Les éditions Vues de l’esprit publient son premier livre, Itinéraire d’une initiation, qui présente l’essentiel de son parcours spirituel et dévoile certaines de ses pratiques secrètes. L’ouvrage a pour valeur inestimable de rappeler l’essence du judaïsme comme religion fondée sur l’amour inconditionnel et l’effacement de l’ego, porteuse d’un message universel qui ne peut se satisfaire de l’injustice et de l’oppression. D’une voix forte et sans concession, Gabriel Hagaï en tire les conséquences pour ce qui est de la situation politique en Terre Sainte. Nous proposons ici quelques extraits du deuxième chapitre, consacré à la critique du sionisme et à la compréhension du rôle que doit tenir le Messie. Nous le recevrons la semaine prochaine pour une interview dans lundisoir.
En Terre sainte, face au sionisme
[…] Il m’est évident que la Rédemption messianique ne peut pas se faire de manière injuste, pour le profit des Israéliens au détriment des Palestiniens. Rav Yôséf-Dov Soloveitchik (1903-1993), en réponse à l’idée que les victimes de la Shô’â hâteraient la Rédemption, affirmait que Dieu ne fera mourir personne pour accélérer l’avènement du Mâshîaḥ ; sinon, où serait alors Sa justice et Sa miséricorde ? Quand le Messie viendra, ce sera pour l’humanité toute entière, pas seulement pour nous les Juifs.
Le Messie selon la tradition juive
Qu’enseigne justement la tradition juive à propos du concept de Messie (Mâshîaḥ) ? Étymologiquement en hébreu, mâshîaḥ signifie « oint » – forme passive du verbe mâshaḥ (oindre), de la racine m-sh-ḥ. Le Mâshîaḥ est donc celui qu’on a enduit d’huile d’onction (Shèmen ham-Mishḥâ) lors d’une cérémonie officielle publique afin de lui conférer une autorité élevée, spirituelle ou temporelle, sur le peuple. C’est entre autres l’apanage des grands-prêtres (kôhanîm gedhôlîm) et des rois (melâkhîm).
Ce mot s’est développé un bon millénaire plus tard vers le sens restreint qu’on lui connaît désormais, le Messie lui-même, ce personnage eschatologique mystérieux qui excite toutes les curiosités, ce roi politico-religieux de lignée davidique qui amènera ici-bas une ère de paix et de justice dont bénéficieront le peuple israélite (ˁam benê Yisrâ’él) et le monde entier. […]
En vérité, nous n’attendons pas le Messie, c’est lui qui nous attend (cf. Maïmonide, Épître au Yémen, 1172). Nos Sages racontent à ce propos une petite histoire (T. Sanhédhrîn 98a) : sur les conseils du Prophète Élie (Éliyyâhu han-Nâvî), ribbî Yehôshûaˁ bèn Léwî (première moitié du IIIe s.) part trouver le Messie aux portes de Rome, parmi les lépreux. Après l’avoir respectueusement salué, le rabbin lui demande : « Quand viendras-tu, Maître ? » Celui-ci lui répond : « Aujourd’hui (hayyôm) ». Puis, l’échéance étant passée, ribbî Yehôshûaˁ se plaint auprès d’Élie le lendemain : « Il m’a menti, il a dit qu’il viendrait “aujourd’hui”, mais il n’est pas venu ! » Le Prophète lui réplique : « Ce qu’il t’a dit, c’est [citant un verset] “aujourd’hui, si vous entendez Sa voix” » (Psaumes-Tehillîm XCV, 7). La venue du Mâshîaḥ est donc conditionnée aux bonnes actions d’une génération. Comme celle-ci n’était pas méritante, le Messie n’est donc pas venu.
