Ceci n’est pas une dystopie

Comment l’Université se vend à l’Entreprise. Immersion dans l’enfer ludique d’un hackathon

paru dans lundimatin#316, le 6 décembre 2021

Jour 1

« ÇA VA LA JEUNEEEEESSE ? »

« ouiiiii »

« ÇA VA BIEEEEEN ? »

« ouiiiii »

« VOUS ÊTES HYPE ? »

« ouiiii »

« VOUS ÊTES CHAUDS ? »

« ouiiii »

« J’VOUS ENTENDS PAS ! »

« OUIIIIII ! »

Dans une salle de stade, zone VIP, un lundi matin, un animateur, jeune, grand, beau, cheveux bruns gominés, boucle d’oreille, costume bleu, harangue une foule d’étudiants.

Tous ont reçu, à l’entrée, des sacs en tissu blanc sur lesquels on lit, en bleu et quatre polices différentes, le slogan suivant : « Étudiant & entrepreneur. Il n’y a point d’entrepreneur sans un grain de FOLIE ». Au-dessus du slogan, une tête souriante qui louche (la « FOLIE », sans doute). Un sac à goodies qui contient un cahier « Pépite » (couverture : « Ecrire c’est organiser le bordel les idées que l’on a dans sa tête »), un stylo de l’Université de X., une gourde de l’Université de X., un bracelet d’une entreprise locale, cartes et dépliants divers.

Une centaine de sacs pour une centaine de Jeunes. Étudiants. Mais surtout Jeunes.

Je suis là, moi aussi, plus très jeune, ou alors je ne l’ai jamais été. Tout dépend de ce que l’on entend par Jeune.

L’Université de X., que je fréquente cette année, nous oblige, mes jeunes camarades de Master 2 et moi, à participer à un hackathon. « EC2 Module hackathon – coeff. 1 », lit-on sur la maquette de l’Université.

HACKATHON : J’ai souvent entendu ce mot. Mais je n’ai jamais compris ce qu’il désigne exactement. J’ai cru comprendre que c’est quelque chose de moderne et innovant. Je tiens ça de gens qui connaissent et pratiquent la chose, non sans fierté. Ces gens-là disent que le hackathon, pour les Jeunes, c’est bien parce que : premièrement, c’est sympa. Deuxièmement, il faut quand même savoir que ce n’est plus comme avant, parce que les Jeunes, maintenant, tu peux plus leur faire faire ce qu’on faisait nous, tu sais, ils savent plus se concentrer il faut faire des trucs plus ludiques et utiles, plus concrets, quoi. Pratiques. Voilà. Tu vois ? C’est parce que la Jeunesse-d’aujourd’hui elle est différente, disent-ils, c’est la génération X, non Z, non Y, enfin, ce n’est pas comme avant. Mais c’est mieux. Parce que maintenant on sait que la Jeunesse est cool, elle est fun et il faut respecter ça. Quand on connaît le Jeune-d’aujourd’hui on respecte son envie et son envie c’est d’idéer tout en s’amusant, coopérer mais en se challengeant. Ça, en vrai, se challenger, il paraît que le Jeune n’a pas forcément envie de le faire mais le challenge, ben, en fait, c’est parce que le Jeune est cool et fun, certes, mais il est aussi, malheureusement, un peu mou (sans doute à cause des hormones), alors il faut le booster, tu vois ?

En conclusion, on fait des hackathons pour respecter la Jeunesse du Jeune moderne, qui se trouve être cool, fun et dépourvu de capacité de concentration, tout en boostant sa Créativité par la mise en compétition.

Malgré les données incontestables en ma possession, à ce stade, au sujet du hackathon, je ne vois toujours pas ce que c’est précisément. Je m’informe. Il s’agirait d’un concours de Créativité entrepreneurial-culturelle qui dure deux jours. On est censés dormir sur place. Je n’en sais pas plus à 9h30, heure du « ça va la Jeuneeeesse ? ».

Je sais que, pour mes camarades et moi, le hackathon est un module qui fait partie d’un Bloc de Connaissances et de Compétences. C’est obligatoire et c’est noté. Nous avons d’abord reçu un mail avec une pièce jointe intitulé « Save the date » : « Vous êtes invité.e à participer au Challenge, l’événement inspirant qui propose de vivre une expérience créative sur deux jours... ». Puis, nous avons reçu un mail de convocation, intitulé « Invitation », dans lequel on peut lire : « Bonne humeur et bienveillance : vivement recommandées ».

Me voilà donc en observation participante forcée d’un hackathon.

Bonne humeur et bienveillance bonne humeur et bienveillance bonne humeur et bienveillance bonne humeur et bienveillance bonne humeur et bienveillance bonne humeur et bienveillance...

Revenons au stade. Cérémonie de lancement.

