L’aube ?

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#409, le 29 décembre 2023

Ce texte de Ghassan Salhab fait suite à un appel téléphonique avec un ami palestinien vivant en Cisjordanie. Ce dernier venait de lire la traduction en arabe de Le temps de vivre et le temps de mourir, publié dans nos pages la semaine dernière.

Ne croyez pas que l’homme grandit. Non : il naît soudainement ­— un mot, en un instant, pénètre son cœur d’une pulsation nouvelle. Il suffit d’une scène pour le faire tomber du plafond de l’enfance à la dureté de la route.

Ghassan Kanafani, écrivain et résistant

Combien de générations nous faudra-il pour qu’on commence à les voir autrement que comme l’ennemi de toujours, depuis que leur maudit projet sioniste s’est mis en place, avant même l’édification de leur État colonial, à les voir autrement que comme l’ennemi plus haïssable et haineux que jamais ? Combien de générations avant qu’ils n’arrivent enfin à voir ce qui se passe véritablement chaque jour, chaque nuit, chaque instant, de l’autre côté de leur miroir et de leurs fables, à nous voir, nous, qui et quoi que nous soyons, dans tous nos foutus paradoxes ? Combien d’entre nous encore, combien de foyers anéantis ? Combien de villes, de villages effacés, éradiqués ou remplacés ? Combien d’oliviers arrachés ? As-tu remarqué le mépris qu’ils ont pour cet arbre sacré, dont l’origine remonte à la nuit des temps, bien avant ces foutus monothéismes ? Des méditerranéens, ces gens ?! Combien de générations leur faudra-t-il avant de saisir qu’il ne suffit pas de l’occuper pour être de cette terre ? Combien de générations pour qu’ils saisissent que Nakba veut dire catastrophe, désastre, en arabe, soit Shoah en hébreu. Oui, aussi tragique et pathétique que cela ! Combien de générations pour qu’ils saisissent le pourquoi et la nature même de notre résistance ? Même Vladimir Jabotinsky, ce foutu sioniste quasiment d’extrême-droite, dont le père de Netanyahu était le secrétaire particulier, en était conscient… voyez s’il existe un seul cas de colonisation réalisée avec le consentement de la population autochtone. Il n’existe pas de tel précédent. Tu m’avais un jour lu cette phrase extraite de son livre, Le mur de fer, écrit en Russe, en 1923. Combien de foutues générations encore ! Il avait fini par s’énerver. Franchement, tu y crois, toi, à une possible coexistence ?! Il m’engueulait. Rien ne les arrête, ni ce foutu Noël, ni cette foutue fin d’année ! Je n’avais toujours rien dit. La ligne grésillait, comme pour une ligne fixe. On pouvait tout de même entendre l’un de ces milliers de drones qui rôdaient au-dessus de nos têtes. Chez lui, du côté de Naplouse, et ici, près de Nabatiyeh, son nord, mon sud. Combien de générations, Ghassan ? Réponds-moi ! Jaime ton foutu prénom ! Ghassan Kanafani forcément, exilé à l’âge de douze ans, assassiné à Beyrouth par le service d’intelligence israélien Mossad, il y a plus de cinquante ans, en même temps que sa nièce, Lamis, qui avait dix-sept ans. Il en avait trente-six et il n’était jamais retourné chez lui, à Akkà. Trente-six ! Dans moins d’une décennie, nous aurons le double. Le double, Ghassan ! La ligne avait soudain cessé de grésiller. Le bourdonnement des drones poursuivait. Combien de foutues générations encore pour que nos yeux ne voient plus que rouge sang ? Combien de marches funèbres encore, combien de fosses communes ? Il continuait de m’engueuler. Les enfants des enfants des enfants des enfants de nos sœurs, de nos frères ? Ni lui ni moi n’avions de progéniture. Combien de générations encore avant que cette utopie ne pénètre les cœurs et les esprits ? Et ils l’appelleront comment ? Palesraël ? Israline ? Il éclata de rire. Un foutu État de plus en ce monde, binational ou confédération, quelles que soient ses couleurs, ses obédiences, nous qui rêvons de (nous) défaire (de) tous ces États-Nations, de foutre en l’air toutes ces frontières terrestres, maritimes et célestes ! Tu t’en rends compte ! Son fou rire m’avait entraîné. Il devait être deux ou trois heures du matin, la pluie s’était invitée, sans que l’hiver ne s’installe encore. Nous ne verrons sûrement rien de tout cela, Ghassan. Ni de ton foutu vivant, ni du mien. Je ne me souviens plus combien de fois il avait utilisé ce mot, foutu. Le mot est bien plus corrosif en arabe.

Le lendemain matin, je lui avais envoyé ces quelques lignes :

regarde, pour ce que peut signifier encore ce verbe
regarde avec ce qu’il te reste d’obscur
avec ce qu’il te reste d’épaules
de nerfs, de rage
à en perdre la vue
la voix

Je les avais traduits pour lui dans notre langue commune :
انظر، بما يمكن ان يعنيه هذا الفعل بعد 
انظر بكلّ ما تبقّى لك من ظلمة
بكلّ ما تبقّى لك من أكتاف
من اعصاب، من غضب
على مدّ النظر
الصوت

Ghassan Salhab


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Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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