Pas de vacances pour le « Maker pédagogique »

(plus qu’un métier : une passion)

paru dans lundimatin#391, le 11 juillet 2023

Pour les 850 000 enseignants de France, ça y est, c’est les vacances, le repos et même peut-être la baignade. Ah non, peut-être pas tout à fait, ça dégringole dans les spams, il va falloir penser à la rentrée, à Canopé et au Maker pédagogique. Nora V. nous avait déjà gratifié d’une improbable immersion dans l’enfer ludique d’un hackathon ainsi que d’une Lettre ouverte aux parents d’élèves à propos du non-présentisme comme manière de vivre qui avait fait le tour de toutes les salles des profs. Elle revient cette semaine avec autant d’humour que de lucidité sur ces nouveaux dispositifs qui visent à encadrer les enseignants et à pourrir leurs vacances.

...We’re behind you / We’re behind you /And let us please remind you / We can send a car to find you / If you ever lose your way / We are building a religion / We are building it bigger / We are building / A religion / A limited / Edition / We are now accepting callers / For these beautiful / Pendant key chains...
Cake, Comfort Eagle

Bonjour Monsieur Canopé,

Quand tu t’appelais CRDP (Centre Régional de Documentation Pédagogique), j’ai dû venir te voir quelques fois, tu m’avais l’air plutôt sympathique, tu écrivais rarement, tu mettais à la disposition des professeurs des outils, gentiment, et tu attendais qu’on vienne les chercher en cas de besoin.
Maintenant, tu écris très régulièrement pour nous donner, à moi et à mes collègues, des idées, des tricks and tips... Je ne dis pas que ce que tu fais est inutile, ou méchant, en général. Je ne te connais pas assez. Mais je reçois tes mails et je les lis. J’en ai reçu deux dernièrement. C’est à ces mails-là que je veux, je dois répondre.
Or, comme tu es l’un des nombreux interlocuteurs diffus auxquels on n’est pas censé répondre, l’un des nombreux pourvoyeurs d’offres et propositions pédagogiques qui nous pleuvent dessus, je te réponds ici.
Clarifions d’entrée de jeu quelque chose : tes offres et propositions ne sonnent pas comme des offres et des propositions.
Elles regorgent d’insinuations, me semble-t-il : tu sous-entends des choses pas aimables à l’égard d’un bon nombre de professeurs.
Je les ressens comme des tentatives d’intimidation : tu suggères fortement qu’on a tout intérêt à faire certaines choses et pas d’autres, parce que les règles du jeu ont été subrepticement changées et il vaut mieux s’y plier sinon…

C’est pour résister à l’intimidation, pour répondre à ces insinuations que je t’écris, pour les expliciter, au moins.
Et puis je veux aussi te poser des questions.

UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT, À LA FOLIE, PAS DU TOUT

Tu m’as écrit ce matin, un matin, je précise, de fin juin, presque juillet.
Ce matin, donc, j’ouvre ma boîte mail et je vois un message intitulé :
Projets de classe : des idées pour la rentrée ”.
J’imagine que plusieurs réactions sont possibles à ce genre de titre.
Cela doit aller de la joie fébrile des gens très seuls (« ah ! Enfin des amis qui veulent m’accompagner ! Ils vont m’aider à faire des projets classe en juin, presque juillet ! Chouette ! Je n’avais rien de mieux à faire ! »), au sentiment d’oppression et culpabilité du prof complexé (« je suis un mauvais prof parce que je suis au café en train de lire un roman et je n’ai pas encore commencé à préparer mes projets de classe pour la rentrée en juin, presque juillet, je suis vraiment une merde »)...
D’autres réactions possibles ? Je n’ai pas les preuves de ce que j’avance, mais je crois quand même que la réaction la plus courante à ce genre de mail est encore l’indifférence totale : on voit le titre, on jette à la poubelle. Si j’en crois mes amis profs, c’est ça. J’ai essayé de leur parler de tes mails et tous m’ont dit « quoi ? Ah, non, mais il ne faut pas lire ça ! Il faut jeter ! ».
Moi, non, Canopé. Moi je lis tes mails, depuis peu, deux ou trois ans je dirais. Je lis même les newsletters, les feuilles de route RH, les fiches de poste des offres d’emploi. J’ai une petite tendresse, à vrai dire, pour les mails dont le titre contient le mot « jeu ». En général on sait qu’on tient là un texte juteux, dégoulinant de bêtise, dangereux et coloré comme le sourire du clown de It. Mais pardon, je m’égare.

Je vois donc, ce matin (de juin, presque juillet), dans ma boîte mail : “Projets de classe : des idées pour la rentrée”. J’ouvre. Je lis. Et là, Canopé, je ne me dis ni « youpi, j’ai des amis ! », ni « je suis une merde ». Je me dis d’abord, sincèrement interloquée aussi bien par l’esthétique que par le contenu du message : « non, mais on nous prend pour qui ? ». Je me pose la question, vraiment. On nous prend pour qui ? Pas pour des professeurs, ça c’est certain. Ou alors j’ai dû louper quelque chose et ça c’est ce qu’on appelle « professeur » maintenant ?
Je m’apprête à me remettre à lire tranquillement mon livre. Pourtant, quelque chose me retient. Je sens que se dit là, dans ton message, quelque chose d’important, comme dans tous les ouvrages prescriptifs : il y a là une énonciation programmatique, un dessein, une idéologie.