9H30. Nous sommes entassés dans un espace réduit, debout, les Jeunes et moi. Devant nous, l’animateur gominé, plein de bonne humeur et bienveillance, produit des efforts intenses, s’enflamme, mais échoue visiblement à transmettre son enthousiasme (Club Med style) à la foule de Jeunes. Il nous présente, avec une emphase circassienne, des individus dont les métiers me restent obscurs, on n’entend rien. Ce sont des non-Jeunes, au nombre de trois. Des non-Jeunes de fait, mais Jeunes dans l’âme, plus ou moins puissants, tous très heureux de nous accueillir pour ce Challenge. Ils sont tous très fiers de leurs partenariats avec des partenaires qui œuvrent pour l’Innovation touristique en tenant compte des tendances sociétales, dans une démarche de durabilité, sur un socle de valeurs partagées (« par qui ? » demande tout bas une Jeune à ma droite – Ah ! Tiens donc ! le Jeune ne serait-il pas convaincu par la cérémonie de lancement  ? Non non non, ça doit être juste une Jeune pas fun. La pauvre.) Ils sont tous fébriles à l’idée de pouvoir enfin sensibiliser les étudiants du supérieur à l’Innovation et à l’Entrepreneuriat, de développer l’esprit d’Entreprise et de faire de notre Région un Territoire d’Innovation et de Créativité.

Ils parlent, s’entre-remercient, nous remercient, remercient l’animateur, les Organisateurs, le stade. Merci au stade. Merci de nous accueillir, merci de permettre à nos corps de traverser le même espace qu’a traversé Mbappé (« il a été là, les Jeunes, vous savez ! », il fallait le dire parce que, de toute évidence, en plus d’être cool, le Jeune aime le foot et sera immanquablement ému à l’idée d’avoir foulé le même plancher que Mbappé).

10H20. « Mais bon, là il faut y aller la Jeunesse, il faut commencer à brainstormer et surtout passer du bon temps, prendre le maximum de plaisir. Vous allez vous lancer dans le design sprint dans une démarche de design de projet

Merci au BTS tourisme, vous êtes lààààà ? »

« oui »

« ben, ils sont où ? J’vous entends pas ! VOUS ÊTES LÀÀÀÀ ? »

« OUIIIIII »

« merci à l’Université... »

… et ainsi de suite. Quatre ou cinq formations présentes : tourisme, graphisme, patrimoine, histoire de l’art... Tous ensemble dans l’une des 33 « Pépites » du territoire national, incubateur d’entreprises, pour créer, innover, tout en se challengeant. « Parce qu’il faut se challenger aussi, eh oui, il y a de la compétition ! Allez hop, c’est PARTIIIIIII ! ».

10h25. Changement de rythme. Accélération. Les Organisateurs se concentrent très fort, prennent une mine sérieuse (mais cool), comme qui dirait « ‘scuse moi laisse passer, là j’ai un truc super important à faire, mais j’te dirai pas quoi tu peux pas comprendre ». Ils s’agitent, fendent la foule en presque-courant, une épaule en avant. Ça ne rigole plus. Urgence.

LES ORGANISATEURS : on ne saura jamais qui ils sont, ni combien ils sont, les Organisateurs. Les Organisateurs sont en nombre potentiellement infini, ils se multiplient, changent, apparaissent et disparaissent, seuls ou en groupe, portent des blousons « STAFF » ou n’en portent pas, ils peuvent surgir à n’importe quel endroit à n’importe quel moment. L’Organisateur a ou n’a pas des informations sur les horaires et les lieux, répond souvent « on vous expliquera ». Contrairement au Jeune, qui reste un peu lent en toute circonstance (hormones), l’Organisateur connaît deux modalités d’existence. Dans les moments très importants (selon des critères que seul l’Organisateur connaît), il bouge, marche et parle comme un urgentiste dans le feu de l’action. Mode : Urgentisateur. Fonction : faire comprendre que le Challenge est essentiel et qu’on est pressés. En revanche, quand le mode Urgentisateur est désactivé, l’Organisateur erre mollement, sans but décelable, dans les salles et les couloirs. Il surveille, vérifie et donne des ordres, tout en restant toujours, sans faille, souriant, très affable. L’Organisateur tutoie tout le monde. Il est en général mi-Jeune. Voilà tout ce qui le rend reconnaissable. Pour le reste, il est comme nous.

Nous sommes tous égaux dans l’Entreprise.

10H30. En Urgentisateurs, ils nous dés-entassent enfin, nous séparent en une vingtaine de groupes, répartis sur trois sites. Je suis affectée au groupe F. On marche jusqu’à notre site. Vite.

