulation » : « Par moments d’articulation, j’entends des points où un processus influe sur l’autre et l’informe, dans et par une causalité réciproque, une dialectique de détermination » (p. 29). A le suivre, il ne s’agit donc pas d’ériger la Palestine en symbole, moyennant une liberté d’interprétation métaphorique, comme on pourrait, par exemple, ériger la lutte contre les bassines de Sainte-Soline en symbole universel, et le proposer en tant que tel à l’humanité paysanne (au risque de paraître outrageusement autocentré, sinon mégalomaniaque). Il s’agit de repérer une « causalité réciproque », une « dialectique de détermination », si bien que le sionisme, parce qu’il agirait sur « l’impérialisme fossile », aurait une dimension réellement planétaire, et non seulement symboliquement planétaire. Autrement dit, l’analyse se prétend matérialiste, et non métaphorique. Malm, à ce sujet, est affirmatif : « Ma réponse est oui, en effet, des moments d’articulation de ce type se sont enchaînés [en Palestine] à un rythme assez soutenu depuis maintenant près de deux siècles » (ibid.). Il y aurait donc, entre l’histoire du sionisme et celle du capitalisme fossile, une « causalité réciproque » dont la mise au jour serait un enjeu conceptuel et stratégique bel et bien primordial. C’est là ce que personne, avant Malm, n’avait jamais identifié. Lui seul l’a vu, du fait, apparemment, d’une trajectoire singulière. En effet, c’est apparemment parce que Malm a d’abord fait l’expérience de la destruction de la Palestine, lorsqu’il s’est rendu à Djénine, en 2002, après l’attaque du camp de réfugié par l’armée israélienne, qu’il a été en mesure d’identifier une « causalité réciproque » entre ces deux histoires, celle du sionisme et celle du capitalisme fossile : « Voilà d’où je viens ; le climat, pour moi, est arrivé plus tard. L’une des raisons pour lesquelles ce problème m’a frappé à ce point, c’est qu’il m’est apparu comme une version planétaire de la Nakba » (p. 111). Toutefois, à s’en tenir là, c’est une projection, dépendante d’une expérience personnelle, qui seule justifie de rapporter à la « Nakba » le désastre écologique planétaire, non une analyse matérialiste. La manière dont Malm relie les deux plans, celui de l’expérience vécu à Djénine et celui du matérialisme historique (« causalité réciproque », « dialectique de détermination »), voilà donc ce qu’il s’agit d’appréhender, sans quoi le propos de l’auteur relève exclusivement d’une mythologie personnelle.

En termes de matérialisme historique, son principal argument est que l’empire britannique a joué un rôle crucial dans l’avènement de « l’impérialisme fossile » comme dans la colonisation de la Palestine. C’est en 1840, avec le bombardement d’Acre par l’armée britannique, que Malm débute son « analyse de longue durée de l’empire fossile en Palestine » (p. 30). La conquête coloniale du Levant est en effet dépendante de l’usage du charbon et de la vapeur. C’est un moment fondateur qui lui semble déterminant : « Il s’agit du premier moment d’articulation : le moment de la mise à feu de la mondialisation de la vapeur, par son déploiement dans la guerre, est aussi le moment de la conception du projet sioniste » (p. 66). Certains colons britanniques, dès 1840, ont en effet pensé qu’un retour des Juifs en Palestine pourrait servir leur projet impérialiste. Soit. Mais toutes les terres colonisées par l’empire britannique ont joué un rôle similaire dans la constitution de « l’empire fossile », sans qu’il n’y ait aucune raison de singulariser la Palestine. A vrai dire, si tous les terrains d’action de l’impérialisme britannique n’ont pas la même importance dans cette histoire, et s’il conviendrait donc de reconnaître à certains une importance primordiale, c’est évidemment, d’un point de vue matérialiste, en considération de leurs ressources précisément « fossiles », ce dont la Palestine est singulièrement dépourvue, notamment au regard des immenses richesses pétrolières et gazières dont regorge cette région du monde. Par conséquent, pour articuler principalement « l’impérialisme fossile » au sionisme, il faut d’abord s’être rendu aveugle à l’évidence, à savoir que ce sont les Etats gaziers et pétroliers - et notamment les pétromonarchies du Golfe persique - qui ont joué un rôle crucial dans l’histoire de cet impérialisme, et non le sionisme, la Palestine historique n’ayant pas abrité de telles ressources. (A cet égard, les Juifs ont colonisé la portion de terre du Moyen-Orient la moins attractive qui soit).

Cependant, aux yeux de Malm, ce n’est pas une objection. Ressaisissant les grandes étapes de « l’impérialisme fossile » au Moyen-Orient, et sa « causalité réciproque » avec l’histoire du sionisme, il repère quatre « moments d’articulation », à savoir celui, fondateur, de 1840 (bombardement du port d’Acre), puis : « A partir de 1917, l’occupation britannique de la Palestine est l’une des composantes de la transformation du Proche-Orient en un fondement du capital fossile, du fait de ses ressources pétrolières. A partir de 1947, le soutien occidental au nouvel Etat sioniste est déterminé par l’accomplissement de cet ordre ; à partir de 1967, par sa défense. Les étapes de la destruction de la Palestine sont également des étapes de la destruction de la Terre » (p. 76). Pourtant, il ne devrait échapper à personne que si « l’occupation britannique de la Palestine est l’une des composantes de la transformation du Proche-Orient en un fondement du capital fossile », c’en est toutefois une composante anecdotique au regard du rôle des dictatures gazières et pétrolières dans l’histoire de cette « transformation ». Car à qui voudrait-on faire croire que sans la colonisation de la Palestine, britannique puis juive, « l’impérialisme fossile » au Moyen-Orient, d’abord celui des britanniques, puis celui des Etats-Unis (avec pour moment fondateur l’alliance scellée entre Roosevelt et l’émir Saoud au sortir de la seconde Guerre Mondiale), n’aurait pas suivi le même cours ? L’importance que Malm accorde au sionisme dans l’histoire de « l’impérialisme fossile » apparaît donc précisément démesurée, non seulement à l’échelle planétaire mais également à l’échelle régionale. De fait, les structures inégalitaires du monde arabe, en termes de répartition des richesses, sont principalement dépendantes d’un capitalisme fossile dont le sionisme n’a pas été une composante, le « moment d’articulation » principal de cette histoire, dont Malm ne parle pas, étant l’alliance scellée entre les démocraties libérales occidentales et les régimes réactionnaires autochtones afin de contrôler et d’exploiter les ressources pétrolières et gazières de la région. Pour conférer au sionisme un rôle prépondérant dans cette histoire, il faut donc embrasser, peu ou prou, la thèse du Protocole des Sages de Sion, selon laquelle, en cherchant bien, on trouvera toujours des « Juifs » tirant les ficelles du malheur, quelle que soit sa nature (épidémie de peste, traite esclavagiste, crise financière ou réchauffement climatique). Qui ne se résout pas à mobiliser un tel fantasme fera donc mieux de se reporter à un ouvrage comme La trique, le pétrole et l’opium (Libertalia, 2019), autrement plus éclairant que celui de Malm, du moins s’il s’agit d’appréhender les structures politiques de « l’impérialisme fossile » au Moyen-Orient.