J’avance, je vais même sur ton site. Je me dis que je ferais mieux d’arrêter, je suis presque sur le point de fermer quand, incrédule, j’aperçois là, en plein milieu d’une liste d’activités proposées, toutes portant des noms très alléchants, les mots « veillées » et « pyjama ».
Accolés.
Sur un site de pédagogie.
« Veillées pyjama ».

Je dois te parler, Canopé. C’est très important.

SAINTE MARIE DOUDOU, ORA PRO NOBIS

Cette chose peut avoir une utilité, un effet positif. Je n’en doute pas, mais tu vois bien que « veillées » implique que c’est le soir et que « pyjama » implique que les enfants vont à l’école en pyjama. Donc, l’école reste ouverte le soir et les enfants s’y rendent dans une tenue ostensiblement non-républicaine. Personnellement, j’y vois pas mal de problèmes : agents de la mairie convoqués pour ouvrir et fermer l’école ? rémunération dudit personnel ? rémunération du maître ou de la maîtresse qui « veille » avec ses élèves ? présence des parents dans l’école ?
Et puis la honte de l’enfant pauvre au pyjama troué ?
Je vois dans « veillées pyjama » tout d’abord un aveu d’échec : on a des heures et des heures à notre disposition pour enseigner des choses aux élèves, mais on n’y arrive tellement pas qu’il faut étendre, prolonger, coloniser le temps et l’espace des élèves, déborder du cadre purement scolaire ou, dans l’autre sens, tout scolariser, dans l’espoir de parvenir à un quelconque résultat. J’y vois tout un monde de violence perpétrée contre les statuts qui régissent le métier de professeur des écoles ; un décloisonnement pour le moins inopportun, si ce n’est obscène, par abolition de toutes les limites possibles : privé/public, temps de travail/temps de loisir, jour/nuit, école/maison, maître/papa, maîtresse/maman… Dois-je poursuivre ?
Je trouve cette idée de « veillées pyjama » tendrement flippante.
J’y vois quelque chose de paradigmatique de ce que l’école va bientôt devenir si personne ne dit rien, si on accepte massivement tes offres et tes propositions : une bouillie informe et bariolée, à base de tout-sauf-cours, sans emploi du temps défini, où exerceront des gens recrutés principalement sur la base de leur capital sympathie et de leur aptitude à suivre les modes pédagogiques du moment en innovant pour innover, des gens extrêmement doux et souriants dont les doux sourires dévoilent de longues dents pointues qui rayent le parquet, vampires prêts à sacrifier l’élève sur l’autel de leur méchante carrière. Je vois les maîtres qui refuseront par principe de rester le soir pour « veiller » avec leurs élèves, je les vois ostracisés, moqués, ringardisés. Je vois l’inspection et pourquoi pas le maire se balader le soir venu (en pyjama, eux aussi) à la « veillée », lire une petite histoire aux enfants (en pyjama, bien sûr) et à leurs parents (j’ose espérer, pas en pyjama). Je vois les palmes académiques décernées aux maîtres courageux et passionnés qui organisent des « veillées pyjama », les articles dans le journal local avec un portrait de Marie Doudou, l’inventrice des « veillées pyjama », l’interview de Madame Doudou sur Câlinradio…
Tiens, je vais cliquer sur « veillées pyjama », pour voir.

J’avais raison : tu as déjà commencé le récit hagiographique, l’inventrice est nommée, le village aussi. Je cite la suite :
« ... l’excitation est palpable en cette soirée humide de novembre pour la reprise des veillées : poussettes, doudous et pyjamas se sont retrouvés autour de la conteuse [...] L’équipe d’Extra classe a pu poser ses micros au milieu du public pour recueillir la magie suscitée par le conte auprès des enfants et de leurs parents. Une initiative loin d’être anodine car elle vise à développer la coéducation et la prévention de l’illettrisme dans cette école rurale classée REP+ dans un quartier prioritaire de la ville. »
Et paix aux hommes de bonne volonté. Tout est dit. Et surtout – il faut faire attention aux détails – ce machin fait partie d’un plus vaste dispositif dont le nom dévoile tes intentions profondes : Extraclasse. Extra. En plus, en dehors. Tout sauf le cours, tout sauf la classe.

Mais qu’es-tu devenu, Canopé ?

HARCÈLEMENT DES SOUS-DÉVELOPPÉS (QUESTIONS PRÉLIMINAIRES)

Sur ton site, à la rubrique « qui sommes-nous ? » il est dit que :
tu es un “opérateur public du Ministère de l’Éducation nationale”,
tu as “pour mission la formation tout au long de la vie et le développement professionnel des enseignants”,
tu “les accompagne[s] notamment dans l’appropriation des outils et environnement numériques”,
tu es “reconnu pour la qualité des process mis en œuvre pour [t]es actions de formation” et tu es “certifié Qualiopi [1] par Afnor Certification [2]” ! C’est censé me rassurer ? Je ne sais pas bien ce que c’est, je ne veux pas savoir tout de suite, mais je suis certaine qu’en creusant....

(« La qualité des process » c’est quelle langue ?)