Un grand bâtiment, tout en verre et en bois (transparence et durabilité  ?) dont la façade est ornée d’une affiche qui proclame : « la culture au service d’une expérience entrepreneuriale inattendue ». Tout est dit. La Culture est ici mise au service de l’Entreprise. Et ça se vit tout ça, c’est une Expérience. Une Expérience inattendue. Tu ne t’y attendais pas, Jeune, n’est-ce pas ? Eh bien si, l’Entreprise saura te surprendre. Lis la deuxième affiche à l’entrée, Jeune ! Tu es là dans un « tiers lieu du numérique culturel ouvert à tous qui accompagne la transition du territoire par le biais de l’entrepreneuriat, de la culture et de l’innovation, lieu de rencontre qui connecte des entrepreneurs audacieux convaincus que la culture et l’innovation seront un moteur dans le développement de leur projet mais aussi dans leur accomplissement personnel  ». J’espère que ça t’impressionne, Jeune.

Deux autres personnes nous accueillent. Modalité Urgentisateur désactivée. La trentaine, un homme, Florent, et une femme, Isabelle (les gens n’ont pas de nom de famille dans l’Entreprise). Décontractés mais professionnels, mais d’un professionnel détendu, un professionnel mi-Jeune, fatigué (c’est dur d’organiser tout ça) mais heureux (enfin, c’est le jour J !). À leur cou pend une cordelette, estampillée aux enseignes de l’Université de X. Elle sert à accrocher une pochette en plastique contenant leur nom, prénom, statut : « STAFF ». Nous avons reçu le même collier. Je refuserai de le porter et, comme moi, plusieurs Jeunes ne le porteront pas (« C’est pas sympa  » nous fera remarquer un Organisateur).

Isabelle prend la parole : « Nous sommes un incubateur d’entreprises… On vous a mis de quoi manger. Le café on le cache pour pas que vous soyez comme ça (mime les mains qui tremblent) dans deux heures. Plus important (rire), les toilettes sont à l’entrée à droite (rire) ».

Intéressant ! D’autres éléments sur le Jeune : le Jeune ne sait pas se retenir, il consomme compulsivement du café et est susceptible de trouver l’allusion aux toilettes gênante, et de ce fait drôle, encore à son âge. A quel âge, d’ailleurs, devient-on Jeune ?

Et puis, « de quoi manger ». Mais que mange le Jeune ? Le Jeune mange des viennoiseries, tout comme le non-Jeune (soulagement), mais le petit qui sommeille en lui, le génie spontané de son Enfant résiduel exige aussi, pour être réactivé, un autre type de nourriture : des bonbons. Plein de petits sachets de bonbons Haribo sont éparpillés sur la très grande table posée là, en diagonale de la très grande pièce transparente et durable. Haribo, carburant pour Créativité. Haribo réveille l’Enfant qui est en toi. Pas de café, c’est pour les grands.

10H50. Nous sommes enfin répartis dans des salles. « Les groupes D, E et F ensemble ! » Soit. « Le groupe F au fond ! » Ok. Trois grandes tables couvertes de Posca, feutres Bic (Bic Kids, cela va sans dire), scotch, blanco, ciseaux, post-it de toutes les tailles, le programme des deux journées, le flyer du site à rénover et... l’Enveloppe. « Il ne faut pas ouvrir l’Enveloppe ! Ce serait de la triche ! » lance un Urgentisateur qui passe en coup de vent entre deux déchargements d’ambulances. L’Enveloppe, après.

Un Jeune à casquette en cuir noir, pantalon bien repassé, large, replié, les chaussettes noires remontées : « Salut, moi c’est Max, graphiste... ». Max est là pour nous expliquer (enfin !) ce que nous devons faire. Mais d’abord (pitié !) il doit nous présenter un monsieur d’une quarantaine d’années, cheveux poivre et sel que le gel maintient en vagues verticales sur sa tête, menton fuyant, manteau chamois ouvert sur chemise blanche, très bronzé, mains dans les poches, adossé au mur. Il parle très vite, parce qu’on est très pressés (et on est très pressés parce que... ? parce que… Non, ça je ne sais toujours pas, désolée).

« Salut, moi c’est Pascal, je vais vous expliquer sur quoi vous allez bosser ». (On ne travaille pas ici, au mieux on bosse. Le plus souvent, on taffe.)

Max nous donne des conseils. Précieux.

« Il faut créer du choix pour mieux répondre à la demande, montrer le potentiel et il faut pas se censurer, sinon c’est pauvre en Créativité ».

Il promeut aussi des techniques particulièrement innovantes : le brainstorming, par exemple. Il dessine des graphiques radar sur l’effet wow et ne tarit pas d’éloges sur un outil injustement sous-estimé de nos jours : le post-it.

