L’esprit du judaïsme, la police et la règle du jeu

« Depuis quelque temps, force est de constater que dans une frange de la population l’amour pour la police a laissé place à la haine »

Ivan Segré - paru dans lundimatin#64, le 6 juin 2016

« Le roi d’Egypte leur dit : ‘Pourquoi, Moïse et Aaron, débauchez-vous le peuple de ses travaux ? Allez à vos affaires. Pharaon ajouta : ‘Vraiment, cette population est nombreuse à présent dans le pays, et vous leur feriez interrompre leur corvée ?’ Et Pharaon donna, ce jour-même, aux commissaires du peuple et à ses surveillants l’ordre suivant : ‘Vous ne fournirez plus, désormais, de la paille au peuple pour la préparation des briques comme précédemment : ils iront eux-mêmes faire leur provision de paille » (Exode, 5, 4-7 ; trad. du Rabbinat).

Est paru dans La règle du jeu, revue dirigée par Bernard-Henri Lévy, figure de proue de l’intellectualité française, un article de David Isaac Haziza intitulé : « Je suis flic ». Alors que les actions de la police française sont fortement contestées par une frange de plus en plus large de la population, l’exercice auquel se livre D. I. Haziza est périlleux. Ancien élève de l’ENS Ulm, doctorant à la Columbia University, lecteur de B. H. Lévy, il a apparemment les ressources nécessaires. Tâchons donc de nous instruire. Mais auparavant, livrons-nous au même exercice : « Je suis flic ». Qu’est-ce à dire ?

La police ayant pour fonction d’assurer l’ordre public, elle est en première ligne lorsqu’une population affronte son gouvernement. Or les opérations de maintien de l’ordre ne sont pas populaires, à tout le moins auprès des populations qu’il s’agit parfois de contenir, plus souvent de réprimer. C’est donc une fonction ingrate. Cela dit, depuis Platon, nous savons que gouverner est une fonction ingrate et qu’un philosophe ne se résout à l’occuper que sous la contrainte. Qu’une fonction soit ingrate ne signifie donc pas aussitôt qu’elle est sans rapport avec l’Idée du bien. C’est même tout le contraire : l’Etat, la police et la loi forment une sorte de trinité, par laquelle on se représente classiquement l’Idée du bien en politique. « Etre flic », donc, c’est assurer le gouvernement du Bien contre l’emprise du Mal. C’est du reste ainsi que les enfants se représentent la police, et la vérité, comme on sait, sort de la bouche des enfants.

Il est vrai qu’un policier, c’est quelqu’un dont la vocation est non seulement d’être juste, mais de protéger autrui de l’injustice. Prenons un cas d’école : un enfant frêle, doux et pauvre sort de sa poche un goûter ; vient un enfant prospère qui le gifle, lui prend son goûter et le donne à son chien. L’injustice est flagrante. Intervient alors un autre enfant, témoin de la scène, qui corrige le méchant et le contraint à payer de sa poche un goûter, afin que l’enfant lésé puisse manger. La vocation policière s’origine là : l’injustice des plus forts et la nécessité d’y remédier. Le succès populaire de « Merci patron », le film documentaire de François Ruffin, en témoigne : les gens, comme les enfants, aiment la police, lorsqu’elle est conforme à sa vocation.

Mon ami Frédéric Lordon, dans son livre Imperium (La Fabrique, 2015), explique : « Sous la loi des grands nombres du social, la capture est une fatalité de la transcendance immanente ». Dans une société composée d’une multitude d’individus, il paraît en effet impossible de ne pas confier l’exercice de la police a une catégorie d’hommes et de femmes formés, entraînés, expérimentés. Il y a donc des policiers, des « flics », dont la fonction est de garantir à l’enfant doux et faible son goûter, plutôt que n’en jouisse le chien du plus fort. Ou pour le dire autrement, la vocation du policier est de défendre l’étranger, la veuve et l’orphelin.

Le problème, c’est qu’entre la représentation que l’enfant se fait de la police et la réalité, il y a un abîme, celui de la lutte des classes. Dès lors que, dans la réalité, le gouvernement de la société n’est pas instruit par l’Idée du bien, mais par le désir de perpétuer la domination d’une minorité sur une majorité, la police acquiert subrepticement une autre fonction, rigoureusement antinomique à sa fonction initiale ou originaire (celle que l’enfant a dans l’esprit). Certes, il s’agit toujours de maintenir l’ordre, mais à ceci près qu’il est clair pour beaucoup que cet ordre est injuste, mauvais, voire, par endroit, pervers. Parfois, c’est un peu comme si, dans le cas où l’enfant lésé aurait esquissé un geste de résistance, le troisième enfant, le « flic », au lieu de réparer l’injustice, intervenait pour mater la révolte. Alors l’injuste, caressant son chien, regarde la scène et encourage le « flic » à cogner plus fort.