Nos Sages enseignent (T. Yômâ 10a) que Bèn Dâwîdh (« le Fils de David », i.e. le Messie) ne vient que lorsque Rome aura dominé le monde entier pendant au moins neuf mois. Cet enseignement est à prendre symboliquement, bien évidemment – son sens véritable ne pourra être connu qu’a posteriori, une fois que les événements se seront produits. De même, il est dit (T. Yevâmôth 62a, etc.) que : « Le Fils de David ne vient qu’une fois qu’auront été utilisées toutes les âmes du Corps (ˁadh shèyyikhlû kol han-neshâmôth shèbbag-Gûf) ». Ici, le Gûf (Corps) désigne le réservoir céleste où sont entreposées les âmes neuves en attente d’incarnation. La Rédemption messianique n’adviendra que dès l’instant où toutes les neshâmôth (âmes) créées par Dieu se seront incarnées au moins une fois ici-bas.
Pour être reconnu en tant que Messie authentique, le Mâshîaḥ doit remplir certaines conditions, énumérées entre autres par Maïmonide (Mishné Thôrâ, Lois des Rois XI). Il doit : restaurer le Royaume Davidique (Malkhûth Bêth Dâwîdh) dans sa souveraineté, remettre le Temple (ham-Miqdâsh) de Jérusalem en fonction, rassembler les exilés d’Israël (niddeḥê Yisrâ’él), restaurer le culte sacerdotal (les offrandes sacrificielles), et célébrer les années sabbatiques (shemiṭṭîn) et les jubilés (yôvelôth).
Il existe donc deux sortes de Messies, appelés dans notre tradition « Messie, fils de Joseph » (Mâshîaḥ bèn Yôséf) et « Messie, fils de David » (Mâshîaḥ bèn Dâwîdh). À chaque génération, plusieurs Messies potentiels sont présents parmi nous, qui remplissent une partie des conditions citées précédemment ; ils doivent être traités avec tout le respect qui leur est dû. Si l’un d’eux meurt (en général violemment) avant d’avoir rempli toutes les conditions requises, cela signifie qu’il n’était pas le Messie attendu, mais juste un Mâshîaḥ bèn Yôséf. En revanche, s’il réalise pleinement son potentiel, il devient alors ham-Mèlekh ham-Mâshîaḥ (le Roi Oint) tant espéré. Comme on l’a vu, la réalisation de ce potentiel messianique est liée au mérite de sa génération.
Maïmonide, l’un de nos plus grands rabbins codificateurs et théologiens, a fait de la croyance dans le concept du Mâshîaḥ l’un de ses treize « Principes de la Foi » (ˁIqqerê hâ-Èmûnâ). Ceci dit, de nombreux autres théologiens médiévaux n’incluent pas la foi en la venue du Messie parmi leur propre liste (cf. ribbî Ḥasday Cresques [1340-1410], Ôr Adhônây, ribbî Yôséf Albo [1380-1444], Séfer hâ-ˁIqqârîm, etc.)
Il est important de noter que pour le judaïsme, le Messie n’est pas une fin en soi. Au contraire, sa venue marque le début d’une ère nouvelle dans laquelle l’humanité pourra enfin vivre selon le Plan divin conçu pour elle à la Création (cf. Maïmonide, Mishné Thôrâ, Lois des Rois XI-XII & Lois de la Repentance IX, 2). Il existera plusieurs Messies successifs, comme il en a existé plusieurs auparavant (David-Dâwîdh, Salomon-Shelômô, etc.). Il sera de chair et de sang, exempt de tout caractère surhumain, vivra selon les préceptes de la Torah et engendrera certainement des enfants qui lui succéderont. Quand nous disons que nous attendons le Messie, c’est en fait plus précisément le retour du statut de messianité, de la lignée messianique parmi nous que nous signifions par là. […]
Le Messie est donc le signe divin qui scelle l’élévation morale de l’humanité, plutôt que celui qui va la transformer. Comme le veut le dicton populaire, une hirondelle ne fait pas le printemps, ces oiseaux sont le signe de l’arrivée de la saison printanière et non pas la cause de son advenue. La Rédemption messianique tant annoncée par nos Prophètes ne se fera que sur la base de la Ahavath ḥinnâm (l’Amour gratuit, inconditionnel), et pas sur autre chose. Comme l’écrit explicitement ribbî Yeḥèzqél Taub de Kuzmir (Nèḥmâdh miz-Zâhâv, p. 77) : « De la même manière que la Destruction du Temple a eu lieu à cause de la haine gratuite (sin’ath ḥinnâm – cf. T. Yômâ 9b), de même, pour le réparer, il faut de l’Amour gratuit, que chacun aime son prochain gratuitement, inconditionnellement. » Seul l’établissement d’une société humaine globale fondée sur la justice, la bonté et la compassion hâtera la rédemption finale.