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Est-ce donc que Malm refourgue, pour les bienfaits de la cause antisioniste, une structure argumentative empruntée au Protocole, ce faux antisémite rédigé par la police tzariste afin de détourner sur les Juifs le mécontentement populaire ? Il ne semble pas car, analysant la manière dont la thèse du « lobby » sinon « juif », du moins « sioniste », circule dans la gauche antisioniste, il s’y oppose fermement et démontre ce faisant que, pour sa part, il ne s’alimente pas à de tels fantasmes. Il consacre en effet plusieurs pages, dans le corps du texte, à réfuter la thèse du « lobby ». Et il y revient en fin d’ouvrage, dans une annexe où il répond aux objections qu’ont soulevées ses analyses, à savoir deux objections, l’une « sur la résistance », l’autre « sur le lobby ». A cet égard, l’opuscule est instructif : il témoigne de l’importance acquise, dans la gauche antisioniste, par ceux que l’auteur appelle « les adulateurs de la théorie du lobby à gauche » (p.139). Or, quelle est la « théorie » que tant de militants et d’intellectuels, « à gauche », adulent ainsi ? Citons Malm :

« En résumé, l’idée est la suivante : le lobby sioniste a accumulé tant de pouvoir financier, électoral et médiatique aux Etats-Unis qu’il tient la politique états-unienne d’une main de fer. Par ses machinations et ses manipulations, il a contraint les Etats-Unis à soutenir Israël, bien que cela ne corresponde pas aux intérêts matériels et rationnels du pays » (p. 82-83) [4].

De fait, il suffit de remplacer le qualificatif « sioniste » par « juif » pour obtenir l’argument du Protocole. Or, précisément, Malm ne souscrit pas à la « théorie du lobby ». Il ne s’agit de contester ni l’existence d’un lobbying organisé aux Etats-Unis, ni son efficacité, il s’agit d’affirmer que « les lobbies sont des phénomènes de surface » (p. 91) et qu’il ne peut donc être question d’analyser les stratégies impérialistes d’une hyperpuissance mondiale en termes de lobby « sioniste », à moins de substituer une analyse fantasmatique à une analyse matérialiste, ce à quoi Malm, pour sa part, se refuse donc clairement et distinctement. L’importance qu’il accorde à cette question est néanmoins significative : les « adulateurs de la théorie du lobby à gauche » sont légion, ce qui en dit long sur l’état de décrépitude de cette « gauche ». Et ce qui en dit plus long encore, c’est la manière dont Malm lui-même prétend finalement combattre l’égarement de tels « adulateurs ». En effet, pour achever de réfuter la « théorie du lobby », Malm choisit de citer Nasrallah, le défunt chef du Hezbollah, parce que lors d’un entretien il a réfuté « ce mensonge sur le lobby sioniste », assurant pour sa part que « C’est l’Amérique qui décide », Israël n’étant qu’un « outil » entre les mains des impérialismes successifs, d’abord britannique, puis nord-américain (Nasrallah cité par 86) ; et Malm de commenter : « Il s’agit bien sûr de la position classique de la gauche arabe, qui correspond aussi aux analyses les plus fines au sein de la résistance palestinienne » (ibid.). Suivent des citations de documents officiels du FPLP et du Jihad islamique palestinien, avérant le consensus, à ce sujet, des principales composantes de la résistance armée au sionisme : Israël est un « outil » aux mains de l’impérialisme, plutôt que l’inverse. A suivre Malm, ce sont donc les théoriciens du Hezbollah, du FPLP et du Jihad islamique qui s’inscrivent dans la tradition révolutionnaire, non les « adulateurs » occidentaux de la « théorie du lobby ». Cela signale, encore une fois, le délabrement de la « gauche antisioniste », Malm consacrant de longs développements à une tâche qui consiste donc à hisser nombre de ses camarades au niveau de conscience politique des doctrinaires de « l’axe de la résistance » (groupes armés palestiniens, Hezbollah au Liban, Assad en Syrie, Ayatollahs en Iran). Or, quel est ce niveau de conscience politique ? Au terme de sa réfutation de la « théorie du lobby », Malm écrit :

« [La théorie du lobby] n’est pas seulement une abdication du jugement analytique, c’est aussi un adieu au marxisme palestinien. Le 18 juillet 2024, Omar Murad, un membre du bureau politique du FPLP, récapitulait la théorie classique : l’entité [sioniste] ‘‘fonctionne comme un officier de police et une base militaire coloniale qui garantit l’hégémonie impérialiste américaine et européenne et empêche le développement, la croissance et l’unité des Etats arabes’’ – la formule établie dès 1840, cause aujourd’hui du ‘‘génocide et du nettoyage ethnique’’ » (p. 142).

A suivre Malm, un énoncé exposant la « théorie classique » d’un « marxisme » par exemple ukrainien pourrait donc être le suivant : l’alliance entre Trump et Poutine « fonctionne comme un officier de police et une base militaire coloniale qui garantit l’hégémonie impérialiste américaine et russe et empêche le développement, la croissance et l’unité des Etats européens ». Ou bien encore, dans le cas d’un « marxisme » d’inspiration gaulliste : l’OTAN « fonctionne comme un officier de police et une base militaire coloniale qui garantit l’hégémonie impérialiste américaine et empêche le développement, la croissance et l’unité des Etats européens ». La « théorie classique » de ce que Malm appelle un « marxisme » peut ainsi se décliner de bien des manières, faisant passer des vessies pour des lanternes. Car un « marxisme » digne de ce nom n’a pas pour objectif stratégique de constituer une unité impérialiste capable de rivaliser avec l’unité impérialiste hégémonique, mais de poser les bases théoriques et pratiques d’un internationalisme prolétarien. La soupe prétendument marxiste que Malm nous sert en guise de « théorie classique », c’est donc celle de l’unité organique du monde arabe, au sein de laquelle « l’entité sioniste » fait figure de « cancer ». Si la critique de la « théorie du lobby » est donc bienvenue, elle se conclut toutefois sur un prétendu « marxisme » doublement contre-productif, ou désastreux, d’une part parce que c’est un assassinat en règle du marxisme, à une époque où les assauts bourgeois (libéraux) d’une part, identitaires (fascistes ou décoloniaux) d’autre part, sont déjà portés par les institutions académiques, de « droite » ou de « gauche », d’autre part parce que cette « théorie classique » de l’antisionisme arabo-musulman est précisément ce qui justifie la thèse du sionisme fascisant, à savoir que la résistance palestinienne n’a jamais eu d’autre horizon idéologique que « l’unité des Etats arabes » et que cette unité ne propose aux Juifs d’autre condition que celle d’une minorité ethnique ou religieuse soumise, soit précisément ce qu’il s’agit, en réponse, d’instituer en Palestine, où les Arabes n’ont d’autre avenir que celui d’une minorité ethnique ou religieuse soumise. Mesure pour mesure.