LE POST-IT : le post-it est petit et ça c’est bien parce qu’on est obligé de faire court pour que l’idée tienne dans un si petit espace. Le post-it se colle, mais ce n’est pas tout. Eh non ! Car il se décolle aussi et puis, tenez-vous bien, il se recolle. Mais… ailleurs. (Effet wow). Il nous est conseillé de noter tout de suite les idées parce que « ça sort comme ça », on ne s’y attend pas et pof l’idée surgit et il faut la saisir, l’arrêter, ce que seul le post-it rend possible de façon aussi ergonomiquement fluo. J’apprendrai par la suite que, à un autre groupe, un homologue de Max avait conseillé de laisser des post-it sur le tableau lors de la présentation au jury, au motif que « le post-it ça fait très entrepreneurial, le jury va aimer ».

Post-it partenaire du Challenge  ? Hypothèse à vérifier.

Il est donc 11h15 et, tout experts que nous sommes en effet wow et vertus du bout de papier auto-collant, nous ne savons toujours pas ce que nous devrons faire exactement. Pascal nous décrit enfin l’objet du projet  : une pièce de 35 m², ayant accueilli des familles de mineurs pendant plus d’un siècle. Challenge : rendre visibles les différentes époques dans une seule petite pièce. « Attention – nous prévient-il - pas de nostalgie ! surtout pas de pathos ! Il faut donner envie, on veut quelque chose de résolument contemporain, il faut créer une expérience, quelque chose d’immersif, une ambiance, un univers, une émotion  ».

Le document qui décrit le site nous informe que certains freins entravent le bon fonctionnement (commercial) du site culturel. Parmi les freins est cité l’« imaginaire collectif ». Les gens pensent que les mines c’est triste. Non, non, non. Pas du tout. Les mines c’est « convivial ».

Un Jeune de mon groupe suggère timidement qu’on pourrait nous montrer au moins une image du lieu que nous devrons re-designer. « Non mais franchement y a pas besoin, c’est 35 m², de là à là en gros, vous voyez ? » dit Max. (Nous finirons par avoir une photo du lieu vers midi). Je suggère, tout aussi timidement, que quelques renseignements précis au sujet du contexte dans lequel s’insère la fameuse pièce nous seraient utiles. 

Et puis on doit faire une étude de marché. « Qui sait faire ça ? Quelqu’un sait faire ça ? » je demande. « Euh, non » , « non », « qui ? moi ? non », « aucune idée ». « Mais non, mais ça va aller » dit Pascal. Nous ne ferons pas d’étude de marché, mais ce n’est pas grave.

11H30. Nous pouvons ouvrir l’Enveloppe. L’ouvrir plus tôt aurait été ’de la triche’. C’est que ça doit contenir plein de tips, des trucs-et-astuces, des secrets, des pistes, des idées, des solutions... Vite vite ! Ouvrons l’Enveloppe ! Ouvre ! Ouvre !

L’ENVELOPPE : l’Enveloppe contient 10 feuilles très colorées, très soignées, graphiquement. Des feuilles que personne n’a le temps de lire en détail parce qu’on est toujours très pressés, de plus en plus pressés. Je les ai prises et les lis maintenant.

Mes préférées :

Feuille 0 : « Méta Règles » ;

Feuille 1 : « Objectifs du design sprint » ;

Feuille 2 : un dessin représentant un bateau (→« le projet »),

poussé par le vent (→ « les moyens »),

retenu par une ancre (→ « les freins »),

qui se dirige vers une île avec un palmier (→ « objectif(s) »),

mais trouve sur son chemin un rocher (→ « les risques »),

le tout sous un beau soleil (→ « éléments favorables ») ;

Feuille 3 « Définitions » : contient les définitions des mots du dessin de la feuille 2.

Feuille 9 : « Squelette d’un pitch ».

Remarque : le Jeune a besoin de la définition et du dessin explicatif de mots comme risques. Mais sait naturellement ce que veulent dire des mots comme LIVRABLE, PITCH, et des expressions comme DESIGN SPRINT, ou PROPOSITION DE VALEUR, PROJET DE CRÉATION D’ACTIVITÉ.

Enfin, quelques citations choisies : « à l’issu (sic) du 2e jour vous allez devoir proposer un pitch de présentation de votre projet ainsi qu’un livrable »,

« les startupeur.euse (sic) sont des coachs, ils sont là pour vous aiguiller »,

« centres d’intérêts (sic) »,

« traits de personnalités (sic) » (des fois que la cible en aurait plusieurs, il faut rester inclusifs avec les malades mentaux),

« valée » (sic),

« weaknesse  » (sic), et ainsi de suite.

Mais ça non plus ce n’est pas grave, « ça va aller » comme dit Pascal, le Jeune aussi fait des fautes de grammaire et d’orthographe. Et alors ! Pour le Jeune, c’est barbant tout ça. Ce qui compte c’est l’Idée ! Rôlàlàà !