J’aimerais insister sur un point crucial. Loin des préoccupations qui nous font projeter des attentes spécifiques au peuple juif sur le personnage messianique, il est bien évident que celui-ci viendra pour le monde entier. C’est ce qu’affirme Maïmonide (Mishné Thôrâ, Lois des Rois XI, 4) : « Mais les pensées du Créateur du Monde, il n’y a pas de pouvoir humain pour les atteindre, car ni nos voies ne sont Ses voies et ni nos pensées ne sont Ses pensées. » Tout ce qu’ont accompli Jésus et Moḥammed à sa suite, n’est destiné qu’à préparer le chemin du Roi Messie, afin d’amener le monde entier à adorer ensemble Dieu, comme il est dit (Sophonie-Ṣefanyâ III, 9) : « Alors Je donnerai aux peuples une langue purifiée (sâfâ verûrâ), afin qu’ils invoquent tous le Nom de YHWH, pour Le servir (le-ˁovdhô) d’un front commun (shekhèm èḥâdh). »
Loin de l’éventuel jugement théologique qu’on peut avoir en tant que juif sur le christianisme et l’islam, ces religions divinement inspirées ont préparé l’humanité au concept messianique. Toutes les grandes traditions spirituelles possèdent d’ailleurs un personnage eschatologique censé arriver dans le futur : Kalkî (hindouisme), al-Mahdî (islam), Maitreya (bouddhisme), Jésus dans sa Seconde Venue (christianisme), etc. J’ai l’intime conviction que tous parlent en fait d’une seule et même personne – sinon, quelle serait son utilité ? Quand le Messie se dévoilera – accompagné de prophètes annonçant sa venue, un pour chaque religion – il mettra tout le monde d’accord.
Incidemment, le Messie peut éventuellement être une femme – rien ne s’y oppose théologiquement. Il y a bien eu dans la Bible des femmes prophétesses, juges, reines, etc. Cela participe du principe général de réciprocité entre l’homme (îsh) et la femme (ishshâ) dans la Torah. Le Gaon de Vilna (ribbénu Éliyyâhu bèn Shelômô, dit hag-Gra selon son acronyme hébraïque – 1720-1797), la plus grande autorité rabbinique ashkénaze de son époque, affirme que le Mâshîaḥ bèn Yôséf n’est pas forcément un homme, la Reine Esther (Èstér ham-Malkâ) ayant joué ce rôle au sein de sa génération – propos rapportés par son plus proche disciple, ribbî Hillél Rivlin de Shklow (1757-1838) dans son livre Qôl hat-Tôr. Préparons-nous donc à l’éventualité de la Messiesse (ham-Meshîḥâ en hébreu) ; cela ne choquera que les sexistes et les misogynes. […]
À propos du Temple de Jérusalem
Parmi les conditions que doit remplir le Messie, il y a celle de remettre le Temple (ham-Miqdâsh) de Jérusalem en fonction – ce que certains appellent « construire le Troisième Temple ». Pour ma part, je préfère parler de « la troisième reconstruction du Temple », ce qui est plus précis, car il s’agit toujours le même Temple (Bêth ham-Miqdâsh), situé au même endroit. Quant à cette Troisième reconstruction, elle est déjà là, à sa place, achevée depuis plus d’un millénaire, et ce sont même des gôyîm (des non-juifs) qui l’ont construite pour nous tous. Un véritable cadeau divin !