Il y a ainsi, entre l’idée que l’enfant se fait de la police et la réalité, toute une palette de cas possibles, depuis le meilleur jusqu’au pire. Il n’y a donc que les crétins, et les fascistes, qui identifient quelqu’un à son vêtement. Un révolutionnaire, tout à l’inverse, juge toujours les actes, les paroles, jamais les vêtements. C’est pourquoi il distingue toujours un « flic » d’un autre « flic », un homme d’un autre homme, une femme d’une autre femme, d’après ses actes, ses paroles, tandis que le crétin distingue les vêtements.

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Si l’institution d’une police peut donc être conçue comme nécessaire « sous la loi des grands nombres du social », reste que le principe est bien celui de son dépérissement. Ce principe, Lordon, dans son Imperium, se le représente comme une « idée régulatrice ». C’est une représentation possible, à condition toutefois de préciser que cette « idée » ne peut réguler l’institution que si elle est expérimentée, vécue, sans quoi elle est un vœu pieux. Dans certaines sociétés ultra-traditionnelles, comme les sociétés ultra-orthodoxes juives, on peut oublier son ordinateur portable dans un lieu d’étude public et revenir le lendemain : on le retrouvera à sa place. J’ai fait l’expérience de ces sociétés : on y vit, pour l’essentiel, sans police et sans crainte. Mais il y a un prix à payer : l’observance ultra-orthodoxe, et socialement normée, des préceptes religieux (en l’occurrence juifs), soit la « crainte de dieu ». Je laisse donc cet exemple de côté et reviens à nos sociétés.

Comment faire en sorte de réduire au minimum la nécessité d’une police ? Prenons un cas d’école : une femme se fait agresser sexuellement dans une rame de métro et pourtant personne ne bouge, chacun se disant, en son for intérieur, « espérons que vienne rapidement la police ». Les agresseurs sont toujours en petit nombre au regard des gens, et pourtant ils les tiennent en respect. Si les agresseurs inversent le rapport de force, c’est parce qu’ils sont déterminés, agissants et parfois armés. Pour leur interdire de nuire, il faut donc réunir des individus tout aussi déterminés, agissant et armés. C’est pourquoi chacun attend la police. Et là s’origine la perversité.

Le Prince, explique Machiavel, a intérêt à ce que les gens soient aussi peu déterminés, aussi peu agissants et aussi peu armés que possible. Autrement dit, le Prince sait que plus la police est forte, plus les gens sont faibles. Le révolutionnaire le sait tout autant, et c’est pourquoi il œuvre à ce que la police soit aussi faible que possible, et les gens aussi forts que possible. Le révolutionnaire sait, en effet, que c’est seulement alors que nul ne se dira en son for intérieur « espérons que vienne rapidement la police », puisque tous se seront déjà dressés contre les agresseurs. La nécessité d’une police est alors sur le chemin de son dépérissement.

Lorsque la police sert à mater les gens, plutôt que les agresseurs, on se situe donc dans une tout autre perspective politique, qu’on dira contre-révolutionnaire : il s’agit de rendre les gens aussi peu déterminés, aussi peu agissants, aussi faibles que possible. Bref, il s’agit d’en faire des moutons, plutôt que des hommes. L’excellence des institutions, me disait récemment un camarade bruxellois, lecteur de Saint-Just, consiste à former des hommes. En effet, tout se tient.

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Vous aurez compris en quel sens je voudrais être « flic ». Voyons à présent en quel sens David Isaac Haziza, un jeune auteur de La règle du jeu, ancien élève de l’ENS, doctorant à la Columbia University, lecteur de B. H. Lévy, entend être « flic ». Il commence comme suit :

« En janvier 2015, nous étions tous flics. Vous souvenez-vous de cette devise qui fleurissait sur certaines pancartes brandies après les attentats : « Prénom : Charlie. Religion : Juif. Métier : Policier » ? Si l’on en croit les enquêtes d’opinion, ça n’a d’ailleurs pas changé : ce qui a changé, c’est qu’à la haine islamiste envers ceux qui protègent la paix républicaine, se conjugue désormais une haine d’un autre ordre, ancienne mais jusque-là endormie, réveillée par la protestation contre la « Loi Travail ». Tout le monde, disent-ils, déteste la police. Je réponds à ces crétins que moi, je ne serais pas sur terre si un policier français n’avait pas prévenu mon arrière-grand-mère, en juillet 1942, qu’une rafle se préparait à Paris. Voilà ce que je sais, voilà ce que j’ai appris. Non, je ne déteste pas la police »

