L’école complexée

Panem, circenses & QR code

paru dans lundimatin#418, le 4 mars 2024

Peut-on apprendre la grammaire allemande dans la joie et le fun ? Faut-il aimer les fraises Tagada comme on déteste l’orthographe, ou l’inverse ? L’institution scolaire prend-elle nos enfants pour des débiles ou souhaite-t-elle seulement les préparer à jouer au ping-pong en entreprise ? À partir de quelques anecdotes accablantes, d’un regard corrosif et d’un enchaînement de très bonnes blagues [1], Nora V. ausculte un impatient mal-en-point : l’école et ses turpitudes pédagogiques. Et si derrière les bonnes intentions ludico-interactivo-éducatives se cachait le rouleau compresseur de la sélection et du tri de nos chères petites têtes blondes ?

« Monsieur, je peux prendre une photo du tableau ? J’ai la flemme. »
Cette phrase est d’une grande richesse : elle exprime à la fois le niveau d’avancement technique (le locuteur semble posséder un appareil portatif doté de caméra), le rapport à l’institution scolaire (le locuteur semble contraint d’y aller puisque « flemme », mais il est là), le faible niveau culturel du locuteur, la désinvolture duquel renseignera l’historien de 3050 sur le fait que l’école n’était plus, en 2023, un lieu très intimidant. Terrifiant, mais pas intimidant.

Je tiens donc à remercier, de la part de l’historien de 3050, tous ceux qui produisent des énoncés aussi denses. Ils sont nombreux. (Nous sommes nombreux.)
Madame Allemand du collège Jeannot Touneuf de Porcheville, par exemple.

Chère Madame Allemand du collège Jeannot Touneuf de Porcheville,
Je préfère m’adresser à vous directement plutôt que de vous utiliser comme exemple à votre insu.
Je vous écris parce que, Madame, vous avez produit un énoncé au moins aussi riche que « Monsieur, je peux prendre une photo du tableau ? J’ai la flemme. » Pour cela, tout d’abord, merci.

À l’occasion de la Journée Portes Ouvertes (JPO) de votre collège, Madame, souhaitant donner envie à nous parents d’y inscrire nos enfants et en essayant, dans un même geste publicitaire, de les attirer en classe bilangue allemand, vous avez dit :
« On fait un peu de grammaire, mais rarement. On fait surtout des jeux. »

Je vous propose de réfléchir à cet énoncé, de le prendre très au sérieux en tant qu’il contient un discours profond, il trahit une idéologie très précise.

Faites des jeux, pas de la grammaire

Vous avez dit « On fait un peu de grammaire, mais rarement. On fait surtout des jeux » avec un ton qui se voulait rassurant, d’un air entendu. Vous avez dû vous dire : les parents et les enfants pensent que l’allemand est austère, difficile, je vais leur donner envie en leur montrant que non, l’allemand peut être fun et là, hop, je dégaine les jeux, ça fait bien les jeux, la ludopédagogie c’est plus… c’est plus...

J’ignore par quel mot vous avez complété la phrase dans votre tête. J’ignore tout du degré de sincérité de votre démarche ludopédagogique. Si vous y croyez vraiment, vous avez fini la phrase par efficace. La ludopédagogie, c’est plus efficace. Si, en revanche, ce que j’espère, vous faites semblant, votre phrase mentale se termine par vendeur. Dans le deuxième cas, lucide sur l’inanité de la démarche ludopédagogique, vous nous racontez ça pour appâter nos enfants avec des joujoux, mais après, en cachette, une fois que vous les aurez fidélisés, après avoir souffert pendant deux ou trois ans à jouer à Uno en allemand, vous vous lâcherez en quatrième et, enfin libérée de la contrainte commerciale, dans une explosion de jouissance, de celles que l’abstinence prolongée rend profondes et durables, vous leur balancerez des tonnes d’exercices de grammaire à l’ancienne.

Je ne sais pas ce que vous pensez vraiment. Le fait est que vous croyez (c’est de l’ordre de la superstition) que, pour sauver votre vie professionnelle, pour que les gens décident d’inscrire leur enfant dans votre cours et pas en espagnol, il faut leur dire :

« On fait un peu de grammaire, mais rarement. On fait surtout des jeux ».

Ils sont arrivés à vous faire complexer, Madame. Soyez sincère : l’allemand, vous l’avez appris en faisant des parties de Jenga ou de la grammaire ? Vu votre âge, en connaissant un peu l’histoire de la didactique des langues, je dirais que vous l’avez appris en répétant sans broncher mille fois les mêmes exercices non-ludiques, en apprenant par cœur des dialogues vaseux, je vais plus loin, j’ose : je parie même que personne ne s’est jamais soucié de savoir si vous étiez ou non motivée. Et ça a marché. Alors pourquoi choisissez-vous d’offrir à nos enfants la version centre aéré de la matière ? Qu’est-ce qu’ils ont de moins que vous, nos enfants ? Sont-ils plus bêtes ? Plus puérils ? Sont-ils cons, nos enfants ?

Comment l’historien de 3050 doit-il comprendre « On fait un peu de grammaire, mais rarement. On fait surtout des jeux. » ?

Les enfants du XXIe siècle – écrira-t-il – étant devenus incapables de faire des exercices de grammaire suite à… suite à… la catastrophe de Tchernobyl, non c’est trop vieux, oh, quoi que les gènes des parents ont pu être modifiés par… non, suite à... l’éruption du volcan Eyjafjöll, et/ou à cause de… à cause des... pesticides, oui voilà, des pesticides utilisés dans l’agriculture intensive, enfin, pour des raisons non élucidées, les professeurs les faisaient jouer en classe et s’excusaient auprès des parents de faire parfois de la grammaire.