Je parle bien entendu du Dôme du Rocher (Kippath has-Sèlaˁ en hébreu, Qubbat aṣ-Ṣakhrat en arabe) de Jérusalem, bâti par le Calife ˁAbd al-Malik en 691-92, avec l’intention d’en faire justement un Temple pour toutes les religions. La preuve en est qu’il lui a donné le nom de Bayt al-Maqdis, c’est-à-dire Bêth ham-Miqdâsh, le nom même du Temple en hébreu. Le calife voulait ériger un écrin digne autour de la pierre d’Assise (Èven hash-Shethâyâ), à l’image de celui construit par notre Roi Salomon (Shelômô ham-Mèlekh). Et il a magnifiquement réussi. De surcroît, les dimensions du Dôme du Rocher – l’équivalent de cent coudées – conviennent parfaitement pour cette troisième reconstruction du Temple, telle qu’elle est décrite dans nos sources. Cela a été même annoncé dans le Midhrâsh (Pirqê dhe-Ribbî Èlîˁèzer XXX) : « Ribbî Yishmâˁél dit : “Les enfants d’Ismaël feront quinze choses en Terre Sainte dans les derniers jours, et les voici : […] et ils clôtureront les murs détruits du Temple (Bêth ham-Miqdâsh) ; et ils bâtiront un édifice dans le Sanctuaire (Hêkhâl) […]”. »
Il est malheureux que mes coreligionnaires, dans leur majorité, ne reconnaissent pas encore ce fait, accomplissant malgré eux le verset : « Ils ont des yeux mais ils ne voient pas (ˁênayim lâhèm we-lô yir’û) » (Jérémie V, 21, Psaumes CXV, 5). Pire encore, certains juifs extrémistes projettent même la destruction du Dôme du Rocher pour laisser la place vacante afin d’y reconstruire le Temple sans attendre les injonctions du Mâshîaḥ (Messie). Or, ce n’est certainement pas en faisant sauter le bâtiment que Dieu nous a déjà donné, et en se mettant à dos un milliard de musulmans que l’on incarnera la vertu messianique de Ahavath ḥinnâm (l’amour gratuit, inconditionnel), ni que l’on hâtera la venue du Messie (Bî’ath ham-Mâshîaḥ). Au contraire, cela nous projetterait un bon millénaire en arrière.
L’existence des partisans du judaïsme messianique aux velléités destructrices revient régulièrement dans l’actualité, lorsque la police israélienne démantèle certaines de leurs cellules terroristes. Il existe d’ailleurs une méfiance traditionnelle du judaïsme envers les zélotes de tous bords, tels les « sicaires » (sîqâriyyîm) de l’époque romaine et leurs épigones ultra-sionistes modernes. Car après tout, c’est de leur faute si notre Deuxième Temple a été détruit par les Romains, en réponse à leurs provocations (cf. Flavius Josèphe, Guerres des Juifs V-VI, TB Giṭṭîn V, etc.).
Je suis inquiet. Nos extrémistes, dans leur bêtise et leur ignorance, parviendront-ils à détruire aussi notre Troisième Temple ? Cela voudrait dire que nos pires ennemis résident parmi nous. L’histoire, qui a tendance à se répéter, a malheureusement souvent montré que c’est souvent le cas. Après tout, ce sont bien certains de nos rois corrompus qui ont tué plusieurs de nos prophètes (Amos, Zacharie, Michée, etc.). Et les corrompus sont toujours au pouvoir dans cette partie du monde.