Depuis quelque temps, force est de constater que dans une frange de la population l’amour pour la police a laissé place à la haine. D. I. Haziza se propose de nous expliquer ce qui a changé : est apparue une « haine d’un autre ordre » que la « haine islamiste », mais se conjuguant avec elle. Toute la question, dès lors, sera de déterminer la différence puis la conjugaison entre les deux haines, celles des « djihadistes » d’une part, celle des « crétins » d’autre part. Car d’emblée l’auteur qualifie les manifestants de « crétins ». Il s’en explique : « je ne serais pas sur terre si un policier français n’avait pas prévenu mon arrière-grand-mère, en juillet 1942, qu’une rafle se préparait à Paris ». Il le sait, il l’a appris, et de là vient son amour pour la police. N’allez cependant pas croire qu’il soit complètement inculte. C’est un ancien élève de l’ENS, il connaît l’histoire de France :

« D’autres que ce brave policier, me direz-vous, ont collaboré, et en plus grand nombre. Certes. Peut-être que cet homme à qui je dois d’exister en fit déporter d’autres : je ne le saurai jamais. Mais pensez-vous qu’il n’y eut pas de salauds ailleurs ? Des ouvriers, des voyous, des professeurs, des médecins, des chefs d’entreprise, des chômeurs, des comptables, des musiciens, des philosophes plus pressés de finir une thèse en Sorbonne que de s’engager, des concierges, des savants, des latinistes, des acteurs, des paysans ? Parce que ces derniers pouvaient parfois s’identifier à la morale de la terre promue par Pétain, direz-vous qu’on doit les haïr ? Prétendrez-vous, imbéciles, confondre dans une même haine le fermier pétainiste et celui qui risqua sa vie pour cacher un maquisard ou un enfant juif ? Haïssez-vous la gent littéraire à cause de Brasillach et Drieu la Rochelle ? »

Résumons : c’est parce qu’en juillet 1942 un policier a trahi la police en prévenant un coupable qu’on allait le cueillir chez lui que D. I. Isaac est sur terre, puisque ce coupable était son arrière-grand-mère, coupable d’être juive. Jusque-là tout va bien. Le problème est que, partant de cette prémisse, D. I. Haziza conclut que les manifestants ont tort, aujourd’hui, de détester la police, autrement dit qu’ils sont des « crétins ». Que D. I. Haziza soit aujourd’hui parmi nous, c’est une conséquence heureuse du fait historique qui lui sert de prémisse, certes. On ne voit pas pourquoi, en revanche, les manifestants devraient aujourd’hui aimer la police. Du seul fait qu’en juillet 1942 un « flic » a trahi la police de Vichy ne suit aucunement qu’il faille aujourd’hui aimer les « flics » qui chargent les manifestants. Quant à savoir si les manifestants sont des « crétins », le fait est qu’ils aiment les « flics » qui trahissent la police, comme Haziza les aiment. Ils n’aiment pas, en revanche, ceux qui ne la trahissent pas. Haziza, lui, les aime-t-il ?

J’entends déjà des lecteurs s’indigner : comparer à la police du gouvernement vichyste en l’année 1942 la police d’un gouvernement républicain en l’année 2016, c’est insoutenable. Et je le concèderais bien volontiers, à ceci près, donc, que ce n’est pas moi qui introduit la comparaison, c’est l’auteur de l’article dont j’assure la recension : Haziza comparant le « flic » qui sauva son arrière-grand-mère sous Vichy au « flic » d’aujourd’hui qui charge les manifestants, je m’efforce de suivre le fil de son raisonnement. Or, de la prémisse de D. I. Haziza suit que les manifestants ont raison d’aimer le « flic » qui désobéit aux ordres de la police et de détester celui qui n’y désobéit pas. Si sa comparaison vous indispose, adressez-vous au comité de rédaction de La règle du jeu. Pour ma part, Lundimatin m’a demandé d’assurer la recension critique de l’article de D. I. Haziza, et j’obtempère. Or D. I. Haziza écrit : « Tout le monde, disent-ils, déteste la police. Je réponds à ces crétins que moi, je ne serais pas sur terre si un policier français n’avait pas prévenu mon arrière-grand-mère, en juillet 1942, qu’une rafle se préparait à Paris ». Les manifestants lui répondront donc que précisément, ce « policier français » avait désobéi aux ordres et que s’il y a donc des « crétins » à identifier quelque part, ils ne sont pas d’abord à chercher dans leur camp.