Canopé, simple curiosité : as-tu pris soin de t’enquérir au sujet du réel besoin de numérique des enseignants ? Es-tu bien certain qu’il faille les “accompagner dans l’appropriation” du numérique ? Est-ce le plus utile ? Est-ce le plus urgent ? Et surtout, sois sincère, est-ce que les enseignants t’ont demandé de les “accompagner” ? Si oui, combien d’entre eux l’ont fait exactement ? La majorité ? Si non, fais gaffe, Canopé, “accompagner” avec insistance des gens qui ne souhaitent pas être accompagnés peut te valoir des plaintes pour harcèlement.

Deuxièmement, qu’entends-tu par « développement professionnel » ? Puisque ce n’est de toute évidence pas d’avancement ni de rémunération que tu parles, encore moins de maîtrise de la discipline enseignée, que suggères-tu en évoquant le « développement professionnel » ? Un professeur, il se « développe » comment exactement ? Un professeur qui fait cours, de mieux en mieux, qui est de plus en plus cultivé (à condition de lui laisser le temps de lire autre chose que tes mails et tes articles sur la pédagogie), de plus en plus capable de construire ses cours de manière efficace et de transmettre du savoir à ses élèves, est-ce que tu considères qu’il se « développe professionnellement » ? Si je me fie à ce que je vois sur ton site, j’ai la nette sensation que ce ne soit pas tout à fait ce que tu entends par « développement professionnel ».

SIGNALER COMME SPAM

Revenons-en au mail de ce matin. Tu écris, dans le corps du mail, en guise d’appetizer pour professeurs professionnellement sous-développés (au mieux en voie de développement)  :

« Bonjour ,
Webradio ou échange avec une classe européenne ? Projet avec un FabLab, en EDD ? Cette semaine, nous vous proposons des ressources, des formations, des podcasts et des dispositifs pour commencer à préparer vos projets de classe de la rentrée prochaine. »

Et tu poursuis, plus bas (en mettant en gras les mots importants à ton sens) :

« Vous commencez à vous interroger sur vos projets de classe de la rentrée ? Sur la manière de les mettre en œuvre ? Nous vous livrons des clés, des ressources, des propositions de formation et d’autoformation pour proposer et conduire des projets qui donnent du sens aux apprentissages. Des dispositifs, comme eTwinning, la Trousse à projets ou Notre école faisons-la ensemble, sont également prévus pour vous accompagner dans la mise en place de vos projets de classe ou d’établissement. »

« Des propositions… pour proposer » ? Et tu veux m’« accompagner » aussi pour faire des « projets de classe » ? Tu te mêles des projets d’établissement maintenant ? Fais gaffe, je te dis.

À quel type d’enseignant t’adresses-tu, Canopé ? Sais-tu, d’abord, qu’il en existe de différentes sortes ? Que penses-tu, au fond, des enseignants qui jettent ton mail à la poubelle sans même l’avoir ouvert ? Et de ceux qui trouvent ton entrée en matière - cette liste de choses qui ne sont pas des cours et qui pourtant occupent une part croissante du temps scolaire de nos enfants - effrayante ? Qu’est-ce que tu veux me vendre avec ce ton de commercial ? Non, Monsieur, je n’en veux pas de vos aspirateurs nouvelle génération, et non, je ne changerai pas de fournisseur d’énergie, ni d’opérateur téléphonique, ni d’assurance, ni de méthode d’enseignement juste parce que vous insistez lourdement, sans argumenter qui plus est, non, ça sent l’arnaque, désolée, oui, Monsieur, je sais, c’est dur de démarcher les gens, oui, mais bon.

Webradio dès 4 ans, un jeu d’enfant, webTV, Fablab, EDD, et, pour les nouveaux enseignants, le Starter pack. On en est là : le Starter pack (kit d’outils concrets, précises-tu). Que des formes pseudo-cool, un peu en anglais, un peu en acronymes, pour faire jeune, le tout rigoureusement concret, rien d’abstrait hein, surtout pas, du pratico-pratique, DIY, tutoriel. Aucun contenu. Et puis, quand bien même il y aurait du contenu, quand bien même toutes ces activités seraient très intelligentes, il faut être clair : tout ça, les Spluf-ex, les eStuffing, les FGGTPH, les Tic’oTice, les Wouahoo, les éKooloo, les Patapouf et les BatLab ça se fait quand exactement ? À la place des cours ? La nuit ? Dans le metaverse ?

Pourquoi personne ne pose cette simple question : quand ces trucs sont-ils censés se dérouler ? Quand ?

Oui bonjour, c’est Églantine du Canopé, j’ai le plaisir de vous appeler aujourd’hui pour vous proposer notre nouvelle offre de ressources et clés, collection printemps-été 2023...

Non, merci, j’ai dit non, arrêtez d’insister Madame ! Bonne journée à vous, et puis c’est quoi des ressources ? Et des clés de quoi ?

« Alors on a aussi tout un panel de formations et autoformations ! » 

Au revoir, Madame.

Comme si on n’avait pas compris que c’est par la formation qu’on allait détruire nos statuts. On nous propose des formations l’été maintenant, bien sûr et, comme par hasard, au même moment, il est question de revoir les rythmes scolaires et de réduire les vacances. Travail perpétuel, continuum de labeur. D’où la retraite post mortem. « Tout au long de la vie ». « Formation tout au long de la vie », c’est très clair, c’est juste que nous ne voulons pas nous rendre à la tragique évidence : vous vous exprimez littéralement. « Tout au long de la vie » ça veut vraiment dire tout au long de toute la vie, tout le temps, sans pauses, d’où la prolifération de podcasts, comme ça on peut travailler même en faisant la vaisselle. Et des autoformations, mais si c’est « auto », je m’en occupe, Canopé, je lis des livres, je parle avec des gens qui savent vraiment quelque chose, par exemple, et je n’ai pas besoin que tu m’accompagnes. Tu ne vas pas m’autoformer, Canopé ! Tu vois ? Ça n’a pas de sens.