Sans être spécialement extrémiste, la majorité des juifs est encore convaincue que le Temple ne peut déjà avoir été reconstruit, suivant en cela une lecture réductrice de nos sources – alors que le sens véritable des prophéties contenues dans nos textes sacrés ne se dévoile qu’a posteriori (cf. Maïmonide, Guide des Égarés, II, 1190). Cette majorité pense aussi que le Temple doit être l’œuvre exclusive des juifs – ce qui n’apparaît pas non plus dans le sens obvie de nos écrits. Ont-ils oublié que le meilleur moyen d’occulter une chose est de l’exposer au grand jour (hide in plain sight, comme on dit en anglais) ? Cela constitue un travail immense que de changer nos mentalités religieuses, sclérosées par une religiosité excessive, un manque d’esprit critique et une pauvreté intellectuelle.
En paraphrasant le Talmud (Y. Yômâ I, 1), feu mon maître ribbî ˁÔvadyâ Mîmûnî avait l’habitude de dire : « Toute génération qui ne reconnaît pas que le Temple est déjà reconstruit, c’est comme si elle l’avait détruit de son temps. » C’est d’ailleurs une connaissance transmise chez certains qabbalistes de Terre Sainte depuis plusieurs siècles, comme le prouve la fresque sur le mur de la synagogue séfarade dite d’Abohab à Safed (Ṣefath) – où est représenté le « futur » Troisième Temple, supposé à construire, sous la forme d’un édifice octogonal, surmonté d’un dôme, exactement à l’image du Dôme du Rocher. Cette configuration est identique à celle de la tente d’Abraham, notre patriarche, qui était ouverte à toutes les directions afin d’accueillir ses hôtes. Il en va ainsi notre Troisième Temple qui se doit d’être une « maison de prière (Bêth Tefillâ) pour tous les peuples » (Ésaïe LVI, 7).
Ceci dit, même si le bâtiment appelé à être notre Temple est déjà là, cela ne change rien à notre pratique religieuse canonique (Halâkhâ le-maˁasè). À la vue du Mont du Temple (Har hab-Bayith), on doit toujours déchirer son vêtement (qerîˁâ) en signe de deuil conformément aux conditions halakhiques, car jusqu’à ce jour, le Mâshîaḥ (Messie) n’en a pas fait l’Inauguration officielle (Ḥanukkath Bayith), et les non-juifs (gôyîm) qui administrent le lieu nous empêchent toujours d’y prier. […
En conclusion, tout est déjà prêt au niveau architectural pour accueillir le Messie, la Troisième reconstruction du Temple est déjà accomplie depuis longtemps. Il nous suffit juste d’ouvrir les yeux du cœur pour nous en apercevoir. Il reste cependant la condition essentielle pour l’avènement du Mâshîaḥ, celle de l’élévation morale et spirituelle de notre conscience collective (ˁîqâ kelâlîth), c’est-à-dire l’établissement d’une société humaine globale fondée sur la justice, la bonté et la compassion. Seul cet accomplissement hâtera la rédemption messianique, et cela, ce n’est pas joué d’avance.
Le sionisme, perversion du judaïsme
Dans la continuité de cette critique du messianisme nationaliste israélien, il m’est nécessaire d’évoquer mon soutien à la cause palestinienne et à la lutte de ce peuple pour ses droits. C’est une tâche importante que de déconstruire l’amalgame toxique qui lie sionisme et judaïsme. Mais il est également essentiel de bien distinguer la signification religieuse du sionisme traditionnel et sa récupération politique, séculière et nationaliste qui a entraîné la création de l’État d’Israël. La première est inhérente au judaïsme, alors que la seconde est une catastrophe qui donne lieu à un mouvement raciste, exclusiviste, impérialiste et ségrégationniste.
Notre Torah est basée sur la justice, l’amour, l’humilité et l’inclusion – vertus incarnées par nos Prophètes et nos Saints, tels Moïse, Aaron et Hillel l’Ancien. Tout le contraire des « valeurs » du sionisme, construit sur l’orgueil, l’oppression, la haine et l’exclusion – celles de Théodore Herzl, de Joseph Trumpeldor, de Ben Gourion ou de Netanyahou.