Le « marxisme » de Malm consiste ainsi à reprendre à son compte le mot d’ordre de « l’unité » arabe dans la résistance au sionisme, ce qui le conduit à reconnaître en Nasrallah l’incarnation de « la position classique de la gauche arabe, qui correspond aussi aux analyses les plus fines au sein de la résistance palestinienne ». Pourtant, les fondamentalismes identitaires qui organisent le désastre en Israël, en Palestine, au Liban et ailleurs, sont parfaitement similaires, l’exaltation de l’identité nationale-religieuse n’ayant d’autre contenu, en matière de transformations sociales, que le « business-as-usual », soit le néolibéralisme triomphant. A ce sujet, le livre de Joseph Daher, Le Hezbollah. Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme, paru chez Syllepse en 2019, est instructif, parce qu’il donne à lire ce que pense du Hezbollah un analyste qui, précisément parce qu’il est vraiment attaché à la cause palestinienne, libanaise ou syrienne, ne s’aveugle pas. Voici quelques citations extraites de son étude : en matière de politique agricole, malgré ses promesses de remédier aux inégalités, et alors qu’un de ses membres occupait le ministère de l’agriculture, « Le Hezbollah a au contraire continué à promouvoir les intérêts des gros propriétaires terriens dont ils tiraient un soutien politique et clientéliste » (Daher, p. 84) ; plus généralement, « le Hezbollah ne s’est pas distancié des politiques néolibérales, bien au contraire. Qu’il soit dans l’opposition ou au gouvernement, il a, de façon constante, soutenu ces politiques : privatisations, réforme fiscale et développement urbain. Dans la gestion des municipalités qu’il dirige, comme dans la sphère urbaine de manière plus générale, il a défendu des politiques encourageant l’accumulation de capital aux dépens des résidents les plus pauvres et marginalisés » (Daher, p. 89). Lors des mouvements sociaux des années 1990, « Face à la multiplication des grèves, une stratégie pour briser le pouvoir de la CGTL, des fédérations et des syndicats associés a été progressivement mise en œuvre par les principales élites politiques du pays (malgré leurs intérêts divergents et leurs rivalités) : le gouvernement Hariri, le Hezbollah, Amal et d’autres forces alignées sur le régime syrien, telles que le parti Ba’th et le Parti social-nationaliste syrien (PSNS). Les organisations politiques alliées à Damas ont eu un rôle essentiel dans ce processus » (Daher, p. 154). Cette fonction de gardien de l’ordre politique, économique et social dominant, le Hezbollah n’a cessé de l’assumer depuis : « La période qui court de 2004 à aujourd’hui illustre parfaitement l’orientation du Hezbollah à l’encontre du mouvement ouvrier, des années qui furent marquées par une recrudescence significative du militantisme ouvrier, par des appels à la grève générale et par un débat agité autour du plan Nahas. Ces luttes ont révélé les tensions entre la rhétorique du Hezbollah – défenseur et représentant des couches pauvres et marginalisées de la population chiite – et son intégration à l’élite politique, et ses liens de plus en plus étroits avec la bourgeoisie chiite émergente. Sur toutes ces questions majeures, même si le Hezbollah a pu tenir un discours qui s’inquiétait des privatisations, des conséquences des différents accords et de la baisse du salaire réel, il a en même temps fortement résisté à toute tentative de mobilisation de sa base populaire qui aurait pu développer des initiatives indépendantes au-delà des fractures confessionnelles. De manière générale, ces tensions se sont résolues au profit des réformes néolibérales, particulièrement dans les périodes où le Hezbollah était au gouvernement. Cela s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui » (Daher, p. 168). La légitimité que le Hezbollah a prétendu acquérir du fait de sa résistance armée à l’occupation sioniste du sud Liban lui a permis de devenir une force politique d’autant plus incontournable qu’elle disposait concrètement du pouvoir des armes, ce dont le bilan politique, après trois décennies, est le suivant : « Le rapport du Hezbollah aux luttes sociales et ouvrières confirme à bien des égards que ses intérêts sont plus alignés sur ceux des élites de la communauté chiite que sur ceux des populations ouvrières ou pauvres. Il est de plus en plus clair que le Hezbollah, comme les autres partis politiques du pays, agit concrètement pour empêcher toute émergence d’un mouvement populaire transconfessionnel qui serait en mesure d’affronter plus radicalement les questions sociales et économiques » (Daher, p. 178). Bref, le Hezbollah est parfaitement similaire à la droite nationaliste israélienne dirigée par Netanyahu, elle-même similaire à la droite nationaliste hindouiste dirigée par Narendra Modi, etc., le narcissisme identitaire et le phallisme militarisé n’ayant d’autre fonction économique et sociale que celle de maintenir le « business-as-usual », ce qui suppose de veiller, éventuellement les armes à la main, à ce que nul mouvement social d’ampleur ne mette en péril les structures de la domination. Dans le cas du Hezbollah, la démonstration en a été faite lors du soulèvement populaire syrien, la puissance de feu du parti de la « résistance » ayant été placé au service de la répression. Daher conclut, en 2019 : « La confrontation du Hezbollah avec Israël est devenue secondaire par rapport aux besoins politiques du parti et à ceux de ses alliés régionaux. La défense rhétorique de l’ ‘‘axe de la résistance’’ (Hezbollah, Iran, Syrie) et de l’appareil armé du parti est utilisée pour justifier sa politique et ses activités, dont l’engagement militaire en Syrie » (Daher, p. 238) ; « Les interventions militaires et politiques du Hezbollah dans les différents soulèvements populaires, en particulier en Syrie et dans une bien moindre mesure en Irak et au Yémen, confirment le pouvoir et l’influence grandissante du mouvement libanais dans la région. Le changement de position du Hezbollah à l’égard des soulèvements populaires révèle que ses intérêts et ceux de ses alliés sont plus importants dans ses calculs et priorités politiques que l’émancipation des peuples de la région » (Daher, p. 231). Mentionnons également un fait que Daher, en 2019, ne pouvait évoquer : l’explosion du port de Beyrouth qui, à l’été 2020, a privé de logement 300 000 personnes. Des tonnes de nitrate d’ammonium, stockées dans le port, sont à l’origine de la déflagration. Les enquêteurs qui en viennent à accuser le Hezbollah d’avoir mis en danger la population civile dans l’intérêt du régime syrien sont exécutés [5].

Observant l’état de délabrement de la « gauche antisioniste », Malm s’efforce donc de hisser ses camarades au niveau de conscience politique de Nasrallah, parce que le défunt chef du Hezbollah incarnerait, selon lui, « « la position classique de la gauche arabe ». C’est ainsi que l’analyse de Malm esquisse, en guise de « marxisme palestinien », ou de « gauche arabe », une idéologie réactionnaire antisioniste se présentant sous les vêtements d’une résistance à « l’impérialisme fossile », vêtements d’autant plus grotesques si l’on prend la mesure du rôle que cet « antisionisme vert » prétend assigner à « l’unité des Etats arabes » : vaincre le « capital fossile » porté par le sionisme. Autant assigner au Hezbollah la mission de répandre le marxisme parmi les classes populaires, ou au Qatar celle de développer l’agriculture biodynamique. S’il y a lieu de juger risible le propos de Malm dans cet opuscule, il convient toutefois de le prendre au sérieux, et d’en analyser la teneur. Car la « gauche antisioniste » n’est pas un mouvement idéologique anecdotique. Et il se trouve que l’argumentation de Malm recèle un florilège d’énoncés qu’un lecteur de Marx digne de ce nom ne peut pas ne pas qualifier d’éminemment réactionnaires. Et puisqu’il ne s’agit pas de me croire sur parole, je vais vous donner à lire quelques autres temps forts d’un livre prétendument consacré à la lutte contre « l’impérialisme fossile ».