Petit détour sociologique, même pour vous, Madame, pour les prochaines JPO : c’est méconnaître la sociologie de l’inscrit en allemand. Malheureusement, plus personne ne veut étudier l’allemand, ou presque. Les parents qui imposent l’allemand comme deuxième langue à leur loulou-chéri, dans le délire concurrentiel du système français d’éducation, veulent principalement que loulou-chéri soit dans une bonne classe. Or, dans une bonne classe, on fait de la grammaire. Le pain, les jeux et les QR codes sont pour les 35 pauvres gosses de la classe d’espagnol. Ce n’est pas compliqué. Dans ce pays on soigne l’élite. On sait la former. L’élite finit dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Questions simples : en classe préparatoire, fait-on des jeux ou de la grammaire ? À l’agrégation, Madame, avez-vous passé une épreuve de philologie ou de Monopoly ? La bonne vieille grammaire bien non-ludique serait-elle réservée à l’élite ? Si oui, pourquoi ?

Vous n’y pensez pas à tout ça, vous, quand vous vendez votre discipline aux parents en leur disant que vous faites rarement de la grammaire. Vous voulez juste des inscrits. Mais l’historien de 3050, lui, se le demande : quel type de civilisation fait jouer la masse de ses élèves à l’école, tout en se plaignant du niveau scolaire insuffisant de ladite masse d’élèves ? Serait-ce parce qu’elle vise à en dégager une élite à qui elle réserve l’accès exclusif à un savoir exigeant obtenu par l’effort conscient ?

L’école complexée

Mais vous n’êtes qu’un exemple, Madame. Vous êtes dans l’air du temps.
Chacun son style : il est évident que les portes ouvertes du collège Jeannot Touneuf ne sont pas identiques à celles du collège Norbert Petsec, son concurrent. Touneuf est tout en convivialité, proximité et à-taille-humainitude et Petsec plutôt en projeeeeeets, compétitivité et public favorisé. Chacun son identité. Mais les invariants, les topoi du discours contemporain du professeur-vendeur à la destination du parent-client, voilà ce qui importe à l’historien de 3050, parce que ces phrases contiennent la vérité sur la posture générale de l’école de 2024.

Mieux : cela le renseigne au sujet de ce que l’institution pense de l’élève et c’est de ça que je veux vous parler. Qu’est-ce qu’un élève ? Et que faut-il en faire ?
Que faut-il lui faire ?

Le Monsieur Histoire du collège Norbert Petsec de Porcheville, avait tenu aussi, la semaine précédente, des propos semblables aux vôtres. Il avait choisi un autre type de communication pour la JPO : il s’adressait, lui, en bon démagogue, directement aux futurs élèves. Malin !

« Vous savez, moi, quand j’étais à votre place, l’histoire c’était un peu ennuyeux : on écrivait on écrivait on écrivait et puis (pause, il souffle) on devait apprendre ! » (Il lève les yeux au ciel, complice, quémandant pathétique un « ouah ! Trop cool le prof d’histoire ! Genre, il lit dans nos têtes, en mode... ouah ! » qui, Dieu merci, n’est jamais arrivé)… « Maintenant ce n’est plus comme ça ! Maintenant on réfléchit ensemble ! Ça développe l’esprit critique ».
Mais, cher ami, comment voulez-vous qu’ils réfléchissent si d’abord ils n’ont pas écrit écrit écrit et appris ? De quoi parleront-ils et comment ?
« Par exemple en géo on va faire des débats sur les éoliennes ».
Très bien, avec quels arguments ? Au feeling  ? Et votre métier, en quoi consiste-t-il exactement ? Animateur de débats ?

Un faisceau de preuves commence à se constituer pour l’historien de 3050 s’interrogeant sur la posture du professeur et donc de l’institution scolaire au XXIe siècle. Il commencera à émettre l’hypothèse, surprenante, que l’école au XXIe siècle, en France, était bel et bien complexée (Monsieur Attal - ou je ne sais plus qui est le ministre, on en a changé douze en six mois - l’autorité voyez-vous, une institution complexée, rongée par la culpabilité, elle ne peut pas en avoir, et ce n’est pas l’uniforme qui va changer quoi que ce soit).

L’école était complexée, dira l’historien de 3050. En 2024, toute institution vouée à l’éducation semblait s’efforcer de dissimuler son aspect coercitif et se confondait en excuses afin d’expier son caractère peu fun.

Prenons le conservatoire de musique, par exemple, réceptacle, vous en conviendrez, des mêmes loulou-chéris qui font allemand. Il a changé sa nomenclature, dans le même esprit. C’est en y inscrivant mes loulou-chéris à moi que je l’ai découvert. Grand moment de désarroi. Trois cours : instrument, chorale (jusque-là tout va bien) et FM. Quoi ? FM ? Oui : Formation Musicale. Étonnée et, à vrai dire, un peu inquiète à cause de l’absence du solfège dans l’offre-de-formation du conservatoire de Porcheville, je me rends à l’accueil et je pose la question suivante : « Excusez-moi, en quoi consiste la FM exactement ? ». La secrétaire sourit, vérifie que personne n’écoute, et, sur le ton de la confidence, chuchote : « en fait, c’est du solfège ». « Ah ! - réponds-je soulagée - et alors pourquoi ça ne s’appelle pas solfège ? ». « Parce que - dit la secrétaire visiblement soulagée elle-même par cette oasis de bon sens – solfège ça fait peur, les enfants n’aiment pas ».