Selon notre Torah, on ne saurait établir une société saine sur l’injustice envers ne serait-ce qu’une seule personne (fût-elle non-juive) – a fortiori envers un peuple tout entier, les Palestiniens. Il est dit (Deut. XVI, 20) : Ṣedheq ṣedheq tirdof (justice, tu poursuivras la justice). Et (Deut. XXX, 15-19) : wUvâḥartâ ba-ḥayyîm (tu choisiras la vie). De même, la Torah doit être « [notre] sagesse (ḥokhmâ) et [notre] intelligence (bînâ) aux yeux des nations » (Deut. IV, 6), plutôt qu’un manuel d’oppression nationaliste. Car (Proverbes III, 17) : « ses voies [i.e. de la Torah] sont des voies agréables, et tous ses sentiers sont de paix (derâkhêhâ darkhê-noˁam, wekhol-nethîvôthêhâ shâlôm) ». La Rédemption finale tant annoncée par nos Prophètes ne se fera que sur la base de l’Amour inconditionnel (Ahavath-ḥinnâm), et pas sur autre chose. Seul l’établissement d’une société humaine globale fondée sur la justice, la bonté et la compassion hâtera la Rédemption messianique.
C’est une caractéristique des idéologies en recherche de légitimité que d’emprunter son vocabulaire à d’autres domaines déjà reconnus, comme les religions ou les sciences. Les charlatans et les sectes y recourent quotidiennement. Le sionisme n’échappe pas non plus à cette tendance. Alors que ce mouvement est par définition athée et nationaliste, il a cherché à s’enraciner dans la conscience populaire juive comme une alternative légitime à la tradition, en recyclant son vocabulaire le plus sacré. Et il y a (presque) réussi. Cette instrumentalisation est flagrante avec l’utilisation de mots comme « Israël » (Yisrâ’él) ou « Sion » (Ṣiyyôn) par l’entité politique nationaliste juive établie en Terre Sainte. Pour moi, cela constitue une profanation pure et simple.
En effet, Israël est le nom que Dieu a donné à Jacob (Yaˁaqov), notre patriarche, après sa lutte nocturne contre un ange (cf. Genèse XXXII, 23-32). Ce récit biblique n’est pas à comprendre littéralement ; il faut le lire comme une allégorie du combat intérieur que doit mener celle ou celui qui chemine vers la lumière contre son propre côté obscur, c’est-à-dire contre son ego. Une fois cette bataille intime gagnée, le vainqueur peut mériter le nom théophore d’« Israël » – littéralement « Dieu (Él) vainc (yisrâ) ». Ce nom exprime l’étincelle divine qui est en lui, puisque chaque être humain est créé à l’image de Dieu, comme Il le dit Lui-même : « à Notre image, selon Notre ressemblance (beṣalménu kidhmûthénu) » (Genèse I, 26) – l’étincelle qui a réussi à briser l’idole ténébreuse établie au sein du temple de son cœur.
Le nom d’Israël a été ensuite utilisé dans l’expression Èreṣ Yisrâ’él (la Terre d’Israël) – c’est-à-dire le pays donné par Dieu aux enfants de Jacob – pour désigner la Terre Sainte (pour la première fois dans I Samuel XIII, 19). Si elle est parfois tout simplement appelée dans la Bible hâ-Âreṣ (la Terre, le Pays), elle est surtout nommée Èreṣ Kenaˁan (le Pays de Canaan) et Èreṣ zâvath ḥâlâv wudhvâsh (la Terre où coule le lait et le miel).