*

En premier lieu, il y a bien sûr le problème théorique que pose la thèse soutenue dans cet opuscule, à savoir que le sionisme serait un chaînon déterminant de « l’impérialisme fossile », alors même que le capitalisme fossile repose principalement sur l’exploitation de matières premières, charbon, pétrole et gaz, dont la Palestine colonisée par les Juifs était dépourvue. C’est donc plutôt du côté des régimes arabes (et perse) qui ont bâti leur économie sur l’exploitation des hydrocarbures qu’il conviendrait, d’un point de vue minimalement matérialiste, de tourner son regard, à moins, encore une fois, d’être un adulateur du fantasme selon lequel, en cherchant bien, on finit toujours par identifier un « lobby juif » à l’origine du malheur. Comment Malm s’y prend-il donc pour faire avaler à son lecteur que « l’impérialisme fossile », dans la région, n’a pas principalement pour forme l’alliance qu’a scellée le capitalisme occidental avec les pétromonarchies du Golfe, mais celle qu’il a scellée avec le sionisme ? En outre, si le réchauffement climatique ne cesse de s’intensifier, c’est en raison des quantités astronomiques de gaz à effet de serre déversées dans l’atmosphère depuis l’aube de la révolution industrielle, et notamment depuis l’avènement de l’âge du pétrole au XXe siècle. Or le sionisme est un détail insignifiant dans cette histoire. Néanmoins, la solution qu’apporte Malm au problème abyssal que doit poser sa thèse à quiconque n’est pas un adulateur de la « théorie du lobby » est toute simple. Et le mieux est encore de le citer :

« Si l’on en vient maintenant à la situation actuelle, la première chose à prendre en considération est le rôle de l’Etat d’Israël dans la frénésie fossile en cours. Dans Overshoot, Wim Carton et moi revenons de manière assez détaillée sur l’expansion accélérée de la production de combustibles fossiles à laquelle nous assistons depuis le début des années 2020, au moment même où cette production aurait dû être ralentie et annulée – par un effort contraire de démantèlement soutenu – si l’on veut que le monde échappe à un réchauffement de plus de 1,5 ou 2°C. Cette expansion n’en finit pas : comme le Guardian le rapportait il y a quelques jours, les compagnies et les Etats se lancent dans de nouveaux projets pétroliers et gaziers plus grotesques. A la pointe de cette expansion, on retrouve bien sûr les Etats-Unis ; le deuxième pays sur la liste est le Guyana, mais c’est uniquement parce qu’ExxonMobil a récemment trouvé son bonheur dans ses eaux territoriales. Et pour la première fois, l’entité sioniste est directement impliquée. L’une des nombreuses frontières de l’extraction pétrolière et gazière est le bassin Levantin, le long de la côte qui va de Beyrouth à Gaza en passant par Acre. Deux des plus grands champs gaziers découverts là, baptisés Karish et Leviathan, sont situés dans des eaux revendiquées par le Liban. Que pense l’Occident de ce contentieux ? En 2015, l’Allemagne a vendu quatre navires de guerre à Israël pour lui permettre d’améliorer la défense de ses plateformes gazières contre toute éventualité. Sept ans plus tard, en 2022, tandis que la guerre en Ukraine provoquait une crise sur le marché du gaz, l’Etat d’Israël s’est imposé pour la première fois comme un exportateur majeur de combustibles fossiles, fournissant l’Allemagne et d’autres Etats de l’Union européenne en gaz mais aussi en pétrole brut extraits de Leviathan et de Karish, où la production a débuté en octobre de cette année-là. 2022 a entériné la position prééminente d’Israël en ce domaine » (p. 76-77).

Malm est donc bien obligé de tenir compte des faits : « l’entité sioniste », si elle est en effet « directement impliquée » dans l’impérialisme fossile, ne l’est toutefois qu’à partir de 2009, après la découverte de champs gaziers offshore au large des côtes israéliennes et libanaises. Certes, leur mise en exploitation progressive a permis à l’Etat d’Israël, à partir de 2022, de s’imposer « pour la première fois comme un exportateur majeur de combustibles fossiles ». L’implication directe du sionisme dans « l’impérialisme fossile » date donc de 2022, selon Malm lui-même qui, à deux reprises, observe que c’est « pour la première fois », ce qui relativise singulièrement la portée de sa thèse et, de fait, réduit ce qu’il appelle les « moments d’articulation » de 1840, 1917 et 1947 à des calembredaines. Malm paraît le concéder en passant, lorsqu’il cite un propos glané dans le New York Times (daté du 9 octobre 2023) expliquant, au sujet de la suspension provisoire de l’exploitation du champ offshore « Tamar » (suite au 7 octobre) :

« que les combats acharnés pourraient ralentir le rythme des investissements énergétiques dans la région au moment même où des perspectives engageantes s’étaient ouvertes pour la Méditerranée orientale en tant que centre énergétique. Israël était l’un des rares pays du Proche-Orient à ne pas avoir découvert de ressources pétrolières significatives. A présent, le gaz naturel est devenu un pilier de son économie […] » (cité par Malm, p. 78).

En matière de capitalisme fossile, le fait, c’est donc qu’avant la décennie 2010, « Israël était l’un des rares pays du Proche-Orient à ne pas avoir découvert de ressources ». Il convient en outre de relativiser le propos de Malm au sujet de l’Etat d’Israël devenu, en 2022, « un exportateur majeur », car la production israélienne de gaz tourne autour de 20 milliards de m3 par an, tandis qu’à consulter les productions des principaux pays gaziers, elle oscille entre plus de mille milliards (Etats-Unis, premier producteur mondial) et 100 milliards (Algérie, dixième producteur mondial) par an. De fait, la production israélienne situe le pays au niveau (légèrement en-deçà) d’un producteur comme le Bangladesh. Pour apprécier la place que l’Etat d’Israël est susceptible de prendre dans le capital fossile (en attendant d’éventuelles nouvelles découvertes de champs gaziers), il suffit d’estimer les réserves gazières en question. A suivre une chaîne d’information israélienne [6], en additionnant les quatre champs gaziers découverts jusqu’à ce jour, le total des réserves gazières dont dispose « l’entité sioniste » est estimé à un peu plus de 1000 milliards de m3. A titre de comparaison, les réserves « prouvées » des plus importants champs gaziers dans le monde se trouvent notamment en Iran et au Qatar ; elles y sont respectivement de 32 100 milliards de m3 et de 24 700 milliards de m3. Autrement dit, le capital fossile du Qatar est aujourd’hui 24 fois plus important que celui de « l’entité sioniste » ; celui de l’Iran est 32 fois plus important [7] (à s’en tenir au gaz, car l’Iran dispose également d’une réserve de pétrole brut estimée à 209 milliards de barils). A n’en pas douter, qui soutiendrait que le Bangladesh est un acteur majeur du « capital fossile » ferait rire tout le monde. Dans le cas d’Israël, cela fait apparemment moins rire, bien que cela soit tout aussi risible. Car en termes de capital fossile, le cœur de l’histoire, à tout le moins dans cette région du monde, est situé ailleurs, et il continuera, demain, de se situer ailleurs. Et pour ce qui est des « ravages de l’impérialisme fossile », son centre de gravité historique a donc reposé sur l’alliance scellée entre les démocraties occidentales et les régimes du Golfe persique (Arabie Saoudite, Emirats arabes unis, Koweït, Irak, etc.). Il n’empêche, plutôt que de parler du rôle du Qatar, par exemple, dans l’histoire du capitalisme fossile, et des deux cents milliards de dollars que cette petite principauté a consacré à l’organisation de la Coupe du monde de football en 2022, Malm se concentre sur « l’entité sioniste ». C’est le premier point, soit le « moment d’articulation » fondateur de son délire.

*

Reste que depuis la décennie 2010, l’Etat d’Israël s’efforce donc de devenir un acteur régional, modeste, soit, mais néanmoins actif, du capitalisme fossile. Et Malm d’observer :

« Le génocide [à Gaza] se déroule à un moment où l’Etat d’Israël est plus profondément intégré dans l’accumulation primitive du capital fossile que jamais. Les Palestiniens, pour leur part, n’ont aucun intérêt dans ce processus : pas de plateforme, pas de derrick, pas de pipeline, pas de compagnie côté à la Bourse de Londres. Mais il y a des Arabes qui ont tout cela bien entendu, aux Emirats arabes unis, en Egypte et en Arabie Saoudite. Tel est le sens économico-politique des accords d’Abraham et de ses suites attendues : une unification des capitaux du Golfe et d’Israël dans le processus de création de profits par la production de pétrole et de gaz. Tel est le sens écologico-politique de la normalisation : une sacralisation du business-as-usual qui détruit d’abord la Palestine puis la Terre » (p. 79-80).