Donc on ne peut plus appeler « solfège » le solfège parce que les enfants de 2023 n’aiment pas le solfège. Alors, au lieu de se dire sereinement, en adultes, qu’ils n’ont pas à aimer le solfège, on s’en fout, ils doivent faire du solfège et puis c’est tout, on se donne la peine de renommer le solfège, de le déguiser en Formation Musicale, mieux, en FM (l’acronyme fait plus technique et mystérieux) pour que les enfants acceptent d’en faire.
« Noooon mamaaaan je ne veux pas aller au conservatoire, il y a du solfège ! ».
« Non non non Jules-Henri chéri, il n’y en a pas ! Regarde la plaquette… regarde, pas de solfège ! Il y a FM ! »
« Ah, alors oui maman, je veux bien que tu m’inscrives au conservatoire. »
« Super mon p’tit loup ! »
Serait-ce le dialogue idéal que les concepteurs de la nomenclature « FM » ont imaginé ?

Pas de grammaire, des jeux à la place, histoire version café du commerce, solfège de contrebande.

Les mathématiques. Voilà quelque chose qu’on peut difficilement funifier, se dira l’historien de 3050, une discipline noble, rigoureuse, indispensable n’aura sans doute pas eu besoin de se rendre aimable ! Cherchons de ce côté-là, je suis sûr que…

Il écrira :

En 2024, chaque discipline ayant réformé sa didactique et affiné ses arguments de vente en fonction de ses complexes spécifiques, en allemand, jugé trop grammatical, on ne faisait plus de grammaire, en histoire, jugée trop rédactionnelle, on n’écrivait plus. Quant aux mathématiques, leur complexe portant sur leur caractère « trop abstrait », consigne était donnée aux enseignants de les rendre concrètes et d’en prouver systématiquement l’utilité pratique sous peine de démotiver irréversiblement l’élève.

En primaire, si j’en crois les récits effrayants d’un ami professeur des écoles stagiaire, les formateurs leur suggèrent de théâtraliser les problèmes, d’en faire des saynètes, sinon l’élève « ne comprend pas », « c’est trop abstrait » et leur enjoignent de ne pas utiliser des mots que les élèves ne connaissent pas déjà « parce qu’il ne faut pas mélanger le français et les mathématiques ». J’ai vu aussi, il y a des années, un inspecteur reprocher à des professeurs de mathématiques de ne pas utiliser assez souvent le poker comme outil pédagogique.

Est-ce pour que l’élève accède autrement à l’abstraction ? Est-ce une ruse pédagogique pour le rendre capable, à terme, de manier des concepts abstraits ? Pas sûr. J’émets l’hypothèse que non, que même les mieux intentionnés parmi les ludopédagogues et autres innovationneurs pédagogiques (ça devrait s’appeler comme ça, un métier à part entière) agissent en cohérence avec l’image qu’ils se font de l’élève contemporain, élève qu’ils pensent, sans le savoir, comme un inapte, un débile définitif, un crétin irrattrapable.
Mais pourquoi ? Voilà qui est étrange ! se dira l’historien de 3050.
En fouillant, il trouvera trois théories convoquées par la doxa pour expliquer ce phénomène.

Les trois théories de l’échec inéluctable

1) Théorie du (trop) grand nombre dite aussi théorie du crétin éternel : c’est le collège unique, ben c’est facile de faire des maths (ou autre chose) avec peu d’élèves triés sur le volet mais avec tout le monde, c’est une autre histoire ! En tombant sur cette théorie, l’historien ne pourra s’empêcher de se demander pourquoi l’Éducation Nationale ne commence pas tout simplement par recruter beaucoup plus de professeurs afin de réduire les effectifs des classes. (C’est un historien naïf, il est très jeune et au lieu d’écrire écrire écrire et apprendre il a dû faire des débats sur les éoliennes, il faut le pardonner). Ce que cette théorie sous-entend est que les crétins ont toujours été là, mais avant ils n’allaient pas à l’école. Quant à la possibilité d’éduquer lesdits crétins, cette théorie ne prend pas en charge explicitement cette partie du raisonnement. Elle s’arrête avant, au constat. On devine néanmoins que, selon les défenseurs de cette théorie, il est hautement improbable que des masses de crétins deviennent des masses d’intelligents ; que tous ces crétins sortis du bois ont comme une essence crétine irréductible et on ne peut rien pour eux ; que, enfin, c’était mieux quand les crétins restaient tapis dans les bois, entre crétins.

2) Théorie de la perméabilité : l’école ne peut pas tout résoudre, c’est Lasociété le problème. Oui, sauf que Lasociété n’est pas une institution qui recrute des gens dont le métier consiste précisément à éduquer les enfants. Lasociété, contrairement à l’école, n’est pas payée pour imaginer des solutions afin que les personnes ne soient pas analphabètes. « L’école fait partie de Lasociété et ne peut pas être sanctuarisée ». Ne peut pas ou ne doit pas ? Je n’ai jamais compris. Dans tous les cas, on ne pourra nier qu’il est plus simple d’essayer de redresser une institution très circonscrite avec un nom, un logo, des employés, des hiérarchies, une structure limitée que Lasociété. C’est à l’institution de décider de son degré de perméabilité à Lasociété. Or, l’école a choisi de rester totalement perméable à Lasociété, ouverte, exposée au quatre vents de Lasociété. Mais en faisant acte de contrition. Puisque l’école sait que Lasociété n’est pas parfaite, elle intègre des antidotes à Lasociété, pour protéger l’élève de Lasociété, sous la forme de éducations à, luttes contre et autres débats mouvants catéchistiques.