Quant au terme « Sion », il s’agit de l’une des appellations de Jérusalem (Yerûshâlayim), notre sainte cité, centre de notre géographie sacrée (cf. par exemple II Rois XIX, 31, Psaumes XX, 3, CXXVIII, 5, etc.). Il existe un « amour de Sion » d’origine religieuse, où chaque juif désire vivre en Terre Sainte pour y recueillir ses fruits spirituels, à l’image de Moïse (Môshè) lui-même (cf. Deutéronome III, 25). Et surtout y être enterré afin d’être aux premières loges lors de la Résurrection des morts (Teḥâyath ham-méthîm). Mais ce désir religieux n’a rien à voir avec une volonté de prendre et d’exercer le pouvoir politique sur cette terre, surtout au prix d’une injustice. Ces deux noms (Israël et Sion) sont donc bien trop nobles et prestigieux pour que des mouvements politiques séculiers les utilisent, fussent-ils juifs. Ils ne méritent pas d’employer ces mots.
Je m’élève, comme beaucoup d’autres juifs de par le monde, contre cette usurpation de notre identité. Les dirigeants de l’entité politique nationaliste juive en Terre Sainte ont réussi à profaner ces noms sacrés en les associant à leurs entreprises honteuses, indignes du judaïsme et de la Torah. À cause d’eux, les nobles mots « Israël » et « Sion » sont désormais jetés dans la boue, voués à l’opprobre du monde entier. C’est une faute impardonnable. Cela fait d’ailleurs saigner mon cœur d’avoir à utiliser parfois ces saints noms dans leur sens profané, quand il n’y a pas d’autre alternative ou afin de pouvoir me faire comprendre plus facilement.
Paix et réparations pour les Palestiniens
En tant que juif croyant et pratiquant, afin de ne pas donner de légitimité à l’entité politique susnommée, je préfère plutôt parler de « Terre Sainte » – dont le sens plus large permet de transcender les frontières politiques et d’englober toute la Palestine et la Jordanie. C’est également ainsi que cette région est nommée dans notre littérature religieuse. Ce terme a aussi l’intérêt, par rapport à d’autres dénominations modernes, parfois plus précises – comme « Palestine historique » – de ne pas prêter à confusion, en laissant penser que je penche davantage pour une partie plutôt que l’autre.
Car je ne suis pas pour un camp contre l’autre, mais pour les deux. Une paix authentique en Terre Sainte ne sera possible que fondée sur la justice pour tous les protagonistes, et non sur la simple absence de violence ou sur le remplacement d’une injustice par une autre. La paix ne se fera pas au détriment des Israéliens et au bénéfice des Palestiniens, ou réciproquement, mais au bénéfice des deux, ensemble.
Il faudra bien tôt ou tard cesser les hostilités meurtrières en Terre Sainte, et tenter de bâtir une paix durable en concevant un moyen juste de vivre ensemble pour lentement se réconcilier, comme l’ont fait les Sud-Africains, Noirs et Blancs, après des décennies d’apartheid.
Mais pour que cette paix véritable existe, il est nécessaire d’envisager sérieusement de la part du gouvernement israélien des indemnisations financières pour les Palestiniens, une fois acquise la refonte totale de l’organisation politique en Israël-Palestine par la création d’un nouvel État inclusif où tous vivraient ensemble avec les mêmes droits, à égalité en tant que citoyens, hébréophones et arabophones (ce qui constitue la seule solution politique viable possible, à mon avis).