11H32. « Bon on s’y met ? » dit un Jeune de mon groupe en signifiant à Max qu’on aimerait commencer puisque, comme nous le suggère l’agitation croissante des Urgentisateurs qui, épuisés mais always efficaces, continuent de défiler au pas de course l’air de vérifier on ne sait quoi, le temps presse.

« Non mais de toute façon vous avez toute la nuit aussi pour continuer à taffer  » dit Max. Ce à quoi une Jeune de mon groupe répond, laconique : « dormir c’est bien aussi ». Max n’en revient pas. Interloqué et suspicieux, il préfère se taire. Lui aurait-on menti lors de ses hackathons à lui ? Il aurait pu dormir ?

Un doute me saisit, moi aussi : aurait-on mis tous les Jeunes pas cool-fun dans mon groupe ? Et puis, déjà, ça existe les Jeunes pas cool-fun ? Là, il y en a pas mal qui veulent comprendre ce qu’ils font, qu’on leur donne des précisions. Ils semblent vouloir apprendre quelque chose. Ils aimeraient avoir le temps d’approfondir les recherches. C’est étrange. Il y en a même qui ne sont pas motivés au point de vouloir taffer la nuit au lieu de dormir. Tout ça est désespérément pas cool  ! Ah, mais ce sont peut-être des non-Jeunes déguisés en Jeunes ! Des infiltrés ? Mmh… affaire à suivre.

« Bon on s’y met ? » Non, toujours pas. Pause café d’abord, mais courte : on mange à 12h30. Ça nous laissera quarante-cinq minutes pour étudier la pièce de 35 m², l’histoire des mines, la vie quotidienne des mineurs pendant un siècle et demi, l’évolution du mobilier, de l’électro-ménager, de l’habitat minier, les autres sites proposant des offres semblables, pour « devenir experts de [notre] thématique  » (Pascal). « Ça fait court ! » remarque une autre Jeune (une infiltrée). « Mais non ! il faut regarder ça vite fait ! » rétorque Pascal un brin agacé par toutes ces remarques ostensiblement non-fun. Il part et ne reviendra pas.

À sa place, à partir de 14H, défileront devant nous des startupeur.euse (sic) qui vont nous coacher. Nous avons le planning : un quart d’heure par rendez-vous, mais où ? comment ? On le découvrira le moment venu. Pas besoin de prévoir. Renoncer à toute organisation. « Ça va aller ». On va se laisser porter par le rythme forcené du design sprint. Sans savoir ce que c’est, ni quand ça se finit, ni, surtout, pourquoi on fait ça.

Le taff se poursuit. Café ingurgité, recherches effectuées, repas en barquette recyclable avalé dans la salle dans laquelle on taffe. Oui, car on taffe-mange. Certains Jeunes se plaignent de ne pas avoir droit à un lieu plus convivial pour manger, ni à une vraie pause, d’autres constatent, las, que c’est « n’importe quoi », d’autres encore commentent, non sans ironie, l’affairement des gens. Certains, qui, eux, ont dû passer un entretien pour pouvoir avoir l’honneur d’être là, sont dépités en apprenant que pour nous le Challenge est obligatoire : « bah il y avait de la place alors ! Nous ils nous ont fait croire que tout le monde voulait faire ça, genre les gens ils se battaient pour venir », mais concluent « bon, on s’en fout, au moins ça fait louper deux jours de cours, c’est sympa, et puis ça fait bien sur le CV ». « Ouais ».

Des infiltrés partout ! Que de faux-Jeunes ! Cyniques ! Ils ne pensent qu’à leur futur emploi (à leur futur chômage) ! Et la bonne humeur et la bienveillance alors ? Ingrats ! Eh ! Oh ! Jeune, on t’a donné des bonbons ce matin et là on t’offre de l’Oasis et du Coca. T’auras une ligne Hackathon sur ton CV. Tu pourras embarquer les Posca et les Bic Kids. C’est cher tout ça, tu sais ? On a même payé un animateur ! Ça ne suffit pas, à t’enrôler, Jeune ? Et la fresque street art à l’entrée, tu l’as vue, celle avec les mots modernes genre « #innovation » ! C’est beau, hein ? Oui, on a fait mettre des hashtags devant les mots parce qu’on sait que tu es connecté, Jeune. Non ? Toujours pas séduit ? Les coaches vont s’en charger, tkt. Les startupeur.euse (sic), les vrais, tu vas les voir, les rencontrer, ils vont t’apprendre la vraie vie, Jeune, une vie active, agile, flexible, créative, entrepreneuriale, une vie pratique, simple mais géniale, efficace et mobile qui se colle, se décolle et se recolle et se redécolle.

La vie-post-it.