Le propos de Malm appelle ici deux remarques : a) le « génocide » en question n’est précisément pas un chaînon de l’évolution décrite par Malm, celle d’ « une unification des capitaux du Golfe et d’Israël dans le processus de création de profits par la production de pétrole et de gaz », il en est plutôt un obstacle, les attaques du 7 octobre ayant eu notamment pour enjeu de déclencher une guerre qui interrompe un tel processus, et le « génocide » qui a suivi ne servant guère l’ « unification » décrite, puisque cela conduit l’Egypte, les Emirats et l’Arabie Saoudite à la remettre en question ; b) il est une nouvelle fois risible de prétendre que les nouvelles capacités gazières de l’Etat d’Israël sont nécessaires, ou même importantes, pour mener à bien un « processus de création de profits par la production de pétrole et de gaz » qui, de fait, dure depuis un siècle, et dont l’évolution régionale ne dépend nullement de l’Etat d’Israël, ou des « accords d’Abraham », mais de considérations matérielles (l’épuisement progressif des réserves pétrolières et gazières) et économiques (les besoins du capitalisme fossile). C’est pourquoi la « sacralisation du business-as-usual  » ne détruit pas « d’abord la Palestine puis la Terre », elle agit partout de la même manière, que le sionisme soit en cause ou qu’il ne soit pas en cause. L’analyse de Malm relève donc bien d’un antisionisme délirant.

Malm contrôle cependant son délire, notamment lorsqu’évoquant les Etats arabes qui sont des acteurs incontournables du capitalisme fossile, il omet de mentionner le Qatar, le principal financier du Hamas, ou encore l’Iran. Est-ce à dire que les seuls acteurs étatiques du capitalisme fossile sont favorables aux « accords d’Abraham », ses opposants étant aussitôt considérés comme des partisans du compost, de la nourriture végan, de la biodynamie, voire de la ZAD ? Malm ne va pas jusque-là. Il mentionne l’Iran et le Qatar parmi les acteurs du capitalisme fossile, mais dans un contexte très significatif, puisqu’il s’agit de répondre, dans un « esprit de camaraderie critique », à une objection de Matan Kaminer au sujet d’une résistance palestinienne qui, via les soutiens du Qatar et de l’Iran, serait elle-même dépendante du capital fossile ; ce à quoi, après avoir concédé que les classes dirigeantes d’Iran et du Qatar se fondent « entièrement sur les profits tirés d’une extraction du gaz et du pétrole », il répond :

« Devrions-nous donc rompre avec la résistance, pour des raisons climatiques ? Les marxistes ont tendance à raffoler des analogies historiques et je succomberai moi-même à la tentation : prenez le cas du judéocide en Europe. Il s’agit d’un génocide perpétré au moyen du charbon, par un régime nazi épris de toutes les machines de domination à propulsion fossile, comme on le montre dans Fascisme fossile : l’extrême-droite, l’énergie, le climat. La destruction des Juifs d’Europe a aussi été un moment de la destruction de la Terre. Ce qui complique les choses, toutefois, c’est que le Troisième Reich a été écrasé par l’Union soviétique, en partie parce que le régime stalinien disposait lui-même de beaucoup plus de pétrole et de machines à propulsion fossile. L’URSS a également déployé et soutenu des partisans dans toute l’Europe pendant la guerre. Dans ce cadre, les combustibles fossiles étaient mobilisés pour la survie et la libération » (p. 113).

L’unique fois où il est question du rôle du Qatar et de l’Iran dans l’histoire des « ravages de l’impérialisme fossile », c’est donc dans le cadre d’une « analogie historique » posant que ces deux régimes sont à la lutte contre le sionisme ce que l’URSS a été à la lutte contre le nazisme. Et l’analogie est poussée jusqu’à son terme, Malm ne manquant pas d’observer que « L’URSS a également déployé et soutenu des partisans dans toute l’Europe pendant la guerre ». L’arc de l’impérialisme iranien, depuis les Houthis jusqu’au Hezbollah, c’est donc, à suivre Malm, le front des « partisans ». Autrement dit, l’idéologie antisioniste tient aujourd’hui lieu de communisme. Ou pour le dire autrement, la « gauche » dont Malm est un fer de lance ne se préoccupe pas de renouer avec l’inspiration des « Jours heureux », le programme du CNR mis en forme en 1944 par Pierre Villon, cadre du PCF et résistant, s’assignant notamment pour tâche « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », « la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale », ou encore « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État [8] », autant de lignes directrices que le néolibéralisme s’est évertué à combattre, puis détruire ; non, la seule question qui vaille, aux yeux de Malm et de ses camarades prétendument marxistes, c’est celle de la lutte armée contre « l’entité sioniste », quitte à ce que Nasrallah soit érigé en représentant d’une « gauche arabe » bénéficiant du soutien logistique d’Etats aussi progressistes que le Qatar ou l’Iran des Ayatollahs. Tel est donc le niveau de conscience politique des plus évolués d’entre les théoriciens de la gauche antisioniste.

Mais soyons aussi précis que possible : il est question une autre fois de « l’Iran » dans l’opuscule de Malm. Et cette autre occurrence vaut également le détour. Dans sa réponse à Kaminer, Malm fait l’éloge de la résistance palestinienne, qu’il envisage comme le dernier bastion d’une praxis révolutionnaire d’inspiration marxiste :

« Nous avons là une vraie gauche organisée présente sur les lignes de front du combat central contre l’empire en ce moment historique. Il suffit de regarder, à côté, le sort de la gauche en Iran ou en Egypte : les fedayin du peuple comme les socialistes révolutionnaires n’existent plus (et non pas parce que les tyrannies qu’elles combattaient ont disparu) » (p. 108).

A suivre Malm, la seule « vraie gauche », c’est donc celle, « organisée », des groupes armés palestiniens et de leurs soutiens logistiques. Le reste, c’est-à-dire les soulèvements populaires en Egypte, au Liban, en Syrie ou en Iran, l’occupation de la place Tahrir, le slogan « femmes, vie, liberté », les soubassements ouvriers de ces révoltes, plus largement les « printemps arabes », ou encore le Rojava, cela ne vaut strictement rien, en termes de présence « sur les lignes de front du combat central contre l’empire ». L’Egypte ? L’Iran ? En matière de « vraie gauche », rien à signaler. Est-ce à dire qu’aux yeux de Malm, une gauche qui ne prend pas la forme d’un groupe armé ciblant des « sionistes » n’est pas une « gauche » valable ? Ce qui est certain, c’est que si Malm s’intéressait de trop près aux « printemps arabes », il serait amené à envisager le rôle stratégique des classes dirigeantes iraniennes dans l’écrasement des soulèvements populaires, et celui des classes dirigeantes qataries dans le financement des forces fondamentalistes qui ont œuvré au pourrissement de ces mêmes soulèvements, ce qui compromettrait peut-être l’analogie historique qui lui tient à cœur, celle qui fait de l’Iran et du Qatar, non seulement des régimes aussi tyranniques que celui de l’URSS (ce qu’il semblerait prêt à reconnaître), mais aussi des soutiens logistiques du front des « partisans ». Reste que Malm a au moins le mérite de la cohérence : les seules formations progressistes qu’il identifie dans la région étant les forces armées en guerre contre le sionisme, et leurs soutiens logistiques, les « printemps arabes » sont vraisemblablement, à ses yeux, une manipulation conjointe de la CIA et du Mossad. Bref, un lecteur instruit finit nécessairement, au fil de sa lecture de l’opuscule de Malm, par se poser deux questions : jusqu’où la gauche antisioniste peut-elle s’égarer ? Et quelle est, en dernière analyse, la nature de son délire ?