...

D. I. Haziza sait que la police du gouvernement de Vichy a poursuivi les juifs. Il sait donc que son entrée en scène fracassante au sujet du policier qui sauva son arrière-grand-mère, d’où lui vient son amour pour la police française, est une curiosité au pire tragique, au mieux comique. Et il choisit de s’orienter vers le mieux : « Haïssez-vous la gent littéraire à cause de Brasillach et Drieu la Rochelle ? » Ce n’est pas en tant que Brasillach ou Drieu la Rochelle pouvaient être de grands écrivains que les révolutionnaires les méprisent, c’est en tant qu’ils étaient de piètres hommes. D. I. Haziza, à l’évidence, est dépassé par les événements, comme il est dépassé par la littérature, mais il est soucieux de se rendre utile. Aussi, coupons court. Après quelques croassements, il lâche le morceau :

« En tout cas, on voit bien le lien entre tous ces ennemis de l’Etat et de la société : les uns et les autres détestent le monde et la loi, les deux étant irrémédiablement liés. Les uns voudraient la fin de tout, les autres prétendent substituer à notre ordre corrompu un ordre meilleur et divin. Il n’y a d’ailleurs peut-être, bien qu’ils diffèrent considérablement, qu’un pas du nihilisme à l’islamisme apocalyptique : qui sait, le sabbataïste Coupat finira-t-il peut-être djihadiste ? Les djihadistes, eux, ne sont pas Coupat. »

La question était de déterminer la différence puis la conjugaison entre la haine des « djihadistes » pour la police et l’autre haine, celle des manifestants, des « casseurs », des « black blocks », de « Coupat et ses amis ». D. I. Haziza répond : le « sabbataïste Coupat » finira peut-être « djihadiste », mais les « djihadistes » ne sont pas Coupat. Autrement dit, les manifestants, et plus particulièrement certains d’entre eux, peuvent devenir des sortes de « djihadistes », mais ils ne le sont pas encore. A leur égard, c’est donc une politique de prévention qui s’impose : encadrement psychologique, assignation à résidence, gaz lacrymogènes, criminalisation, emprisonnement, etc. Il ne s’agit pas (encore) de leur tirer dessus. La prévention, c’est la politique à mener, or c’est justement celle que veut continuer de mener le premier ministre Manuel Valls, dont la seule motivation, comme il l’a expliqué à l’Assemblée Nationale, est de défendre la démocratie contre ses ennemis jurés. D. I. Haziza est un ami de la démocratie, et il sait se rendre utile. B. H. Lévy a dû relayer une demande venue de plus haut, et il aura obtempéré. Il a donc bien les pieds sur terre.

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Il y a dans la Bible hébraïque un passage particulièrement remarquable, lorsque Moïse enjoint les hébreux de s’affranchir au début du livre de l’Exode. C’est le commencement de la sortie d’Egypte, d’une maison d’esclaves. On y voit notamment s’affronter deux conceptions de la police, ou deux manières d’être « flic ».

La première manière est celle de Moïse, lorsqu’il voit un maître égyptien frapper un esclave hébreu, intervient et, finalement, tue l’homme injuste (Ex. 2, 11-12). Moïse, alors, a joué au « flic ». La tradition talmudique, à ce sujet, s’interroge : le révolutionnaire, le juste, doit-il jouer au « flic » ?

L’autre manière d’être « flic » apparaît lorsque Pharaon, après avoir entendu Moïse exprimer sa détermination à affranchir les esclaves, décide de durcir leurs conditions de travail, et de ficher Moïse (Ex. 5, 4-7).

Il y a donc, dans la Bible hébraïque, la manière mosaïque d’être « flic » et la manière pharaonique de l’être. Ainsi, lorsque le « flic » français de juillet 1942 sauve l’arrière-grand-mère du petit David, il est fidèle à la manière mosaïque ; à l’inverse, lorsque le petit David de mai 2016 qualifie les manifestants de « crétins » nihilistes potentiellement « djihadistes », il est fidèle à la manière pharaonique. Et c’est bien le formidable paradoxe de son argumentaire : D. I. Haziza est fidèle au « flic » qui n’a pas sauvé son arrière-grand-mère, et pourtant il est là, les pieds sur terre.

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Je redis, pour finir, que je me suis contenté d’assurer, à la demande de Lundimatin, la recension critique d’un article paru dans La règle du jeu. Car en ce qui me concerne, je m’identifie très modérément à Moïse et ses amis. Disons que je préfère la douceur angevine des démonstrations littérales à l’âcreté des gaz policiers. CQFD.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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