14H15. « Salut moi c’est Stéphanie (la cinquantaine, voix rocailleuse, coupe au carré), moi je suis une faiseuse d’histoires, je crée des ambiances impactantes, pleines d’émotion... »

14h30. « Salut moi c’est Samantha (la cinquantaine, lèvres refaites, longue chevelure voluptueuse teinte en blond). J’ai inventé un jeu, il y a des QR codes... »

14h45. « Salut. Greg. (La cinquantaine, écharpe, cheveux courts poivre et sel). Vous me vendez quoi ? Hein ? C’est quoi ? Vous me vendez un produit ou une prestation de service ? Hein ? »

14h55. Stéphanie et Samantha. Elles observent. Conseillent avec bienveillance. Elles sont très gentilles, elles nous rassurent : « bon, là ça va vite, mais des fois c’est mieux de pas tout savoir, c’est comme ça qu’on a les meilleures idées, quand on n’en sait pas trop... » dit Stéphanie. Samantha acquiesce.

15H10. Ben (blouson « STAFF », la trentaine, reste debout, rageusement bienveillant) : « Mais vous n’avez même pas la persona  ! le tableau il est pas rempli !… »

Un Jeune : « Vous pensez que... »

Ben : « Comment ? Hein ? (main derrière l’oreille) Moi, c’est pas ‘VOUS’. Moi c’est ‘TU’ ! Vas-y, c’était quoi ta question ? »

Jeune : « si vous, euh… »

Ben : (main derrière l’oreille, regard menaçant, mais complice)

Jeune : « Tu ! Pardon. Tu penses que... »

15H20. Greg, péremptoire : « Là il va y avoir une frustration, la frustration c’est pas bien pour la cible. Bon. Faut pas chercher là. Faut arrêter de réfléchir. Moi ça me fait envie, ça va, elle est bien votre idée... »

Quelle idée ? On avait une vague ébauche d’idée, émise sans conviction entre 13h30 et 13h45, en pleine digestion, brièvement discutée, jamais adoptée. Mais non. C’était décidé, ce serait ça notre idée, notre projet. Pas le temps d’en trouver d’autres et puis, Greg nous l’a bien dit « faut arrêter de réfléchir ».

« Faut arrêter de réfléchir. »

Bon. Développons notre idée alors. Sans réfléchir. Allons-y.

Alors, moi je pense que...

« C’est bon, là faut y aller ! Prenez vos affaires on ne revient pas ici, on va visiter l’expo ! ». L’expo ! Et pour quoi faire ? Mais je croyais qu’on était pressés ! Bon, c’est vrai que jusque-là on était restés côté Entreprise. Il fallait remettre un peu de Culture dans l’affaire.

17H30. Fin de l’expo. Je repars.

Jour 2

8H20. J’arrive sur mon site transparent et durable. Je prends en photo la fresque street art qui orne le mur du parking : plein de couleurs claires dans le fond, des dessins en noir et blanc et des mots (pas n’importe lesquels) écrits en blanc. Hashtags.

Deux Organisateurs sont là. Modalité Urgentisateur éteinte, ils discutent. Je m’adresse à l’un d’eux.

« Bonjour Monsieur. »

« Salut. »

« Vous aviez dit 8H30, je suis là. Où sont les autres ? »

« Ils arrivent. »

« Et, d’ailleurs, j’aurais aimé vous poser une question : à quelle heure on est censés finir ? »

« À 14h on repart au musée, à 16h vous passez devant les jurys et bon après tu pars quand tu veux. »

« Quand je veux ? C’est juste que je suis évaluée sur ça et... »

« Je sais, c’est moi qui note. »

« Ah, et sur quels critères ? »

« Ben là t’es là, c’est déjà bien. En gros c’est l’assiduité, t’inquiète pas. »

« Ok, merci. »

À défaut de comprendre l’intérêt de l’exercice auquel on m’astreint, je suis au moins rassurée par la bienveillance avec laquelle je vais être évaluée. Je suis là, donc normalement, si j’ai bien compris, je devrais avoir 20, les absents 0. Évaluation binaire ? Ou alors tout le monde aura des notes entre 15 et 18 pour que cela soit plus plausible ? Mais...

Non. « Faut arrêter de réfléchir ».

Je lis, en attendant.

8H45. Je fais un tour dans notre salle. Je revois Ben. Celui qui exigeait qu’on le tutoie (main derrière l’oreille). Il ramasse nos déchets de la veille. C’est le même homme, mais dans un autre rôle : de coach qu’il était, il est devenu homme de ménage. Tout en lui a changé : la posture, le ton, le regard. 

« Bonjour Madame »

« Bonjour Monsieur, attendez, je vais vous aider. On a tout laissé comme ça... »

« Non non, merci Madame, c’est normal, Madame, ne vous inquiétez pas. »

Étrange métamorphose.

9H00. Toujours personne.