2+2=4 OU DE LA SÉCURITÉ ROUTIÈRE

Et le pire pour la fin, à vrai dire tu l’annonçais dès le titre, mais j’avais refoulé, plus c’est gros, plus ça passe : « des dispositifs pour commencer à préparer vos projets de classe de la rentrée prochaine ». Nos quoi ? « Projets de classe » ? Ça sort d’où ? Qui a décidé ça ? Quand ? Et il faut préparer ces trucs maintenant ? Ah ! C’est la conquête des mois de juillet-août : on met les profs au boulot à coups de podcasts et ressources et dispositifs en ayant acté – et c’est en ça que je te trouve profondément malhonnête, Canopé - que les cours qu’ils font et savent faire ne sont plus d’actualité et que maintenant à la place on fait des « projets de classe » ? Et, de grâce, pourquoi ferait-on ça ?

Mais voyons ! pour « donner du sens aux apprentissages », évidemment ! Parce que sans « projet de classe », sans numérique, les « apprentissages » n’ont aucun sens. L’addition, en primaire : aucun sens. Il fallait inventer Calcul@tice pour que l’enfant ait enfin accès au sens de cette opération absconse : en cliquant sur le bon chiffre (résultat d’une addition), il peut éviter le crash de voiturettes colorées, par exemple. Voilà le sens ! L’addition sert à éviter que les gens meurent dans des accidents de la route. Mais oui ! Des générations entières ont appris à additionner les chiffres sans comprendre la réelle utilité de l’opération. Quel terrible gâchis !

En gros, tu sous-entends que pendant des années, des siècles même, on faisait des cours dépourvus de sens. Pourquoi pas. Mais alors ne faudrait-il pas plutôt réfléchir aux programmes ? Ou alors tu veux dire qu’avant ça passait, mais que lejeunedaujourdhui étant ce qu’il est et que notresociétécontemporaine, parce que cenestpluscommeavant... Mais alors aurais-tu au moins l’amabilité de démontrer ta théorie, d’argumenter, d’expliquer ce que tu entends par « donner du sens aux apprentissages » ? Pourrais-tu justifier tes choix, ménager la transition entre le monde d’avant, tristement insensé, et le Monde Nouveau tout pétillant de pédagogies innovantes à base de crash de voiturettes et de lutins qui se déplacent grâce aux flèches du clavier (au collège ! merci Scratch) ? Non.

La forme « cours » est obsolète - on ne la nomme même plus d’ailleurs - et sera remplacée, c’est tout. Non, pardon, elle a déjà été remplacée. C’est fait. Dorénavant on pensera :

COURS = pas important, chiant, ringard, inutile, abstrait, inaccessible au jeunedaujourdui.

PROJET = moderne, concret, dynamique, rentable, accessible au jeunedaujourdhui.

Au fond, tu mets les compétences au centre, le savoir-être ayant remplacé le savoir, parce que tu postules le jeunedaujourdhui comme étant inapte à suivre un cours, sans vérifier si ce que tu penses est vrai, sans prouver ni démontrer quoi que ce soit. Et sans te demander, en admettant que cela soit exact, pourquoi ? Est-ce génétique ? Lejeunedauhourdhui naît-il avec ce handicap ? Rien. C’est comme ça, c’est évident : lejeunedaujourdhui n’est pas comme lejeunedavant et notresociétécontemporaine… Voilà ce qu’on voit poindre derrière tes projets. Ce mythe-là, un dogme. Et c’est grave. Si même toi tu ne crois plus en les élèves, si tu n’as plus confiance en leur capacité de progresser, d’apprendre, d’accéder par l’effort conscient à des contenus abstraits et exigeants, on va où ? Et toi, alors, à quoi sers-tu si ce n’est pas à nous aider à leur transmettre ça ?

Un doute m’assaille en te relisant, Canopé, comme un soupçon, douloureux. Ne servirais-tu pas par hasard à « accompagner » les professeurs, outre que vers le numérique et le « projet de classe », aussi vers la signature du Pacte ? Pour parfaire la mue de l’école en entreprise privée il faut que les professeurs signent le Pacte, qu’ils acceptent des missions en plus, en dehors, extra, des Extramissions Extraclasse. Et, des fois qu’il y aurait des professeurs avides, ou inconscients, ou sans scrupules, mais dépourvus d’imagination, tu leur fournis des projets ouvrez les guillemets innovants fermez les guillemets, comme les appelle le Pacte. Projets préfabriqués. Serait-ce pour ça que tu es soudainement plus offensif, que tu as changé de stratégie de communication, Canopé ? Aurais-tu pour mission de forcer un peu la main aux professeurs en les mettant face au fait accompli, face au Monde Nouveau dans lequel le bon professeur, le vrai professeur, le passionné, fait des projets de classe et puis, tant qu’à faire, puisque de toute façon il les a faits, il a tout intérêt à accepter un peu plus de sous en signant le Pacte ? Ben oui, on ne va pas non plus travailler pour rien ! Et puis c’est comme ça dans notresociétécontemporaine.