Ce ne serait que justice que l’État d’Israël dédommage les Palestiniens pour toutes les exactions qu’il a commises envers eux durant toutes ces années, à l’instar de ce que le gouvernement allemand a dû faire pour les crimes commis par les Nazis (réparations dont Israël a grandement profité d’ailleurs). Ainsi, les dédommagements financiers concerneraient les meurtres, les expropriations, les mutilations, les emprisonnements, les destructions, les violences, etc. perpétrés depuis la création de l’État sioniste envers tous les Palestiniens. Si l’on juge normal que les juifs aient reçu des réparations financières de l’État allemand, pourquoi serait-il anormal d’envisager la même chose en faveur des Palestiniens ? N’ont-ils pas été inexorablement les victimes d’une volonté consciente d’annihilation de la part du gouvernement israélien depuis 1948 ? Que l’État d’Israël verse une pension aux familles palestiniennes dont un membre a été assassiné, ainsi qu’aux Palestiniens qui ont été mutilés par ses snipers. Qu’il dédommage ceux qui ont été exilés de force, ceux qui ont été emprisonnés injustement, ceux qui ont été torturés, ceux dont les maisons ont été volées ou détruites, ceux dont les champs ont été ravagés, les arbres déracinés ou les troupeaux abattus, ceux qui ont perdu leur moyen de subsistance ou été abusivement licenciés, sans compter les souffrances indescriptibles subies lors de la destruction de Gaza
Je ne suis pas dupe ; il est certain que l’idéologie sioniste qui a légitimé les exactions systémiques envers les Palestiniens ne s’arrêtera pas à un crime supplémentaire, ne fera rien pour la paix, ni n’envisagera de lâcher un seul kopeck d’indemnisation. Mais ce n’est pas ma vision du judaïsme. Notre Torah ne cautionne ni la vengeance aveugle, ni le meurtre des enfants, ni le massacre des populations civiles, ni l’injustice.
Le concept de tiqqûn est fondamental dans notre tradition religieuse, comme je vais le rappeler plusieurs fois au cours de cet ouvrage. Cela participe de la justice et du bon sens que le destructeur supporte le coût de la reconstruction. À l’État d’Israël de financer la reconstruction de Gaza et de la Palestine en général. À l’État d’Israël d’indemniser les Palestiniens pour toutes les exactions qu’il a commises envers eux. La somme est colossale et le joug financier sera considérable, mais c’est le seul moyen pour les Israéliens de retrouver leur humanité perdue. […]
Comme nombre de rabbins ainsi que de juifs honnêtes de par le monde, je dénoncerai toujours cette escroquerie, la plus grande du XXe siècle selon moi, qu’est le sionisme politique, ainsi que la pollution idéologique qu’il a introduite dans notre judaïsme. Bien sûr, je ne suis pas dupe, l’antisionisme est aussi utilisé par ceux qui veulent purifier la Terre Sainte de toute présence juive, par un massacre pur et simple de la population israélienne, et par une destruction totale de tout ce qui a déjà été construit, – mais ce n’est évidemment pas mon cas, ni le cas de mes amis palestiniens, ni celui de l’écrasante majorité des personnes raisonnables. Je suis d’ailleurs avant tout un partisan de la non-violence, un adepte de la paix et de la justice.
Ce n’est pas parce que des antisémites se cachent parfois derrière l’antisionisme que ce dernier est de l’antisémitisme ; de la même façon, si des islamophobes font un usage délétère de la laïcité, ce n’est pas pour autant que cette idée se résumerait à l’islamophobie. Affirmer le contraire serait un sophisme.
Nulle volonté dans mon antisionisme de nier le droit à quiconque, juifs ou non-juifs, de vivre en Terre Sainte, le centre même de notre géographie sacrée. C’est justement par amour pour mes sœurs et frères israéliens que je dénonce les exactions humanitaires commises en leur nom par leur gouvernement. Il faut choisir le bon côté de l’Histoire, celui de l’être humain et de la justice. Mon espoir résiderait plutôt dans la création d’un nouvel État inclusif où tous vivraient avec les mêmes droits, à égalité en tant que citoyens, hébréophones et arabophones ensemble. Bref, la disparition du sionisme lui-même, ce cancer du Moyen-Orient. Comme le dit mon ami palestinien et activiste pour la paix hiérosolymitain, sheikh Ibrahim Abu El-Hawa : « Les clés de la paix mondiale se trouvent à Jérusalem. »