Un exemple, le plus évident, un petit coup de pouce pour l’historien de 3050. Lasociété expose les enfants aux écrans. C’est trop ! Disent les grandes personnes. C’est mal ! Disent de plus en plus de scientifiques. Même le Président s’y met. Problème typique de perméabilité : que doit faire l’école ? Pour l’heure, l’école a choisi le pack duo-schizo  : elle met plein d’écrans partout dans l’école, elle forme massivement ses enseignants à l’emploi d’outils numériques (c’est innovant, qu’elle dit), elle fait basculer toute la gestion des élèves (notes, emploi du temps, cahier de textes…) sur une plateforme numérique, mais mais mais elle est responsable et donc n’a de cesse de rappeler aux élèves que 1- écrans=danger, 2- attention-aux-fake-news et 3- le-cyber-harcèlement-c’est-mal. Oui, tout le problème des écrans est réduit à ça en général : écrans=danger, attention-aux-fake-news et le-cyber-harcèlement-c’est-mal. Ou encore les élèves doivent subir des commentaires désobligeants des professeurs (adultes) sur leur rapport maladif avec leur portable, sur l’imbécilité des réseaux sociaux, mais l’autre professeur (jeune ou, pire, wannabe jeune) leur demande de télécharger l’app pour faire leurs devoirs, de se filmer en train de jouer un sketch en anglais, ou de chatter avec le correspondant au Guatemala. Une mère (un père) servant à ses enfants des repas à base de bonbons chimiques et barres chocolatées tout en leur faisant la lecture à voix haute des méfaits des sucres raffinés sur l’organisme. Sadisme.

La théorie de la perméabilité est en réalité le corollaire d’une autre théorie, plus générale, très connue, dite du progrès inarrêtable qui proclame : on n’arrête pas le progrès, il faut vivre avec son époque. Si donc, Lasociété et l’époque, le progrès les ayant rendues inéluctablement ce qu’elles sont, produisent des élèves n’ayant pas accès à l’abstraction, ni à la grammaire, selon cette théorie, il faut faire avec. On pourrait croire que c’est moins bien de ne pas avoir accès à quelque chose que d’y avoir accès, mais non. Les voies du Progrès sont infinies et insondables. Alors c’est bon. Tout le monde arrête de faire de la grammaire et des démonstrations de théorèmes ? Tout le monde ? Oui oui, c’est bon ! (Jules-Henri, ne t’inquiète pas p’tit loup, on dit ça et après on trie, hein ! On ne va pas te laisser avec les ploucs à QR code, il faut bien remplir les Grandes Écoles, faut pas déconner non plus !).

3) Théorie de l’altérité fondamentale, plus allusive, plus sournoise, très dangereuse : non mais c’est parce que maintenant les élèves ils ne sont plus comme nous. Mais dans quel sens, excusez-moi ? Ils ont trois têtes ? Ils naissent sans lobe préfrontal ? Tchernobyl ? Eyjafjöll ? Pesticides ? Ils viennent au monde dépourvus du gène de l’abstraction ? Ils ne sont plus comme nous, qu’est-ce que ça veut dire ? Il ne sont plus comme nous. Et ils ne sont pas mieux que nous, attention, il faut bien comprendre ce qui sous-tend la phrase. Ils seraient mieux que nous, tout irait bien, on aurait réussi quelque chose. Non. Ils sont moins bien que nous et c’est tout. Pourquoi ne peut-on pas essayer de les éduquer ? Mystère. Ils sont ce qu’ils sont. Et pas juste dans le sens « bah, tant pis, ils sont ce qu’ils sont ». Aussi, Ils sont ce qu’Ils sont, comme Dieu. Ils inspirent le respect et la crainte en tant qu’ils sont fondamentalement autres.

« Vous êtes Dieu. Restez tels que vous êtes ».
Restez.
Et alors à quoi sert l’école ?

Find yourself & stay tel quel

On nous fait croire que l’école sert à élever l’élève. On prend un enfant, on l’enferme des années durant dans l’école, on lui apprend des tas de choses et quand il sort de là, il est meilleur, plus cultivé, plus compétent, plus quelque chose. Plus. Différent et mieux. Il a changé. L’école a produit en lui une transformation.

Si on fait l’effort de mettre en suspens cette image, si on fait taire ce récit un instant et on se base sur ce que l’on observe, on verra que le mouvement que l’élève est encouragé à faire n’est pas du tout celui que l’on croit : le mouvement de l’élève à l’école n’est aucunement ascensionnel. L’élève ne s’élève pas.
Il stagne.

Mais il ne fait pas rien, attention. L’élève stagne activement, car il sonde les profondeurs de son Être éternel à la recherche de sa Nature. Il ne se transforme pas : il se trouve. L’école est son coach en développement personnel.

Est considéré comme adapté au système scolaire l’élève qui a les idées claires très tôt, celui qui a un projet. En conseil de classe on dit « Ah ! c’est bien ! » lorsqu’un élève de seconde sait déjà ce qu’il va faire après le bac et on dit, non sans agacement, « rholàlà, lui il va falloir qu’il se bouge ! » d’un élève qui hésite. L’institution est très rassurée par un enfant de 13 ans qui, sans aucune hésitation, répond « agent immobilier » ou « garde forestier » ou « neuropsychiatre » à la question « quel métier feras-tu plus tard ? », comme si c’était normal d’avoir ce genre de certitude à cet âge-là. Or, soyons logiques, on ne devrait pas pouvoir être sûr si tôt : si l’école était là pour produire une transformation, ce n’est pas en plein milieu du processus de transformation que l’on pourrait demander à l’élève de se figer. Si on voulait qu’il progresse, s’améliore, s’élève, on le laisserait libre d’errer longtemps, on ne l’obligerait pas à choisir de se priver de savoirs, en se déterminant précocement. C’est pourtant ce qu’on lui demande en 2024. Orientation dès la cinquième, Jupiter a dit.