*

Concernant la première question, la réponse est donnée en fin d’ouvrage, lorsque Malm répond à une autre objection relative à la « résistance » palestinienne, toujours dans ce même « esprit de camaraderie critique » :

« Et le génocide alors ? C’est l’objection plus substantielle d’Abu-Manneh : ‘‘Soutenir que le Hamas a été plus efficace revient à ignorer totalement que son attaque militaire a déclenché un immense génocide contre le peuple palestinien.’’ Le fond de son argumentation est que le Hamas porte la responsabilité du génocide et qu’il n’aurait pas dû lancer l’opération Tufan al-Aqsa puisque c’est ce qui a précipité cette catastrophe. Etant donné la réaction d’Israël, le 7 octobre était une erreur. Selon cette logique, la Commune de Paris n’aurait jamais dû avoir lieu puisqu’elle a entraîné le massacre de 20 000 à 30 000 communards et autres Parisiens. Les bolcheviks auraient dû s’abstenir de prendre le pouvoir puisqu’ils ont déclenché une orgie de pogroms et l’émergence du fascisme en Europe et finalement l’Endlösung. Les Egyptiens n’auraient-ils pas mieux fait de se soumettre au pouvoir d’Hosni Moubarak ? Et ainsi de suite. Attribuer de la sorte la responsabilité des excès de la répression, c’est blâmer les victimes, et les combattants – comme si ceux qui recherchent la liberté devaient être tenus coupables des tentatives désespérées de maintenir la domination » (p. 132-133).

Qu’il soit sophistique d’attribuer au Hamas la responsabilité du « génocide » perpétré à Gaza par l’armée israélienne, certes, la responsabilité d’un tel « génocide » étant évidemment imputable à ceux qui le commettent, non à ceux qui n’auraient pas envisagé que leurs actions déclencheraient une telle « réaction ». Ceci dit, il est tout de même peu probable que le Hamas n’ait pas envisagé que, une fois l’action perpétrée, ses hommes trouveraient refuge dans les tunnels, tandis que la population de Gaza se trouverait en première ligne. A minima, il est donc clair que le Hamas n’a pas jugé que le sort de la population civile de Gaza justifiait de ne pas entreprendre une telle action, alors même que le gouvernement israélien ainsi humilié était le plus fascisant de l’histoire du pays, et qu’en Israël même il affrontait, depuis un an, une contestation politique et sociale tenace, gagnant chaque jour en puissance. Le timing choisi, et la nature de l’opération, témoignent du type de stratégie politique privilégiée par le Hamas, celle du pire. Mais l’essentiel n’est pas, à mes yeux, la considération que porte Malm aux formations politiques composant la résistance armée au sionisme. Elle est dans l’usage qu’il fait des références historiques de l’histoire révolutionnaire : la Commune de Paris, la révolution de 1917, l’occupation de la place Tahrir. C’est la seconde analogie historique à laquelle il succombe. Et elle est aussi significative que la première, voire, à certains égards, pire encore. Car le stalinisme, quel que fut son rôle historique, dans la libération du camp d’Auschwitz ou le soutien au front des « partisans », était un régime détestable, même s’il se revendiquait du marxisme et que, de fait, il a historiquement servi la cause sociale dans le monde, la preuve étant le déferlement néolibéral, puis fasciste, qui a succédé à la disparition du régime soviétique. Mais mobiliser des événements révolutionnaires tels que la Commune de Paris, la révolution de 1917 ou l’occupation de la place Tahrir, afin de les rendre analogues à la politique d’assassinat systématique du Hamas le 7 octobre, ciblant sans discrimination militaires et civils, hommes, femmes, enfants ou vieillards, juifs, arabes ou thaïlandais, voilà qui devrait disqualifier définitivement un tel écrit aux yeux de quiconque prétend valoriser l’histoire de l’émancipation politique. Car son auteur n’a décidément pas la tournure d’esprit d’un communard, ni même celle d’un homme de gauche, mais bien celle d’un adulateur viril de la force armée. C’est du reste à ce seul sujet que son propos acquiert un semblant de consistance théorique. Ainsi, sa lecture du 7 octobre est, en dernière analyse, celle d’une sorte d’éloge de la victoire de l’humain sur la technologie : « Pour la première fois, la formule en vigueur depuis 1840 volait en éclats : les Palestiniens eux-mêmes brisaient l’appareil technologique qui les dominait et les détruisait » (p. 100). A l’inverse, les Israéliens seraient les représentants d’une humanité s’étant vouée à l’empire technologique ; pour preuve, ce propos de Malm au sujet du recours de l’armée israélienne à des algorithmes générés par l’IA afin d’accroître le nombre de cibles : « comme si l’occupation décidait de tuer sans inhibition et déléguait à la machine à tuer elle-même la supervision de cette tâche » (p. 103). Mais qui ne voit que le Hamas, le 7 octobre, a décidé de « tuer sans inhibition » et recouru, pour ce faire, à des hommes de main transformés en « machine à tuer » ?
Entre le « génocide » technologique perpétré par l’armée israélienne et celui, à échelle humaine, perpétré par le Hamas, il n’y a aucune différence éthique ou politique, sinon que l’échelle du crime n’est pas la même, du fait de l’inégalité de la puissance de feu. C’est donc bien, pour l’essentiel, un affrontement entre fascistes, quelle que soit leur capacité technologique respective. Et la moindre des choses, de la part de quiconque prétend s’inscrire dans l’histoire politique de l’émancipation humaine, c’est de ne pas identifier des événements lumineux comme la Commune de Paris, la révolution de 1917 ou l’occupation de la place Tahrir [9] à de telles pratiques sordides, à moins d’être, au mieux, un parfait imbécile.

*

Venons-en maintenant à la seconde question : quelle est la nature du délire de Malm ? A s’en tenir à une description factuelle, son délire, c’est-à-dire sa perte du sens élémentaire des réalités, consiste à conférer au sionisme un rôle prépondérant dans l’histoire du capitalisme fossile, alors qu’il ne représente, à l’échelle non seulement planétaire mais régionale de cette histoire, qu’un détail. Porté par cette conviction, il en vient donc à identifier le désastre écologique planétaire à une « Nakba » : « L’une des raisons pour lesquelles ce problème m’a frappé à ce point, c’est qu’il m’est apparu comme une version planétaire de la Nakba » (p. 111). Ce faisant, il procède à l’universalisation métaphorique de la cause antisioniste. Le trait est remarquable sous sa plume. Ainsi, à propos de la forêt amazonienne, il observe :

« En quelques décennies, le réchauffement climatique – associé à la déforestation, la forme originelle de la destruction écologique – a poussé l’Amazonie vers le point de bascule au-delà duquel elle cessera d’exister. Des recherches récentes indiquent même qu’elle se trouve déjà à ce point de bascule à l’heure où nous parlons. Si l’Amazonie devait perdre définitivement son couvert forestier – une hypothèse vertigineuse mais parfaitement envisageable dans un avenir proche – ce serait une Nakba d’un tout autre genre » (p. 23).