Or, jamais tu ne fais allusion au Pacte, bien sûr. Non. Tu es malin.

Tu t’y prends autrement. Tu avances masqué, à coups de sous-entendus.

Mais, malgré toi, tu es très éloquent.

JE DIS ÇA POUR TON BIEN, PROF, CAPISC’ ?

L’ellipse volontaire, et de ce fait coupable, porte, dans ta communication, sur ce que DOIT être un professeur selon toi. Si tu proposes c’est parce que tu penses qu’on devrait, tu exiges, au fond, qu’on fasse. Tu veux prescrire, normer. Tu fournis des modèles à imiter (Sainte Madame Doudou, entre autres).

Tu n’es pas idiot au point de croire que la majorité des profs VEUT se mettre à préparer non pas des cours mais des « projets de classe » en juillet. Tu sais même très bien que la plupart veulent juste travailler sans être emmerdés à longueur d’année scolaire par des propositions de webinaires (il y en avait même un une fois sur le droit à la déconnexion, un webinaire sur le droit à la déconnexion...), formations, boîtes à outils, trousses à projets et autres machins (il n’y a pas d’autre mot) qui enlèvent du temps à la préparation des cours, à la lecture, à la vie. Oui, parce que, au risque de te choquer, je te signale que le professeur a le droit de vivre en dehors de ses heures de travail, je sais, c’est inadmissible pour toi, mais oui : vie et travail ne se superposent pas totalement, pas encore.

Tu le sais très bien, Canopé, mais tu fais comme si les profs ne rêvaient que d’inventer des gadgets pédagogiques à la noix courant juillet. Pourquoi ? Parce que ce que tu dirais si tu étais honnête, Canopé, tu ne peux pas le dire. Tu dirais, si tu étais honnête : « bon, prof flemmard, prof ringard, au boulot ! Et au boulot comme moi je dis : oui, oui, c’est bon tu sais des trucs, mais on s’en fout. Le savoir est mort. Vive le savoir-être ! Gloire aux compétences ! Là, maintenant, tu dois divertir les gens, les occuper avec des activités de jeunes, des projets un peu fun et, surtout, surtout, tous différents les uns des autres. Fais des projets, les cours c’est fini. Il faut bien qu’on détruise tes statuts et donc, en amont, il faut détruire la structure : fluidifier, flexibiliser, personnaliser, agiliser ! Libéralisation pédagogique ! Allez ! On se bouge ! Et que ça saute ! Projet projet projet ! Chacun le sien, tous en compétition, libre marché pédagogique ! Click click clik ! Innove ! Distingue-toi de ton collègue poussiéreux ! Innove ! Fais-toi bien voir par l’administration, par l’inspection, ramasse quelques centimes de plus en renonçant définitivement à une vraie revalorisation de salaire (et en en privant les autres ! Ah ah ah – rire satanique - génial !) ! Innove ! Deviens... deviens… devieeeens… « maker pédagogique » ! ».

Mais tu ne dis pas ça comme ça. (Si, « maker pédagogique » tu le dis, malheureusement).

Tu pratiques la méthode mafieuse de l’intimidation. Tu sais, comme quand, dans les films, le boss dit « à ta santé » et il entend par là « je vais te tuer » ? Tu vois, ce ton doucereux, menaçant, tout en sourire sardonique ?

Toi pareil (accent américano-sicilien, du coton dans la mâchoire comme Brando dans le rôle de Don Vito Corleone) : « salut mon ami, il vaudrait mieux que tu fasses des projets de classe, je le dis pour ton bien, tu sais, maintenant c’est comme ça dans notresociétécontemporaine, construisons dans un monde qui bouge, il faut secouer le cocotier, il faut s’adapter, capisc’ ? Regarde, tes cours, je dis pas, ils sont bien mais… je te propose de t’accompagner dans ton développement professionnel » et tu déguises ta menace à grand renfort de couleurs joyeuses et infographies festives.

Mais on a peur parce qu’on sait : tu nous achèveras, nous, les professeurs, en mettant à la place de nos vrais cours les projets de classe des makers pédagogiques. C’est un autre métier. Et le nôtre ? Fini ?

Pourquoi je dis ça ?
Regarde ce que tu penses de nous vraiment.
Tu te trahis en images.

MADAME FALAMPIN ET LA PLANTE DORSALE

Pour donner envie aux enseignants, Canopé, tu choisis, juste après avoir tenté le coup avec cette liste de coolitudes préfabriquées (fablab, edd, dispositifs...), de mettre une image. Et quelle image ! Tu as dû te dire “ouais ! ils vont vachement s’identifier les profs, et en plus c’est inclusif parce que la prof est une femme à lunettes, d’un âge indéfinissable, un peu noire mais pas tout à fait, c’est parfait”.