Quel rapport avec votre « On fait un peu de grammaire, mais rarement. On fait surtout des jeux. » ? Vous ne voyez pas à quoi servent vos jeux, les QR codes, les classes à projet, les options innovantes, tout cet arsenal de conneries ? C’est de l’artillerie lourde, tout ça. Des bombes cachées dans un joli manège en plastique rose-bonbon.

Vous faites rarement de la grammaire, première information. Vous faites des jeux à la place, deuxième information. C’est-à-dire que vous remplacez l’étude du fonctionnement de la langue par l’expérience ludique à visée pédagogique. J’insiste : vous remplacez l’étude par l’expérience. Donc vous renoncez à étudier l’abstrait, la règle, la structure, et vous immergez l’élève dans une expérience. Non seulement, vous dénaturez le jeu en lui donnant une finalité extérieure, celle de l’apprentissage, vous le pervertissez, mais en plus vous privez l’élève de la possibilité de maîtriser quoi que ce soit. Et ne me dites pas que par le jeu vous lui apprenez la grammaire. Dois-je vous rappeler l’évidence ? The medium is the message, surtout en pédagogie.

Il vous est demandé, Madame, d’occuper l’élève, de lui faire passer un bon moment sans le brusquer avec de la grammaire parce qu’il ne faut pas que l’élève sorte de là en ayant acquis les outils qui peuvent le rendre autonome et fort, apte à analyser le monde. Voilà à qui profite le crime. Voilà pourquoi on vous dit de faire jouer les élèves, Madame Allemand : parce qu’il n’importe plus qu’ils s’élèvent par l’effort. Ce n’est pas à ça que sert l’école. Il faut juste les mettre dans une case le plus tôt possible. Les étiqueter, les classer, les trier. Se débarrasser du surplus d’élèves en les réorientant. On n’a pas besoin d’autant de main-d’œuvre qualifiée. Il ne faut plus qu’ils se rendent compte qu’ils apprennent, ni qu’ils s’émancipent en comprenant comment ils peuvent apprendre seuls. Il faut qu’ils restent englués dans la vase ludo-numérique, qu’ils se croient dépendants des prothèses que l’école leur fournit, qu’ils pataugent dans le fun.

Parce qu’il nous les faut bien flexibles et modulables, les élèves-employés, il nous les faut résilients et bienveillants. C’est ainsi que les veut le marché du travail : impuissants. Il faut des gens qui seront exploités, mis sous pression, en compétition, opprimés, sous-payés, et qui trouveront ça super sympa la table de ping-pong et le baby-foot dont l’Entreprise aura orné le hall parce qu’ils n’auront aucune capacité à prendre du recul. Il faut commencer tôt à les conditionner pour qu’ils ne voient pas l’arnaque. Les gens que l’on a respectés en les posant comme aptes à fournir un effort conscient, les gens que l’on a éduqués en laissant visible la hiérarchie et le pouvoir qui les domine, en leur disant ouvertement « oui mon gars, c’est chiant et alors ? On n’est pas là pour s’amuser, travaille, apprend et tu verras » on ne les a pas si facilement que ça. Ils seront toujours capables de repérer le dictateur. Il ne suffira pas de les motiver, coacher, pour les soumettre, on ne les roulera pas avec des sorties de team building et des weekends d’intégration parce que, parmi ses autres innombrables vertus, la grammaire en a une qui rend ceux qui l’apprennent imperméables à l’arnaque : elle oblige à poser la question de la fonction au sein de la structure. Quelle est la fonction de ce groupe nominal dans la structure phrase ? Quelle est la fonction de la table de ping-pong dans la structure Entreprise ? Voilà une question que l’élève ludifié ne formulera jamais. Lui, immergé dans le marécage ludicool tel Artax dans les mortels marécages de la mélancolie, se dira que c’est super sympa et puis c’est tout. Il ne se demandera jamais pourquoi. Il ne percevra pas les stratégies d’enrôlement desquelles il est la victime. Il n’aura pas les outils pour voir que la table de ping-pong est une bulle fonctionnelle à la perpétuation de l’arnaque.

Ainsi accueillera-t-il avec curiosité bienveillante le chief happiness manager engagé pour prévenir les risques psychosociaux dans son entreprise.

Et surtout, surtout, il pensera que c’est de sa faute à lui s’il a fait un burn-out. Tout était si rose-bonbon, il y avait même une table de ping-pong et lui n’a pas su en profiter, il a craqué.
C’est de sa faute.
Il faut qu’il se croie seul responsable de son échec, l’élève-employé. Comment peut-on obtenir qu’un opprimé non seulement ne se révolte pas, mais s’attribue à lui-même la responsabilité de son malheur ? On essentialise, on naturalise, on fait croire à la prédestination.

Co-construction du handicap : du sowhatisme à l’Inaptitude pride

L’élève de 2024, s’il avait souvenance de ce qu’on exigeait de ses grands-parents à l’école, s’insurgerait. Il porterait plainte en diffamation, d’abord : « comment ça je ne suis pas capable d’apprendre la grammaire allemande ? Pas capable toi-même ! Je veux et j’exige qu’on me postule comme apte et éducable ! ». Il attaquerait l’Éducation Nationale pour fraude : elle l’a coopté en lui promettant une éducation, elle lui a offert de l’orientation au rabais. Il lui demanderait enfin des dommages et intérêts pour l’avoir exposé à un enseignement inefficace qui l’a privé de quinze ans de vie sans pour autant lui apprendre à écrire correctement. Il dirait : « je ne vais pas non plus passer quinze ans le cul sur une chaise à jouer à des jeux de société et à cliquer sur des trucs, je sais déjà faire ça ! Apprenez-moi quelque chose s’il vous plaît ! Je perds mon temps ! Apprenez-moi quelque chose ! ».