Certes, le sionisme n’est pas matériellement responsable de la déforestation de l’Amazonie, du moins Malm ne le soutient pas explicitement dans cet opuscule ; il se contente de nommer « Nakba » une telle déforestation. Le procédé est susceptible d’être mobilisé à loisir : il suffit d’identifier un désastre d’envergure et de le nommer « Nakba ». La « Nakba » devient ainsi le paradigme du malheur qui s’abat sur l’humanité. Une épidémie ? « Nakba ». Une inondation ? « Nakba ». Une crise financière ? « Nakba ». Une défaite syndicale ? « Nakba ». Etc. Bref, là où les antisémites recourraient à l’imaginaire du Protocole des sages de Sion, imputant la faute aux « Juifs », Malm, lui, se contente de nommer « Nakba » le désastre écologique planétaire. Les sionistes étant responsables, historiquement, de la « Nakba », il s’ensuit que, grâce à un tel procédé, les sionistes se trouvent potentiellement associés à tous les malheurs du monde. C’est donc bien un délire structuré, et dont la généalogie n’est pas difficile à mettre au jour. Malm lui-même nous en donne la clé très rapidement, du moins aux yeux d’un lecteur minimalement perspicace. Il écrit en effet, page 19, au sujet de ce qu’il appelle le « premier génocide du capitalisme tardif avancé » : « Je dois admettre une certaine naïveté ici : je ne m’étais pas attendu à une telle soif de sang palestinien ». L’image est parlante. Et dans le contexte d’un tel ouvrage, elle ne doit rien au hasard : la « soif de sang palestinien » évoque inévitablement l’accusation de « meurtre rituel » porté contre les Juifs. C’est une très vieille accusation. De fait, elle remonte à l’antiquité, Flavius Josèphe, dans son Contre Apion, évoquant une rumeur de cette sorte, les Juifs étant accusé de sacrifier un « Grec » et d’en consommer les organes. Mais c’est dans l’Occident médiéval que l’accusation resurgit. Reconfigurée suivant l’esprit du temps, elle intègre alors les structures de l’antijudaïsme collectif : les Juifs sont accusés de sacrifier un enfant chrétien pour confectionner, avec son sang, la matsa, le pain azyme consommé le soir de la Pâques juive. Depuis le XIIe siècle jusqu’à nos jours, l’accusation de « meurtre rituel » n’a cessé de nourrir le fantasme anti-Juif. En témoigne un article de l’historien Salomon Reinach paru dans la Revue des études juives en 1892, deux avant l’affaire Dreyfus :

« Il ne se passe guère d’année, dans certains pays, sans qu’aux approches de la Pâque juive on ne répande le bruit de la disparition d’un enfant chrétien et du meurtre de cet enfant par les Juifs, à qui le sang serait nécessaire, au nom de je ne sais quelle tradition occulte, pour la préparation des pains azymes. Personne n’a oublié les affaires de Damas en 1840, de Tisza-Eszlar en 1882 ; mais il suffit d’ouvrir les Bulletins de l’Alliance Israélite pour en trouver beaucoup d’autres et plus voisines de nous. En 1886, c’est à Dohilew et à Grodno que l’infâme accusation se produit, avec son cortège ordinaire de pillages et de violences ; en 1887, c’est à Constantinople, à Caïffa, à Budapest, à Presbourg ; en 1888, à Salonique, à Samacoff, à Kaschau, à Presbourg ; en 1889, à Varna, à Kustendil, à Alep, à Presbourg encore ; en 1890, à Damas, à Beyrouth, à Mustapha-Pacha ; en 1891, à Philippopoli, à Yamboli, à Alep, à Smyrne, à Budapest, et, chose étonnante, à Corfou, plus étonnante encore, en pleine Allemagne occidentale, à Xanten. On rougit d’ajouter que le Journal d’Indre-et-Loire, dans son numéro du 27 mars 1892, a osé traiter de meurtre rituel et attribuer aux Juifs l’assassinat d’un enfant d’Ingrandes ; cinq mois après, la mère de cet enfant, reconnue coupable, est condamnée à vingt ans de travaux forcés ! [10] »

C’est donc bien à ces deux sources que s’abreuve le délire de Malm, sans doute inconsciemment : le Protocole et le « meurtre rituel ». Au-delà, c’est évidemment le déicide imputé aux Juifs qui, en Occident, nourrit l’identification de la Palestine au corps du Christ. C’est le ressort de l’universalisation du combat contre le sionisme, et ce qui justifie ses métamorphoses successives, suivant l’esprit du temps ; aujourd’hui, donc, la « Nakba » que représente le désastre écologique planétaire, conséquence d’une Révolution industrielle dont le sionisme n’est pourtant, historiquement, qu’un détail insignifiant. A cet égard, ce qui structure la gauche antisioniste, c’est donc bel et bien un délire collectif dont l’inspiration réactionnaire est assurément millénaire.

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Reste que les ennemis de mes ennemis ne sont pas mes amis, moins encore lorsque l’affrontement en cause oppose des fascistes à d’autres fascistes. Je ne reproche donc pas à Malm de recourir à la qualification de « génocide » au sujet de la destruction massive de Gaza. Il y aurait certes lieu d’en discuter : le terme convient-il ? Entre le déluge de bombes qui s’est abattu sur Gaza (et continue de s’y abattre) et le « génocide » des Arméniens, ou des Juifs, ou des Tutsis, quoi de comparable ? Et convient-il de qualifier de « génocide » la famine du Bengale en 1770, puis celle de 1943, et celle d’Irlande (1846-1851), et celle d’Ukraine (« Holodomor, 1932-1933) ? Et dans le cas de la terreur stalinienne, ou de la répression des communistes indonésiens du PKI (1965, autour de 500 000 victimes) [11], ou des Bengali lors de la sécession de 1971 (la répression de l’armée pakistanaise fait entre 300 000 et trois millions de victimes), ou du Timor oriental (1975, l’invasion indonésienne fait près de 200 000 victimes sur 800 000 habitants), ou des paysans cambodgiens sous Pol Pot (1975-1979), s’agit-il d’autant de « génocides » ? A l’évidence, il conviendrait d’affiner le lexique. Par ailleurs, l’usage du mot « génocide » n’ayant pas été confiné à ce registre, notamment dans la sphère juridique internationale, discuter ce point, celui de la nomination, exigerait un examen scrupuleux des écrits juridiques relatifs à cette question et, au-delà, demanderait une réflexion un peu approfondie sur l’entrelacement de domaines tels que la politique, l’histoire et le droit. Par exemple, convient-il de qualifier de « génocide » la répression par Saddam Hussein des insurrections chiites au sortir de la première guerre du Golfe ? Les bombardements de populations civiles ont alors tué plus de 100 000 personnes sous le regard bienveillant de la coalition internationale venue libérer le Koweït, le commandement nord-américain ayant estimé, après avoir fragilisé l’appareil d’Etat du tyran, qu’il convenait toutefois de le maintenir au pouvoir [12]. La destruction massive de Gaza, plutôt qu’elle ne serait le « premier génocide du capitalisme tardif avancé », me paraît donc s’inscrire dans la longue histoire des répressions à grande échelle menées par un appareil d’Etat contre une population civile. A cet égard, ce qui est frappant, c’est la manière dont le sionisme fascisant tend à adopter l’ethos politique et militaire des adversaires historiques de l’Etat d’Israël, l’Irak de Saddam Hussein ou la Syrie d’Assad. Il y aurait donc bien matière à discussion.