9H15. Arrivée des Jeunes pour la plupart épuisés et très énervés, ou encore en train d’éliminer l’alcool ingurgité la veille. Ils ont été logés, me racontent-ils, en parsemant leur récit de « non mais c’était n’importe quoi, j’te jure ! », dans des « chalets » non chauffés. Les plus opiniâtres ont su obtenir des chambres chauffées. Une Jeune me raconte que la dame de l’accueil lui a lancé avec mépris qu’elle était une « princesse » parce qu’elle exigeait une chambre chauffée. Elle est outrée. « Même les Organisateurs ont dit que c’était inadmissible ». Certains Jeunes, ayant vu le lieu où on avait prévu qu’ils dorment, « ont appelé leurs parents ou un Uber et sont repartis chez eux ». « Mais la bière était pas chère, ça au moins », dit une Jeune de mon Master. « Non franchement c’était bien, moi je me suis bien marré », dit le seul Jeune vraiment content auquel j’ai parlé. S’ensuivent les récits d’ivresse. Rires. Vidéos montrées à tout le monde de Jeunes dansant plus ou moins dénudés. « C’était sympa quand même ». « Non mais c’est Koh Lanta, franchement. » Les Jeunes ne sont pas tous pareils, semblerait-il.

9H30-12h30. Taff – pause – taff – pause… Ça avance bien. C’est bon, l’esprit du design sprint a eu raison de notre non-coolitude. Plus de doutes, plus de questions. Nous avons fait le deuil de toute forme de rigueur. Nous improvisons. Approximation et amateurisme. Rien de solide. Pas de vue d’ensemble : chacun fait ce qu’il sait déjà faire et n’apprend strictement rien d’autre. Chacun selon ses Compétences spécifiques, sans savoir ni comprendre. Mais, bon, ça doit être ça la Créativité.

Il n’y a pas de Créativité sans ignorance.

Les graphistes dessinent. Les BTS tourisme écrivent sur le panneau en essayant de recaser les mots des coachs (« vas-y, mets ’prestation de service’ et ’inclusivité’, ah et ’innovation’ et ’immersion multi-sensorielle’, et puis, attends, ’attractivité’ et ’fidélisation’, ouais, vas-y, ça fait bien, et ’externalité positive’ » - ’mais ça veut dire quoi ?’ - ’bah ché pas trop mais bon, ça le fait’). Les Jeunes en formation Patrimoine poursuivent les recherches sur les objets puis colorient. Moi je corrige les fautes, j’épelle des mots à la demande de mes co-équipiers (« ’bouton’, un ’t’ ou deux ’t’ ? », « combien de ’l’ à ’illumine’ ? »... ). J’écris le texte du pitch. J’en fais la lecture au groupe. « Franchement c’est vachement bien ». Je suis contente. On s’encourage en regardant régulièrement notre travail. Selon la Jeune en formation tourisme, la « princesse » qui avait osé exiger du chauffage, quand c’est bien on doit dire « Ouah, c’est beau gosse ! », quand c’est très bien on dit « Eincrroyyable ». On s’entraîne à prononcer « Eincrroyyable ». On rit beaucoup. Ensemble, les Jeunes et moi.

12H30-13H30. On mange-taffe. Toujours dans la même salle. On se balade un peu. On revient. Bonne ambiance.

14H45. Fini. « Faut y aller ! Il faut tout installer sur des totems, vous allez voir, ils ont deux faces. Vous collez votre tableau, votre descriptif de projet. Les Jurys arrivent à 16h. Laissez tout comme ça, on ramassera, mais prenez vos affaires, on ne revient pas ici. C’est parti. »

15H-16H. Hall du musée. Collage des projets sur les totems. Pour combler l’attente, que l’on voudrait rendre fébrile chez les Jeunes, on a fait revenir l’animateur gominé de la veille. Il tente, en vain, de faire monter la pression : « Ça vaaaa ? Alors les jurys vont bientôt arriver ! Vous êtes prêêêêêts ? ». Puis il nous incite à voter, grâce à un QR code, pour notre projet préféré qui se verra attribuer le prix du public. Des non-Jeunes inconnus circulent, sérieux et impressionnés par tant de Créativité, en lançant des « bon courage » pleins de componction.

La photographe circule également. Certains jeunes posent, d’autres se soustraient à l’exercice. Ce sont les rares qui, comme moi, ont refusé de signer le document intitulé « Droit à l’image » distribué le matin du deuxième jour, alors que la photographe photographiait depuis le premier jour. « Ce serait vraiment sympa de le signer » nous avait dit un Organisateur le matin.

Je ne suis pas sympa.

Zut ! Serait-ce un critère d’évaluation le « savoir-être-sympa » ?