Il se passe tout autre chose.
Il est trop tard.

À force de traiter l’élève comme un débile, à force de projeter sur lui une inaptitude fantasmée, on l’a handicapé. Réellement. Alors, au lieu de porter plainte dignement en affirmant sa volonté d’apprendre, accablé qu’il est par les commentaires désobligeants de ses professeurs (« mais ce n’est pas possible de ne pas connaître ça ! », « à mon époque ça c’était acquis en CM2 ! »…), accusé, statistiques à l’appui, par l’OCDE et autres associations douteuses, d’avoir un niveau plus faible que celui de ses homologues des pays voisins, humilié au quotidien par l’exposition à des activités avilissantes ou à des contenus trop complexes pour qu’il puisse y accéder par le fun, hystérisé par des injonctions contradictoires, l’élève de 2024 capitule. Il ne manifeste aucune tristesse à cause de ses lacunes. Il ne semble plus - je dis bien semble - affecté par son inaptitude induite. Quel que soit le sentiment que suscite chez lui la conscience de son incompétence en tel ou tel domaine, ce qu’il donne à voir n’est ni de la tristesse, ni de la colère, ni de la honte. Il masque sa détresse et semble résigné. Je redis : semble.
Il faut bien qu’il se protège.

Je ne sais pas et alors ? So what ? C’est nul de savoir ça. Moi je sais autre chose. Non je n’ai rien lu, j’ai vu ça sur Tik Tok, so what ? Mais nous maintenant, Monsieur, on utilise Chat GPT, c’est une autre génération. Oui, pourquoi ? Il y a un problème ? Ben, moi les virgules je les mets en début de ligne. So what ? Et puis je trouve que le point-virgule c’est plus joli alors j’en mets partout. So what ?…

Le Sowhatisme, que certains de vos collègues lisent comme de l’arrogance, devrait être pris très au sérieux, questionné en profondeur. Le Sowhatisme, ne devrait pas agacer les professeurs, mais les inquiéter : c’est le premier symptôme de l’abandon de toute forme d’aspiration à apprendre quoi que ce soit, le plus courant. Le début du suicide.

Il peut, dans certains cas, évoluer en une forme agressive de revendication. La revendication masochiste du droit à l’inaptitude.

Je laisserai aux anthropologues le soin d’expliquer le phénomène, mais, les sources convergeant en ce sens, il est de la compétence de l’historien d’en faire état : l’élève de 2024, livré aux mains de l’école complexée, semble contaminé par le défaitisme. Il déclare vouloir être laissé en l’état et vit comme une agression toute tentative de modification de sa personne par l’éducation. Une forme de fatalisme semble s’être emparée de l’institution scolaire, aussi bien des professeurs que des élèves, si bien que l’élève, abandonné à lui-même, noyé dans un océan d’activités diverses, tenu pour seul responsable de tous ses éventuels échecs, paumé, perdu, sonné, au lieu de se rebeller, cherche à légitimer son état en affectant un désintérêt total pour tout ce qui émane de l’école de laquelle, indifférent au contenu de l’enseignement délivré, il n’exige plus que des bonnes notes. Conscient de ne pas connaître, par exemple, la date de la Révolution française, il ne rougit pas, ni essaie de l’apprendre. Il dit, fier : « Monsieur, je vous explique comment je fonctionne, en fait, moi je ne peux pas retenir ce qui ne m’intéresse pas, alors 1789… Moi je préfère la deuxième guerre mondiale ».
Rabroué pour les nombreuses fautes d’orthographe dans une dissertation, il dit :« Oui, je sais, je ne suis pas orthographe ».
Ayant échoué à apprendre le présent de l’indicatif du verbe être en espagnol, il dit : « je ne suis pas doué en conjugaison ».

« Madame, moi les « a » et les « à » c’est pas mon truc ».
« C.O.D. et C.O.I. je peux pas, jamais compris ».
« Non, mais en fait je sais pas me concentrer, je bugue ».
« Et alors, j’ai le droit de pas lire même si j’ai pris Humanités comme spé, j’aime pas lire ».
« J’aime pas l’art ».
Et ainsi de suite. Nous constatons que l’élève produit ce genre d’énoncé en souriant, serein, presque soulagé.

(Ça a dû vous arriver à vous aussi, Madame d’entendre des phrases semblables. Je vous imagine à la récréation en salle des professeurs râlant, disant qu’ils sont nuls, qu’il y a vingt ans vous arriviez à faire le subjonctif imparfait en quatrième et que maintenant le présent de l’indicatif n’est toujours pas acquis en Terminale, que vraiment rien ne va plus… Et le lendemain Pictionary pour tout le monde, parce qu’il faut bien les occuper ces petits bons-à-rien.)

Nous observons qu’aucune de ces phrases terribles d’élèves n’est accompagnée d’une demande d’aide, jamais. Au contraire, lorsqu’elle est offerte, l’aide est rejetée en première instance « non, mais en fait moi c’est comme ça », sous-entendu « et ne t’avise pas de me dire qu’il faut que je sois autrement, parce que moi je suis comme ça et tu dois respecter ma Nature », chacun pensant être extraordinaire, original, chacun à sa manière se consolant de son handicap en espérant susciter l’étonnement chez l’enseignant.