Alors, bien sûr, malgré son aspect un chouia ringard, la prof est résolument moderne. Oui, moderne, ou innovante si tu préfères, en tout cas, ce qui est certain c’est qu’elle connaît bien lejeunedaujourdhui et notresociétécontemporaine puisqu’elle a… ta-daaam un ordinateur, fertilisant cérébral, surtout en ce qui concerne la pédagogie c’est un engrais extraordinaire, c’est pourquoi, j’imagine, jaillit, du dos voûté de binoclarde de la prof, la plante verte comme l’espoir, symbole de vie et de créativité. C’est une prof qui, grâce justement à l’ordinateur bien utilisé (tu es là pour ça ! Merci Canopé !), par la magie du numérique, devient capable d’animer des séances suffisamment palpitantes pour motiver ses élèves qui, tous, sans exception, ne tenant plus en place, lèvent leurs jolies petites mains, mus qu’ils sont par une envie débordante de participer. Un modèle pour nous tous. Vraiment. Tu connais bien les profs, Canopé, il n’y a pas à dire. Notre rêve. Tu nous as percés à jour. Surtout les gens de plus de 35 ans, aucun doute, ils sont conquis. Bravo l’équipe de communication.

Tu as dû prendre conseil auprès des génies qui ont inventé Madame Falampin. Pour ceux qui n’auraient pas vu la publicité du produit “métier d’enseignant” récemment créée par le ministère de l’Éducation Nationale pour recruter du prof, Madame Falampin est un personnage fort heureusement fictif mais qui livre sans filtres ce que le Ministère de l’Éducation nationale pense de ses dépendants.

Madame Falampin est une prof de SVT qui, s’étant cassé une épaule, se retrouve à l’hôpital. La publicité la montre alitée, le regard hébété, gentil tout plein, mou et résigné, admirablement passif. Elle baigne dans la lumière laiteuse et paradisiaque de la chambre d’hôpital où elle gît, hagarde, chemisette blanche à fleurs discrètes, petit pull bleu virginal fondu dans le bleu ciel de la taie d’oreiller, cheveux mi-longs teints en noir, les pointes relevées en boucle vers l’extérieur telle une ménagère américaine des publicités années ‘50.

Un monument d’effacement, discrétion, oblation : Madame Falampin.

La chirurgienne entre. Wow ! You gotta be kiddin’ me ! Mais c’est Sonia ! une ancienne élève de Madame Falampin. Incroyable ! Les hasards de la vie ! Sonia la reconnaît et s’empresse d’expliquer à l’infirmier que c’est justement grâce à Madame Falampin qu’elle a voulu être chirurgienne et qu’elle y est arrivée. Dialogue sirupeux : « Madame Falampin ! J’y crois pas ! », pause, « Moi j’y ai toujours cru, Sonia », longue pause, regard plein d’émotion. Et le slogan, au cas où tout ceci ne suffirait pas à réduire le professeur à un pantin mi-débile mi-ahuri, inconsistant, mielleux dont l’ambition ultime consisterait à former de la main d’œuvre qualifiée et à obtenir de ladite main d’œuvre qualifiée la reconnaissance pour lui avoir permis de gagner plus que lui : « un professeur, ça change la vie pour toute la vie ».
Oui, c’est bien ça. Ils ont osé « un professeur, ça change la vie pour toute la vie ». Cela se passe de commentaires.

Ce sont les mêmes gens qui ont inventé la prof à lunettes avec la plante dans le dos ? Ce n’est pas le même style visuel, je te l’accorde, mais dans le genre représentation avilissante du prof, c’est presque du même niveau.
Il y a tout de même une différence. Madame Falampin la Bienheureuse est une figure éminemment sacrificielle, maternelle, une Marie Auxiliatrice du professorat, mais elle reste une figure ancestrale, non ancrée dans notresociétécontemporaine (si ce n’est dans l’hypertrophie de la fonction Pôle Emploi : elle a servi à trouver du boulot pour Sonia, n’est-ce pas le seul intérêt de l’école, rendre l’élève employable ?).
En revanche, l’autre, la prof à lunettes, est sa version « professionnellement développée » (grâce au numérique, s’entend).
Même objectif pour les deux, néanmoins : obtenir la reconnaissance de l’élève qui aura accès à un bon salaire une fois adulte grâce à Madame Falampin ; qui aura passé un bon moment grâce au cours sympa et dynamique - parce que, comme chacun sait, numérique = dynamique - de la prof à lunettes.
Reconnaissance.
Merci Madame, merci. C’est bien pour ça qu’on enseigne, non ? Pour être remerciés par les élèves.

Si vous voulez, toi et le Ministère, recruter des psychopathes en manque d’affection qui utiliseront l’élève pour soigner leur propre blessure narcissique, continuez comme ça.

SOUDAIN L’ÉTÉ PROCHAIN

Ou alors vous voulez des gens branchés (dans toutes les acceptions du mot « branché »). À ceux-là tu proposes (imposes, c’est fou ce qu’un suffixe peut changer la donne) cet autre modèle, à la destination du jeune prof, j’imagine : la version casual-relax que tu illustres ainsi :

Pas de lunettes cette foi-ci. Pas d’élèves non plus, pas de classe. Extra. Tu envahis nos vacances. Une fille aux cheveux blancs, street art style, branchée à son téléphone, les yeux fermés ? Ça c’est un « été serein » ? Tu vois que tu me menaces, Canopé ? Tu vas loin !