Je comprends enfin comment ça marche : il y a trois groupes par thématique (on ne dit pas « thème », mais thématique, de la même manière qu’on ne dit pas « problème » mais problématique : plus il y a de syllabes, plus ça fait pro). Un groupe sur trois sera gagnant. Mais pour quoi faire ? Nos idées vont-elles être mises en œuvre ? Une camarade me dira par la suite que non, puisque, bien qu’elle ait gagné, personne n’est venu lui demander de réaliser son projet.

Ou alors ils comptent utiliser nos idées sans nous le dire ? On ne le saura jamais.

Et puis, me raconte-t-elle, une femme du jury lui a dit : « c’est super ! ce qu’on vous a demandé de faire est impossible ! ».

D’où l’indispensable bienveillance. J’ai compris.

BIENVEILLANCE : ’bienveillance’ n’est aucunement synonyme de ’gentillesse’, encore moins de ’bonté’. La bienveillance s’exerce dans un contexte particulier : celui de la consigne opaque, indéfinie, impossible à suivre. Tu demandes à quelqu’un de faire quelque chose d’impossible, tu lui dis : ’fais ça ! c’est impossible, mais fais-le !’. Alors il te demande ce qu’il doit faire précisément, c’est inévitable. Là tu réponds, en souriant, ’on t’expliquera’, mais surtout tu le laisses se débrouiller, il faut qu’il cherche les solutions (qu’il ne trouvera pas) tout seul. Si la personne manque de Créativité, elle risque de tenir des propos déprimants tels que ’j’aimerais réussir à faire ce que tu me demandes correctement, jusqu’au bout, j’aimerais faire ça bien...’. Les éléments les moins adaptés vont parfois jusqu’à relever que l’injonction ’fais un truc que tu ne peux pas faire’ est contradictoire. Ceux-là, il faudra essayer de les éliminer, à terme. Mais bon, il faut faire avec, en attendant. Et c’est justement là qu’intervient la bienveillance. La bienveillance c’est quand tu dis à ces gens, conscients d’avoir produit, malgré leur bonne volonté, un travail médiocre et dénué de sens : ’t’inquiète pas, ça va aller, c’est pas grave’. La bienveillance c’est contraindre les gens à travailler mal en leur garantissant que ce qu’ils vivent comme un échec n’en est pas un et que, de toute façon, ça reste entre vous (et puis, en fait, ce n’est pas si mal) et qu’ils auront une bonne note. Cool. High five. Bonne humeur et bienveillance.

15H45. « Il manque un quart d’heure ! Vous êtes prêêêêêêts ? »

15H50. « Plus que dix minuuuutes ! »

15H55. Je vais voir mon Organisateur-Référent pour lui dire que je compte pitcher puis partir vers 16h15.

« Oui oui, tu m’as dit, tu veux te barrer c’est ça ? »

« Non, je pitche d’abord et puis je pars, mais je voulais vous saluer et je n’aurai pas l’occasion après... »

« Barre-toi ! » conclut-il en souriant affable. On est un peu potes après tout.

16H00. « Je vous présente les membres des juryyyyyyys !... » Présentation très rapide.

16H08. Quatre personnes devant notre totem. On ne sait pas qui elles sont, mais elles ont l’air expert. Cela doit suffire à nous impressionner. Ces gens semblent étonnés en voyant une non-Jeune parmi les Jeunes. Je pitche.

16H15. Je pars en laissant mon équipe finir la présentation.

Mes camarades de Master, à qui j’ai demandé de me raconter la suite et la fin de l’Expérience, m’ont dit, deux jours plus tard :

« T’aurais adoré ! L’animateur nous a dit d’applaudir pour honorer un des fondateurs du Challenge qui est mort, il a dit qu’il fallait qu’on fasse du bruit parce que le gars, le fondateur du Challenge, il n’aurait pas aimé une minute de silence. »

« Oui et puis tout le monde nous a dit qu’on était incroyables ! »

« Non, non, pas incroyables, impressionnants. »

« Ah ! Et c’était trop marrant ! Quand je suis sortie j’ai dit ’ j’ai perdu, je ne reviens plus’ et là t’as une fille du jury qui me suit, limite elle court pour me rattraper avant que je monte dans le bus, elle dit : ’Mais non, c’est pas ça l’esprit start-up ! Ce n’est pas un échec, c’est une Expérience : on tombe, on se relève’. »

T’as compris, le Jeune ? Le silence, non, la précision, non, la rigueur, non, le savoir, non, la lenteur, non. C’est clair ?

No limits, le Jeune et surtout :

Come as you are  !

(non) as you were

(mieux) as I want you to be

Voici ton décalogue pour l’avenir, mon pote, c’est écrit sur la fresque du parking, t’as qu’à lire :

# culturathon

# innovation

# culture

# créativité

# rencontrer

# design

# excellence

# réinventer

# vibrer

# humain

# fédérer

# défis

Alors, le Jeune, « #cap ou pas cap » ?

Nora V.

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