Réponse attendue, dans une logique suicidaire : « ah bon ! Le « a » et le « à » tu ne peux pas ? Ah ! Tiens tiens, c’est intéressant ça, dis-m’en plus ! Mmmh... Attends, tu sais ce qu’on va faire, on va te dispenser de distinguer le verbe de la préposition, oui, je te fais un mot, et puis non, tu sais quoi, tu as raison chéri. Fermez vos livres, Rabelais attendra. Nous allons écrire à l’Académie Française pour qu’elle se penche sur cet archaïsme, pardon, ce vieux truc ringard, pardon oui, je sais que je ne dois pas utiliser des mots compliqués, après tout vous n’êtes pas obligés de connaître tous ces mots, bref, ce vieux truc ringard qui pénalise les dysaccentiques, oui, non ça n’existe pas les dysaccentiques, Jules-Henri, mais ça devrait exister ! Militons ensemble pour que ces entraves, pardon ces machins qui bloquent la liberté de chacun d’écrire « a » préposition sans accent soient levées au nom de l’inclusivité ! Allez, on y va : ‘chere academie…’, allez-y écrivez, oui, Jules-Henri sans majuscules et sans accents, ça suffit les règles qui ne servent à rien ! Oui, ben, ok, barre-toi dans le privé Jules-Henri que veux-tu que je te dise ! ».

Réponse qu’il faudrait donner pour sauver l’élève : « tu penses ne pas pouvoir, moi je suis payé pour que tu apprennes, nous allons trouver ensemble le moyen, je vais t’aider, tu vas travailler et tu vas y arriver ».

Mais alors pourquoi l’élève apparaît-il soulagé ? Pourquoi serait-il soulagé alors qu’il est en train de s’avouer vaincu ?

Parce que l’élève de 2024, découvrira notre historien avec grand étonnement, en se conduisant de la sorte, en dressant la liste de ses inaptitudes comme il dresse la liste de ses caractéristiques sur Tinder, se sent enfin adapté. Il obéit à l’injonction qui lui est faite de se déterminer, de se figer dans une forme définitive précocement établie. Alors, quand l’élève dit « je ne suis pas orthographe », ou « j’aime pas l’art », il est soulagé, bien sûr, puisqu’il a exclu des voies, il s’est limité, l’entonnoir se resserre enfin : il saura quoi répondre à son professeur principal lorsque celui-ci lui demandera en seconde « quelles spécialités tu choisis ? ». Il dira « HGGSP, HLP, LLCE » en renonçant aux sciences pour toujours, ou « maths, physique, SVT » en renonçant aux lettres pour toujours.

Mais, pour que ça passe, il faut que l’élève se perçoive comme intrinsèquement limité.

To be or not to be orthographe

La langue, innocemment utilisée, pernicieusement comprise, permet d’ancrer ces mythes, les rend performatifs, les mue en faits. C’est ainsi que « je ne suis pas orthographe » devient ontologique.
Nous devons cet énoncé à un élève qui était en terminale il y a trois ou quatre ans. C’est l’un parmi tant d’autres énoncés du même genre. Le plus courant étant, dans mon expérience, « je ne suis pas maths », ou « je n’ai jamais été maths », ou « je suis nul en maths ». La France a un problème avec les mathématiques, je crois deviner. Mais ce qui m’intrigue dans « je ne suis pas orthographe » (ou maths, ou autre chose) c’est la possibilité que la langue française offre au locuteur, par une suite d’imperceptibles glissements, de se laisser aller au fatalisme. Pour exprimer un goût, une préférence, en effet, le français peut dire, que sais-je, « je ne suis pas très bière, je préfère le vin ». Or, s’il s’agit de bière ou de Fraises Tagada, ou d’autre chose qu’aucune institution n’a jamais songé à rendre obligatoire, cette formulation a peu de conséquences, si ce n’est aucune.

En contexte scolaire, cet emploi littéral du verbe être, à force de réitérations, se fait périlleux. Ce ne pas être (ou à l’inverse, être) telle ou telle discipline, cette déclaration définitive d’identité (ou de non-identité) épouse si bien la forme de l’école contemporaine, arrange tellement tout le monde que, bien que le pauvre élève le dise comme ça, au départ, façon de parler, qu’il est plutôt lecture que calcul mental, par exemple, ceux qui l’écoutent, malveillants, pressés de l’étiqueter, le piègent en le prenant au mot et de ce qui était une préférence ils font une caractéristique immuable.
Piège de la littéralité.

L’institution dira donc, sans que cela ne choque qui que ce soit, d’enfants de dix ans, « Laura est scientifique », « Enzo est littéraire ». Et c’est très bien comme ça. Or, l’école tire de ces affirmations des conclusions définitives qui ont des effets très concrets et très violents. Laura, il n’y aura pas besoin qu’elle sache grand-chose sur Molière et Enzo, on ne va pas non plus dépenser trop d’argent pour qu’il comprenne les statistiques. Et qu’on ne s’avise pas de croire que c’est l’école qui les prive d’un savoir. Pas du tout. L’école a joué son rôle de chasseuse de non-talents, dénicheuse de limites intrinsèques : elle a repéré l’essence immuable de Laura (scientifique) et d’Enzo (littéraire) et, pour leur bien, elle n’a pas encombré leurs cerveaux avec des choses qui, de toute manière, n’auraient pas pu y trouver leur place. Laura est prédestinée. Enzo est prédestiné. L’école sert à leur infiquer la voie que Notre Seigneur a tracée pour eux et leur faire désirer cette voie comme s’ils l’avaient choisie. Il faut qu’ils croient être libres, mais qu’ils restent dans la voie que Notre Seigneur a choisie pour eux.
En attendant, jouez mes petits, jouez. On se fait un p’tit Risk ?

« Je ne suis pas orthographe », loin d’être résolu, contré, soigné par l’école, est conforté par vos « On fait un peu de grammaire, mais rarement. On fait surtout des jeux ». « Je ne suis pas orthographe » est une phrase d’une tristesse infinie, si l’on veut bien s’y pencher, si l’on consent à entendre ce qui s’y joue. Elle dit « je ne connaîtrai jamais l’orthographe ». C’est terrible. Mais elle ne s’arrête pas là, elle sous-entend autre chose. Elle assigne la responsabilité de cette inaptitude au locuteur. C’est de sa faute. Il est né comme ça. « Il n’est pas orthographe » et puis c’est tout. Il n’y a rien à faire, rien à espérer. Il n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais capable d’écrire une phrase correcte et personne n’y peut rien. Fatalement, irrémédiablement inapte. L’élève dédouane ainsi le professeur, l’école tout entière est pardonnée. Il se sacrifie. Il s’accable lui-même, sans se demander pourquoi, qu’est-ce qui l’a privé de maîtrise de soi, de grammaire, de calcul. Je suis comme ça et tu n’y peux rien prof, mets-moi de bonnes notes que Parcoursup m’autorise à entrer dans la petite case qui me reste accessible avec toutes ces particularités, ces petits trucs mignons et super originaux que j’ai et adapte-toi à moi, à chacun d’entre nous, individuellement, spécifiquement. Parcours personnalisé.
Telle est la fonction de cette phrase dans la structure école. Alors vingt ou trente-cinq par classe, qu’importe ? Il y en a qui ne sont pas orthographe et puis c’est tout, les crétins éternels. Professeurs incompétents recrutés par job dating  ? Pas grave, de toute façon il y en a qui ne pourront jamais rien comprendre, ils ne sont pas école, il faudra vite les repérer pour qu’ils ne coûtent pas trop cher.

Pauvre élève résigné. Il se laisse épuiser hystériquement, stresser, mettre sous pression, agiter, séduire, embrigader, enrôler, secouer, sortir, balader, épater, sermonner, moraliser, amuser, distraire, exploiter, menacer et il ne comprend plus rien. Il ne comprend plus rien et il dit « je ne suis pas capable ». Mais non, élève, on t’a arnaqué, tu es la victime.

Viens, élève, on va faire des choses sérieuses. Parce qu’on te respecte, on va exiger de toi que tu apprennes et on va trouver le moyen de t’expliquer pour que tu comprennes. Viens.

Madame Allemand, venez, vous aussi, vous avez le droit, vous savez, de faire cours comme en 1990. Ce n’est pas vrai ce qu’on vous a raconté. Tchernobyl, Eyjafjöll, pesticides… Les élèves de maintenant ne naissent pas inaptes à comprendre la grammaire. Il faut juste que vous supportiez quelques regards de travers au début, un peu d’ennui, la lenteur. Essayez, dès demain. Vous verrez, ça marche encore.

Bien cordialement,

Nora V.

C’est en janvier 2025, au collège Jeannot Touneuf de Porcheville qu’une professeure d’allemand lança, malgré elle, le mouvement de transformation de l’Éducation Nationale connu sous le nom de Grande Désinnovation. À la Journée Portes Ouvertes, lasse de transporter ses boîtes de jeux de société, elle arriva sans rien, pas une affiche, pas un drapeau, pas de Uno. Elle avait mal dormi et la veille un élève avait déclaré pendant son cours, en pouffant, « en espagnol c’est plus marrant, ils jouent à Fortnite avec leurs correspondants, il y en a marre du Uno ». Honteuse, dépitée, elle accueillit les parents debout, sobre et grave, en disant ce qu’elle rêvait de dire depuis dix ans : « en allemand on étudie l’allemand, on fait de la grammaire, on travaille, ce n’est ni cool ni fun, mais à la fin ils parlent allemand. À vous de voir. » Contre toute attente, les parents – qui, sonnés par l’excès d’offre de formation, égarés entre labels, projets, escape games numériques, courses d’orientation, mobilités, notations alternatives, pastilles colorées, compétences, choix d’options, ateliers, clubs, semaines de la presse, journées de l’amitié, ne comprenaient plus rien depuis des années - aimèrent ce discours, clair et rassurant. Cette année-là, au collège Jeannot Touneuf de Porcheville on dénombra 183 demandes d’inscription en classe bilangue allemand.

La nouvelle se répandit rapidement. Les chefs d’établissement de toute la région furent envoyés observer les cours de Madame Allemand, durent étudier son discours publicitaire afin de le reproduire chez eux, ils obligèrent leurs professeurs, recrutés désormais localement, à désinnover. Ordre leur fut donné de faire cours dans le seul but d’enseigner, sans se soucier de faire moderne et sympa, si bien qu’en 2026, il était devenu officiellement cool de faire de la grammaire, et apprendre vraiment quelque chose en étudiant était considéré comme le sommet du fun. Le métier de professeur devint soudainement attractif, bien que toujours aussi mal rémunéré.

Dès 2027, les industries éducatives, sous la pression de la demande des parents d’élèves, furent amenées à réduire drastiquement la production de serious games et relancèrent, à grand renfort de publicité, le Bescherelle.

Les premières traces du mouvement ping-pong-bashing (P.P.B.) remontent à 2033 : les employés de nombreuses entreprises se mirent à briser les tables de ping-pong présentes dans les salles de détente de leur lieu de travail, ou à les taguer avec trois lettres L N T (« laissez-nous travailler »), les Assemblées Générales autour de la machine à café devinrent quotidiennes et on recommença à parler de politique. D’aucuns corrèlent la Grande Désinnovation et le P.P.B.. Les historiens les plus hardis voient même un lien entre ces deux mouvements et le chômage qui frappa, dès les années 2030, la profession des coaches en développement personnel et qui aboutit, en 2042, à son extinction définitive.

En l’absence de sources fiables, nous préférons, pour l’heure, nous abstenir à ce sujet.

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