Mais pour l’heure, je me contenterai d’observer que l’historienne Annette Wieviorka, dans un ouvrage intitulé Le procès Eichmann, cite une « loi israélienne de 1950 » qui stipule que « L’expression de crime contre l’humanité désigne l’un quelconque des actes ci-après : meurtre, extermination, mise en esclavage, privation de nourriture ou déportation et autres actes inhumains, commis contre la population civile, et persécutions pour des motifs fondés sur la nationalité, la race, la religion ou les opinions politiques [13] ». Je ne suis pas juriste, et je ne prétends pas que ma connaissance des faits d’armes de Tsahal depuis le 8 octobre 2023 soit exhaustive, ni infaillible. Mais d’après ce que j’ai pu lire ici ou là depuis un an et demi, il me paraît probable, sinon certain, que la « guerre » menée à Gaza par l’armée israélienne relève d’un « crime contre l’humanité », du moins à suivre ce qu’en dit « la loi israélienne de 1950 ». Dès lors, que des opposants à cette politique de destruction massive la qualifie, sinon de « génocide », du moins de « crime contre l’humanité », quoi de plus normal ?

En revanche, ce qui n’est pas normal, c’est que la « gauche antisioniste » soit à ce point une composante du désastre, plutôt qu’un horizon révolutionnaire. Au terme de son propos, Andreas Malm conclut : « Je pense que la véritable honte pour l’Occident est que la gauche ne puisse pas soutenir clairement et sans ambiguïté la lutte palestinienne pour l’auto-émancipation » (p. 104). Je ne sais pas si c’est une « honte pour l’Occident » mais, à mes yeux, s’il est certainement une « véritable honte » pour quiconque se revendique de la « gauche », c’est d’être incapable d’adopter un axiome égalitaire en lieu et place d’un credo anti-Juif. Sachant la manière dont la réaction bourgeoise instrumentalise aujourd’hui « la lutte contre l’antisémitisme » afin de disqualifier la cause sociale et d’imposer la tyrannie néolibérale, ce n’est pas seulement une « véritable honte », à vrai dire, c’est un crime : un crime contre l’humanité.

Ivan Segré

[1Au sujet du film Route 181, de l’intervention radiophonique de Finkielkraut qui le prit pour cible, et de « l’affaire » qui s’ensuivit, voir L’intellectuel compulsif. La réaction philosémite 2, Lignes, 2015.

[2Voir par exemple la recension de L’Anthropocène contre l’histoire par Antiopées, parue sur LM #105 : https://lundi.am/Andreas-Malm

[3Voir notamment l’article de Matthew Bolton paru sur LM #408 : https://lundi.am/Andreas-Malm-et-les-ambiguites-de-l-antisionisme-vert. Voir également l’article de Sylvaine Bulle paru dans la Revue K : https://k-larevue.com/malm-antisemitisme-vert/.

[4Malm observe que cette « théorie se fonde sur le travail d’un homme issu des rangs de l’armée états-unienne, John Mearsheimer » (p. 83), une autorité en matière de « lobby sioniste » dont le livre intitulé Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, co-écrit avec Stephen Walt, a été édité à La Découverte en 2009.

[5Voir notamment, à ce sujet, l’enquête paru sur Mediapart, « Beyrouth, l’enquête interdite », août 2024.

[6« Le ministère israélien de l’Énergie et la société Energian ont annoncé mercredi la découverte d’un nouveau gisement de gaz naturel au large des côtes d’Israël. Estimé à 68 milliards de mètres cubes, ce réservoir est d’importance significative, d’autant plus que la consommation annuelle d’Israël est inférieure à 13 milliards de mètres cubes. Le nouveau gisement a été nommé ’Katlan’, qui signifie ’Orque’ en hébreu. Le gisement le plus important est celui de Leviathan, dont les réserves sont estimées à 600 milliards de mètres cubes. Le second, Tamar, est évalué à 300 milliards de mètres cubes, tandis que le champ de gaz Harish-Tanin, qui est aussi la propriété de la société Energian, a des réserves estimées à 100 milliards de mètres cubes » (source : I24News, 31 mai 2023 : https://www.i24news.tv/fr/actu/economie/1685543840-un-nouveau-gisement-de-gaz-naturel-decouvert-au-large-d-israel).

[8Le texte a été publié à La Découverte en 2010, accompagné d’une série d’articles (Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui. Les jours heureux) ; il est également accessible sur le net.

[9Au sujet de l’occupation de la place Tahrir, citons A nos amis du comité invisible : « Un camarade égyptien nous racontait : ‘‘Jamais Le Caire n’a été aussi vivant que durant la première place Tahrir. Puisque plus rien ne fonctionnait, chacun prenait soin de ce qui l’entourait. Les gens se chargeaient des ordures, balayaient eux-mêmes le trottoir et parfois même le repeignaient, dessinaient des fresques sur les murs, se souciaient les uns des autres. Même la circulation était devenue miraculeusement fluide, depuis qu’il n’y avait plus d’agents de circulation. Ce dont nous nous sommes rendus compte, c’est que nous avions été expropriés des gestes les plus simples, ceux qui font que la ville est à nous et que nous lui appartenons. Place Tahrir, les gens arrivaient et spontanément se demandaient à quoi ils pouvaient aider, ils allaient à la cuisine, brancardaient les blessés, préparaient des banderoles, des boucliers, des lance-pierres, discutaient, inventaient des chansons. On s’est rendu compte que l’organisation étatique était en fait la désorganisation maximale, parce qu’elle reposait sur la négation de la faculté humaine de s’organiser. Place Tahrir, personne ne donnait d’ordre. Evidemment, si quelqu’un s’était mis en tête d’organiser tout cela, ce serait immédiatement devenu le chaos’’ » (La Fabrique, 2014, p. 234).

[10Salomon Reinach , « L’accusation du meurtre rituel », in Revue des études juives, tome 25, n°50, octobre-décembre 1892. p. 161-162.

[11Lire notamment l’article : « Indonésie 1965 : un massacre oublié », Revue internationale de politique comparée, 2001/1, volume 8, pp. 59-92 : « 1965 introduisit une nouvelle période : celle de l’État massacreur, écrasant de toute sa puissance, sans la moindre retenue, ceux qui le défient dans ses fondements, et recrachant tel un inutile noyau le président Sukarno lui-même, pour avoir tenté de s’opposer à l’emploi massif de la Terreur. Plus de guerre civile, ou même de vraie insurrection, mais des tueries sans limite, où l’on contemple favorablement la disparition totale de l’adversaire : le journal des Forces Armées propose d’éradiquer le PKI – nouvel Antéchrist – systématiquement, complètement, sans espoir de retour en grâce » ; « Le pogrom – car c’en est fondamentalement un, aux proportions gigantesques, l’adversaire étant dans l’ensemble désarmé, désorganisé, démoralisé – se déchaîne le 8 octobre à Jakarta : les dizaines de milliers de manifestants, pour la plupart musulmans du NU, mais aussi sympathisants du parti catholique, brûlent le siège du PKI, et commencent, à domicile, la chasse aux militants ; ceux qui ne peuvent s’enfuir ou, très vite, se justifier, sont sommairement exécutés ».

[12Le nombre de 100 000 morts est rapporté dans plusieurs ouvrages, par exemple celui de Pierre-Jean Luizard, Les racines du chaos. Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye (Tallandier, 2022, p. 57 : « Plus au sud, la coalition permet à la Garde républicaine de Saddam de noyer l’insurrection chiite dans le sang, causant plus de 100 000 victimes ».

[13Editions Complexe, 1989, p. 24.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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