Regarde ce que tu penses de moi, comment tu représentes le prof idéal. Mais non, Canopé, non, je ne suis pas d’accord. Le prof idéal ne passe pas un « été serein » branché sur son téléphone les yeux fermés à écouter tes podcasts. C’est un enfer que tu décris, la misère intellectuelle et culturelle, la solitude, l’inaptitude à la vie.
Et avec cette image – c’est ton deuxième mail en quatre jours – tu répètes, tu insistes, tu n’en démords pas :
« Dans quelques jours, la cloche va sonner le début des vacances d’été, un moment de repos bien mérité pour l’ensemble de la communauté éducative. »
(Tiens, comme c’est bizarre ! Le mot « repos » n’est pas en gras).
« Mais voilà : la définition des vacances est propre à chacun, et force est de constater que, bien souvent, le temps des vacances oscille entre détente et travail. Alors, par nécessité, par envie ou par passion, quelle que soit votre situation personnelle, vous pouvez, cet été encore, compter sur l’accompagnement de Réseau Canopé. »
Mais alors, déjà, non, les vacances ont une définition précise (que l’étymologie du mot conforte) : ce sont des vacances. Selon le Larousse, faisons simple, « Période d’arrêt légal de travail dans les écoles, les universités, fixées selon un calendrier ». Période d’arrêt. D’arrêt. Légal. Tu comprends ? Arrêt. Arrêt de travail.

Qu’est-ce que tu peux être sournois Canopé. « Par nécessité, par envie ou par passion » ? Nécessité de quoi ? À la limite de préparer des COURS, oui, des « projets de classes », non. Envie de quoi ? De travailler pendant les vacances ? Mais si tu connais des gens comme ça à la limite prends-en soin, « accompagne »-les, ceux-là oui, faire une randonnée, à la plage, au théâtre, offre-leur un livre, tricotez ensemble. Passion ? pour les vacances pourries ? Canopé non, je ne veux pas pouvoir compter sur ton « accompagnement ». Je peux me désinscrire de tes lettres d’information ? Comment on fait ? Je ne peux pas, c’est mon établissement qui me transfère tes tracts. Je pourrais jeter tes mails à la poubelle, comme le font mes collègues, mais je perdrais la possibilité d’anticiper sur la suite des événements, de comprendre ce qui nous arrive.
Puis, plus loin tu écris (je passe par pudeur la partie de publicité explicite des sciences cognitives) :
« Que vous soyez team podcast – pour rester loin des écrans pendant les vacances – ou, au contraire, team vidéo, vous y trouverez une offre large pour élargir votre culture, à titre personnel ou en prévision de l’année scolaire prochaine. »
Ah ! Tu connais les profs, rien à dire, les profs n’aiment pas les écrans. On se comprend Canopé. Clin d’œil, tape sur l’épaule, mon pote. Ah ! Les écrans, ce fléau de notresociétécontemporaine ! Tout ce que tu veux dire c’est, en creux, « les écrans beurk, hein prof, mais bien utilisés ils sont un support pédagogique extraordinaire parce que le jeunedaujourdhui n’est plus capable de... ». On connaît l’antienne.
Et puis « Team podcast » ? « Team vidéo » ? « Une offre large pour élargir » ?
Canopé, je ne pourrai jamais te faire changer d’avis au sujet de la désuétude du métier de professeur, mais accepte mon humble conseil : si tu pouvais au moins confier la rédaction de tes textes à des gens âgés de plus de douze ans, ce serait apprécié, n’essaie pas d’être cool, par pitié. « Team podcast », franchement.

Dignité, Canopé, élégance !

JE VOUS SALUE SPATULE (WE ARE BUILDING A RELIGION)

Bon. Tu n’es pas gentil avec moi et avec mes collègues, mais je ne me vexe pas. Parlons d’autre chose. Le grand absent de tes images et de tout ton discours qui se poursuit sur le même ton dans tes mails et sur ton site, c’est le contenu, le savoir, la connaissance que l’enseignant transmet aux élèves. Ton problème n’est jamais le « quoi » ni le « pourquoi ». Ton seul objet c’est le « comment ». Soit. Mais si, au moins tu posais la question. Non, tu as déjà la réponse : Numérique et Projet de classe.
Amen.

N’importe quel être humain normalement constitué et non embrigadé dans une secte voit le problème. Quand on prépare un cours, si on le fait sérieusement, on ne sait pas encore ce qu’on va faire exactement, on ne sait pas encore vraiment pourquoi on le fait, mais, en travaillant précisément, en étudiant le contenu du cours que l’on veut construire on trouve des façons de faire, des outils adaptés au contenu et à la classe. On tente, parfois on se trompe, on recommence autrement. On peut choisir des outils différents pour transmettre un même savoir parce qu’on s’adresse à une classe différente. C’est précis, c’est de la dentelle, ça se pense, ça se construit, lentement.

Non. Toi non. Toi tu sais avant quel outil mobiliser, tu le poses en amont, ça devient une contrainte. C’est obligatoire. D’abord l’outil et on tord le contenu pour qu’il puisse être transmis avec cet outil-là, on exclut tout ce qui ne peut pas y être soumis. L’outil a priori. L’outil d’abord. Peu importe ce qu’on fera avec. Numérique+Projet de classe = Les Outils. Mais pourquoi ? Non, cet aspect ne t’intéresse pas du tout. Tu le dis ouvertement dans ta présentation : tu “accompagne[s] [les enseignants] dans l’appropriation des outils et environnement numériques” et après tu les « accompagnes » dans « dans la mise en place de projets de classe ». Tu les pousses vers, ce n’est pas de l’accompagnement ça. Tu pousses, tu pousses. Et vers quoi ? Des outils. Pourquoi ceux-là ? pourrait-on te demander naïvement, et comment sait-on qu’ils sont adaptés à tout et n’importe quoi ? Pourquoi faut-il que tu me pousses à l’utilisation du numérique ? Et d’où tiens-tu que mes cours ne sont pas bien, qu’il faut les remplacer par des « projets de classe » ?

Mystère de la Foi.
Très saint Numérique,
Vénérable Projet de classe,
Que votre règne vienne,
Que votre volonté soit faite,
Ne nous laissez pas entrer en tentation,
Mais délivrez-nous du Mal.
Dans Notresociétécontemporaine.
Lejeunedaujourdhui.
Immersion, Innovation, Interaction.
Amen.
We are building a religion.
Ite, missa est.

C’est comme si on basait le gros de la formation des chefs cuisinier sur un outil, on va dire, que sais-je ?, la spatule et on leur faisait des stages sur la spatule, des formations sur les différents usages de la spatule (pas d’histoire de la spatule pour autant, non, pas assez concret et puis les gens apprendraient éventuellement quelque chose et ils en viendraient à douter du caractère objectivement, essentiellement, sempiternellement indispensable de la spatule). Comme si on leur envoyait par mail une fois par semaine : « bonjour, tu es probablement en train de te dire qu’il faudrait t’acheter une nouvelle spatule et justement nous sommes là pour t’accompagner dans le choix du bon modèle de spatule, grâce à nos ressources personnalisées… ». C’est gentil, mais on est d’accord que si je veux cuisiner des spaghettis, la spatule ne me servira pas à grand-chose ? Je suis un meilleur chef si je sais choisir le bon outil en fonction de ce que je veux cuisiner que si je deviens spécialiste de « plats à préparer avec une spatule » ou, pire - et c’est ce qui arrive en général - si je me sers d’une spatule quel que soit le plat que je veux préparer. Voilà, toi tu suggères qu’il faudrait que, étant postulé (mystère de la foi) le caractère indispensable dans notresociétécontemporaine de la Spatule, la Spatule soit le point de départ de toute réflexion.
Spatule et puis on voit ce qu’on fait à manger.
Amen.

MÉTHODE FNLC : DÉSAPPRENDRE À APPRENDRE

Puisque tu m’écris très souvent et tu m’expliques un métier que j’exerce depuis longtemps en dénigrant, en creux, la façon de faire de nombre de mes collègues, en décrétant du haut de ta certification Qualiopi, notre décrépitude, moi aussi je te donne mon avis sur ce que toi tu fais, Canopé : ce n’est pas en numérisant, en ludifiant qu’on « donne du sens » à quoi que ce soit, cher ami. Tout ce qu’on obtient c’est d’hypnotiser les gens, les distraire, les priver de l’enseignement « transversal », comme tu dirais, le plus précieux de tous : apprendre consciemment quelque chose, fournir un effort conscient, maîtriser sa concentration, la diriger dans le but explicite d’acquérir un savoir, de le mémoriser durablement, dominer son propre processus d’apprentissage, transformer par la force de volonté l’ennui en curiosité, s’observer lucidement en train d’apprendre, ajuster ses méthodes d’apprentissage, une fois de plus, consciemment, de façon à pouvoir apprendre seul, après l’école, tout ce que l’on voudra. Libres et solides, bien armés, et pas juste pour le travail, pour la vie.

Un prof, ça arme l’esprit, pour toute la vie.

Avec la méthode FNLC (Fun, Numérique, Ludique, Concret) – j’ai pris goût à l’acronyme - tout ça c’est fini. Aucune arme n’est offerte aux esprits. On forme de la main d’œuvre. Employabilité. Pas besoin de savoir quoi que ce soit, du moment qu’on trouve du boulot. On est dupés, leurrés, embarqués dans la grande fête foraine du cool, on retient deux trois trucs, allez, je suis gentille, dix dates, trois noms propres mal orthographiés, une conjugaison fautive, mais une fois la fête finie, on ne saura apprendre rien d’autre seul. Gueule de bois. C’est l’autonomie, la vraie, qui est détruite. Et l’abstraction y passe aussi. Et le recul, l’esprit critique, le savoir. Ne veux-tu pas que l’élève comprenne, analyse, déconstruise ? Alors pourquoi, au lieu de l’élever, tu l’immerges dans un faire fébrile, aveugle et continu ? Pourquoi le prives-tu de hauteur de vue ? Tu prends le risque de créer des exécutants de tâches, des gens impuissants, condamnés à naviguer éternellement à vue, tu les entraînes à se faire ballotter de projet en click, de click en projet : ils passent des heures, des jours, des années, à faire faire faire, frénétiquement, en zappant d’un machin (il n’y a toujours pas d’autre mot) à l’autre, avec l’illusion que comme c’est concret c’est utile et comme c’est utile c’est bien. Paralogisme criminel.

Ils font font font (les petites marionnettes), la tête sous l’eau. Et après ? Un p’tit tour et puis s’en vont. Il leur reste le joli souvenir d’une expérience personnelle bien concrète, spécifique, contingente, périssable, du vécu individuel, quelques photos, des vidéos. Du matériau pour blog, vlog, story.
Une ligne sur le CV, tout au plus…

Désolée, je dois te laisser, une amie m’attend à la terrasse d’un café. Il fait beau.

Bon arrêt légal de travail à tous les professeurs.
Et aux makers pédagogiques, un « été serein ».

Cordialement,

Nora V.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :